Nouvelle Théorie des plaisirs/Texte entier

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Par Mr. SULZER, de l’Académie Royale des Sciences & Belles-Lettres de Berlin ;

AVEC

DES RÉFLEXIONS

Sur l’Origine du Plaisir,

Par Mr. KAESTNER de la même Académie.

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Vero fruere non superbus gaudio.

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MARTIAL.

M. DCC. LXVII.

INTRODUCTION[modifier]

La plus célèbre & la plus importante de toutes les recherches philoſophiques, eſt celle qui regarde les moyens de parvenir au bonheur : auſſi ancienne que la philoſophie même, elle fut l’objet des méditations d’un grand nombre de philoſophes de l’antiquité, & les partagea en pluſieurs ſectes. Elle ne ſemble pas d’abord fort difficile. Tout le monde convient que le bonheur, autant que l’homme peut y parvenir, eſt un état dans lequel la ſomme des plaiſirs dont on jouit, ſurpaſſe celle des peines auxquelles on eſt expoſé. Or une longue ſuite d’expériences multipliées & répétées, a procuré aux hommes la connaiſſance d’une infinité de choſes dont la jouiſſance donne du plaiſir ; & par le même moyen on eſt parvenu à connaître preſque toutes les circonſtances des actions humaines, dont la peine & le chagrin ſont des ſuites naturelles. Cela poſé, il ſemble que toute la ſcience du bonheur, en tant qu’il dépend de nos actions, ſe réduit à une ſeule règle générale fort ſimple & fort aiſée : Qu’il faut tâcher de ſe procurer tout le plaiſir poſſible, connu par l’expérience, & d’éviter toute peine. C’eſt la maxime fondamentale de la morale des Epicuriens qui ſe bornent aux plaiſirs des ſens.

Malgré la ſolidité apparente de cette maxime, il n’eſt pas fort difficile de voir qu’elle eſt très défectueuſe dans ſa généralité, & ſujette à des inconvénients inévitables. Il ne faut qu’un peut d’expérience avec un juge ment ſolide, pour s’apercevoir de deux choſes qui la rendent fort ſuſpecte. 1° Il arrive fort ſouvent que les plaiſirs ſe croiſent & s’entrechoquent, s’il eſt permis de parler ainſi. Nous avons pluſieurs facultés qui nous rendent ſuſceptibles de pluſieurs eſpèces de plaiſir. Or il peut arriver qu’une eſpèce ſoit contraire à l’autre, ou du moins que la jouiſſance de l’une exclue néceſſairement celle de l’autre. Que faut il faire alors ? A quel plaiſir donner la préférence ? au plus grand ? Mais le moyen de calculer les plaiſirs ? ſuffit il de comparer enſemble les premières impreſſions de deux eſpèces ; ou bien, faut-il ſuivre chaque plaiſir par toute la ſuite d’impreſſions qu’il produira dans l’âme ? s’il eſt poſſible qu’un objet nous fourniſſe toujours un plus grand plaiſir à meſure que nous continuons d’en jouir, la première impreſſion qu’il aura faite ſur nous ne peut nous ſervir à l’eſtimer tout ſon prix. Les règles qui doivent nous guider dans la recherche du bonheur, ne peuvent pas nous laiſſer dans l’incertitude ſur ces doutes. Je conclus de là que la maxime Epicurienne eſt défectueuſe.

2° Nous ſavons encore par l’expérience, qu’un plaiſir goûté peut dégénérer en peine & en chagrin, ou pour parler plus juſte, qu’un plaiſir goûté peut devenir la cauſe d’un chagrin beaucoup plus grand que n’a été le plaiſir dans ſon genre. Cela vient de la diverſité de nos facultés. ſi nous n’étions ſuſceptibles que d’une ſeule eſpèce de plaiſir ; ſi, par exemple, de toutes nos facultés il ne nous reſtait que le ſens du goût, la maxime ſerait très juſte. Pour devenir heureux, il ne faudrait alors que chercher tous les moyens poſſibles de flatter notre goût. Rien ne ſerait plus facile que d’être heureux, quoiqu’un bonheur ſi borné fût très peu de choſe. Mais dès que nous avons des facultés différentes, & qu’il eſt néceſſaire de les contenter toutes pour arriver au bonheur, la ſcience de la félicité devient beaucoup plus compoſée : & on ſent que la maxime citée eſt non ſeulement défectueuſe, mais dangereuſe, & capable de nous plonger dans le malheur.

Je me flatte que ce peu de remarques ſuffira pour faire voir que l’Epicuriſme ſenſuel ne peut ſervir en aucune manière à nous conduire au grand but de la nature, & qu’il faut des recherches bien plus difficiles pour parvenir à quelque choſe de ſolide & d’aſſuré en fait de morale. Ce que j’ai obſervé, indique même la route qu’il faut tenir dans une diſcuſſion auſſi délicate & auſſi importante. Il s’agit de connaître à fond toutes les facultés qui nous rendent ſuſceptibles de différentes eſpèces de plaiſir ou de peine ; il faut ſavoir le rappport qu’a chacune de ces facultés à l’eſſence même de notre âme, où à notre nature immuable ; & enfin, de quelle manière le plaiſir eſt excité en nous, au moyen de ces facultés, par toute forte d’objets. Après ces recherches préliminaires, on ſera en état d’eſtimer chaque plaiſir à ſa juſte valeur, d’apprécier la doſe & les proportions que les différentes eſpèces doivent garder entre elles pour que nous parvenions au maximum du bonheur, & de trouver les moyens les plus propres à cet effet.

Je crois avoir fait quelques re marques aſſez importantes ſur chacun de ces articles, pour oſer les préſenter au public. Je commencerai par expoſer le fondement de mes découvertes ultérieures, qui conſiſte dans l’explication de l’origine de tout ſentiment agréable & déſagrable en général. J’étais perſuadé avant que d’avoir entrepris ces recherches, que tous les plaiſirs, quelques différents qu’ils fuſſent, tiraient leur origine du même principe eſſentiel à l’âme, comme dans la nature une ſeule force très ſimple produit un grand nombre de phénomènes très différents. Maintenant que j’ai étudié & approfondi ce principe, ma conjecture devient une réalité démontrée.

PREMIERE PARTIE - Théorie générale du plaisir.[modifier]

Pour découvrir cette ſource primitive de tout plaiſir, & pour en déduire les eſpèces différentes, à la manière des géomètres qui de l’eſſence d’une ligne courbe déduiſent toutes les autres propriétés de la même courbe, il nous faut remonter à l’eſſence de l’âme. Car l’agréable & déſagréable étant ſi intimement liés à toutes nos perceptions, on en peut conclure que ces deux qualités générales de nos perceptions tiennent immédiatement à la nature de l’âme.

Je n’entrerai point ici dans des diſcuſſions métaphyriques pour & contre l’immatérialité de l’âme. Il ne me paraît pas abſolument néceſſaire à mon but que cette queſtion ſoit décidée. Que l’âme ſoit ſimple ou matérielle, il ſuffit qu’elle foit d’une nature conſtante & immuable, & que ce qui fait l’eſſentiel de la nature humaine ſoit conſtamment le mê me dans tous les ſiècles & dans tous les climats : ce que tout philoſophe ſenſé m’accordera ſans peine. ſans m’arrêter donc à prouver l’immatérialité de l’âme, (ce qui ne me paraît pourtant pas impoſſible à démontrer) j’examinerai ſeulement en quoi conſiſte ſon eſſence, ou ſon action naturelle. Cette action naturelle de l’âme eſt ſûrement celle de produire, ou ſi l’on veut, de recevoir des idées, & de les comparer, c’eſt à dire de penſer.

Je ne répéterai point ici ce que nos philoſophes modernes, d’après l’illuſtre Wolff, ont ſolidement établi pour prouver que l’action naturelle de l’âme, ou comme ils l’appellent, ſa force eſſentielle, eſt celle de produire des idées. Il y a peu de gens qui ſoient accoutumés d’entrer dans des diſcuſſions métaphyſiques auſſi profondes. Je remarque ſeulement que l’âme, ne jouiſſant jamais des objets mêmes, mais ſeulement des idées qu’elle s’en forme, ne peut déſirer que des idées, vu qu’il n’y a que cela même dans l’âme. ſi nous réfIéchiſſons ſur ce qu’il y a d’eſſentiel dans les amuſements, & dans les goûts des hommes, nous trouverons toujours qu’ils ſe réduiſent à la fin à quelque choſe de purement idéal.

