Nouvelle Théorie des plaisirs/Introduction

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La plus célèbre & la plus importante de toutes les recherches philoſophiques, eſt celle qui regarde les moyens de parvenir au bonheur : auſſi ancienne que la philoſophie même, elle fut l’objet des méditations d’un grand nombre de philoſophes de l’antiquité, & les partagea en pluſieurs ſectes. Elle ne ſemble pas d’abord fort difficile. Tout le monde convient que le bonheur, autant que l’homme peut y parvenir, eſt un état dans lequel la ſomme des plaiſirs dont on jouit, ſurpaſſe celle des peines auxquelles on eſt expoſé. Or une longue ſuite d’expériences multipliées & répétées, a procuré aux hommes la connaiſſance d’une infinité de choſes dont la jouiſſance donne du plaiſir ; & par le même moyen on eſt parvenu à connaître preſque toutes les circonſtances des actions humaines, dont la peine & le chagrin ſont des ſuites naturelles. Cela poſé, il ſemble que toute la ſcience du bonheur, en tant qu’il dépend de nos actions, ſe réduit à une ſeule règle générale fort ſimple & fort aiſée : Qu’il faut tâcher de ſe procurer tout le plaiſir poſſible, connu par l’expérience, & d’éviter toute peine. C’eſt la maxime fondamentale de la morale des Epicuriens qui ſe bornent aux plaiſirs des ſens.

Malgré la ſolidité apparente de cette maxime, il n’eſt pas fort difficile de voir qu’elle eſt très défectueuſe dans ſa généralité, & ſujette à des inconvénients inévitables. Il ne faut qu’un peut d’expérience avec un juge ment ſolide, pour s’apercevoir de deux choſes qui la rendent fort ſuſpecte. 1° Il arrive fort ſouvent que les plaiſirs ſe croiſent & s’entrechoquent, s’il eſt permis de parler ainſi. Nous avons pluſieurs facultés qui nous rendent ſuſceptibles de pluſieurs eſpèces de plaiſir. Or il peut arriver qu’une eſpèce ſoit contraire à l’autre, ou du moins que la jouiſſance de l’une exclue néceſſairement celle de l’autre. Que faut il faire alors ? A quel plaiſir donner la préférence ? au plus grand ? Mais le moyen de calculer les plaiſirs ? ſuffit il de comparer enſemble les premières impreſſions de deux eſpèces ; ou bien, faut-il ſuivre chaque plaiſir par toute la ſuite d’impreſſions qu’il produira dans l’âme ? s’il eſt poſſible qu’un objet nous fourniſſe toujours un plus grand plaiſir à meſure que nous continuons d’en jouir, la première impreſſion qu’il aura faite ſur nous ne peut nous ſervir à l’eſtimer tout ſon prix. Les règles qui doivent nous guider dans la recherche du bonheur, ne peuvent pas nous laiſſer dans l’incertitude ſur ces doutes. Je conclus de là que la maxime Epicurienne eſt défectueuſe.

2° Nous ſavons encore par l’expérience, qu’un plaiſir goûté peut dégénérer en peine & en chagrin, ou pour parler plus juſte, qu’un plaiſir goûté peut devenir la cauſe d’un chagrin beaucoup plus grand que n’a été le plaiſir dans ſon genre. Cela vient de la diverſité de nos facultés. ſi nous n’étions ſuſceptibles que d’une ſeule eſpèce de plaiſir ; ſi, par exemple, de toutes nos facultés il ne nous reſtait que le ſens du goût, la maxime ſerait très juſte. Pour devenir heureux, il ne faudrait alors que chercher tous les moyens poſſibles de flatter notre goût. Rien ne ſerait plus facile que d’être heureux, quoiqu’un bonheur ſi borné fût très peu de choſe. Mais dès que nous avons des facultés différentes, & qu’il eſt néceſſaire de les contenter toutes pour arriver au bonheur, la ſcience de la félicité devient beaucoup plus compoſée : & on ſent que la maxime citée eſt non ſeulement défectueuſe, mais dangereuſe, & capable de nous plonger dans le malheur.

Je me flatte que ce peu de remarques ſuffira pour faire voir que l’Epicuriſme ſenſuel ne peut ſervir en aucune manière à nous conduire au grand but de la nature, & qu’il faut des recherches bien plus difficiles pour parvenir à quelque choſe de ſolide & d’aſſuré en fait de morale. Ce que j’ai obſervé, indique même la route qu’il faut tenir dans une diſcuſſion auſſi délicate & auſſi importante. Il s’agit de connaître à fond toutes les facultés qui nous rendent ſuſceptibles de différentes eſpèces de plaiſir ou de peine ; il faut ſavoir le rappport qu’a chacune de ces facultés à l’eſſence même de notre âme, où à notre nature immuable ; & enfin, de quelle manière le plaiſir eſt excité en nous, au moyen de ces facultés, par toute forte d’objets. Après ces recherches préliminaires, on ſera en état d’eſtimer chaque plaiſir à ſa juſte valeur, d’apprécier la doſe & les proportions que les différentes eſpèces doivent garder entre elles pour que nous parvenions au maximum du bonheur, & de trouver les moyens les plus propres à cet effet.

Je crois avoir fait quelques re marques aſſez importantes ſur chacun de ces articles, pour oſer les préſenter au public. Je commencerai par expoſer le fondement de mes découvertes ultérieures, qui conſiſte dans l’explication de l’origine de tout ſentiment agréable & déſagrable en général. J’étais perſuadé avant que d’avoir entrepris ces recherches, que tous les plaiſirs, quelques différents qu’ils fuſſent, tiraient leur origine du même principe eſſentiel à l’âme, comme dans la nature une ſeule force très ſimple produit un grand nombre de phénomènes très différents. Maintenant que j’ai étudié & approfondi ce principe, ma conjecture devient une réalité démontrée.