Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Tome 3/01

La bibliothèque libre.

CONTES MORAUX.


LE JOURNALISTE.



Mais, mon cher Busseuil, lisez-le donc cet extrait, je vous en prie. — Mais, mon cher Mirval, je l’ai lu, il est fort injuste, et cela n’a rien de curieux. J’en lis tous les jours de semblables ; voilà le genre. — Comment ! un journaliste qui feint de trouver de mauvais principes dans l’ouvrage le plus moral ! qui ose se permettre vaguement cette grave accusation, sans rien citer ! qui n’emploie constamment que le ton de l’ironie, ton qui, dans ce cas, décèle si bien la haine ! enfin, un extrait qui donne l’idée la plus fausse de l’ouvrage, et qui d’ailleurs est rempli de réticences perfides et de traits calomnieux !… — L’ouvrage critiqué vous intéresse, il est d’un homme que vous aimez ; je conçois votre colère, mais je ne comprends pas votre étonnement. — Quoi ! vous ne trouvez pas surprenant qu’un journaliste qui ne manque pas d’esprit, ait assez peu de pudeur et de sens commun, pour déshonorer ainsi son jugement, son caractère et son journal ? — Rien de tout cela ne déshonore aujourd’hui, l’esprit de parti justifie tout. Que dira-t-on ? Le journaliste et l’auteur dont il parle n’ont sûrement pas les mêmes opinions. Voilà tout. — Quelle influence peut avoir l’esprit de parti sur des jugemens purement littéraires ? — Quelle influence ! mais vous parlez comme un homme d’un autre siècle, Vous êtes à douze ans du vôtre. Il est bien question de juger les ouvrages, il s’agit uniquement de prôner ou de décrier les auteurs, selon la manière de penser qu’on leur connoît ou qu’on leur suppose. — Eh bien ! moi, je prouverai qu’un honnête homme peut avoir, dans tous les temps, de la droiture et de l’impartialité. Je veux faire un journal. — Et vous serez toujours parfaitement véridique ? — C’est me demander si je conserverai de la probité. — Eh ! mon cher Mirval, il y a une convention tacite qui autorise à ne pas dire un mot de vrai. Le mensonge a perdu toute son infamie : on ment, non pour en imposer au public qu’on ne trompe point, mais par fidélité pour ses engagemens, et par complaisance pour ses amis… — Je ne mentirai d’aucune manière ; je louerai sans exagération, je critiquerai sans amertume. — Vous n’obligerez personne ; vous perdrez vos amis et tous vos souscripteurs. — Nous verrons. — Ce projet seroit bon pour un homme de cinquante ans, sans ambition, qui ne seroit d’aucun parti ; mais vous avez vingt-huit ans… — Je n’en serai pas moins fidèle à ma résolution.

Mirval parloit de bonne-foi. Il avoit un caractère estimable ; il aimoit et cultivoit les lettres avec succès ; il étoit riche, et se croyoit indépendant, parce qu’il étoit content de sa fortune et d’une place lucrative qu’il venoit d’obtenir : il ne desiroit rien de plus (pour le moment) ; car il eût été déraisonnable de demander davantage à son âge. Il voyoit dans l’avenir un avancement certain que lui assuroit l’emploi qu’on lui avoit accordé, et il l’attendoit. Il oublioit toutes les sollicitations qu’il avoit faites pour acquérir ce qu’il possédoit : ne pouvant attendre que du temps le changement qu’il espéroit, il ne faisoit plus de démarches, parce qu’il n’y en avoit plus à faire, et il prenoit ce repos nécessaire et forcé pour un effort de raison et de philosophie ; il répétoit avec vérité : Je n’intrigue point, je suis satisfait de mon sort. Il ajoutoit : Je n’ai point d’ambition. Il s’abusoit. On n’est véritablement indépendant que lorsqu’on a assez de modération pour se contenter de sa fortune actuelle, et un assez grand caractère pour ne pas craindre de s’exposer à la perdre quand il le faut. Le soin de conserver fait autant d’esclaves que le désir d’acquérir. Mirval n’étoit point un homme extraordinaire ; mais il avoit un grand fonds de droiture et d’honnêteté : son cœur étoit bon, sensible, reconnoissant ; il joignoit à ces précieuses qualités un esprit juste, un goût très-pur, de l’instruction, enfin un amour sincère de la vérité ; d’ailleurs, l’esprit de parti n’avoit jamais perverti ses jugemens ; il dissertoit comme un autre sur les affaires politiques ; mais, comme beaucoup d’autres encore, c’étoit sans y avoir mûrement réfléchi : il n’avoit au fond aucune opinion fixe à cet égard. Cependant, se trouvant engagé par tous les liens de reconnoissance et d’amitié dans une société nombreuse composée de penseurs très-passionnés, il avoit à-peu-près adopté leur langage : à la vérité, on ne le trouvoit pas fort dans ce genre ; car il aimoit beaucoup mieux parler de littérature que de politique ; mais on disoit : Il est des nôtres, et en conséquence de cette réputation, il étoit, dans le grand monde, aimé des uns et détesté des autres.

