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Nouvelle Théorie des plaisirs/Partie 2

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J’ai remarqué au commencement de la première Partie que la ſcience du bonheur ſuppoſe une théorie exacte du plaiſir, par laquelle on en puiſſe apprécier chaque eſpèce. Cette théorie ſuppoſe deux choſes. Il faut ſavoir d’abord quelle eſt la diſpoſition de l’âme qui fait naître le plaiſir ; et, en ſecond lieu, quelle qualité des objets produit cette diſpoſition. J’ai traité ces deux articles en général dans la première Partie, je vais maintenant appliquer cette théorie générale à des ſujets particuliers, & je ferai voir dans celle-ci, quels ſont les objets qui excitent en nous le ſentiment agréable & déſagréable, par l’intermède de l’imagination & de l’entendement. De plus, je tâcherai encore d’expliquer, de quelle manière ils excitent ces ſentiments.

J’ai déjà remarqué qu’il fallait diſtinguer deux claſſes générales de plaiſirs, ſavoir les plaiſirs immédiats, & les plaiſirs médiats. On entreprendrait en vain de faire l’énumération de ces derniers parce que dépendant des affections & des manières de penſer particulières à chaque individu, ils varient à l’infini : en effet le moindre objet, qui en ſoi même n’a aucune qualité qui doive exciter en nous un ſentiment agréable, peut devenir un grand ſujet de plaiſir, quand l’imagination ou un certain enthouſiaſme nous aide à le trouver beau, ou quand quelqu’affection, qui ne nous eſt point eſſentielle nous y déter mine. De cette manière deux choſes directement oppoſées l’une à l’autre peuvent également faire plaiſir à deux perſonnes, lorſque quelqu’affection particulière domine dans leurs cœurs ou à la même perſonne en différents temps.

Les plaiſirs immédiats étant fondés dans l’eſſence de l’âme même, ſont conſtants & univerſels. Il y en a trois genres différents. Les ſens, le cœur, & les facultés intellectuelles, en ſont les inſtruments.

Les plaiſirs des ſens ſemblent les plus immédiats, vu qu’il ne faut ni réflexion, ni jugement, ni même beaucoup d’attention, pour les goûter.


Les plaiſirs du cœur tirent leur origine des ſentiments moraux, & ſurtout de l’affection que tous les hommes ont plus ou moins pour leurs ſemblables, ou du moins pour leurs amis.

Les plaiſirs de la faculté intellectuelle paraiſſent les moins conſtants ; les goûts dans les ſciences & les Beaux Arts ſont fort différents chez les différentes nations. s’il eſt vrai cependant que tous ces plaiſirs tiennent immédiatement à la nature de l’âme, il faut que la diverſité des goûts ne ſoit qu’apparente. J’eſpère le prouver d’une manière évidente.

Tous les plaiſirs, ceux des ſens même, ſe rapportent finalement, (comme je le prouve rai) à la faculté intellectuelle de l’âme. J’ai cru devoir traiter en premier lieu de ceux que nous appelons plaiſirs intellectuels, parce que ces recherches me fourniront des principes propres à mieux développer ce qui concerne les autres genres. Cette ſeconde Partie roulera donc ſur le Beau ; & expliquera les effets du beau ſur l’eſprit & l’imagination. Car nous nommons beaux, tous les objets qui plaiſent immédiatement à l’imagination ou à l’entendement.

Il eſt probable qu’autrefois on n’a qualifié de beaux que ces objets extérieurs, qui s’offrent agréablement à la vue, ſoit par leurs couleurs, ſoit par la ſymétrie, les proportions & la régularité de leurs parties. Mais il y a longtemps qu’on s’eſt aperçu que la même qualité qui fait la beauté des objets viſibles, appartenait également à une infinité d’objets qui ne ſe rapportent point aux ſens. On dit, une belle penſée, une belle action, un beau théorème ; tout comme on dit, une belle perſonne, un bel édifice, & un beau tableau. Je démontrerai plus bas, que ce nom appartient de droit à toutes ces différentes eſpèces d’objets, à cauſe d’une certaine qualité commune, qui fait l’eſſence du beau. Pour expliquer l’effet que le beau doit produire ſur nous, il eſt néceſſaire qu’avant toute choſe j’en développe l’idée. Qu’eſt ce que le beau ? & par queIle qualité produit il le ſentiment agréable ? Voilà le premier objet qui ſe préſente ici à diſcuter.

Pour bien développer l’idée du beau, diſtinguons d’abord les principales eſpèces. Des objets, qui ſemblent n’avoir rien de commun entre eux, appartiennent également à la claſſe, des beautés. C’eſt à l’eſprit à juger du beau ; il s’offre à lui, ou par le moyen des ſens, ou par l’in termède de l’imagination, ou immédiatement par l’entendement. Par la vue nous acquérons les idées des figures, de la ſymétrie des parties coexiſtantes, des nuances des couleurs, & des variations dans la figure. Les beaux objets que la vue nous fait connaître font donc, ou de belles figures, comme des ſlatues, des édifices, etc., ou de belles nuances, comme l’arc en ciel, un payſage ou enfin des mouvements variés, comme la danſe. Par l’ouïe nous acquérons l’idée du beau, qui conſiſte dans l’harmonie & la ſucceſſion des parties, comme dans les pièces de muſique. Les autres ſens, quoique fort analogues, à ces deux principaux, n’excitent que des idées confuſes, qui bien qu’agréables, n’appartiennent plus au beau. C’eſt donc la nature, la peinture, l’architecture, & la muſique, qui nous offrent le beau des ſens.

L’imagination, en travaillant ſur les objets que les ſens lui fourniſſent, en forme après cela d’autres, ou bien elle répète ceux qui ſont plus préfents aux ſens. Elle eſt pour ainſi dire un ſupplément aux ſens. & comme la Poéſie eſt le langage particulier, qui s’adreſſe à l’imagination, c’eſt dans cette belle ſcience, qu’on trouve réunies toutes les beautés de l’imagination . Il y a une infinité d’autres objets qu’on nomme beaux, & qui ne tombent ni ſous les ſens, ni ſous l’imagination. Ils ſe préſentent à l’entendement par des idées diſtinctes. Ces objets ſont compoſés d’un nombre d’idées, dont la liaiſon forme un beau ſyſtème. Tels ſont, un beau théorème, une belle penſée, un beau ſyſtème, un beau deſſein, un beau caractère, une belle action. C’eſt, dans les mécaniques, dans le plan de l’univers & de l’admirable ſtructure de ſes parties, & dans les ſciences, qu’on trouve cette forte de beau té, que nous nommerons beauté intellectuelle.