Quel que ſoit le génie d’un homme, ou la force de ſon eſprit, Ie penchant le plus conſ tant qui entre dans tout ce quil fait, c’eſt d’amuſer continuellement l’eſprit ou l’imagination, par des objets qui lui fourniſſent matière à penſer ; c’eſt pour ainſi dire, la nourriture de l’âme. Pour nous convaincre de cela, mous n’avons qu’à ſuivre l’homme dans tous ſes amuſements, dans ſes plaiſirs, en un mot dans tout ce qu’il fait par goût ; en tâchant de démêler ce qui l’amuſe véritablement, nous trouverons toujours que cela ſe réduit à quelque choſe d’intellectuel. L’ambitieux, par exemple, ſe plaît il dans le rang auquel les intrigues l’ont élevé, parce qu’il ſe voit flatté & craint ? ou bien ne repaît il pas ſon eſprit de la beauté intellectuelle qu’il aperçoit dans l’heureuſe réuſſite de ſes entrepriſes, & de la belle perſpective que ſon pouvoir lui préſente, d’être maître d’une infinité d’événements ? je ſuis aſſuré que ce qui lui fait le plus de plaiſir eſt la beauté du ſyſtème politique qu’il s’eſt formé. Or cela eſt purement intellectuel.

Il en eſt de même de tous les amuſements des hommes. Que le philoſophe s’occupe de ſes ſpéculations, le politique de les projets ; que le petit maître folâtre, ou que l’homme le plus borné converſe avec ſes voiſins ; ils n’ont tous qu’un même but, celui de fournir chacun à ſon eſprit une quantité d’idées & de pen ſées convenables à ſon goût & à l’étendue de ſes connaiſſances. Ceci doit s’entendre ſurtout de ces occupations qui demandent l’application l’eſprit. Chaque entrepriſe eſt une eſpèce de problème dont la ſolution nous attache, en contentant le beſoin primitif de notre nature, & tous les genres de vie ſont autant de ſciences qui à la fin ſe rapportent toutes à la faculté intellectuelle de notre âme. Ce qu’un célèbre poète dit de l’amour propre convient bien mieux à ce beſoin de l’âme.

…………………Ecartez ce mobile,
L’homme eſt enſeveli dans un repos ſtérile :
Il eſt tel qu’à la terre une plante attachée,
Qui végète, produit, & périt déſſéchée.
(Du Reſnel d’après Pope).

Je ne crois pas me tromper en aſſurant que ce que je viens d’avancer ſur la nature de l’âme & ſur ſon beſoin primitif, paraîtra évident à quiconque voudra prendre la peine d’y réfléchir. Il pourrait pourtant naître un doute : il y a un grand nombre de perſonnes qui ne paraiſſent rechercher que des plaiſirs purement ſenſuels. Or il eſt difficile de ſe perſuader que le beſoin principal de ces genſ-Ià ſoit celui de penſer.

Je réponds, en me fondant auſſi ſur l’expérience, que les plaiſirs purement ſenſuels, s’il y en a véritablement de tels, ne peuvent jamais ſuffire à contenter les beoins de notre nature, ils deviennent bientôt inſipides & mépriſables, s’ils n’empruntent quelque attrait de la faculté de penſer. Je n’alléguerai pas que des gens d’eſprit ſentent plus vivement que les autres, les plaiſirs ſenſuels. Je me contenterai de faire obſerver qu’un homme qui aurait abondamment de quoi ſatiſfaire tous les ſens, & auquel manqueraient les plaiſirs qui tiennent à la facuIté intelIectuelle ne ſerait ſûrement pas lontemps heureux. Qui eſt ce qui aimerait les plaiſirs de la table uniquement pour ce qui flatte le goût ? & qui les ſouhaiterait, s’il y était ſans compagnie & ſans gaieté ? Qui eſt-ce qui ne ſe laſſerait bientôt de la jouiſſance de la plus belle perſonne, ſans le mélange des plaiſirs d’un genre plus élevé qui accompagnent ce commerce agréable & en ſont preſque tout le prix ? Les voluptueux de profeſſion vous diront qu’au milieu des délices des ſens, on rencontre des vides affreux, & qu’on eſt malheureux ſans les plaiſirs qui tirent inconteſtablement leur origine de la faculté de penſer, & qui ſont le véritable ſel des autres.

Nous voyons donc clairement que les plaiſirs des ſens, quelque puiſſants qu’ils ſoient, ne viennent que d’un beſoin acceſſoire, & que dans tout ce qui doit nous amuſer longtemps, il faut quelque choſe d’intellectuel. Ce qui prouve que l’eſſence de notre âme, le principe d’où naiſſent tous nos déſirs conſtants, eſt une détermination puiſſante à produire & à recevoir des idées. Je me flatte même de faire voir dans la ſuite de ces recherches, que les plaiſirs les plus ſenſuels tirent leur origine de cette ſource générale.

J’ajoute une autre obſervation qui confirme ce que j’ai dit ſur la nature de l’âme. En faiſant attention à la diverſité & au changement de goût, on s’aperçoit que, plus I’homme devient capable d’idées intellectuelles & diſtinctes, moins il s’occupe des choſes ſenſuelles. Ceux qui n’ont jamais appris à penſer s’occupent, comme ils peuvent, des objets qui tiennent beaucoup du ſenſuel.

Apprenez leur à réfléchir, à former des jugements, à tirer des concluſions générales de faits particuliers, à comparer des idées en partie ſemblables ; & vous verrez qu’ils s’occuperont beaucoup plus des choſes intellectuelles, qu’ils n’avaient fait auparavant. Je le répète donc avec aſſurance, que notre nature eſt telle que l’action qui nous eſt eſſentielle & qui eſt le principe de toutes nos entrepriſes & de toutes nos opérations libres eſt celle de penſer, comme l’action du feu eſt de brûler, ou celle de l’aimant d’attirer le fer.

Nous avons donc trouvé un principe actif dans l’âme qui eſt la ſource de toutes nos actions. Par ce principe toutes nos affections ont la même origine, partent de la même ſource. & comme les hommes, qui tirent leur origine du même père commun, ſe diſtinguent par leurs qualités, en ſorte qu’il y a des nobles & des roturiers de différentes claſſes, ſelon que le ſort les fait naître ; de même nos affections & nos plaiſirs, quoique d’une égale nobleſſe dans leur origine, deviennent plus ou moins eſtimables, ſelon les différents ſervices qu’ils nous rendent, & ſelon qu’ils tiennent plus ou moins immédiatement au bonheur.

Mais avant que de montrer comment ce principe actif de l’âme produit tous les ſentiments agréables & déſagréables, & par conſéquent toutes les inclinations, il eſt néceſſaire d’examiner un peu plus particulièrement ſa nature. D’abord il faut remarquer que le nom de force qu’on a donné à ce principe actif dans l’homme, ſignifie un empreſſement perpétuel qui, pour ainſi dire, met tout en mouvement pour pouvoir produire des idées. Pour bien connaître la nature de cette force, nous n’avons qu’à nous la repréſenter dans des cas fort remarquables, par exemple, dans une grande paſſion. Tout le monde ſait combien on eſt alors preſſé & troublé par la force du déſir. Dans les autres cas où l’âme eſt plus tranquille, la force eſſentielle ne laiſſe pas d’être la même, quoique moins grande ; elle excite toujours une agitation ſemblable à celle des paſſions, plus ou moins fortes. Voilà ce que veut dire le terme de force eſſentielle de l’âme.

Je remarque en ſecond lieu, que cette force de l’âme eſt tellement déterminée, qu’il ne nous eſt point indifférent de quelle nature ſoient les idées qu’elle produit. L’âme préfère toujours les idées claires aux obſcures, & celles qui ſont diſtinctes à celles qui ne ſont que confuſément claires. Tout le monde aime mieux de voir clair dans toutes ſortes de choſes, que d’avoir les idées brouillées. En effet une idée diſtincte nous repréſente plus de choſes du même objet, qu’une idée confuſe ; & par conſéquent elle contente mieux le beſoin de l’âme.