Mirval s’associant à quelques gens de lettres, annonça un nouveau journal littéraire ; le titre en étoit piquant. Mirval avoit déjà de la réputation, il eut bientôt un assez grand nombre de souscripteurs. Durant les trois premiers mois, il n’eut à rendre compte que d’ouvrages insignifians ; mais enfin on joua une tragédie qui eut beaucoup de succès ; elle étoit d’un ami de Mirval : ce dernier en fit un extrait charmant ; il louoit avec effusion ; mais, conformément à son plan, il fit quelques critiques, il releva même plusieurs défauts que le public n’avoit pas remarqués ; cependant, comme chaque mot de critique avoit le ton de l’estime, et que les louanges étoient extrêmes, il pensa qu’en remplissant son devoir de journaliste, il étoit impossible que cet extrait pût déplaire à son ami ; il se trompoit. Les amis, aujourd’hui, veulent de l’exagération et de la flatterie ; c’est pour eux le dédommagement de l’injustice et des calomnies des ennemis. Les satires multipliées ont produit le besoin des panégyriques. La vérité, dans la bouche d’un ennemi, ne paroîtroit qu’une lâcheté, qu’une apostasie, et dans celle d’un ami, elle n’est plus qu’une trahison. L’auteur dramatique fut outré contre Mirval ; il cessa de le voir, et l’accusa d’envier son succès et son talent ; et on le crut assez généralement dans le monde. Cette accusation paroît si vraisemblable à tant de gens ! Le pauvre Mirval fit de tristes réflexions sur l’impartialité. Il vit dès-lors qu’il n’étoit pas aussi facile qu’il l’avoit imaginé, d’obtenir, dans un temps de faction, une réputation désirable en faisant un journal. Il entrevit que la droiture et la sincérité ne sont pas, de nos jours, les vertus qui mènent le plus sûrement à la considération. À cette époque, parurent en même temps deux ouvrages sur le même sujet, de deux auteurs différens, l’un d’un anonyme, et l’autre d’un émigré, nommé Delmas. Ce dernier ouvrage étoit excellent sous tous les rapports ; mais celui de l’anonyme, écrit d’un style emphatique et bizarre, n’offroit que des idées fausses ou communes, et les principes les plus dangereux. Mirval étoit seul dans une petite maison de campagne, lorsqu’il reçut ces deux ouvrages ; la feuille de son journal devoit paroître le surlendemain : il s’enferma pour composer les deux extraits ; il fit fermer sa porte, travailla sans relâche, et les extraits, faits avec autant d’équité que de goût, furent achevés le lendemain. Alors il se rendit à Paris, avec l’intention d’aller dîner chez une de ses amies. C’étoit une riche veuve, bel-esprit, nommée Célinte. Mirval lui devoit, en grande partie, sa fortune et ses succès ; Célinte avoit de bonnes qualités sans principes, beaucoup d’esprit sans goût et sans justesse, une vanité dévorante, une grande activité ; elle voyoit beaucoup de monde ; elle cultivoit avec soin la bienveillance des hommes en place et des gens de lettres ; elle sollicitoit les uns avec persévérance, elle rendoit d’importans services aux autres ; elle prodiguoit la louange et la flatterie à tous, mais sans se démentir loin de leurs yeux : dès qu’on dînoit chez elle, et qu’on paroissoit l’admirer, on avoit un mérite supérieur ; mais aussi elle dénigroit, ou faisoit décrier par ses partisans, tous ceux qui, avec quelque célébrité, ne recherchoient pas sa société, ou ne briguoient pas sa protection. De quelque genre que fût une affaire, Célinte connoissoit tous les moyens de la faire réussir, et elle n’en rejetoit aucun. On disoit d’elle : Personne au monde ne sait mieux servir ses amis, ce qui signifie littéralement, personne au monde ne sait mieux intriguer ; car telle est, et telle doit être en effet la perfection de l’amitié dans un temps où les prétentions universelles ont rendu l’ambition une passion si vulgaire. L’ascendant de Célinte sur Mirval étoit extrême ; Mirval jusqu’alors, vivement applaudi par elle, lui lisoit avec plaisir toutes ses productions ; il avoit cependant assez de goût pour sentir qu’on auroit pu choisir un meilleur juge, mais il prenoit la vanité satisfaite pour de la confiance ; c’est une méprise d’auteur assez commune.