Examinons maintenant en quoi conſiſte l’eſſence du beau en général. On convient que la beauté réſuIte de la variété réduite à l’unité. Un objet abſolument ſimple, dans lequel il n’y a rien à diſtinguer, ne ſaurait jamais être beau. Cette qualité ſuppoſe toujours la multitude & la variété des parties dans un objet. Qu’il s’agiſſe, par exemple, d’un édifice, d’un tableau, d’un payſage, tout le monde convient que la beauté de ces objets réſulte de l’arrangement des parties. La multitude ſeule des parties ne fait pas la beauté ; il y faut de la variété & de la liaiſon. ſuppoſez que vous voyez, ſoit dans la nature, ſoit dans un tableau, une multitude d’objets ſans liaiſon & ſans ordre : par exemple, un grand nombre de gens qui courent çà & là, une quantité d’arbres placés au haſard, dans un enclos ; vous ne direz ni de l’un, ni de l’autre de ces ſpectacles, qu’ils ſont beaux. ſi au lieu de ces arbres jetés à l’aventure, vous voyez un beau quinconce dont les différentes allées tirées au cordeau avec la plus exacte ſymétrie, forment toutes enſemble une figure régulière, vous y trouverez dès lors de la beauté.

ſuppoſez un tableau qui repréſente un payſage ; ſi vous n’y voyez qu’une vaſte campagne ſans variété, vous ne direz ſûrement pas que c’eſt un beau payſage ; & quelque variété qu’il y ait, ſi toutes les parties peu d’accord entre elles ne forment pas un tout enſemble, vous en jugerez de même. ſi, par exemple, le peintre l’avait compoſé de différentes parties priſes d’autres tableaux, & que dans une partie le jour tombât du côté gauche dans l’autre du côté droit ; qu’il y eût des montagnes, ſans aucun des caractères diſtinctifs des pays montagneux ; & qu’il y eût enfin des arbres & des oiſeaux des quatre parties du monde ; malgré toute cette variété, on ne dirait jamais que c’eſt un beau tableau : mais il le ſerait, ſi toute cette varieté était tellement liée qu’on pût d’abord apercevoir un tout.

Ces remarques ont lieu dans les objets qui tombent ſous les ſens. Un édifice, un groupe, une pièce de muſique, une danſe, tous ces objets ſeront plus ou moins beaux, à meſure qu’il y aura plus ou moins de variété & que les parties ſeront plus ou moins liées. Enfin il eſt certain qu’aucun objet qui tombe ſous les ſens, n’eſt jamais appelé beau, à moins qu’il n’y ait de la variété dans l’unité. Cela étant aſſez connu, il ſerait ſuperflu d’y inſiſter & rapporter un plus grand nombre d’exemples. Mais comme les idées de la variété & de l’unité, en tant qu’elles entrent dans ce ſujet, ſont peu développées, je tâcherai de les rendre diſtinctes.

On convient généralement que l’unité eſt un attribut eſſentiel du beau ; en quoi conſiſte-t elle ? & que faut il pour qu’elle ſoit parfaite? Il eſt évident que pluſieurs choſes enſemble forment un tout, lorſqu’il y a un ſujet qui réſulte du ſupport commun de toutes les parties, dont chacune contribue à former ce ſujet. De cette manière un édifice eſt formé par l’aſſemblage des parties qui le compoſent; & chaque partie contribue à le former. Aucune cham bre à part, ni pluſieurs enſemble ne conſtituent l’édifice, rnais elles concourent toutes avec les autres parties à le former. Je nommerai Intérêt ce qui eſt ſupporté également par les parties, quoique ce ne ſoit pas le ſens ordinaire de ce mot. Il eſt viſible que l’unité de tout ſera parfaite, quand chaque partie contribuera à l’intérêt commun, autant qu’il eſt poſſible ; & que cette unité ſera plus ou moins parfaite ſelon qu’il y aura plus ou moins de parties, pour ainſi dire oiſives, qui ne contribueront rien à l’intérêt commun, ou qui ne contribueront pas autant qu’elles le pourraient.


Pour éclaircir cela, prenons pour exemple le corps humain qui eſt un tout compoſé d’une infinité de parties. A ne le conſidérer qu’en tant qu’il eſt une machine deſtinée à certaines fonctions, ces mêmes fonctions ſeront ici ce que j’appelle l’intérêt de l’unité. Je dis donc que cette unité ſera parfaite, ſi chaque partie du corps, les moindres, auſſi bien que les principales, contribuent autant qu’il eſt poſſible, par leur nature & leur ſituation, au ſoutien de I’intérêt commun ; s’il y avait des parties ſuperflues, ou mal placées, l’unité ne ſerait plus parfaite, parce que le membre ſuperflu ne contribuerait en rien à l’intérêt commun, & que celui qui eſt mal placé n’y contribue pas autant qu’il pourrait, s’il était bien placé. Dans un édifice, une colonne qui ne porte rien, & une colomne très forte qui ne ſoutient qu’un très petit fardeau, nous choquent, parce qu’elles gâtent I’unité de l’édifice.

Je remarque ici, en paſſant, qu’il peut y avoir pluſieurs unités dans le même objet, & que par là cet objet peut être beau à pluſieurs égards. Notre corps en fournit encore, l’exemple : ſa figure eſt un intérêt, auquel chaque partie extérieure contribue. La beauté, dont cette unité eſt la baſe, appartient à la claſſe des beautés des ſens ; & la beauté qui réſulte de l’intérêt des fonctions, appartient à la claſſe des beautés purement intelIectuelles. De même un portrait a pluſieurs beautés qui réſultent de la reſſemblance, du deſſein, & du coloris. Le même objet peut être beau en un ſens, & difforme dans un autre.