Ce n’eſt pas tout encore. L’âme ne ſe contente pas de produire des idées ; ſemblable à un bon terroir qui, après avoir reçu les ſemences dans ſon ſein, les nourrit & les fait éclore, l’âme en réfléchiſſant ſur ſes idées, les compare, en tire de nouvelles, en forme des propoſitions, des raiſonnements, des penſées ſuivies. Cette activité de l’âme ſe montre partout. Le génie le plus faible forme ſes raiſonnements tout comme le Philoſophe. C’eſt cette faculté de comparer les idées, & d’en former des raiſonnements, qu’on appelle la raiſon, & l’on convient généralement qu’elle eſt plus ou moins le partage de tous les hommes. Ce n’eſt pas un talent acquis, c’eſt un don de la nature, une force de l’âme, à laquelle on réſiſterait en vain. Nous aurions beau nous propoſer de reſter dans l’inaction, la force de l’âme l’emporterait. Nous produiſons des idées, nous les comparons.

J’obſerve enfin que, plus les idées ſont liées dans le raiſonnement, c’eſt-à-dire plus le raiſonnement eſt parfait, plus auſſi l’âme doit s’y plaire. Car dans ces cas ſon action naturelle eſt plus parfaite & plus libre, que lorſ que les idées ſont embrouillées. Ce qui eſt encore confirmé par l’expérience.

Voilà la nature du principe actif de l’âme. Tout le monde ſait de quelle manière Wolff en a déduit toutes les facultés intellectuelles de l’âme. Pour moi je tâcherai maintenant d’en déduire l’origine de tous les ſentiments agréables & déſagréables, qui ſont comme les ſemences des paſſions, ou plutôt comme des étincelles d’où naît le feu. Car j’avoue que ni la théorie du plaiſir que ce célèbre Philoſophe nous a donnée, ni celle du grand Deſcartes, ne me ſatiſfont point.

Commençons par réduire à des notions ſimples les idées du plaiſir & de la peine. Ces deux affections varient à l’infini ſelon les divers degrés de force qu’elles ont ; & ſemblables à des rivières qui portent des noms différents à différentes diſtances de leur ſource, elles reçoivent d’autres noms ſelon leur degré d’intenſité. Le même ſentiment, ſuivant qu’il ſera plus ou moins fort, recevra le nom d’agrément, de plaiſir, de joie, de raviſſement ; tout comme les termes de peine, de douleur, de gêne & de tourment, n’expriment qu’un même ſentiment, conſidéré depuis ſon commencement juſqu’au progrès le plus éloigné. Pour en fixer donc les notions, nous les prendrons à leur ſource. Le commen cement du plaiſir n’eſt autre choſe que ce que nous appelons aiſance. Cette aiſance commence par la tranquillité, par une eſpèce d’équilibre dans l’âme. La peine au contraire commence par la contrainte. Conſidérons d’abord l’origine & le progrès de ce dernier ſentiment.

L’action naturelle de l’âme provient de la force d’un certain empreſſement qu’elle ſe ſent à penſer. Y a-t-il quelque choſe qui mette un obſtacle à cette force, qui l’empêche de ſe déployer ; ou l’action ne répond-elle pas à la grandeur de l’empreſſement de l’âme ? il faut néceſſairement qu’elle s’en reſſente, qu’elle s’en trouve mal, qu’elle n’aime pas cet état de contrainte directement oppoſé à ſa nature. Je ferai voir dans la ſuite quels ſont ces obſtacles qui empêchent ou troublent l’action naturelle de l’âme. Plus une âme eſt vive, ou plus l’obſtacle à ſon action eſt grand, plus auſſi la peine qui en réſulte ſera grande, & ce ſentiment peut aller ſi loin que la nature entière de l’homme en ſoit comme bouleverſée. L’âme reſſemble à une rivière qui coule paiſiblement tant qu’il n’y a rien qui arrête ſes eaux, & qui s’enfle & devient furieuſe dès qu’on oppoſe une digue à ſon courant. Voilà l’origine du ſentiment déſagréable ou de la peine.

Quant au plaiſir, il ſemble plus difficile de bien le définir.ſi la peine vient naturellement de l’action de l’âme empêchée ou troublée, la ſeule liberté de l’action & le bon ſuccès des forces employées, ne paraît produire que le contentement & la tranquillité qui ne ſont que le commencement ou l’élément du plaiſir. Cependant il eſt aiſé de voir que, quand l’âme réfléchit ſur cet état d’aiſance dans lequel elle ſe trouve, elle en doit avoir uin ſentiment agréable, ſurtout ſi elle ſe ſouvient de la peine qu’elle a eue quelquefois, lorſque ſon action était empêchée. Mais ce ſentiment agréable n’eſt pas encore ce qu’on appelle plaiſir. Il faut quelque choſe de plus. Quel eſt don l’état de l’âme, & quelle eſt ſon action, quand au lieu d’un ſimple contentement elle goûte actuellement du plaiſir ou de la joie ?

Le plaiſir paraît diſtingué du ſimple contentement, en ce qu’il a quelque choſe de plus vif & de plus piquant. Dans le contentement l’âme eſt comme en repoſe : dans le plaiſir elle paraît agréablement mais vivement agitée. Cette vivacité qui diſtingue le plaiſir du ſimple contentement, peut venir de ce que l’action de l’âme eſt alors précipitée ; elle ne va plus ſimplement ſon train, elle voit une multitude de choſes ſur leſquelles elle peut travail ler avec plus de facilité & de viteſſe, qu’elle n’en a ordinairement dans l’état de ſimple aiſance. Telle doit néceſſairement être l’action de l’âme lorſqu’elle ſe repréſente un objet, duquel comme d’une ſource féconde découle une quantité d’idéées particulières, qu’elle prévoit pour ainſi dire de loin. Elle ſent qu’elle aura de l’ouvrage, & un ouvrage aiſé. Ce preſſentiment d’abondance de nourriture, ſi je puis m’exprimer ainſi, lui fait naître un déſir de s’attacher à cet objet ; & c’eſt principalement de ce déſir que naît la vivacité du plaiſir ; car je ne crois pas que ſans déſir il y ait aucun degré ſenſible de plaiſir dans le monde. Dès que le déſir manque, le plaiſir dégénère en ſimple agrément, comme il arrive dans les plaiſirs ſouvent réitérés. Voilà ce que je puis dire de l’origine du plaiſir en général.

Il réſulte de cette explication, que le ſentiment du plaiſir eſt en quelque manière un état extraordinaire de l’âme. L’expérience le confirme aſſez. Il n’y a perſonne qui ait eu pendant le cours de ſa vie plus de moments de plaiſir, que de moments de ſimple contentement ou de peine. Le plaiſir vif n’eſt ſemé que rarement ſur la route de cette vie. Nous voyageons par des régions où il ya beaucoup de campagnes arides, aſſez de verdure agréable, mais peu de fleurs d’un certain éclat.

Après avoir découvert au fond de notre nature la ſource générale de tous les ſentiments agréables & déſagréables, je devrais maintenant faire voir quelles doivent être les diſpoſitions de l’âme, pour la rendre plus ou moins ſuſceptible de ces ſentiments, & quelles ſont les qualités générales des objets qui les excitent ? Mais, avant que d’entreprendre cet examen, je me vois obligé de diſſiper quelques doutes qu’on pourrait former contre ma théorie générale.

Oui ! me dira-t-on, les plaiſirs n’auraient-ils qu’un commencement ſi faible ? les tranſports de l’amitié & de la tendreſſe, cette joie auſſi vive que douce qui ſuit & récompenſe une belle action, ces charmes de la beauté, cette douce ivreſſe qui naît des délices des ſens, en un mot ces plaiſirs ſi variés & ſi grands ; ſerait-il poſſible qu’ils ne vinſſent que de la faculté de penſer, & de l’empreſſement de l’âme pour la production des idées ? Cela paraîtra ſi étrange à bien des perſonnes, qu’elles ſeront tentées de rejeter ma théorie, avant que de l’avoir examinée en détail. En attendant que j’en donne des preuves particulières, voici quelques remarques qui ſerviront comme de ſolution préliminaire à ces doutes.