Mirval arriva chez Célinte avec ses extraits dans sa poche ; il ne trouva avec elle que Busseuil son ami, et un autre homme de lettres, nommé Delmont. Après le dîner, pendant lequel on n’avoit parlé que de politique, il fit la lecture de ses extraits. On l’écouta attentivement, et lorsqu’il eut fini, les auditeurs se regardèrent en souriant, et il y eut un moment de silence. Mirval, qui n’étoit pas accoutumé à un accueil aussi froid, ne savoit que penser : un auteur qui tombe dans une lecture de société doit être en effet très-surpris ; ce n’est pas un événement ordinaire. Mirval déconcerté remettoit son manuscrit dans sa poche ; lorsque Célinte, prenant enfin la parole : « Mais, monsieur, lui dit-elle, d’où venez vous ? — De Montreuil, madame, où j’ai passé huit jours dans une solitude absolue. — On le voit bien. Ici, Busseuil et Delmont éclatèrent de rire. Quoi ! reprit Célinte, vous imaginez de faire deux extraits, sans prendre la moindre information sur les auteurs !… — Il me sembloit qu’il suffisoit de connoître les ouvrages. — Eh bien ! il vous sera donc indifférent d’apprendre que l’ouvrage dont vous parlez avec tant de mépris, est de M. de G***. Ces mots atterrèrent Mirval ; car ce M. de G*** étoit un ancien amant de Célinte, et l’homme auquel il devoit sa place. Quoi ! madame, s’écria Mirval, cet auteur anonyme est M. de G*** ? — Lui-même, et c’est une chose qui n’est ignorée que de vous. — Sûrement, dit Delmont, qui saisit l’occasion de faire sa cour à Célinte, sûrement, mon cher Mirval, vous aurez lu trop rapidement ; car l’ouvrage est bien pensé, et il a du succès. Tenez, poursuivit-il en prenant le livre qui étoit sur la chiffonnière de Célinte, écoutez-en quelques morceaux… À ces mots, Delmont se mit à feuilleter le livre, et Célinte lui indiquant un passage, il lut, avec emphase, deux pages de galimathias absolument inexplicable : Certainement, dit Célinte, ce morceau est étincelant d’esprit, et rempli de sentiment. Mirval forcé de mentir, eut l’air de partager cette admiration, et Célinte se radoucissant l’assura qu’il y avoit dans l’ouvrage vingt morceaux de cette force-là, chose dont Mirval pouvoit convenir sans trahir la vérité. « Je vais, dit il, déchirer mon extrait. — Point du tout, reprit Célinte, j’ai là-dessus une très-bonne idée. Donnez vos deux extraits, en y faisant quelques petites corrections, et en changeant les noms des auteurs… — Comment ? — Oui, mettez à votre extrait de l’ouvrage de M. de G***, le nom de Delmas, et donnez l’extrait que vous avez fait pour ce dernier, comme étant celui de l’anonyme ; alors cela sera parfait. — Mais, madame, je pense tout le bien que j’ai dit de l’ouvrage de Delmas… — Mon ami, vous avez tort, souffrez ma franchise, cet ouvrage est d’une extrême foiblesse ; d’ailleurs, ce Delmas est un homme affreux. — Cela est reconnu, ajouta Delmont. — Oui, dit Busseuil, c’est un fort mauvais sujet. — Un hypocrite, reprit Delmont, qui ne pense pas un mot de tout ce qu’il dit dans son ouvrage… — Je vous assure, interrompit Célinte, qu’il est impossible, sans se compromettre, de louer un tel personnage. — Je n’ai loué que son ouvrage. — C’est beaucoup trop. N’avez-vous donc pas remarqué que les principes n’en sont point du tout d’accord avec ceux que vous professez ? — La morale en est excellente. — L’auteur est plein de préjugés… — Il a tant de sensibilité, de naturel, un style si pur !… — Il a du naturel, parce qu’il est foible et qu’il manque de hardiesse ; il n’ose ni s’élever, ni créer de nouvelles tournures. Il est observateur, c’est le seul éloge qu’on puisse lui donner. On voit qu’il a observé quelques effets des passions, mais qu’il n’en a jamais éprouvé ; l’amour, par exemple, comme il en parle !… point d’explosion, point d’abandon… cet ouvrage est celui d’une âme froide et d’un esprit médiocre. Ici, Delmont reprit la parole pour faire une satire personnelle de l’auteur dont il traça le portrait le plus haïssable. Ensuite Célinte renouvêla sa proposition sur les deux extraits. « Mais, madame, répétoit Mirval, me demander ce changement de noms, c’est me proposer de dire aujourd’hui tout le contraire de ce que je pensois hier, et de ce que je pense encore maintenant, en grande partie, sur l’ouvrage de Delmas. — Si vous relisiez attentivement cet ouvrage, vous changeriez d’opinion. En le critiquant avec sévérité, vous obligerez vos amis, vous plairez à un parti puissant qui déteste Delmas… — Mais je trahirai la vérité, et je nuirai, dans ce pays, à un infortuné fugitif… — Et lui-même a renoncé à sa patrie, qu’il abhorre. Il est très-riche et très heureux. — Comment ? — Il est établi et fixé en Angleterre, où il a fait un mariage qui lui assure une fortune beaucoup plus considérable que celle qu’il possédoit en France. Delmas n’étoit qu’un petit gentilhomme de province, qui n’a jamais vécu à Paris, et il a épousé la fille d’un négociant immensément riche ! — Eh bien ! je me tairai ; je brûlerai ces deux extraits : c’est tout ce que je puis faire — Le silence est la neutralité d’un journaliste ; c’est un parti lâche, et par conséquent indigne de vous. D’ailleurs, j’ose vous dire que vous devez à M. de G***, de faire un extrait favorable de son livre… — Je puis du moins, sans manquer à aucun devoir, ne point parler de l’ouvrage de Delmas… — Point du tout, vous devez à votre parti tout le contraire. — Assurément, s’écrièrent à-la-fois Busseuil et Delmont. Et j’ajouterai, reprit Célinte, que vous ne pouvez faire valoir M. de G***, qu’en dépréciant l’ouvrage de Delmas, qui est exactement sur le même sujet. — Mais parler, agir contre sa conscience !… — Croyez-moi Mirval, répliqua Célinte, la suprême justice est dans la reconnoissance ». Elle prononça ces paroles d’un ton touchant et sentencieux, qui acheva d’ébranler Mirval. Quand on peut donner à un conseil malhonnête une tournure de maxime sentimentale, l’effet en est sûr avec la plupart des jeunes gens. Mirval, ainsi pressé, consentit à tout ; il objecta seulement qu’il étoit impossible de louer M. de G*** sur le naturel et la simplicité de son style, et de reprocher de l’enflure, de l’affectation à Delmas. On convint qu’il falloit faire ce changement et quelques autres ; on prit une plume et de l’encre, on se mit à l’ouvrage ; les deux extraits furent retouchés ; on effaça sur l’un des manuscrits le nom de Delmas, que l’on inscrivit sur l’autre ; ensuite, Mirval fut embrassé, remercié, accablé d’éloges, et il ne quitta Célinte que pour aller porter les deux extraits chez l’imprimeur. En montant en voiture, Busseuil lui demanda, en riant s’il croyoit toujours qu’il fût si facile d’écrire un journal avec une parfaite impartialité, quand on est jeune, que l’on est obligé de soutenir un système, de ménager un parti et d’accorder tous les intérêts de société, d’amitié, de reconnoissance, d’amour-propre et d’ambition ? Mirval ne répondit que par un profond soupir ; il ne faisoit pas une action si contraire à son caractère, sans honte et sans remords ; mais ses deux extraits eurent tant de succès parmi les gens de son parti, il en reçut tant de complimens, Célinte et M. de G*** lui montrèrent une reconnoissance si affectueuse, qu’il parvint bientôt à triompher de tous ses scrupules. Rien ne forme, dans ce genre, un jeune journaliste, comme de débuter par une injustice bien complète et bien éclatante ; Mirval se trouva, tout d’un coup, aussi consommé dans son art que pouvoient l’être ceux qui travailloient depuis dix ans.

Quelques mois après, un des coopérateurs du journal de Mirval partit pour un grand voyage, Mirval voulut le remplacer. On lui proposa un homme de province, nommé Clainville, tombé dans l’indigence, et dont on lui vanta beaucoup l’esprit. Mirval le vit, et fut enchanté de sa conversation et de son extérieur. Clainville étoit un homme de quarante ans, de la figure la plus noble et la plus intéressante. Le malheur avoit fortifié sa vertu sans affoiblir sa sensibilité ; né avec l’esprit le plus observateur, la réflexion, autant que sa bonté, l’avoit préservé de la misanthropie, il avoit appris que de grandes fautes n’excluent pas de grandes qualités, parce qu’en général nos torts viennent moins du penchant qui nous entraîne que des circonstances qui nous maîtrisent. Cette espèce d’indulgence n’appartient qu’à l’âge mûr ; le temps seul peut la donner. Elle n’est pas faite pour la jeunesse ; les cœurs purs et sans expérience ne sauroient connoître ou supposer cet alliage bizarre de mauvaises actions et d’inclinations vertueuses ; ils s’indignent, ils méprisent, ils jugent sans appel, ils ont souvent tort. C’étoit comme on se résigne au malheur, que l’ame de Clainville se décidoit au mépris ; il ne s’y déterminoit qu’à la dernière extrémité, et toujours il conservoit quelque espérance ; à moins d’atrocités, son mépris n’étoit jamais absolu : On peut changer, disoit-il, on peut réparer… Douces pensées qui le préservoient des tourmens et des émotions douloureuses du ressentiment et de la haine.