Je reviens à mon ſujet. L’unité, ou la totalité ſuppoſe néceſſairement la multitude des parties ; & dans cette multitude, il faut de la variété, pour que la choſe nous paraiſſe belle. Dans la variété, il y a, comme dans l’unité, une infinité de degrés. Quelque parfaite que ſoit l’unité d’un objet, & quelque grande que ſoit la multitude de ſes parties ſi elles ſont toutes ſemblables, la pièce n’a que trèſpeu ou point de beauté. Un exemple éclaircira cela. ſuppoſons un tableau qui repréſente une multitude de perſonnes qui aſſiſtent à un ſpectacle effrayant. ſi toutes ces perſonnes étaient habillées de la même façon, que les tailles, les viſages, les manières d’exprimer l’effroi, ſoit par les geſtes, ſoit ſur le viſage, fuſſent à peu près les mêmes ; la pièce ne ſerait ſûrement pas belle, quand même chaque figure ſerſit parfaitemeint bien deſſinée & bien peinte ; ce ne ſerait à proprement parler que la même figure répétée pluſieurs fois, comme dans un miroir polyèdre. Mais ſi chaque perſonnage avait ſa manière & ſon attitude propre, ſi chacun montrait la frayeur par des geſtes un maintien particuliers, alors la pièce ſerait belle, on y verrait la même choſe d’une infinité de manières différentes.

Nous pouvons donc aſſurer que l’eſſence du beau, dans les objets qui frappent les ſens, eſt la variété réduite à l’unité ; & nous ſavons diſtinctement ce qu’il faut pour que l’unité & la variété ſoient parfaites. Ainſi les degrés de beauté de deux objets de même eſpèce ſeront en raiſon compoſée des degrés d’unité & de variété qui régne ront dans chacun de ces objets. Ce n’eſt pas que je veuille dire que le degré de beauté ſoit préciſément, en raiſon compoſée, de l’unité & de la variété du tout. L’une & l’autre de ces deux qualités concourent enſemble à former la beauté d’un objet, mais elles n’y concourent pas également. Il me ſemble que la variété contribue plus au beau, que l’unité. De ſorte que, ſi l’on ſe ſert des nombres pour exprimer les degrés de perfection qu’on aura obſervés dans l’unité & dans la variété du tout, il faudra dire que le degré de beauté qui en réſulte, eſt en raiſon compoſée des nombres ſimples par rapport à l’uni té, & des nombres élevés à une certaine puiſſance que je ne ſaurais déterminer, par rapport à la variété.

Cela ſe fonde ſur ce qu’une multitude d’objets différents ne nous devient pas ſi inſupportable, à ce qu’il me ſemble, par le manque d’unité, que par le défaut de variété. Il n’y a peut-être perſonne qui n’aime mieux voyager par des chemins tortueux & coupés qui offrent de la variété, que par des allées toutes droites qui n’en offrent point. Un Moine Italien ceſſa de vouloir aller à Rome, quelque envie qu’il en eût dès qu’il s’aperçut qu’il ſera it obligé de voyager par de très Iongues al lées unies, qui n’offraient aucune variété. La trop grande uniformité nous ennuie, & la variété ſans l’unité nous jette dans la confuſion. Il ſerait fort inutile d’entrer dans un plus grand détail, pour prouver que ce que nous avons donné pour l’eſſence du beau, ſe trouve dans tous les beaux objets qui frappent les ſens ou l’imagination. Je viens aux beautés purement intellectuelles.

Pour nous aſſurer que la beauté des objets intellectuels réſulte des mêmes qualités que nous venons de trouver dans les beautés des ſens, nous n’avons qu’à examiner ce qui augmente ou diminue les beautés intellectuel les. Prenons l’exemple d’un théorème. Celui que je vais citer, ſervira beaucoup à éclaircir cette matière d’une manière à n’y rien laiſſer déſirer. C’eſt le théorème qui exprime une des principales propriétés du cercle ; ſavoir que le rectangle de deux parties du diamètre (AE + EB Fig. I.) eſt conſtamment égal au carré de la perpendiculaire) c’eſt à dire de la moitié de la corde (CD) qui coupe le diamètre à angles droits. Il n’y a perſonne qui ne reconnaiſe ce théorème pour fort beau. Or il eſt viſible que ſa beauté réſulte de ce qu’il eſt applicable à une infinité de cas différents. La corde (CD) per pendiculaire au diamètre, peut être tirée par une infinité de points (E) différents, & par là le carré de ſa moitié (CE) & le rectangle (AE, EB) varient à l’infini, & reſtent tous égaux entre eux. Cette variété eſt réduite à l’unité, moyennant le cercle par lequel ils ſont déterminés. On n’a qu’à jeter l’œil ſur le cercle pour voir comment tout eſt lié dans cette multitude d’idées ; on y voit diſtinctement comment & pourquoi le carré change à meſure que le rectangle change, & pourquoi ils ſont conſtamment égaux.

Pour ſe convaincre entièrement que c’eſt effectivement cette variété dans l’unité, qui fait la beauté de ce théorème, on n’a qu’à le comparer avec cet autre qui eſt le même, mais plus général, c’eſt à-dire la même unité, mais plus variée : Que les rectangles (AE + EB & CE + ED Fig. II) de deux cordes quelconques qui s’entrecoupent, ſont conſtamment égaux. Perſonne ne niera que ce théorème ne ſoit beaucoup plus beau que le précédent. Cependant il n’y a point d’autre différence entre eux, ſinon que celui ci étant plus général renferme plus de variété dans la même unité parfaite. Car ici les deux cordes ſont indéterminées, & en ſecond lieu les parties de l’une (CD) qui dans le théorème précédent ſont toujours égales entre elles, peuvent être ici en raiſon quelconque, & enfin les angles qui ſont autour du point d’interſection (E) peuvent varier à l’infini. Il eſt donc évident par là qu’une plus grande variété dans la même unité donne à un théorème un plus haut degré de beauté.