De tous les plaiſirs, les plus intellectuels ſont ordinairement les plus attachants & les plus con ſtants. Il n’y a rien au monde de plus attachant, que l’étude des ſciences ſpéculatives & ſurtout des mathématiques, qui fourniſſent à l’eſprit les plus belles occaſions de s’exercer, & où la force de l’âme ſe déploie avec le plus d’avantage. L’ardeur d’un jeune homme vif & pénétrant, qui s’applique à ces ſciences, ſurpaſſe toutes les autres paſſions. On a vu des gens renoncer avec joie à tout ce que les ſens unis à l’imagination offrent de plus délicieux, pour s’adonner entièrement à des occupations d’où il ne peut naître qu’un plaiſir purement intellectuel . La vi vacité d’un plaiſir ne peut donc faire naître un juſte doute ſur ſon origine intellectuelle, puiſqu’il y en a de très vifs qui ont certainement une telle origine.

La grande variété des plaiſirs, & l’étonnante diverſité des goûts, dans des Etres qui au fond participent tous à la même nature, paraiſſent peu favorables à l’uniformité de principe, & pourraient faire naître un autre doute ſur la vérité de notre théorie. Voici ce qu’on peut alléguer pour le diſſiper. L’âme réfléchit ſur tout ce qui ſe préſente clairement à elle, & contente ſon goût, ſans ſe mettre en peine de diſtinguer de quelle eſpèce ſont les objets. Tous ceux qui lui fourniſſent de quoi l’occuper, ſont propres à devenir matière de plaiſir, ou de peine. Mais, pour recevoir du plaiſir de quelque objet que ce ſoit, il faut ſavoir y réfléchir, & en tirer parti. La lecture des éléments d’Euclide eſt un grand ſujet de plaiſir, mais c’eſt uniquement pour le géomètre. Chaque eſpèce particulière d’objets demande un certain art, un certain ſavoir-faire, pour être entièrement con nue. Quelque pénétrant qu’on ſoit, on ne réuſſira pas d’abord à l’égard d’un objet nouveau. Or les circonſtances dans leſquelles les hommes ſe trouvent, étant ſi différentes, leurs connaiſſances & leur ſavoir-faire doivent néceſſairement l’être de même ; d’où il s’enſuit que les objets de leurs ſentiments agréables & déſagréables diffèrent autant entre eux, que les caractères mêmes des hommes. La diverſité des goûts n’eſt donc que l’ouvrage des circonſtances extérieures. Les principes du goût ſont les mêmes dans tous les hommes, parce qu’ils tiennent à leur eſſence. Les occaſions ſont la cauſe qu’on ſe familiariſe avec certains objets ; & cette familiarité fait naître une plus grande connaiſſance de ces objets : ce qui eſt le fondement du plaiſir. Tous les anciens ſpartiates aimaient les exercices du corps, la fatigue, la chaſſe & la guerre : tous les ſybarites au contraire aimaient la molleſſe, l’oiſiveté & les plaiſirs des ſens. Ni les uns ni les autres n’avaient aucune occaſion de ſe familiariſer avec d’autres objets, capables de faire naître le plaiſir. Le ſpartiate n’ayant jamais repoſé que ſur une couche dure, ignorait qu’il y eût à raffiner ſur la manière de faire les lits. Il y a des nations entières qui n’on point de goût pour certains plaiſirs fort recherchés des au tres ; c’eſt parce qu’elles ignorent qu’il ſoit poſſible de trouver du plaiſir dans ces objets : elles n’y ont jamais penſé. Le Péruvien, qui n’ayant point réfléchi ſur les avantages que l’or peut procurer, en ſerait-il avide ? Un homme qui n’aurait jamais vécu en ſociété, & qui ignorerait la diſtinction des rangs, ne pourrait abſoluemnt être ambitieux, ni même comprendre que d’autres le fuſſent. Produiſez-le dans le monde, parmi une nation polie ; il deviendra peut-être un Céſar. Tel autre, qui s’étonne qu’on puiſſe aimer le jeu, tandis qu’il n’en connaît aucun, deviendra peut-être le plus paſſionné joueur, ſi l’occaſion l’en gage à l’apprendre. Je ſuis perſuadé que, ſi un homme pouvait vivre parmi toutes les différentes nations de la terre, il prendrait ſucceſſivement tous les goûts & toutes les paſſions qui règnent dans les différents climats ; comme Alcibiade prit tour à tour les manières des Athéniens, des ſpartiates, des Thraces & des Perſes.

Ces obſervations prouvent que la diverſité des goûts & des plaiſirs n’empêche pas qu’ils ne tirent leur origine d’une même ſource fort ſimple. Nous venons au monde avec une diſpoſition générale pour une infinité d’affections & de paſſions. Nous apportons cette force qui fait l’eſſence de l’âme, & rien de plus. Les circonſtances dans leſquelles nous nous trouvons pendant le cours de notre vie, donnent, pour ainſi dire, la direction à la force indéterminée de l’âme ; comme il n’y a que certaines eſpèces d’objets, qui nous deviennent familières, ce ſont les ſeules qui excitent nos déſirs : nous demeurons indifférents pour les autres, faute de les connaître. Il y a, à la vérité, des affections générales, & communes à preſque tous les hommes ; ce ſont celles qui naiſſent des objets qui ſont partout les mêmes, chez les nations polies, & chez les Hottentots. Telles ſont l’eſpérance, la crainte, l’amour de ſoi-même ; en un mot toutes les paſſions qu’on appelle ſimples, & dont Deſcartes a fort bien fait l’énumération.

Après avoir établi notre principe, & l’avoir fait triompher des objections les plus importantes, il faut maintenant le conſidérer un peu plus particulièrement, pour voir quelle doit être la diſpoſition de l’âme, & la qualité des objets, pour que des ſentiments agréables ou déſagréables ſoient plus ou moins forts. La condition eſſentielle requiſe pour le ſentiment agréable, eſt : que l’âme ſoit en état de développer aiſément une multitude d’idées liées enſemble dans un ſeul objet ; & la condition eſſentielle de la peine eſt : que l’action de l’âme ſoit empêchée de le faire. Il faut donc que la diſpoſition de l’âme & la qualité de l’objet concourent à exciter ces ſentiments. Je parlerai en premier lieu des diſpoſitions de l’âme.

J’aperçois qu’il y a principalement deux diſpoſitions qui rendent l’âme immédiatement plus ou moins ſuſceptible de ſentiments agréables & déſagréables ; l’habitude de réfléchir & la vivacité. L’habitude de réfléchir fait qu’on s’attache à tout objet qui ſe préſente à nous, pour le contempler & le conſidérer ſous toutes les faces que l’on peut ſaiſir : elle introduit plus d’action dans une âme, qu’elle n’en aurait ſans cette habitude ; & par conſéquent, le plaiſir ou la peine ne venant que dans cette action, doivent néceſſairement être plus fréquents à cauſe de cette qualité de l’eſprit. Tout doit néceſſairement être fort paſſager pour un homme qui réfléchit peu. Il ne s’attache pas aſſez aux objets, ni à ſes propres idées, pour y apercevoir tout ce qui eſt capable de le toucher, ſoit agréablement ſoit déſagrablement ; il paſſe légèrement ſur tout. Ceci eſt auſſi conforme à l’expérience, qu’il ſuit naturellement de ma théorie. Nous voyons que les nations polies, celles où l’on cultive avec le plus de ſoin les talents de l’eſprit, & par conſéquent où l’on a la plus grande habitude de réfléchir ; que ces nations, diſ-je, ſont beaucoup plus ſenſibles à toutes ſortes de plaiſirs & de peines, & qu’elles en connaiſſent plus d’eſpèces différentes, que les nations barbares que la ſtupidité rend inſenſibles à l’infinité de choſes qui nous touchent.