Lorsque Clainville eut fait quelques articles du journal de Mirval, ce dernier fut extrêmement étonné de son talent et de sa manière d’écrire. Il s’attacha véritablement à cet homme, aussi intéressant par sa modestie et sa simplicité que par son esprit, et il le conjura, avec tant d’instances, d’accepter un petit logement dans sa maison, que Clainville y consentit. Mirval vouloit le présenter chez Célinte, mais Clainville ne pouvoit sacrifier qu’a la seule amitié, l’étude qui faisoit la consolation et le charme de sa vie.

Un jour, Busseuil invita les deux amis à diner, et Clainville, contre son ordinaire, accepta sans hésiter. Busseuil avoit rassemblé chez lui une compagnie assez nombreuse, mais Mirval n’y vit qu’un seul objet ; c’étoit une jeune personne de dix-sept ans, d’une figure si ravissante que tout le monde, ainsi que lui, en fut frappé d’étonnement. Elle étoit assise à côté d’une parente de Busseuil, nommée madame de Saint-Firmin, et Mirval apprit bientôt, que cette jeune beauté, qu’on appeloit Célestine, nouvellement arrivée de province, étoit une orpheline, nièce de madame de Saint-Firmin qui devoit la garder chez elle tout l’hiver. Mirval, excessivement occupé ce jour-là de madame de Saint-Firmin, que jusqu’alors il avoit à peine remarquée, se mit à table auprès d’elle ; mais Célestine étoit de l’autre côté, et Mirval observa que madame de Saint-Firmin fit placer Clainville entre elle et sa nièce. Combien Mirval, dans ce moment, envia Clainville qui connoissoit madame de Saint-Firmin et sa charmante nièce, et qui jouissoit d’une préférence si flatteuse. Pendant le dîner, Mirval fut distrait ; en sortant de table il avoit de l’humeur. Célestine n’avoit parlé qu’à Clainville, et avec un air si doux !… Mirval s’affligeoit et s’étonnoit d’avoir été si peu aimable, dans la circonstance de sa vie où il se seroit trouvé le plus heureux de le paroître. Le soir, en ramenant Clainville, il n’osa parler de Célestine, mais il vanta l’esprit et la conversation de madame de Saint-Firmin ; on l’auroit bien embarrassé, si on lui eût demandé d’en citer un seul trait. Clainville fit un éloge touchant de madame de Saint-Firmin, et il finit par proposer à Mirval de le mener chez elle. Mirval fut tenté de lui sauter au cou, mais la sagesse de Clainville lui en imposoit ; il se contenta de lui serrer affectueusement la main, et il fut convenu que Mirval seroit présenté chez madame de Saint-Firmin, le jour suivant.

Le lendemain matin, à dix heures, Clainville trouva Mirval seul dans son cabinet, occupé d’une lecture qui paroissoit l’intéresser. « Je lis, dit-il, une nouvelle production de Delmas, un émigré dont vous avez sans doute entendu parler ; cet homme a du talent, et ce dernier ouvrage me paroit encore supérieur à celui dont j’ai rendu compte il y a six mois. — Ferez-vous l’extrait de celui-ci ? demanda Clainville. — Je voudrois bien m’en dispenser, répondit Mirval ; je n’aime pas l’auteur, et cependant ses ouvrages me plaisent… — Le connoissez-vous, ce Delmas ? — Non pas personnellement, mais je connois son caractère et son histoire. C’est un homme faux, intrigant… — Il a donc fait fortune ?… — On le dit… — Il a sans doute aussi beaucoup de partisans, de défenseurs ? — Il n’en a point parmi les journalistes. — Un intrigant ! il est donc bien bête ? — Mon cher Clainville, vous connaissez mes liaisons et ma situation, vous concevrez qu’il ne m’est pas toujours permis d’être impartial. J’avois des intentions bien pures en commençant ce journal ; mais je me suis trouvé dans la fâcheuse nécessité de sacrifier mes principes, ou de manquer à la reconnoissance. — Est-il un bienfaiteur qui doive attendre, ou qui puisse exiger un tel sacrifice ? — Aussi ne l’aurois-je pas fait, si Delmas étoit un homme estimable ». À ces mots, Mirval se mit à conter tout le mal qu’on lui avoit dit de Delmas, et même il se permit de l’exagérer, d’ajouter qu’il étoit parfaitement sûr de tout ce qu’il avançoit ; il croyoit par-là, sinon justifier, du moins rendre son injustice plus excusable. Vous voyez, poursuivit-il, que l’on peut, sans scrupule, lancer quelques traits satiriques sur un tel personnage. Néanmoins, je vous l’avoue, cet extrait me pèse, vous me rendriez un très-grand service, si vous vouliez vous en charger. À cette proposition, Clainville sourit : « Volontiers, répondit-il, c’est une chose que je puis faire sans remords, je connois cet ouvrage, je suis bien loin de l’admirer, et puis, je trouve que tous ces extraits satiriques sont fort innocens, ils ne font aucun mal, ils ne persuadent personne, et n’empêchent les ouvrages qu’ils déchirent, ni de se vendre, ni d’être estimés, traduits et réimprimés. Mirval convint de cette vérité, ensuite il reparla de la visite qu’il devoit faire à madame de Saint-Firmin, ce qui l’intéressoit beaucoup plus que son journal. Il dîna tête-à-tête avec Clainville, et à cinq heures, Clainville le conduisit chez madame de Saint-Firmin. Mirval trouva Célestine plus charmante encore que la veille, il fut enchanté de son esprit, sur-tout de sa douceur et de son ingénuité ; mais il fut très-frappé de l’air plein de sentiment et de vénération qu’elle avoit avec Clainville ; il savoit que Clainville étoit l’ancien ami de madame de Saint-Firmin, et qu’il avoit vu naître Célestine : cependant, cette intimité si tendre, sans exciter sa jalousie, lui causoit en secret une sorte d’inquiétude pénible.

