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Nouveaux contes berbères (Basset)/91

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux, éditeur (Collection de contes et de chansons populaires, XXIIIp. 59-65).

91

Le compagnon de Gabriel (167).
(Chelha du Sous).

Il y avait un homme qui existait avant que Mouley Idris n’entrât dans le Maghreb où il l’accompagna. Après que des jours furent passés, il voulut parcourir le monde. Alors il se rencontra avec Sidi Ah’med Ou Mousa, Mouley ’Abd es Salâm, Lalla Rah’ma Yousef et Mouley ’Abdel Qâder el Djilâli en Syrie. Ils se réunirent, et comme un jour ils étaient ensemble, l’un d’eux dit : « Que veux-tu, un tel ? » Lalla Rah’ma Yousef prit la parole et répondit : « Je ne désire qu’une grappe de raisin des vergers d’Ar’balou. — Moi, dit Sidi Ah’med Ou Mousa, je voudrais quelques amandes de notre pays. » Mouley ’Abd es Salâm reprit : « Je ne souhaite qu’une galette de sorgho de chez nous. » Chacun d’eux étendit la main qui fut remplie de ce qu’il voulait et le plaça devant pour manger.

Ils étaient vus par un vieillard : c’était notre Seigneur Gabriel en personne que Dieu avait envoyé chercher un homme pour sa justice. Il lui avait dit : « Seigneur, montre-moi celui qui sera mon compagnon dans l’autre monde ; montre-le moi, que je le voie dans cette vie avant d’aller dans l’autre. » Le Seigneur lui dit : « Continue à parcourir le monde, tu arriveras à un pays qu’on appelle Montagne verte (Adrar Izegzaoun), dans la contrée de Chiadma. C’est là que tu trouveras ton compagnon. — Quelle est sa manière de vivre et quel est son douar ? — Tu trouveras deux tentes où il vit seul en cet endroit et où il habite seul. »

Quand notre Seigneur Gabriel partit, il prit une robe et un manteau pour s’en aller à la recherche dans les pays jusqu’à ce qu’il arriva au douar de l’ami que Dieu lui avait indiqué. Il se dit en lui-même : « Dieu est le plus savant », en voyant le campement tout proche, et appela deux fois : « Hé ! le maître du douar ! ». La femme de celui-ci sortit et lui dit : « Hé, l’homme qui crie ! que veux-tu ? que demandes-tu ? — Le maître du douar, ma fille. — Seigneur, n’appelle pas pour que mon mari arrive ; va t’en, s’il te trouve il te tuera. — Je suis venu chez vous, je cherche après vous ; je suis un hôte de Dieu ; est-ce que tu me chasseras, ma fille ? Est-ce que les gens chassent les hôtes de Dieu ? — Seigneur, répondit-elle, je ne te chasse pas, j’ai pitié de toi ; que mon mari ne te trouve pas ici, sinon il te tuera devant moi. — Ma fille, où est allé ton mari ? — Seigneur, tais-toi seulement : je n’ai plus rien à te dire que ce que je t’ai dit : ce que fait mon mari dans le monde, quand tu fuirais bien loin au ciel et sur la terre : mon mari, depuis tant d’années, va tuer les gens sur les routes. — Ma fille par quel chemin est-il parti ! — Seigneur, c’est par là qu’il s’en est allé il n’y a qu’un moment ; il s’est mis en route avec son fusil et son couteau, il est allé dans cette ville sur la montagne. »

Gabriel s’éloigna et entra près de cette ville, dans le bois d’olivier que la femme lui avait dit. Peu d’heures après, cet homme arriva pour pénétrer dans la ville. Notre Seigneur Gabriel sortit à sa rencontre, s’arrêta devant son cheval et dit : « Salut sur vous, toi et ton cheval ! » L’homme lui répondit : « Sur toi soit le salut ! que veux-tu, mon frère ? que cherches-tu ? — Je te cherche : je suis chez toi un hôte de Dieu. » L’autre reprit : « Parle haut, que je sache ce que tu dis. » Gabriel répéta : « Je suis chez toi un hôte de Dieu. — Ouvre la bouche, je suis sourd, je ne te comprends pas. — Je suis chez toi un hôte de Dieu. »