La vivacité de l’eſprit n’eſt peut être pas autre choſe, que le degré de force primitive de l’âme, qui fait ſon eſſence. Elle eſt dans l’âme à peu près ce que la célérité eſt dans le mouvement du corps. Or il eſt évident, que plus cette force ou l’empreſſement pour la production des idées eſt grand, les autres circonſtances étant égales, plus on doit ſentir la gêne des obſtacles, & par conſéquent la peine & le chagrin. & comme la vivacité du plaiſir vient de la grandeur de l’empreſſement à développer la multitude des idées qui ſe préſentent à la fois, il eſt évident que la vivacité de l’eſprit augmente auſſi les diſpoſitions pour le plaiſir, ou que l’homme vif doit ſentir les plaiſirs beaucoup plus vivement qu’un autre qui l’eſt moins. L’expérience eſt encore d’accord en cela avec la théorie : les tempéraments les plus vifs, ſont les plus ſenſibles & les plus capables de grandes paſſions, de grands plaiſirs, & de grands chagrins.

Ces deux diſpoſitions, dont je viens de parler, nous rendent immédiatement plus ſuſceptibles de plaiſirs & de peines. Il y a après cela beaucoup d’autres diſpoſitions qui produiſent le même effet d’une manière indirecte. Nous voyons ſouvent des gens ſe faire un plaiſir de choſes qui n’en donnent aucun à tous les autres. Dans une aſſemblée de pluſieurs perſonnes on porte la nouvelle, qu’un tel a eu le malheur de ſe caſſer le cou en ſe précipitant de ſon cheval. Toute la compagnie eſt affligée, excepté un ſeul qui en reſſent un plaiſir très vif. Il était depuis longtemps l’ennemi juré du trépaſſé qui avait toujours traverſé ſes deſſeins. On voit bien que la haine eſt ici une de ces diſpoſitions médiates, dont je veux parler, qui nous rendent agréables & déſagréables des choſes qui en elleſ-mêmes ne ſeraient jamais telles. Ces ſortes de plaiſirs, à la vérité, découlent auſſi de la ſource générale (comme il ſerait fort aiſé de le prouver), mais non pas immédiatement, vu qu’il faut quelque diſpoſition particulière dans l’âme, qui n’eſt pas commune à tous les hommes, laquelle rend agréable ou déſagréable, un objet qui le ſerait pas par ſoi-même. L’éducation, la coutume, mille circonſtances particulières des ob jets, les diſpoſitions ſingulières de l’âme produiſent des peines & des plaiſirs factices que ne reſſentent point les perſonnes qui ne ſe trouvent pas dans les mêmes circonſtances ou diſpoſitions. Voilà la principale ſource de la diverſité des goûts. Il ſerait impoſſible de faire un dénombrement de toutes les eſpèces de plaiſirs qui dépendent de ces diſpſitions médiateſ; les eſpèces de plaiſirs immédiats ſont plus faciles à aſſigner & nous pourrons le faire dans la ſuite.

Il ſuffit de remarquer qu’on trouve toujours que tout plaiſir médiat provient de l’heureux ſuccès de l’action de l’âme. Par exemple, le plaiſir que l’envieux reſſent de la perte d’un homme de fortune, vient viſiblement de ce que l’envieux peut maintenant développer ſans obſtacle ſes idées favorites de la ruine de ſon ennemi. En général tout ſouhait accompli doit faire plaiſir. Car lorſqu’on ſouhaite, on a un empreſſement pour une certaine ſuite d’idées. Auſſi lontemps que le cours de la nature, ou des choſes humaines, eſt contraire à ces idées, l’âme eſt empêchée de pourſuivre. Cela lui fait de la peine. Mais dès que les événements nous ouvrent la carrière, & que nous voyons les choſes arriver comme nous les avions ſouhaitées, l’action de l’âme ſe précipite avec viva cité pour développer les idées telles qu’elle les avait déſirées : & cela fait le plaiſir. Voilà à peu près de quelle manière on peut expliqer ces plaiſirs médiats. La même méthode pourra auſſi ſervir à expliquer les chagrins médiats qui viennent ordinairement de la contrariété de nos idées avec les événements. ſans m’arrêter à ces plaiſirs & déplaiſirs médiats, dont on ne pourra jamais faire l’énumération, non plus que de la diverſité infinie des caractères & des tempéraments, je m’attacherai ſeulement dans la ſuite à appliquer ma théorie aux diverſes eſpèces de plaiſirs immédiats, que je déduirai de la force eſſentielle de l’âme.

Il y a pourtant une de ces diſpoſitions médiates, qui mérite une attention particulière, & qui ne ſert pas peu à confirmer notre explication de l’origine du chagrin. Perſonne n’ignore peut-être l’eſpèce de peine ou de malaiſe qui naît de cet état d’inaction de l’âme qu’on nomme l’ennui. C’eſt une des ſituations les plus pénibles, & qui cauſe un chagrin mortel. Il vient viſiblement de ce que l’action de l’âme eſt alors empêchée, quelles qu’en ſoient les cauſes. On ſent le beſoin preſſant de la nature, on ſouhaite ardemment de le contenter, on vole d’un objet à l’autre ſans pouvoir s’y arrêter. Les idées refuſent, pour ainſi dire, de ſe prê ter à l’âme, elle ne déſeſpère du vide horrible qu’elle voit dans ſon action ſans pouvoir le remplir. Etat affreux, qui prouve combien il importe à l’homme d’apprendre à s’occuper, pour prévenir ces terribles éclipſes de la raiſon !

Après avoir expliqué quelles ſont les diſpoſitions qui rendent l’âme immédiatement plus ou moins ſuſceptible de plaiſir & de peine, il me reſte encore à parler en peu de mots des qualités générales que les objets doivent avoir pour exciter naturellement ces ſentiments dans l’âme. Il eſt évident par ce que nous avons établi ci-deſſus, que le ſentiment agréable ne peut être excité immédiatement que par des objets qui renferment une multitude d’idées, tellement liées, que l’âme puiſſe prévoir qu’elle y trouvera de quoi contenter ſon goût primitif ; que tout objet qui n’offre point d’exercice à la faculté intellectuelle de l’âme, lui doit être entièrement indifférent ; enfin, qu’un objet qui eſt tel que l’âme ne puiſſe développer ce qu’il renferme de varié, ou qui, de quelque manière que ce ſoit, met obſtacle à l’empreſſement qu’elle a pour la production des idées, ne peut que lui être déſagréable.

Tout objet donc qui doit affecter l’âme, ſoit agréablement, ſoit déſagréablement, ne peut être ſimple :il faut néceſſairement qu’il ſoit compoſé, c’eſt-à-dire qu’il renferme de la variété. Ceci détermine la différence eſſentielle qui eſt entre les objets naturellement indifférents à l’âme, & ceux qui la touchent. La différence des objets agréables & déſſagréables par eux-mêmes, ne peut conſiſter que dans la liaiſon de ce que les objets renferment de varié. s’il y a de l’ordre dans cette liaiſon, l’âme pourra travailler conformément à ſon goût ſur cet objet : ce ſera donc un objet agréable ; au contraire, s’il n’y en a point, l’objet ſera déſagréable. De plus, ſi l’eſprit s’attache au développement d’une penſée, par quelque raiſon que ce ſoit, tout objet qui l’aide dans ce développement, doit néceſſairement lui être agréable ; ſi au contraire, quelque choſe met obſtacle à ce développement, il ne peut qu’être déſagréable.

Je n’entrerai point ici dans un plus grand détail ſur ces qualités des objets, pour ne pas anticiper ſur ce que j’aurai à dire, quand j’eſſayerai de déduire de cette théorie générale les ſentiments particuliers de l’âme à l’égard de chaque claſſe différente des objets qui l’affectent.

Fin de la première Partie.

SECONDE PARTIE - Théorie des plaisirs intellectuels[modifier]

J’ai remarqué au commencement de la première Partie que la ſcience du bonheur ſuppoſe une théorie exacte du plaiſir, par laquelle on en puiſſe apprécier chaque eſpèce. Cette théorie ſuppoſe deux choſes. Il faut ſavoir d’abord quelle eſt la diſpoſition de l’âme qui fait naître le plaiſir ; et, en ſecond lieu, quelle qualité des objets produit cette diſpoſition. J’ai traité ces deux articles en général dans la première Partie, je vais maintenant appliquer cette théorie générale à des ſujets particuliers, & je ferai voir dans celle-ci, quels ſont les objets qui excitent en nous le ſentiment agréable & déſagréable, par l’intermède de l’imagination & de l’entendement. De plus, je tâcherai encore d’expliquer, de quelle manière ils excitent ces ſentiments.