ſi l’on rendait ce dernier théorème encore plus général, ſa beauté s’en accroîtrait, comme l’on peut voir par celui ci : Que les rectangles des deux parties des cordes qui ſe coupent dans une ligne du ſecond ordre, font toujours entre eux en raiſon conſtante : Voy. Fig. III. (AE + E B eſt à CD en raiſon conſtante). Ce théorème eſt encore beaucoup plus beau que les deux précédents. Tout le monde en convient, & reconnaît auſſi que ce ſurcroît de beauté vient de ce qu’il eſt plus général qu’eux : il s’étend à toutes les ſections coniques, & les rectangles mentionnés peuvent être en raiſon quelconque. Ces deux conditions donnent au théorème une variété infinie à pluſieurs égards. Car une infinité de paraboles, une infinité d’hyperboles, & une infinité d’ellipſes, ſont également compriſes dans ce théorème, & l’unité eſt parfaite, puiſque tout ce nom bre infini de lignes courbes eſt compris ſous une même formule.

Les remarques tirées des théorèmes ſont auſſi applicables aux formuIes algébriques, qui ont d’autant plus de beauté qu’elles renferment plus de variété. C’eſt pout cette raiſon que le théorème de Mr. Newton pour l’élévation du binôme à une dignité quelconque eſt ſi beau, qu’on ne ſe laſſe point de l’admirer. L’Algèbre en général eſt fort féconde en ces ſortes de beautés ; & c’eſt une des raiſons principales des grands attraits qu’a cette ſcience pour ceux qui y ſont un peu verſés. C’eſt auſſi à cette eſpèce de beau, que l’Hiſtoire naturelle, & ſurtout la Botanique, eſt redevable de ſa beauté. Les genres des productions naturelles, qui comptent pluſieurs eſpèces différentes, ſont autant de formules, ou caractères généraux, qui renfement un grand nombre de cas particuliers, où nous avons viſiblement la variété dans l’unité.

Ceci eſt encore applicable à toute autre ſorte de beauté intellectuelle. Ces beautés ſont, outre les théorèmes & les genres, des principes, des comparaiſons, des images, des métaphores, des ouvrages de l’art en tant qu’il y entre un deſſein, des projets, des ſyſtèmes, etc. Je ne finirais jamais, ſi je vou lais démontrer de chaque eſpèce de Beau intellectuel à part, que ce n’eſt que la variété dans l’unité qui fait ſon eſſence. Il me ſuffit de toucher légérement aux principales. La gravitation univerſelle, principe du grand Newton, eſt d’un beau à enchanter. Or il ne faut que la connaître pour voir que ſa beauté vient de ce qu’on en peut déduire tout le ſyſtème planétaire, calculer les mouvements & les aberrations de toutes les planètes & de leurs ſatellites, & une infinité d’autres phénomènes. Les principes du célèbre Leibnitz, du meilleur monde, & de l’enchaînement de tous les événements, ne lui ſont pas inférieurs, parce qu’ils répandent du jour ſur une infinité de queſtions dans la Philoſophie & la Morale. Un ſyſtème eſt d’autant plus beau qu’il eſt compoſé d’un plus grand nombre de propoſitions & que les propoſitions ſont le plus liées. Une pièce d’art eſt d’autant plus belle quelle eſt plus parfaite, c’eſt à dire, que toutes les parties dont elle eſt compoſée, contribuent plus au tout, & qu’elles ſont en plus grand nombre. Une comparaiſon eſt d’autant plus belle, que tout ce qui y entre peint avec plus de vérité & de force l’objet comparé. Concluons que nous avons découvert & développé ce qui fait réellement l’eſſence du Beau, de quelque eſpèce qu’il ſoit, & qu’il ne peut plus déſormais nous reſter aucun doute ſur cet objet.

Cette explication nous donne des principes ſûrs pour comparer enſemble les différentes eſpèces de Beau. Car on voit que plus un ſujet eſt ſuſceptible de variété dans l’unité, plus il eſt ſuſceptible de beauté. Une ſimple comparaiſon doit donc être moins belle dans ſon eſpèce qu’une allégorie ; une pièce dramatique l’eſt moins qu’un poème épique ; une action importante, comme le gain d’une bataille contre un ennemi diſcipliné & aguerri, eſt plus belle qu’une petite expédition, où il entre peu de circonſtances & peu de précautions. Un ſyſtème entier a beaucoup plus de beauté qu’une propoſition. Comme il n’y a rien dans les affaires humaines où il faille réduire un plus grand nombre de choſes à l’unité, que dans les conſtitutions & les gouvernements des Etats, dans les expéditions militaires, & dans les grandes vues de la politique, il n’y a rien auſſi qu’on admire tant parmi les nations polies, que les grandes actions de cette nature, puiſque c’eſt juſtement là où l’on peut trouver les plus grandes beautés intellectuelles. C’eſt pour cela que les Légiſlateurs, les Généraux, les Miniſtres d’Etat, méritent & ob tiennent les premiers rangs dans l’eſtime du Public qui ſait apprécier les talents. C’eſt par la même raiſon que les Homère & les Virgile ſont au deſſus des ſophocle & des Horace, & qu’un tableau d’hiſtoire eſt plus eſtimé qu’un portrait. C’eſt encore par la même raiſon que les plus grandes beautés intellectuelles ſe trouvent dans les ouvrages de la nature. Chaque production étant liée avec une infinité d’autres, & par là à l’Univers entier. Quelle variété infinie de règles n’a t il pas fallu pour produire cette harmonie admirable que nous voyons entre les productions de la nature ? Le plus beau deſſin que le plus grand génie ait conçu & que la prudence la plus conſommée ait exécuté, eſt-il compable en beauté à la moindre production de la nature ? Mais je m’arrête trop longtemps à des exemples particuliers.

J’en ai dit aſſez pour prouver que la beauté des objets purement intellectuels eſt préciſément la même que celle des objets extérieurs, qui tombent ſous les ſens & ſous l’imagination. La même qualité qui nous entraîne à admirer un bel édifice, une belle campagne, un beau poème, opère auſſi le plaiſir que nous recevons d’un beau théorème, ou d’une belle action. & en réfléchiſſant ſur ce qui ſe paſſe en nous lorſque nous goûtons ce plaiſir, nous trouvons que c’eſt le même inſtinct qui excite en nous la paſſion pour la poéſie, pour la géométrie, pour l’art militaire, ou enfin pour tout autre métier ſuſceptible de principes fixes & de règles ſcientifiques. Cette obſervation même fournit le plus grand exemple du Beau, dans cet artifice incomparable de la nature, qui par le même penchant qu’elle a inſpiré à tous les hommes, produit une ſi merveilleuſe variété de goûts, d’inclinations & de caractères, dans les individus dont le genre humain eſt compoſé, d’où réſulte un tout ſi harmonieuſement va rié. C’eſt dans le même moule, ſi je puis m’exprimer ainſi que la nature forme tantôt un Alexandre, tantôt un Homère, un Archimède, & tout ce que nous voyons de plus différent en génies. C’eſt un principe ſi ſimp!e qui produit dans chaque homme des plaiſirs ſi variés qu’ils pourraient l’occuper agréablement, dût il exiſter pendant une infinité de ſiècles.