L’homme le regarda, puis sauta de dessus son cheval et lui dit : « Je t’en conjure, par le Dieu qui t’a créé, viens, que je te prenne sur mon dos jusqu’à mon douar. — Laisse-moi, répondit notre seigneur Gabriel, j’irai bien à pied. » Mais l’homme insista. « Je t’en conjure par Dieu, je te porterai sur mon dos, puisque le Seigneur m’a envoyé un hôte. » Il le prit, le porta ainsi jusqu’à son douar et le plaça sur une natte, dans sa tente. Puis il alla chez sa femme et lui dit : « Ma fille, prépare à souper à l’hôte qui est chez nous. » Gabriel l’appela : « Si tu veux que j’accepte ton hospitalité, il faut que tu acceptes mes conditions : alors, je passerai la nuit chez toi. — Soit, dis ce que tu veux. Je ne mangerai pas s’il n’y a pas à souper quatre cœurs. »

J’accepte ta condition, répondit l’homme : il alla trouver sa femme et lui dit : « Ma fille, cet hôte qui est chez nous m’a dit quelque chose. — Quoi donc ? demanda-t-elle. — Il m’a dit qu’il ne mangerait pas le souper s’il n’y avait pas quatre cœurs. — Comment te les procureras-tu ? — Dieu veut que nous lui préparions un repas. »

Il avait chez lui deux chèvres ainsi que deux enfants. Il alla d’abord chercher un couteau qu’il aiguisa de manière à pouvoir couper un cheveu ; ensuite il prit les deux chèvres qu’il possédait, les égorgea, enleva leurs cœurs qu’il mit sur un plat, puis il dit à sa femme : « Voilà déjà deux cœurs, je vais m’occuper des autres. — Deux suffisent pour le souper, répondit la femme. — Non pas, ma fille, nous avons de quoi satisfaire son désir : Dieu se fâcherait contre nous, puisque notre hôte a mis cette condition à son repas, — Où trouveras-tu les autres cœurs ? — Nous avons deux enfants, reprit le brigand ; sépare-les : je tuerai l’un, je prendrai son cœur que je mettrai avec ceux des chèvres : il m’en manquera encore un. Alors, prends mon couteau, égorge-moi et tire mon cœur, tu le placeras avec les autres ; quand ils seront cuits, tu les donneras à notre hôte pour qu’il mange : il dormira jusqu’à demain, puis s’en ira à ses affaires. — Je ne le ferai pas, dit la femme ; je t’en conjure par Dieu, égorge plutôt l’autre enfant. »

L’homme y consentit, tua ses deux fils, prit leurs cœurs et les mit avec les autres en disant à sa femme : « Je suis content de ce que Dieu a décidé : fais cuire le repas de notre hôte. » Puis il prit les cadavres des enfants et les cacha pour les enterrer le lendemain à la ville. Tandis que la femme faisait cuire le souper, elle pleurait et ses larmes l’empêchaient de travailler. Quand le repas fut prêt, elle appela son mari : « Viens, tu apporteras la nourriture de cet étranger. L’homme vint prendre le plat et le plaça devant Gabriel avec de l’eau pour se laver les mains. »

Maître du douar, dit l’hôte, as-tu des enfants ? — Oui, seigneur, j’en ai deux. — Appelle-les, qu’ils mangent avec nous. — Seigneur, ils sont petits ; ils sont couchés et ne voudront pas se lever : ils dorment profondément. — Appelle-les seulement. » L’autre jura par Dieu qu’ils refuseraient de venir. À son tour, Gabriel jura par Dieu qu’il ne mangerait pas si les enfants n’étaient pas là. « Que Dieu te guide, seigneur, mange sans plus. — Quels sont leurs noms ? je vais les appeler. — L’un s’appelle Ah’med, l’autre Moh’ammed ! » Gabriel cria une première fois : Ah’med ! Moh’ammed ! puis une seconde, puis une troisième fois. « Nous voici, dirent les enfants ; nous voici, ô notre Seigneur Gabriel. »

L’homme fut stupéfait : « C’est toi notre Seigneur Gabriel ? Je te jure par Dieu que je ne te lâcherai pas que tu ne te portes garant du paradis pour toute ma maison. — Je te le garantis si tu marches dans la voie du Seigneur. — Je me repens devant Dieu qui nous a créés. » Gabriel dit alors aux enfants : « Pourquoi ai-je dû vous appeler plusieurs fois et n’êtes-vous venus qu’à la troisième ? — Nous t’avions entendu la première fois, mais nous étions occupés à recueillir de l’eau d’un fleuve qu’on appelle le Kaoutsar et à en asperger, pour les rafraîchir, les gens qui sont en enfer. »