J’ai déjà remarqué qu’il fallait diſtinguer deux claſſes générales de plaiſirs, ſavoir les plaiſirs immédiats, & les plaiſirs médiats. On entreprendrait en vain de faire l’énumération de ces derniers parce que dépendant des affections & des manières de penſer particulières à chaque individu, ils varient à l’infini : en effet le moindre objet, qui en ſoi même n’a aucune qualité qui doive exciter en nous un ſentiment agréable, peut devenir un grand ſujet de plaiſir, quand l’imagination ou un certain enthouſiaſme nous aide à le trouver beau, ou quand quelqu’affection, qui ne nous eſt point eſſentielle nous y déter mine. De cette manière deux choſes directement oppoſées l’une à l’autre peuvent également faire plaiſir à deux perſonnes, lorſque quelqu’affection particulière domine dans leurs cœurs ou à la même perſonne en différents temps.

Les plaiſirs immédiats étant fondés dans l’eſſence de l’âme même, ſont conſtants & univerſels. Il y en a trois genres différents. Les ſens, le cœur, & les facultés intellectuelles, en ſont les inſtruments.

Les plaiſirs des ſens ſemblent les plus immédiats, vu qu’il ne faut ni réflexion, ni jugement, ni même beaucoup d’attention, pour les goûter.


Les plaiſirs du cœur tirent leur origine des ſentiments moraux, & ſurtout de l’affection que tous les hommes ont plus ou moins pour leurs ſemblables, ou du moins pour leurs amis.

Les plaiſirs de la faculté intellectuelle paraiſſent les moins conſtants ; les goûts dans les ſciences & les Beaux Arts ſont fort différents chez les différentes nations. s’il eſt vrai cependant que tous ces plaiſirs tiennent immédiatement à la nature de l’âme, il faut que la diverſité des goûts ne ſoit qu’apparente. J’eſpère le prouver d’une manière évidente.

Tous les plaiſirs, ceux des ſens même, ſe rapportent finalement, (comme je le prouve rai) à la faculté intellectuelle de l’âme. J’ai cru devoir traiter en premier lieu de ceux que nous appelons plaiſirs intellectuels, parce que ces recherches me fourniront des principes propres à mieux développer ce qui concerne les autres genres. Cette ſeconde Partie roulera donc ſur le Beau ; & expliquera les effets du beau ſur l’eſprit & l’imagination. Car nous nommons beaux, tous les objets qui plaiſent immédiatement à l’imagination ou à l’entendement.

Il eſt probable qu’autrefois on n’a qualifié de beaux que ces objets extérieurs, qui s’offrent agréablement à la vue, ſoit par leurs couleurs, ſoit par la ſymétrie, les proportions & la régularité de leurs parties. Mais il y a longtemps qu’on s’eſt aperçu que la même qualité qui fait la beauté des objets viſibles, appartenait également à une infinité d’objets qui ne ſe rapportent point aux ſens. On dit, une belle penſée, une belle action, un beau théorème ; tout comme on dit, une belle perſonne, un bel édifice, & un beau tableau. Je démontrerai plus bas, que ce nom appartient de droit à toutes ces différentes eſpèces d’objets, à cauſe d’une certaine qualité commune, qui fait l’eſſence du beau. Pour expliquer l’effet que le beau doit produire ſur nous, il eſt néceſſaire qu’avant toute choſe j’en développe l’idée. Qu’eſt ce que le beau ? & par queIle qualité produit il le ſentiment agréable ? Voilà le premier objet qui ſe préſente ici à diſcuter.

Pour bien développer l’idée du beau, diſtinguons d’abord les principales eſpèces. Des objets, qui ſemblent n’avoir rien de commun entre eux, appartiennent également à la claſſe, des beautés. C’eſt à l’eſprit à juger du beau ; il s’offre à lui, ou par le moyen des ſens, ou par l’in termède de l’imagination, ou immédiatement par l’entendement. Par la vue nous acquérons les idées des figures, de la ſymétrie des parties coexiſtantes, des nuances des couleurs, & des variations dans la figure. Les beaux objets que la vue nous fait connaître font donc, ou de belles figures, comme des ſlatues, des édifices, etc., ou de belles nuances, comme l’arc en ciel, un payſage ou enfin des mouvements variés, comme la danſe. Par l’ouïe nous acquérons l’idée du beau, qui conſiſte dans l’harmonie & la ſucceſſion des parties, comme dans les pièces de muſique. Les autres ſens, quoique fort analogues, à ces deux principaux, n’excitent que des idées confuſes, qui bien qu’agréables, n’appartiennent plus au beau. C’eſt donc la nature, la peinture, l’architecture, & la muſique, qui nous offrent le beau des ſens.

L’imagination, en travaillant ſur les objets que les ſens lui fourniſſent, en forme après cela d’autres, ou bien elle répète ceux qui ſont plus préfents aux ſens. Elle eſt pour ainſi dire un ſupplément aux ſens. & comme la Poéſie eſt le langage particulier, qui s’adreſſe à l’imagination, c’eſt dans cette belle ſcience, qu’on trouve réunies toutes les beautés de l’imagination . Il y a une infinité d’autres objets qu’on nomme beaux, & qui ne tombent ni ſous les ſens, ni ſous l’imagination. Ils ſe préſentent à l’entendement par des idées diſtinctes. Ces objets ſont compoſés d’un nombre d’idées, dont la liaiſon forme un beau ſyſtème. Tels ſont, un beau théorème, une belle penſée, un beau ſyſtème, un beau deſſein, un beau caractère, une belle action. C’eſt, dans les mécaniques, dans le plan de l’univers & de l’admirable ſtructure de ſes parties, & dans les ſciences, qu’on trouve cette forte de beau té, que nous nommerons beauté intellectuelle.

Examinons maintenant en quoi conſiſte l’eſſence du beau en général. On convient que la beauté réſuIte de la variété réduite à l’unité. Un objet abſolument ſimple, dans lequel il n’y a rien à diſtinguer, ne ſaurait jamais être beau. Cette qualité ſuppoſe toujours la multitude & la variété des parties dans un objet. Qu’il s’agiſſe, par exemple, d’un édifice, d’un tableau, d’un payſage, tout le monde convient que la beauté de ces objets réſulte de l’arrangement des parties. La multitude ſeule des parties ne fait pas la beauté ; il y faut de la variété & de la liaiſon. ſuppoſez que vous voyez, ſoit dans la nature, ſoit dans un tableau, une multitude d’objets ſans liaiſon & ſans ordre : par exemple, un grand nombre de gens qui courent çà & là, une quantité d’arbres placés au haſard, dans un enclos ; vous ne direz ni de l’un, ni de l’autre de ces ſpectacles, qu’ils ſont beaux. ſi au lieu de ces arbres jetés à l’aventure, vous voyez un beau quinconce dont les différentes allées tirées au cordeau avec la plus exacte ſymétrie, forment toutes enſemble une figure régulière, vous y trouverez dès lors de la beauté.

ſuppoſez un tableau qui repréſente un payſage ; ſi vous n’y voyez qu’une vaſte campagne ſans variété, vous ne direz ſûrement pas que c’eſt un beau payſage ; & quelque variété qu’il y ait, ſi toutes les parties peu d’accord entre elles ne forment pas un tout enſemble, vous en jugerez de même. ſi, par exemple, le peintre l’avait compoſé de différentes parties priſes d’autres tableaux, & que dans une partie le jour tombât du côté gauche dans l’autre du côté droit ; qu’il y eût des montagnes, ſans aucun des caractères diſtinctifs des pays montagneux ; & qu’il y eût enfin des arbres & des oiſeaux des quatre parties du monde ; malgré toute cette variété, on ne dirait jamais que c’eſt un beau tableau : mais il le ſerait, ſi toute cette varieté était tellement liée qu’on pût d’abord apercevoir un tout.