Mirval revit Célestine les jours suivans, et son amour devenant une passion véritable, il déclara ses sentimens. Célestine montra de la sensibilité ; mais sans prendre d’engagemens, elle déclara même qu’il lui faudroit beaucoup de temps pour rendre une réponse positive ; qu’elle ne se décideroit à former un lien si sacré, qu’après de mûres réflexions, et après avoir consulté ceux qui disposoient de son sort. « Je sais, reprit Mirval, que vous ne dépendez que de madame de Saint-Firmin, qui donc voulez-vous consulter encore ? — Un ami, que je regarde comme le plus aimable et le meilleur des pères. — Clainville, peut-être ?… — Oui, lui-même. — Qu’il est heureux !… ». À ces mots, Mirval tomba dans une triste rêverie, et quelques minutes après, on vint interrompre cet entretien. Mirval n’avoit aucune inquiétude sur les sentimens et sur les projets de Clainville ; plus il le connoissoit, plus il estimoit la franchise et la droiture de son caractère ; il étoit bien sûr que Clainville avoit lu dans son cœur ; il voyoit clairement dans le sien et dans toute sa conduite, le desir de le servir auprès de Célestine ; mais il étoit moins rassuré sur les sentimens de Célestine : elle avoit tant de confiance et d’admiration pour Clainville ! et Clainville avoit encore l’air si jeune, il étoit si beau !… Célestine parloit de lui avec un ton si touchant ! elle le regardoit, disoit-elle, comme le plus aimable et le meilleur des pères. Cette expression le plus aimable, revenoit souvent à l’esprit de Mirval ; enfin, il étoit inquiet, il aimoit passionnément, et la raison parfaite de Célestine ne servoit qu’à fortifier ses craintes.

Cependant, au bout de quinze jours, Clainville apporta à Mirval l’extrait de l’ouvrage de Delmas : J’ai été bien long-temps, dit-il, à composer cette petite feuille, c’est mon essai dans ce genre ; j’espère que vous en serez content. Je n’y ai point mis de personnalités, car l’usage qui permet les satires, n’a pas encore autorisé les libelles. Tenez, lisez, vous verrez que si je n’ai pas attaqué Delmas, du moins je n’épargne pas son ouvrage. Mirval prit le papier, lut l’extrait, et presqu’à chaque phrase, éclatant de rire, il s’écrioit : charmant ! charmant ! c’est parfait ! En vérité, poursuivit-il, vous possédez au suprême degré l’art de tourner en ridicule les choses les plus simples et même les plus sensées. — C’est un art si facile !… — J’en conviens, mais depuis Voltaire et Fréron, il paroît épuisé ; on ne fait plus que répéter les mêmes plaisanteries, qu’employer les mêmes tournures et le même ton ; aujourd’hui, la méchanceté sans saillie et sans originalité, à force d’insipidité, est devenue presqu’innocente ; elle n’est plus offensante que par l’intention. — C’est qu’à la longue rien n’intéresse, rien n’est piquant sans la justice et sans la vérité. — Enfin, votre extrait est véritablement spirituel et plaisant, vous y avez mis beaucoup plus de gaîté que de malice ; si Delmas le lit, il en rira lui-même, j’en suis sûr. — Je le crois aussi. L’extrait de Clainville parut, et le lendemain Mirval, suivant sa coutume, fut le soir chez madame de Saint-Firmin. Il trouva Célestine seule dans le salon ; elle étoit assise devant un métier, mais elle tenoit une feuille, et Mirval vit qu’elle lisoit son journal. En jetant les yeux sur l’aimable visage de Célestine, il fut effrayé de l’altération extrême qu’il remarqua sur tous ses traits. Aussi-tôt que Célestine l’apperçut, elle jeta la feuille dans le feu, en disant : c’est la dernière de ce journal que je lirai ! « Bon Dieu ! s’écria Mirval avec un violent battement de cœur, qui peut donc vous inspirer une si vive indignation ? — La mauvaise foi. J’ai lu l’ouvrage de M. Delmas, et comme il ne faut que de l’âme pour le juger, j’ose dire que l’extrait que vous en donnez dans ce journal, est d’une inconcevable injustice. — Mais ce n’est au fond qu’une plaisanterie. — Pourquoi plaisanter quand il s’agit de rendre compte d’un ouvrage sérieux et du genre le plus intéressant ?… Que l’on se moque de l’affectation, de l’emphase, je le conçois, c’est une critique légitime, et sans doute elle est utile ; mais tâcher de tourner en ridicule un ouvrage dont il est impossible de citer un seul passage que la morale et le bon goût puissent condamner, ou s’égayer sur quelques légers défauts, sans rendre sérieusement justice à de grandes beautés, quelle honte !… — Cet article n’est qu’une folie… — C’est la folie d’un esprit faux et d’un mauvais cœur. À ces mots, Mirval, confondu de la véhémence d’une jeune personne qu’il avoit toujours vue si douce et si calme, resta immobile en la regardant fixement. « Pardonnez ma franchise, continua Célestine, vous m’avez interrogée, j’ai dû répondre, et je dois ajouter encore, que si j’avois eu le malheur d’aimer celui qui a fait cet indigne article, je m’en détacherois sûrement. — Cet article n’est pas de moi, s’écria, de premier mouvement, Mirval. — Qui donc en est l’auteur ? demanda Célestine ». Ici, Mirval baissa les yeux et ne répondit rien. Il pensa, qu’après ce que Célestine venoit de dire, il y auroit de la lâcheté à dénoncer Clainville, d’autant plus que ce dernier n’avoit fait cet extrait dans un esprit satirique qu’à sa prière, et, par complaisance pour lui. Après un moment de silence, Célestine reprenant la parole : « Je vous déclare, monsieur, dit-elle, que si vous voulez conserver mon estime, il faut me nommer l’auteur de cette satire, et me promettre de la désavouer publiquement dans un nouvel extrait que vous signerez. — Oui, répondit Mirval, je ferai avec franchise, avec éclat, tout ce que vous exigerez, mais je ne puis vous nommer l’auteur de l’article qui vous irrite… — Eh bien ! monsieur, reprit Célestine, vous me laisserez le soupçon le plus affligeant ». Mirval alloit répliquer, mais dans ce moment la porte s’ouvrit, et Clainville parut. Il vit dans l’instant que Mirval et Célestine se querelloient ; il fit des questions, et Célestine l’instruisit de tout. Clainville se mit à rire, et s’adressant à Célestine : « Allons, mademoiselle, lui dit-il, je me livre à tout votre courroux, vous voyez le coupable que Mirval a la générosité de ne vouloir pas vous nommer. — Comment ! s’écria Célestine. — Oui, mademoiselle, reprit Clainville, je suis l’auteur de cet extrait, je vous en donne ma parole d’honneur ». À ces mots, Célestine montra la plus grande surprise, mais sans colère ; elle se contenta de dire à Clainville, que pour la première fois de sa vie, il avoit manqué d’équité. Ensuite, elle se retourna vers Mirval, et avec beaucoup de graces, elle lui fit des excuses de sa vivacité. Madame de Saint-Firmin survint, et l’on parla d’autre chose.