Après avoir expoſé en quoi conſiſte le Beau, je ſerai maintenant en état d’expliquer de queIle manière il produit le ſentiment agréable dans l’eſprit. Ce que j’ai remarqué dans la première Partie ſur l’origine de ce ſentiment en général, me fraye ra le chemin pour la ſolution de ce problème particulier. J’y ai fait voir que le ſentiment agréable tirait ſon origine de la vivacité avec laquelle l’eſprit embraſſe une multitude d’idées qui ſe préſentent à lui à la fois, en lui faiſant ſentir qu’il pourra les développer. Cette explication générale ſuppoſée, il eſt facile de faire voir que tout objet reconnu pour beau a la vertu d’exciter cette vivacité dans l’eſprit. Un tel, objet préſente une multitude d’idées à la fois, liées enſemble par le fil de l’unité, moyennant lequel l’eſprit eſt en état de les développer, & de rapporter tout ce qu’il ya de différent dans cet objet à un centre commun. L’âme en s’apercevant de cette multitude d’idées liées enſemble, & faciles à développer, dès qu’elle y veut fixer ſon attention, regarde cet objet comme une proie, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, capable de contenter ſon goût eſſentiel ; elle s’y précipite. Voilà l’origine du plaifir excité par la, contemplation du beau. Un exemple mettra ma penſée dans un plus grand jour.

ſuppoſons qu’un homme, qui n’a aucune connaiſſance de l’Aſtronomie, regarde pour la première fois ces eſpaces immenſes du ciel, remplis d’un nombre infini d’étoiles fixes. Il ſera frappé par la multitude d’objets de diffèrentes grandeurs qu’il voit ; mais l’idée totale qu’il en conçoit étant un peu confuſe, l’impreſſion que ce ſpectacle fait ſur ſon eſprit ne durera pas longtemps, parce qu’il n’y peut rien diſtinguer, & l’eſprit ne pouvant travailler ſur ce grand nombre d’objets, ſon action eſt arrêtée & il en détourne la vue. ſuppoſons maintenant que ce même homme acquière tout d’un coup l’idée qu’un Philoſophe Aſtronome a de l’univers, qu’il ſache débrouiller ce chaos, qu’au lieu d’étoiles fixes jetées au haſard, ſon imagination lui repréſente autant de ſoleils avec autant de différents ſyſtèmes de planètes, leurs mouvements toujours proportionnés à leurs diſtances des centres ; il en ſera enchanté au-delà de toute expreſſion. Or quelle différence y a-t-il de cette repréſentation à la première ? Il n’y a que celle qui eſt entre l’ordre & la confuſion. Le nombre d’objets étant de part & d’autre comme infini, la différence conſiſte uniquement dans la connexion des idées ; il y a de l’unité dans la variété de la dernière repréſentation. L’eſprit peut travailler ſur ces idées, & s’occuper longtemps à démêler la variété qui règne dans le ſyſtème total.

Cela fait voir que le Beau n’excite le ſentiment agréable que par l’intermède de ce principe d’activité de l’âme, qui eſt la ſource de tout changement qui arrive dans notre intérieur. Ni l’unité, ni la variété, ni l’harmonie des parties dans un objet, ne contribuent à nous le rendre agréable, qu’en tant qu’elles ſe rapportent avantageuſement à la force active de l’âme. C’eſt à cette force primitive que nous ſommes redevables de tout plaiſir que le Beau excite dans nous. C’eſt par ce principe ſi ſimple, que la nature bienfaiſante répand tant de douceur ſur notre exiſtence.

La même explication ſe peut encore prouver d’une autre manière diſtincte, il faut néceſſai rement, (ſelon les principes établis dans la première Partie) que l’âme en reſſente de l’agrément. Or, chaque beauté renfermant une quantité d’idées particulières, nous préſente une idée confuſe du total, juſqu’à ce que nous ayons trouvé l’unité par laquelle nous pouvons développer la variété ; & alors l’idée totale, qui d’abord n’était que confuſe, devient diſtincte. Il en eſt ici comme avec les images d’optique qu’on rapporte à des miroirs. Elles paraiſſent des figures groteſques ; où l’on ne diſtingue pas le moindre ordre, juſqu’à ce qu’on place le miroir dans le centre  ; alors les pièces éparſes ſe rapprochent & ſe réuniſſent dans cette unité, & ce qui ne paraiſſait d’abord qu’une fiction groteſque, paraît maintenant une belle ſtatue. Ce que fait ici le miroir eſt l’effet de l’unité dans le Beau.

ſi l’on veut ſentir la vérité de cette explication, on n’a qu’à faire attention à ce qui ſe paſſe en nous, lorſque nous voyons un bel objet. Il ne nous plaît jamais avant que nous le connaiſſions pour tel, c’eſt à dire, avant que nous ayons développé & rapporté au centre ce qu’il renferme de varié. Un ignorant qui contemple attentivement une belle pièce d’architecture, y voit tout ce que l’Architecte y voit, avec cette différence que l’idée totale qu’il a de la pièce eſt confuſe. Il n’en reſſent pas beaucoup de plaiſir. Apprenez lui les règles de l’Architecture, & les charmes des propoſitions qui lui aident à développer dans l’idée totale de la pièce tout ce qu’elle renfeme de particulier ; il aura de l’admiration pour une choſe qu’il n’avait regardée auparavant qu’avec indifférence.