Ces remarques ont lieu dans les objets qui tombent ſous les ſens. Un édifice, un groupe, une pièce de muſique, une danſe, tous ces objets ſeront plus ou moins beaux, à meſure qu’il y aura plus ou moins de variété & que les parties ſeront plus ou moins liées. Enfin il eſt certain qu’aucun objet qui tombe ſous les ſens, n’eſt jamais appelé beau, à moins qu’il n’y ait de la variété dans l’unité. Cela étant aſſez connu, il ſerait ſuperflu d’y inſiſter & rapporter un plus grand nombre d’exemples. Mais comme les idées de la variété & de l’unité, en tant qu’elles entrent dans ce ſujet, ſont peu développées, je tâcherai de les rendre diſtinctes.

On convient généralement que l’unité eſt un attribut eſſentiel du beau ; en quoi conſiſte-t elle ? & que faut il pour qu’elle ſoit parfaite? Il eſt évident que pluſieurs choſes enſemble forment un tout, lorſqu’il y a un ſujet qui réſulte du ſupport commun de toutes les parties, dont chacune contribue à former ce ſujet. De cette manière un édifice eſt formé par l’aſſemblage des parties qui le compoſent; & chaque partie contribue à le former. Aucune cham bre à part, ni pluſieurs enſemble ne conſtituent l’édifice, rnais elles concourent toutes avec les autres parties à le former. Je nommerai Intérêt ce qui eſt ſupporté également par les parties, quoique ce ne ſoit pas le ſens ordinaire de ce mot. Il eſt viſible que l’unité de tout ſera parfaite, quand chaque partie contribuera à l’intérêt commun, autant qu’il eſt poſſible ; & que cette unité ſera plus ou moins parfaite ſelon qu’il y aura plus ou moins de parties, pour ainſi dire oiſives, qui ne contribueront rien à l’intérêt commun, ou qui ne contribueront pas autant qu’elles le pourraient.


Pour éclaircir cela, prenons pour exemple le corps humain qui eſt un tout compoſé d’une infinité de parties. A ne le conſidérer qu’en tant qu’il eſt une machine deſtinée à certaines fonctions, ces mêmes fonctions ſeront ici ce que j’appelle l’intérêt de l’unité. Je dis donc que cette unité ſera parfaite, ſi chaque partie du corps, les moindres, auſſi bien que les principales, contribuent autant qu’il eſt poſſible, par leur nature & leur ſituation, au ſoutien de I’intérêt commun ; s’il y avait des parties ſuperflues, ou mal placées, l’unité ne ſerait plus parfaite, parce que le membre ſuperflu ne contribuerait en rien à l’intérêt commun, & que celui qui eſt mal placé n’y contribue pas autant qu’il pourrait, s’il était bien placé. Dans un édifice, une colonne qui ne porte rien, & une colomne très forte qui ne ſoutient qu’un très petit fardeau, nous choquent, parce qu’elles gâtent I’unité de l’édifice.

Je remarque ici, en paſſant, qu’il peut y avoir pluſieurs unités dans le même objet, & que par là cet objet peut être beau à pluſieurs égards. Notre corps en fournit encore, l’exemple : ſa figure eſt un intérêt, auquel chaque partie extérieure contribue. La beauté, dont cette unité eſt la baſe, appartient à la claſſe des beautés des ſens ; & la beauté qui réſulte de l’intérêt des fonctions, appartient à la claſſe des beautés purement intelIectuelles. De même un portrait a pluſieurs beautés qui réſultent de la reſſemblance, du deſſein, & du coloris. Le même objet peut être beau en un ſens, & difforme dans un autre.

Je reviens à mon ſujet. L’unité, ou la totalité ſuppoſe néceſſairement la multitude des parties ; & dans cette multitude, il faut de la variété, pour que la choſe nous paraiſſe belle. Dans la variété, il y a, comme dans l’unité, une infinité de degrés. Quelque parfaite que ſoit l’unité d’un objet, & quelque grande que ſoit la multitude de ſes parties ſi elles ſont toutes ſemblables, la pièce n’a que trèſpeu ou point de beauté. Un exemple éclaircira cela. ſuppoſons un tableau qui repréſente une multitude de perſonnes qui aſſiſtent à un ſpectacle effrayant. ſi toutes ces perſonnes étaient habillées de la même façon, que les tailles, les viſages, les manières d’exprimer l’effroi, ſoit par les geſtes, ſoit ſur le viſage, fuſſent à peu près les mêmes ; la pièce ne ſerait ſûrement pas belle, quand même chaque figure ſerſit parfaitemeint bien deſſinée & bien peinte ; ce ne ſerait à proprement parler que la même figure répétée pluſieurs fois, comme dans un miroir polyèdre. Mais ſi chaque perſonnage avait ſa manière & ſon attitude propre, ſi chacun montrait la frayeur par des geſtes un maintien particuliers, alors la pièce ſerait belle, on y verrait la même choſe d’une infinité de manières différentes.

Nous pouvons donc aſſurer que l’eſſence du beau, dans les objets qui frappent les ſens, eſt la variété réduite à l’unité ; & nous ſavons diſtinctement ce qu’il faut pour que l’unité & la variété ſoient parfaites. Ainſi les degrés de beauté de deux objets de même eſpèce ſeront en raiſon compoſée des degrés d’unité & de variété qui régne ront dans chacun de ces objets. Ce n’eſt pas que je veuille dire que le degré de beauté ſoit préciſément, en raiſon compoſée, de l’unité & de la variété du tout. L’une & l’autre de ces deux qualités concourent enſemble à former la beauté d’un objet, mais elles n’y concourent pas également. Il me ſemble que la variété contribue plus au beau, que l’unité. De ſorte que, ſi l’on ſe ſert des nombres pour exprimer les degrés de perfection qu’on aura obſervés dans l’unité & dans la variété du tout, il faudra dire que le degré de beauté qui en réſulte, eſt en raiſon compoſée des nombres ſimples par rapport à l’uni té, & des nombres élevés à une certaine puiſſance que je ne ſaurais déterminer, par rapport à la variété.

Cela ſe fonde ſur ce qu’une multitude d’objets différents ne nous devient pas ſi inſupportable, à ce qu’il me ſemble, par le manque d’unité, que par le défaut de variété. Il n’y a peut-être perſonne qui n’aime mieux voyager par des chemins tortueux & coupés qui offrent de la variété, que par des allées toutes droites qui n’en offrent point. Un Moine Italien ceſſa de vouloir aller à Rome, quelque envie qu’il en eût dès qu’il s’aperçut qu’il ſera it obligé de voyager par de très Iongues al lées unies, qui n’offraient aucune variété. La trop grande uniformité nous ennuie, & la variété ſans l’unité nous jette dans la confuſion. Il ſerait fort inutile d’entrer dans un plus grand détail, pour prouver que ce que nous avons donné pour l’eſſence du beau, ſe trouve dans tous les beaux objets qui frappent les ſens ou l’imagination. Je viens aux beautés purement intellectuelles.

Pour nous aſſurer que la beauté des objets intellectuels réſulte des mêmes qualités que nous venons de trouver dans les beautés des ſens, nous n’avons qu’à examiner ce qui augmente ou diminue les beautés intellectuel les. Prenons l’exemple d’un théorème. Celui que je vais citer, ſervira beaucoup à éclaircir cette matière d’une manière à n’y rien laiſſer déſirer. C’eſt le théorème qui exprime une des principales propriétés du cercle ; ſavoir que le rectangle de deux parties du diamètre (AE + EB Fig. I.) eſt conſtamment égal au carré de la perpendiculaire) c’eſt à dire de la moitié de la corde (CD) qui coupe le diamètre à angles droits. Il n’y a perſonne qui ne reconnaiſe ce théorème pour fort beau. Or il eſt viſible que ſa beauté réſulte de ce qu’il eſt applicable à une infinité de cas différents. La corde (CD) per pendiculaire au diamètre, peut être tirée par une infinité de points (E) différents, & par là le carré de ſa moitié (CE) & le rectangle (AE, EB) varient à l’infini, & reſtent tous égaux entre eux. Cette variété eſt réduite à l’unité, moyennant le cercle par lequel ils ſont déterminés. On n’a qu’à jeter l’œil ſur le cercle pour voir comment tout eſt lié dans cette multitude d’idées ; on y voit diſtinctement comment & pourquoi le carré change à meſure que le rectangle change, & pourquoi ils ſont conſtamment égaux.