Mirval fit d’inquiétantes réflexions sur l’excessive indulgence de Célestine pour Clainville. Quoi ! se disoit-il, ce qui étoit un crime irrémissible pour moi, n’est même pas une faute pour Clainville ! Que dis-je ! cet extrait qui paroissoit à Célestine, l’ouvrage d’un esprit faux et d’un mauvais cœur, n’est plus à ses yeux qu’un badinage ingénieux, dès que Clainville s’en déclare l’auteur ! Elle sourioit en lui parlant, et elle sourioit avec tant de douceur et de sentiment !… Elle l’aime sans le savoir peut-être, mais elle l’aime !… Clainville, sans état et sans fortune, est trop sage et trop honnête, pour prétendre à la main d’une jeune personne dont l’âge est d’ailleurs si disproportionné au sien ; en profitant du penchant de Célestine, il croiroit sans doute abuser de l’ascendant qu’il a sur elle, et de la confiance de madame de Saint-Firmin ; il veut, de bonne foi, me servir ; mais quel fruit retirerois-je de sa générosité, s’il est vrai que Célestine ait en secret disposé de son cœur ?

Malgré sa jalousie et ses craintes, Mirval n’oublia point qu’il avoit promis à Célestine de faire un extrait favorable du dernier ouvrage de Delmas ; il se mit sur-le-champ à y travailler, pour cette fois inspiré par un sentiment bien contraire à la malignité. Il loua l’ouvrage avec enthousiasme, et par conséquent avec beaucoup d’exagération ; il ne pensoit ni à son parti, ni à ses amis, ni même au public ; il n’écrivoit que pour Célestine : à chaque éloge il se disoit : Célestine sera contente de cette phrase, et c’est ainsi que l’ouvrage fut apprécié et jugé. Après avoir fini son extrait, il le lut à Clainville, qui se mit à rire, en disant : la prévention et la haine ont d’abord dicté votre journal, maintenant c’est l’amour qui en dispose ; son style est plus doux, mais êtes-vous plus impartial ?… Au reste, poursuivit-il, avez-vous bien réfléchi aux suites de cette démarche ? Songez-vous que cet extrait vous brouillera avec Célinte, avec M. de G***, et qu’il déplaira souverainement à votre parti ? Songez-vous qu’on vous accusera avec raison de la plus étrange inconséquence ? — Oui, j’ai pensé à tout cela, mais Célestine sera satisfaite de moi, et je réparerai une grande injustice, j’obtiendrai l’estime de Célestine, et je regagnerai la mienne. — Enfin, vous persistez ? — Oui, et je persisterois quand je serois certain que cet extrait dût me faire perdre ma place. Mon cher Clainville, quand la raison est fortifiée par le sentiment, on est inébranlable dans le bien. — Allons, dit Clainville, en serrant affectueusement la main de Mirval, je me rends, et j’ose vous répondre que Célestine sentira vivement le prix d’un tel procédé. Donnez-moi votre manuscrit, je vais le porter chez l’imprimeur, afin que la feuille puisse paroître demain matin ». À ces mots, Clainville prit le manuscrit des mains de Mirval, et se hâta de sortir.

Le lendemain, à onze heures du matin, Clainville entra dans la chambre de Mirval, il tenoit la feuille imprimée du journal, enfermée sous une enveloppe cachetée : « Venez, dit-il, allons porter cette feuille à Célestine, nous la trouverons seule ; je sais que madame de Saint-Firmin a dû sortir pour une affaire. Venez, mon cher Mirval ».

Les deux amis se rendirent sur-le-champ chez madame de Saint-Firmin ; ils entrèrent dans le salon, où, quelques instans après, Célestine vint les joindre. Mirval lui montrant la feuille qu’il n’avoit point encore décachetée, lui demanda la permission de lui lire son extrait. Célestine sourit, et le fit asseoir à côté d’elle. Mirval, avec empressement, déploie la feuille, il y cherche son article, mais en vain, il n’y étoit pas, il rougit de colère, et se tournant brusquement vers Clainville : « Que signifie ceci ? s’écria-t-il. — Ne vous fâchez pas, dit Célestine, je l’ai lu, ce charmant extrait. — Comment ? — Oui, M. de Clainville me l’apporta hier au soir : je l’ai lu avec autant d’attendrissement que de plaisir. Ensuite M. de Clainville, sans entrer dans aucun détail, m’apprit que la publicité de cet écrit ne seroit pas sans inconvéniens pour vous. Il ajouta que vous l’aviez chargé de porter votre manuscrit chez l’imprimeur, et qu’il me le communiquoit à votre insu. Alors, après avoir relu plusieurs fois votre manuscrit, je l’ai brûlé, mais chaque mot en est gravé dans mon cœur, et pour toujours ». Célestine prononça ces paroles avec l’expression la plus touchante. Mirval, ému jusqu’au fond de l’âme, l’écoutoit et la regardoit avec ravissement ; il s’affligeoit que l’extrait ne fût point imprimé, il desiroit le recommencer, ce que Célestine défendit expressément. Mirval quitta Célestine, enchanté de l’accueil qu’il avoit reçu, et commençant à prendre de l’espérance. Son bonheur redoubla son amitié pour Clainville ; il voulut lui parler de sa reconnoissance, Clainville l’interrompit, en disant : « Vous me remercierez quand vous me connoîtrez mieux.