C’eſt par cette raiſon, que les ouvrages de goût, qui offrent un vrai beau, nous touchent & nous affectent d’autant plus qu’il y règne plus d’aiſance. Quand les liaiſons des parties ſont naturelles, ſans qu’on aperçoive rien de forcé, alors il eſt facile de découvrir la connexion de toutes les parties ; les Pièces de cet ordre frappent extraordinairement, & elles ont le privilège de plaire, même à ceux qui n’ont pas de grandes connaiſſances de ces ſortes de beautés. Mais il faut avouer que ces Pièces où la nature ſemble avoir mis elle même toutes les liaiſons, & qui pour cela paraiſſent faciles, ſont rares, & ne ſortent que des mains des plus habiles Maîtres.

Je ne puis m’empêcher d’éclaircir ceci par une réflexion que Plutarque fait ſur les exploits de Timoléon. Après avoir remarqué que ce grand homme n’avait rien fait, qui au fond fût ſupérieur aux grandes actions de quelques autres Généraux Grecs, comme d’Epaminondas & d’Agéſilas, il dit « qu’il y avait pourtant dans les actions du Général Corinthien quelque choſe de ſi aiſé, qu’elles en tiraient une grâce incomparable, qui les rendait ſupérieures à toutes celles des autres. » Après quoi il ajoute cette judicieuſe réflexion. « Comme les Poèmes d’Antimaque, & les Portraits de Denis, avec tous les nerfs & toute la force qu’on y trouve, font ſentir d’abord qu’ils ont été travaillés & peinés, & qu’au contraïre les Tableaux de Nicomaque & les vers d’Homère avec toutes les perfections toutes les grâces dont ils brillent, ont encore de plus, l’agrément ineſtimable de paraître aiſément faits, & de n’avoir coûté ni travail, ni peine ; il en eſt de même des exploits d’Epaminondas & de ceux d’Agéſilas, quand on les compare à ceux de Timoléon. On ſent dans ceux là qu’ils ont été faits à force & avec d’innombrables difficultés, au lieu que dans ceux ci on voit toujours la beauté accompagnée d’une heureuſe liberté & d’une facilité incomparable. »

Ces remarques, quoiqu’un peu éloignées de mon but principal, ne m’ont point paru ſuperflues, parce qu’elles éclairciſſent & confirment mon explication des effets de la beauté. Il m’en reſte encore une ou deux, pour prévenir quelques doutes qu’on pourrait former contre ma théorie. Je les expoſerai avec toute la brièveté poſſible.

Il y a des beautés, qui, outre les propriétés que j’ai expliquées en détail, par leſquelles elles nous plaiſent, ont encore quelque choſe de particulier, qui augmente le plaiſir qu’elles font naître. Telles ſont les belles actions pour ceux qui les ont faites, & les problèmes pour ceux qui les ont réſolus. Le plaiſir ne vient pas ſeulement de la ſpéculation, mais auſſi de l’heureux ſuccès ; & le plaiſir qui réſulte de cette dernière cauſe, eſt entièrement différent de celui que la beauté excite par elle-même, quoiqu’il ſoit fondé dans le même principe général. En effet dans l’action auſſi bien que dans la contemplation, on ne fait que produire des idées avec cette différence, que dans le dernier cas ces idées qu’on produit reſſemblent à de vaines ombres qui paſſent par l’eſprit ſans y laiſſer preſque aucune trace, au lieu que dans l’action priſe dans ce ſens ; les idées que nous produiſons ſemblent réaliſées hors de nouſ-mêmes, & nous en ſommes en quelque manière les créateurs. Il eſt donc facile à comprendre qu’une action, un exploit, la ſolution d’un problème doit agir plus fortement ſur nous pour exciter le ſentiment agréable, que la ſimple ſpéculation. Je reviens à la remarque qui a donné lieu à cette petite digreſſion. Une choſe peut exciter en nous le ſentiment agréable par plus d’une qualité, quoique tout ſe réduiſe enfin à l’unique ſource de plaiſir, qui eſt l’activité de l’âme.

Je nepourrais citer un exemple pIus remarquable d’une concurrence de cauſes différentes pour exciter Ie ſentiment agréable, que ces objets charmants qui excitent la plus forte & la plus agréable de toutes les paſſions, l’amour. La beauté qui excite cette paſſion, tire ſa force de pluſieurs qualités. Comme Platon avait diſtingué non pas tout à fait ſans raiſon, deux eſpèces d’amour, l’une qui eſt baſſe, tumultueuſe & terreſtre, & l’autre plus noble, & même divine ; nous pouvons dire que la beauté qui excite également ces deux eſpèces d’amour, eſt auſſi compoſée de pluſieurs eſpèces fort différentes. En effet, ou tre ce que nous nommons proprement beauté, il entre beaucoup de beau moral dans l’idée d’une belle perſonne. De plus, comme elle nous offre en même temps le plus grand plaiſir ſenſuel, le déſir de la jouiſance ſe mêlant à l’idée de toute ſorte de plaiſirs moraux, & à la beauté proprement dite, elle excite cette forte paſſion que nous nommons amour : paſſion où les ſens, le cœur, I’imagination & l’entendement, concourent également à nous promettre une infinité de biens. Eſt il étonnant que l’effet, en ſoit ſi prodigieux ?

On pourrait encore me faire une objection que je ne dois pas négliger. On voit tous les jours que tel objet plaît beaucoup à certaines gens, pendant que d’autres le trouvent inſupportable. Cette différence de goût s’étend ſur toute ſorte de beauté. L’un admire un théorème qu’un autre trouve très médiocre. Ce tableau, cette deſcription, cette comparaiſon, vous paraiſſent peu de choſes tandis que d’autres les admirent. Un tel meurt d’envie de poſſéder une perſonne, que vous tâchez d’éviter, tant vous la trouvez déſagréable. ſi la beauté eſt une qualité conſtante & invariable, ſi notre eſprit a une diſpoſition néceſſaire à être également touché de toute ſorte de beauté, d’où vient cette grande diffé rence dans les goûts ? Voici ma réponſe. Chaque eſpèce de beauté étant ſuſceptible d’un nombre infini de degrés, un objet qui en ſoi même a effectivement de la beauté peut en avoir très peu en comparaiſon d’un autre. Or quand on eſt accoutumé à ne voir que des objets qui ont déjà un certain degré de beauté & que l’on s’eſt familiariſé avec ce degré de beauté en le regardant comme la meſure abſolue du Beau, ſi l’on compare enſuite à cette meſure des beautés d’un moindre degré, on n’y trouve pas ce qu’on eſt accoutumé de chercher, l’eſprit ne peut produire les idées auxquelles il eſt accoutumé ; cela excite néceſſai rement du déplaiſir, & l’on décide que cet objet n’a point de beauté, pendant qu’on devrait ſe contenter de dire qu’il eſt fort inférieur à tel autre. Un Européen accoutumé & élevé dans une grande ville, où le beau ſexe joint à ſa beauté naturelle toutes les grâces des manières & de l’ajuſtement. tranſporté ſur les côtes d’Afrique, y trouve les femmes fort dégoûtantes & laides ; cependant elles ne le ſont que comparativement, ayant effectivement de la beauté pour tous ceux que la coutume n’a pas engagés à prendre un plus haut degré de beauté pour l’unité à laquelle on meſure les autres. Cette obſerva tion peut être appliquée à toutes les eſpèces de beauté, & l’application en eſt ſi facile, qu’il ſerait ſuperflu de s’y arrêter plus longtemps.