Mirval fut dîner chez un ministre qui, en sortant de table, le prit à part dans une embrasure de fenêtre : « Je voudrois, lui dit-il, vous demander quelques renseignemens sur un émigré qui est depuis six mois chez vous ; comment se conduit-il ? quelles sont ses opinions ? — Quel émigré ? répondit Mirval, je n’ai chez moi que M. de Clainville, un homme de lettres… — Précisément, c’est cela. Il est inutile de faire le discret, je sais tout. Il est ici sans surveillance, on m’en demande une pour lui, et je suis disposé à l’accorder, si vous me répondez de lui. — Je réponds de Clainville comme de moi-même… — Dites donc de Delmas ; pourquoi ce mystère ? encore une fois, on m’a tout dit ». Dans ce moment, quelqu’un entrant dans la chambre, s’avança vers le ministre. Ce dernier quitta Mirval, et le laissa pétrifié d’étonnement, immobile à la même place, où il resta plusieurs minutes sans voir et sans entendre ce qui se passoit autour de lui. Enfin, se remettant un peu de son trouble, il se rapprocha du ministre pour le conjurer de lui accorder un moment d’entretien. Ils passèrent dans un cabinet, et Mirval, par les plus pressantes prières, obtint, sur-le-champ, la surveillance pour Delmas, avec promesse que le ministre n’en diroit rien aux personnes qui l’avoient sollicité à cet égard. Mirval, en sortant de chez le ministre, courut chez Célinte qu’il trouva seule. Je viens, lui dit-il, vous demander de faire une action singulière et généreuse. — C’est me connoître ; parlez — Il faut employer tout votre crédit pour un homme contre lequel on vous a donné les plus fortes préventions. — Quel intérêt y prenez-vous ? — Un intérêt d’honneur, de gloire et d’amitié. — Comptez sur moi. — Je vous ai parlé de Clainville. — Mais je n’ai nulles préventions contre lui, au contraire, je vous avois prié de l’amener ; son extrait du dernier ouvrage de Delmas, est la chose la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus piquante… — Eh bien ! je viens de découvrir avec certitude que ce prétendu Clainville est Delmas lui-même. — Quel conte !… — Rien n’est plus vrai. — Et c’est lui qui a fait de son propre ouvrage une satire si plaisante ? — Je l’en avois prié, il n’hésita pas. — Cette originalité me plaît. — D’ailleurs, il est aimable, il est bon, vertueux… — On nous avoit donc trompés ? — Jugez-en. On le disoit riche, marié, fixé en Angleterre, pas un mot de tout cela. — Comme on ment aujourd’hui !… Mais ces ouvrages ne sont pas dans nos principes. — Laissons dormir l’esprit de parti pour quarante huit heures ; rendons un honnête homme à sa patrie, obtenez sa radiation, ensuite, nous reprendrons notre haine. — Oui, il est malheureux, il faut commencer par le servir. Sonnez, je vais faire mettre mes chevaux. — Vous êtes adorable. — A-t-il une surveillance ? — La voici. — Donnez, et revenez après-demain. Je vous jure que d’ici-là, je n’aurai qu’une pensée et qu’une affaire ».

Célinte, en parlant ainsi, n’exagéroit pas ; elle intriguoit quelquefois pour nuire ; mais naturellement obligeante, noble et sensible, elle redoubloit d’activité, lorsqu’il s’agissoit de faire une action généreuse et bienfaisante.

Convenons-en, les intrigans de nos jours, valent mieux que ceux du temps passé ; la raison en est simple, presque tout le monde intrigue, il faut bien que dans un si grand nombre, il se trouve quelques belles ames. L’intrigue est ennoblie, en quelque sorte, par l’esprit de parti ; elle est devenue une mode, un moyen de considération ; elle fut pendant trois ans si utile, si nécessaire à tant d’infortunés ! Qui pouvoit alors mépriser l’intrigue ? elle sauvoit l’innocence, elle prévenoit ou retardoit les décrets iniques du crime. On intriguoit alors, non par goût, mais par humanité ; c’est ainsi que le talent s’est acquis. Lorsqu’il a cessé d’être un devoir, on n’a pas voulu l’enfouir ; on a continué de l’exercer, et l’habitude en est restée.

Cependant, Mirval, plein de trouble et d’agitation, écrivit au prétendu Clainville, que je n’appellerai plus que Delmas, pour lui mander qu’il alloit passer quelques jours à la campagne. Ce billet ne contenoit que deux lignes, et Mirval y gardoit un profond silence sur la découverte et les démarches qu’il venoit de faire.

Mirval fut s’enfermer dans sa petite maison de Montreuil, et là, ne pensant qu’à Célestine, il se confirma dans l’idée qu’elle aimoit Delmas. Je ne m’étonne plus, se disoit-il, de son enthousiasme pour ses ouvrages, et de la colère que lui inspiroit cet extrait satirique : tout est expliqué. N’importe ! Célestine, du moins, connoîtra mon cœur ! Cette douce pensée fortifia son courage. Quel est l’amant malheureux que l’admiration de ce qu’il aime ne console pas (du moins dans les premiers momens) du sacrifice de son amour ?…

Mirval attendoit avec impatience, le jour fixé par Célinte. Il arriva, ce jour si désiré : Mirval partit ; mais sur la route de Paris, il rencontra un courrier de Célinte, qui lui donna d’elle un billet, dans lequel Célinte demandoit encore deux jours ; Mirval retourna tristement à Montreuil. Le lendemain au soir, il entendit une voiture s’arrêter devant sa maison ; quelques minutes après, la porte de son cabinet s’ouvre brusquement, il voit paroître Célinte, émue, hors d’haleine, triomphante ; elle tenoit un papier timbré ; elle ne marchoit pas, elle planoit ; elle avoit l’attitude et la légéreté d’une divinité aérienne : que ses yeux étoient brillans ! que sa physionomie étoit expressive et touchante ! combien tous ses mouvemens avoient de grace, qu’elle étoit belle dans ce moment ! C’est un privilége accordé par la nature à toutes les femmes, dans l’instant où elles font des actions généreuses. Don précieux qui vient de la sensibilité, de la délicatesse qui les caractérisent. Ah ! c’est une femme sur-tout que la bienfaisance embellit ! Oui, l’amant qui n’a pas vu celle qu’il aime, rendre un service important, n’a pas encore l’idée de sa grâce et du charme de sa figure.

Mirval n’eut pas besoin d’interroger Célinte ; sans proférer une seule parole, il embrassoit ses genoux. Célinte l’entraîne, ils sortent du cabinet, descendent rapidement l’escalier, traversent la cour, s’arrêtent devant une voiture à six chevaux (car Célinte vouloit aller vite). « Où le trouverons-nous dit Célinte en montant en voiture. — Chez madame de Saint-Firmin, répondit Mirval. — Allons-y sur-le-champ, reprit Célinte, je vous conduirai jusqu’à sa porte, car dans cette voiture, vous arriverez quelques minutes plutôt ». On part. Mirval, pénétré de reconnoissance, achève d’ouvrir son cœur à son amie : il lui confie sa passion pour Célestine, ses craintes, et sa jalousie. « Quoi ! s’écria Célinte, c’est pour un rival que vous sollicitez avec tant d’ardeur ?… — Mais ce rival est un homme vertueux que j’ai méconnu, que j’ai offensé et calomnié ! le servir, c’est me raccommoder avec moi-même. — Croyez-moi, Mirval, dit Célinte attendrie, l’amour est plus équitable qu’on ne le croit, il récompensera tant de générosité.