J’ai expliqué la manière dont le Beau excite en nous le ſentiment agréable : ces mêmes principes pourront ſervir auſſi à expliquer l’effet contraire de la qualité oppoſée, de la difformité & du déſordre, ſans qu’il ſoit beſoin d’entrer dans un plus grand détail. La difformité réſulte principalement de la contariété des parties qui compoſent un tout. Non ſeulement on n’y trouve ni la Iiaiſon, ni l’harmonie, qui dans la beauté fait concourir les parties à for mer un tout régulier ; mais l’effet d’une partie eſt détruit par celui d’une autre, elles s’entrechoquent. Voici maintenant les deux raiſons principales qui rendent ces objets déſagréables.

1°. Notre eſprit eſt naturellement porté à développer tout ce qu’il trouve dans un objet. Or le déſordre, dès qu’il règne entre les parties d’un tout, l’empêche de ſuivre ſon penchant, il ſe confond dans ce déſordre ; ſon action eſt arrêtée & ce qui en eſt la cauſe ne peut que lui déplaire, comme je l’ai prouvé plus au long dans la première Partie de ces recherches. A cette première raiſon j’en joins une autre, qui eſt encore plus forte.

2°. La contemplation du beau, de quelque eſpèce qu’il ſoit, nous accoutune à une certaine manière de penſer, qui fait Ie fondement du goût. Un homme, par exemple, qui n’a vu depuis longtemps que de fort beaux tableaux, tels que ceux d’un Watteau, ou d’un Wowerwan, contracte peu à peu l’habitude de ne penſer à aucun autre degré de beauté qu’à celui que lui offrent ces objets familiers : l’empreinte en eſt dans ſon âme & l’occupe ; il oublie, pour ainſi dire qu’il y en a d’autres & prend par conſéquent celui ci pour meſure ou pour unité. Maintenant dès qu’il voit un tableau, l’habitude Ie porte à y chercher l’exécution des règles qu’il a obſervées dans les beaux tableaux dont la vue lui eſt familière, de ſorte que ſon eſprit a un penchant déterminé à développer les idées d’une certaine manière. ſi l’objet qu’il voit ne lui permet pas de le faire, l’ordre de ſes idées en eſt troublé, & cela ne peut qu’exciter en lui un ſentiment fort déſagréable. Ce déſagrément eſt aſſez ſemblable au chagrin que nous ſentons lorſque des obſtacles inſurmontables nous empêchent d’exécuter un projet pour Iequel nous avions de l’empreſſement ; & plus nous ſommes attachés à une certaine eſpèce de beau, c’eſt-à-dire, plus notre goût eſt déterminé & fixe, plus ce déſagrément ſera ſenſible. Voilà, ce me ſemble, des principes ſuffiſants pour expliquer l’effet que la contemplation de la difformité produit en nous.

Je finirai par des réflexions générales, en forme de corollaires tirés de cette théorie, pour donner un échantillon de l’utilité qu’on peut tirer de pareilles recherches. Car je ſais qu’il y a des gens qui s’efforcent d’y attacher du ridicule, prétendant qu’il ſuffit de jouir de toute ſorte de plaiſir, & de les bien ménager, ſans ſe mettre en peine d’en rechercher cauſes. Mais pourrait on connaître l’origine & la nature des plairſirs, ſans en profiter ? J’eſpère d’être en état dans la ſuite de ces recherches, de faire voir combien nous gagnerons par une théorie exacte du plaiſir. Voici, en attendant, quelques réflexions qui en feront foi.

Je viens de prouver que l’effet du beau était fondé dans la nature de l’âme, & dans celle des objets ; il s’enſuit, que le rapport qu’a le beau à l’eſprit eſt nécéſſaire, & par conſéquent inaltérable. Il n’y a qu’une ſeule condition requiſe, pour que le beau faſſe ſon effet ; c’eſt qu’il faut le connaître, & pour cela il faut être un peu verſé dans le genre auquel il appartient, parce que ſans cela on n’eſt pas d’abord en état, comme je l’ai prouvé plus haut, de ſaiſir le beau d’un objet. ſi donc tous les hommes avaient les mêmes connaiſſances, ils auraient néceſſairement le même goût ; & il n’y aurait plus de diſpute en fait de beauté. Deux grands Maîtres dans l’art de la Peinture ne ſeront jamais d’un avis différent en fait des tableaux, pourvu qu’ils parlent ſincèrement. Ce n’eſt donc que la différence des connaiſſances, & de la pénétration, qui produit celle des goûts. Chaque genre différent du beau fait pour ainſi dire une ſcience à part. Il faut l’avoir étudiée pour prononcer ſur ce qui lui convient. Voilà une rè gle à laquelle on ne fait pas aſſez d’attention. On veut juger de tout, & de Ià vient cette contrariété de ſentiment en fait de toute ſorte de beauté, qui a donné lieu à la fauſſe opinion, que la beauté & le goût ſont des choſes arbitraires ; de là on va quelquefois juſqu’au ſcepticiſme abſolu, en aſſurant avec autant de hardieſſe que d’ignorance, qu’il n’y a rien de certain dans les connaiſſances humaines. La différence du goût n’a lieu que parmi les ignorants & les ſuperficiels ; comme le ſcepticiſme ne ſéduit que ceux qui ne ſavent pas approfondir Iès règles de la logique.