En causant ainsi, on arrive à Paris. Célinte met la tête à la portière pour presser les postillons ; on traverse plusieurs rues ; enfin Mirval s’écrie : Nous y voilà. Célinte tire le cordon. On arrête. Mirval, muni du précieux papier timbré, saisit une des mains de Célinte qu’il presse contre son cœur, et après avoir reçu toutes les bénédictions de l’amitié, il ouvre la portière, s’élance dans la rue, et se précipite vers la maison de madame de Saint-Firmin. Parvenu à l’antichambre, on lui dit que madame de Saint-Firmin et sa nièce sont dans le salon de musique. Mirval devance le domestique qui veut l’annoncer, il entre précipitamment. À peine a-t-il mis le pied dans le salon, qu’il reste immobile… Il voit Célestine assise entre madame de Saint-Firmin et Delmas ; elle avoit la tête appuyée sur l’épaule de Delmas, et l’un de ses bras passé autour de son cou. Mirval les crut mariés, et il fut confirmé dans cette idée par madame de Saint-Firmin, qui dit en souriant : « Voilà notre secret découvert ». Mirval éprouva le plus violent dépit et la plus vive indignation contre Delmas ; cependant il s’approcha de Célestine : « Je ne me plains point de vous, mademoiselle, lui-dit-il ; j’avois pénétré vos sentimens, vous n’avez employé avec moi ni la fausseté, ni l’artifice ; il n’en est pas ainsi de celui que vous me préférez… Mais soyez heureuse, voici l’acte de radiation de M. Delmas ». En prononçant ces paroles, il lui présenta, d’une main tremblante de colère, le papier timbré… « Ô mon père ! » s’écria Célestine en se précipitant dans les bras de Delmas. À cette exclamation, Mirval, baigné de larmes, tombe aux pieds de Delmas, qui le relève et le presse avec Célestine contre son sein. « Ô Mirval ! dit Delmas, quel bonheur pour un père, de trouver le bienfaiteur le plus généreux, dans l’ami qu’il desiroit pour gendre, et que sa fille préféroit en secret !… ». Mirval, éperdu d’amour, saisi d’étonnement, transporté de la joie la plus vive et la plus pure, ne pouvoit que répéter : Célestine est fille de Delmas ! et il pleuroit, il baisoit les mains de Célestine, il embrassoit Delmas et madame de Saint-Firmin… Quand il fut un peu plus calme, Delmas, reprenant la parole : « Je dois, dit-il, vous donner quelques explications sur ma conduite. J’arrivai en France sans surveillance, après huit ans d’émigration. Comme je n’avois jamais vécu qu’en province, je ne pouvois être mieux, caché qu’à Paris. Je pris un nom supposé ; mais pour ne pas exposer ma fille aux désagrémens d’une fuite précipitée, dans le cas où je serois reconnu, je la confiai à madame de Saint-Firmin, et ce fut cette respectable amie qui m’offrit elle-même de s’en charger, et de la faire passer pour sa nièce. Manquant d’argent, et ne voulant point emprunter, je cherchai des ressources dans un travail qui me faisoit vivre depuis tant d’années. On me proposa de travailler à votre journal, j’acceptai, quoique j’eusse lu la feuille où vous rendiez un compte si peu favorable de mon avant-dernier ouvrage. J’y trouvai dans plusieurs passages le ton de la haine ; mais comme je vous étois totalement inconnu, et que je ne vous avois jamais attaqué dans mes écrits, j’etois bien sûr que cette animosité ne venoit point de votre cœur, et je savois qu’un tel ennemi, s’il a de l’esprit, et s’il n’est pas dépravé, peut facilement changer. Ces aversions artificielles, prises aujourd’hui si légèrement, ne sont, par bonheur, ni profondes, ni envenimées, du moins en France ».

Je m’attachai promptement à vous ; je jouissais doublement de votre estime, quand vous m’entreteniez de votre inimitié pour Delmas. Il me paroissoit piquant d’obtenir votre confiance, malgré tant de préventions. Je connus facilement vos sentimens pour Célestine, le temps seul pouvoit m’assurer de leur solidité. J’attendois. Enfin, votre générosité, en me rendant ma patrie et ma fortune, vous a découvert nos secrets, et vous assure à jamais le cœur de Célestine, elle est à vous : mais, mon cher Mirval, j’espère que vous laisserez là votre journal. — Ah ! reprit Mirval, je voudrois le continuer seulement pendant un an, afin de désavouer, de réparer toutes mes injustices… — Le pourriez-vous ? diriez-vous que l’ouvrage de M. de G*** ne vaut rien ? — Non, certainement, M. de G*** est mon bienfaiteur. Vous avez raison : il est impossible qu’un journaliste soit parfaitement sincère. — Oui, tant qu’il est jeune. C’est un emploi qui, de toutes manières, ne convient qu’aux vétérans de la littérature ; eux seuls ont assez de lumières et d’instructions pour avoir le droit d’être sévères ; eux seuls ont assez d’expérience pour se montrer indulgens quand il faut l’être. Avec le temps, l’imagination s’épuise, mais le jugement se forme, se mûrit, et le goût s’épure. C’est alors qu’on peut faire un bon journal. Vous reprendrez le vôtre dans vingt-cinq ans.

L’heureux Mirval resta chez madame de Saint-Firmin, jusqu’à onze heures. Il emmena Delmas, et fut avec lui chez Célinte ; il vouloit la faire jouir de son bonheur. Il lui présenta, avec transport, le père de Célestine, et lui conta son histoire. Célinte partagea sa joie avec toute la vivacité de l’amitié la plus tendre ; d’ailleurs, quelle est la femme qui ne seroit pas charmée d’avoir contribué au dénouement d’un joli roman ? Mirval épousa Célestine.

Il n’est plus journaliste, mais il est toujours auteur, et quand on déchire ses ouvrages, quand on en rend un compte infidèle, il ne s’indigne point, il n’a point d’humeur, il dit seulement : Ce n’est pas ce journaliste qui parle, il ne pense pas un mot de tout cela ; c’est son parti, c’est un ami, c’est un protecteur, ou bien c’est une Célinte qui l’oblige à s’exprimer ainsi ; ne dois-je pas l’excuser ?…