Cette remarque me conduit naturellement à une autre ; que le goût eſt une ſuite néceſſaire des connaiſſances & de la pénétration. Plus on étend les connaiſſances, plus on doit néceſſairement ſentir le beau, ſous les différentes formes dans leſquelles il aime à s’envelopper. Ceux qui ſe ſont bornés à une ſeule ſcience, un ſeul métier, mépriſent ordinairement les autres, parce qu’ils n’ont aucune connaiſſance des beautés qui s’y trouvent. Il n’y a rien de plus commun que de voir un homme de guerre qui ne goûtant que la gloire, la licence & le tumulte de ſa profeſſion, mépriſe les plaiſirs doux & paiſibles de ceux qui en cherchent dans l’étude, & un pédant qui s’attachant à un ſeul genre d’étude dédaigne tous les autres.

Voulez vous augmenter le nombre de vos plaiſirs & de vos amuſements ? Commencez par aiguiſer votre pénétration & par étendre vos connaiſſances. Cherchez le beau partout, vous le trouverez auſſi partout. Il eſt impoſſible de rien apprendre, ſans s’ouvrir en même temps de nouvelles ſources de plaiſir. Il n’y a aucune profeſſion, aucun genre de vie, qui ne ſoit un principe infaillible d’agrément pour ceux qui y réuſſiſſent, chacune de ces profeſſions ayant ſes principes généraux, ſes théorèmes & ſes problèmes ſuſ ceptibles de beautés intellectuelles : l’artiſan, le négociant, le laboureur, le mécaniſte, le ſavant, I’homme de guerre, chacun exerce un métier capable de lui procurer bien du plaiſir pourvu qu’il le ſache bien. s’il était poſſible à un ſeul homme de ſavoir & d’exercer tous les métiers, il réunirait en ſoi les plaiſirs diſperſés dans les différentes conditions de la vie.

De toutes les maximes que je pourrais tirer de ces remarques, je ne ferai mention que d’une ſeule. Appliquez vous de toutes vos forces à bien ſavoir votre métier, quel qu’il ſoit ; car non ſeulement cela augmentera votre capacité pour le plaiſir, mais votre habileté vous mettra à l’abri de bien des peines & des chagrins qu’entraîne néceſſairement une mauvaiſe réuſſite. Ce qu’on dit de la vertu, qu’elle eſt ſa propre récompenſe, peut être appliqué à l’habileté : elle récompenſe par elle même ceux qui la poſſèdent, en leur procurant immédiatement un grand nombre de plaiſirs qu’ils n’auraient jamais ſans elle. J’admire en cela l’ordre inimitable de la nature, où tout eſt teIlement lié, que ce qui ſert le plus à l’intérêt particulier, ſert également à l’utilité publique. Les hommes habiles & les hommes vertueux ſont les plus utiles au public, & en même temps les plus heureux en partculier.

La connaiſſance des beautés de l’imagination & de l’entendement, dont il eſt ici queſtion, ſuppoſent pour être goûtées, quelques connaiſſances, & un certain degré d’exercice dans l’art de raiſonner. Le vulgaire qui ne poſſède pas ces deux qualités dans un degré fort éminent, ne peut guère profiter de ces tréſors répandus dans la vaſte empire de la vérité, & dans la nature, & il s’abandonne à ce qui eſt plus à ſa portée, aux plaiſirs des ſens, igmorant preſque entièrement qu’il y en ait d’autres. Les nations où l’ignorance eſt générale, ſont entièrement privées de ces plaiſirs plus relevés. Il n’y a que les nations polies & éclairées qui nagent, pour ainſi dire, dans un océan de plaiſirs, en trouvant de propres à toutes leurs facultés, ſoit ſenſuelles, ſoit intellectuelles. Cétait donc avec grande raiſon que cet ancien Philoſophe remerciait les Dieux de I’avoir fait naître Grec plutôt que Barbare, & Athénien plutôt que Citoyen de toute autre ville Grecque. Car les Athéniens qui avaient alors plus de connaiſſances que les autres Grecs, étaient pour cela même en poſſeſſion de plus de plaiſirs que les autre.

Combien ne devons nous donc pas à ces grands Hom mes, amis du genre humain, qui ont civiliſé les nations, à ceux qui ont inventé les Arts & les ſciences, & à ceux qui par des travaux aſſidus, & par des veilles précieuſes les enrichiſſent & les perfectionnent ? & quels hommages ne devonſ-nous pas à ces ſouverains bienfaiſants, Pères des nations, dont un des ſoins principaux eſt de ſe ſervir de leur grandeur pour éclairer leurs Peuples, & pour faire fleurir les Arts & les ſciences, & qui par là ouvrent, pour ainſi dire, de nouvelles mines inépuiſables en beauté en plaiſir ?

J’ai dit que toute ſcience & tout genre de vie eſt capable de procurer du plaiſir à ceux qui l’exercent, & qui le ſavent bien. Je ne voudrais pas qu’on inférât de là, qu’ils ſoient tous également dignes qu’on s’y applique.Il y a entre eux une très grande différence. Il y a des études & des arts qui n’ont guère d’autre utilité que celle de procurer du plaiſir immédiat à ceux qui s’y appliquent. de ce genre ſont quelques ſciences abſtraites, ſpéculatives, agréables à la vérité, mais qui n’ont aucun rapport à nos autres beſoins. Il y en a qui, outre ce plaiſir immédiat nous en procurent beaucoup d’autres. Tels ſont les métiers où la ſatiſfaction qu’on en tire immédiate ment eſt jointe à la réputation, à la renommée, à l’opulence, & ce qui eſt le principal, à la reconnaiſſance du Public ; & dans ces cas, les plaiſirs médiats ſurpaſſent de beucoup les plaiſirs immédiats. Il y en a enfin qui, en procurant un plaiſir immédiat à ceux qui les exercent, nuiſent ou à eux-mêmes ou aux autres. C’eſt au ſage à apprécier toutes ces eſpèces, & à choiſir celle qui eſt la plus avantageuſe à tous égards, ſi le choix eſt en ſon pouvoir.

Fin de la ſeconde Partie.