Pour ſe convaincre entièrement que c’eſt effectivement cette variété dans l’unité, qui fait la beauté de ce théorème, on n’a qu’à le comparer avec cet autre qui eſt le même, mais plus général, c’eſt à-dire la même unité, mais plus variée : Que les rectangles (AE + EB & CE + ED Fig. II) de deux cordes quelconques qui s’entrecoupent, ſont conſtamment égaux. Perſonne ne niera que ce théorème ne ſoit beaucoup plus beau que le précédent. Cependant il n’y a point d’autre différence entre eux, ſinon que celui ci étant plus général renferme plus de variété dans la même unité parfaite. Car ici les deux cordes ſont indéterminées, & en ſecond lieu les parties de l’une (CD) qui dans le théorème précédent ſont toujours égales entre elles, peuvent être ici en raiſon quelconque, & enfin les angles qui ſont autour du point d’interſection (E) peuvent varier à l’infini. Il eſt donc évident par là qu’une plus grande variété dans la même unité donne à un théorème un plus haut degré de beauté.

ſi l’on rendait ce dernier théorème encore plus général, ſa beauté s’en accroîtrait, comme l’on peut voir par celui ci : Que les rectangles des deux parties des cordes qui ſe coupent dans une ligne du ſecond ordre, font toujours entre eux en raiſon conſtante : Voy. Fig. III. (AE + E B eſt à CD en raiſon conſtante). Ce théorème eſt encore beaucoup plus beau que les deux précédents. Tout le monde en convient, & reconnaît auſſi que ce ſurcroît de beauté vient de ce qu’il eſt plus général qu’eux : il s’étend à toutes les ſections coniques, & les rectangles mentionnés peuvent être en raiſon quelconque. Ces deux conditions donnent au théorème une variété infinie à pluſieurs égards. Car une infinité de paraboles, une infinité d’hyperboles, & une infinité d’ellipſes, ſont également compriſes dans ce théorème, & l’unité eſt parfaite, puiſque tout ce nom bre infini de lignes courbes eſt compris ſous une même formule.

Les remarques tirées des théorèmes ſont auſſi applicables aux formuIes algébriques, qui ont d’autant plus de beauté qu’elles renferment plus de variété. C’eſt pout cette raiſon que le théorème de Mr. Newton pour l’élévation du binôme à une dignité quelconque eſt ſi beau, qu’on ne ſe laſſe point de l’admirer. L’Algèbre en général eſt fort féconde en ces ſortes de beautés ; & c’eſt une des raiſons principales des grands attraits qu’a cette ſcience pour ceux qui y ſont un peu verſés. C’eſt auſſi à cette eſpèce de beau, que l’Hiſtoire naturelle, & ſurtout la Botanique, eſt redevable de ſa beauté. Les genres des productions naturelles, qui comptent pluſieurs eſpèces différentes, ſont autant de formules, ou caractères généraux, qui renfement un grand nombre de cas particuliers, où nous avons viſiblement la variété dans l’unité.

Ceci eſt encore applicable à toute autre ſorte de beauté intellectuelle. Ces beautés ſont, outre les théorèmes & les genres, des principes, des comparaiſons, des images, des métaphores, des ouvrages de l’art en tant qu’il y entre un deſſein, des projets, des ſyſtèmes, etc. Je ne finirais jamais, ſi je vou lais démontrer de chaque eſpèce de Beau intellectuel à part, que ce n’eſt que la variété dans l’unité qui fait ſon eſſence. Il me ſuffit de toucher légérement aux principales. La gravitation univerſelle, principe du grand Newton, eſt d’un beau à enchanter. Or il ne faut que la connaître pour voir que ſa beauté vient de ce qu’on en peut déduire tout le ſyſtème planétaire, calculer les mouvements & les aberrations de toutes les planètes & de leurs ſatellites, & une infinité d’autres phénomènes. Les principes du célèbre Leibnitz, du meilleur monde, & de l’enchaînement de tous les événements, ne lui ſont pas inférieurs, parce qu’ils répandent du jour ſur une infinité de queſtions dans la Philoſophie & la Morale. Un ſyſtème eſt d’autant plus beau qu’il eſt compoſé d’un plus grand nombre de propoſitions & que les propoſitions ſont le plus liées. Une pièce d’art eſt d’autant plus belle quelle eſt plus parfaite, c’eſt à dire, que toutes les parties dont elle eſt compoſée, contribuent plus au tout, & qu’elles ſont en plus grand nombre. Une comparaiſon eſt d’autant plus belle, que tout ce qui y entre peint avec plus de vérité & de force l’objet comparé. Concluons que nous avons découvert & développé ce qui fait réellement l’eſſence du Beau, de quelque eſpèce qu’il ſoit, & qu’il ne peut plus déſormais nous reſter aucun doute ſur cet objet.

Cette explication nous donne des principes ſûrs pour comparer enſemble les différentes eſpèces de Beau. Car on voit que plus un ſujet eſt ſuſceptible de variété dans l’unité, plus il eſt ſuſceptible de beauté. Une ſimple comparaiſon doit donc être moins belle dans ſon eſpèce qu’une allégorie ; une pièce dramatique l’eſt moins qu’un poème épique ; une action importante, comme le gain d’une bataille contre un ennemi diſcipliné & aguerri, eſt plus belle qu’une petite expédition, où il entre peu de circonſtances & peu de précautions. Un ſyſtème entier a beaucoup plus de beauté qu’une propoſition. Comme il n’y a rien dans les affaires humaines où il faille réduire un plus grand nombre de choſes à l’unité, que dans les conſtitutions & les gouvernements des Etats, dans les expéditions militaires, & dans les grandes vues de la politique, il n’y a rien auſſi qu’on admire tant parmi les nations polies, que les grandes actions de cette nature, puiſque c’eſt juſtement là où l’on peut trouver les plus grandes beautés intellectuelles. C’eſt pour cela que les Légiſlateurs, les Généraux, les Miniſtres d’Etat, méritent & ob tiennent les premiers rangs dans l’eſtime du Public qui ſait apprécier les talents. C’eſt par la même raiſon que les Homère & les Virgile ſont au deſſus des ſophocle & des Horace, & qu’un tableau d’hiſtoire eſt plus eſtimé qu’un portrait. C’eſt encore par la même raiſon que les plus grandes beautés intellectuelles ſe trouvent dans les ouvrages de la nature. Chaque production étant liée avec une infinité d’autres, & par là à l’Univers entier. Quelle variété infinie de règles n’a t il pas fallu pour produire cette harmonie admirable que nous voyons entre les productions de la nature ? Le plus beau deſſin que le plus grand génie ait conçu & que la prudence la plus conſommée ait exécuté, eſt-il compable en beauté à la moindre production de la nature ? Mais je m’arrête trop longtemps à des exemples particuliers.

J’en ai dit aſſez pour prouver que la beauté des objets purement intellectuels eſt préciſément la même que celle des objets extérieurs, qui tombent ſous les ſens & ſous l’imagination. La même qualité qui nous entraîne à admirer un bel édifice, une belle campagne, un beau poème, opère auſſi le plaiſir que nous recevons d’un beau théorème, ou d’une belle action. & en réfléchiſſant ſur ce qui ſe paſſe en nous lorſque nous goûtons ce plaiſir, nous trouvons que c’eſt le même inſtinct qui excite en nous la paſſion pour la poéſie, pour la géométrie, pour l’art militaire, ou enfin pour tout autre métier ſuſceptible de principes fixes & de règles ſcientifiques. Cette obſervation même fournit le plus grand exemple du Beau, dans cet artifice incomparable de la nature, qui par le même penchant qu’elle a inſpiré à tous les hommes, produit une ſi merveilleuſe variété de goûts, d’inclinations & de caractères, dans les individus dont le genre humain eſt compoſé, d’où réſulte un tout ſi harmonieuſement va rié. C’eſt dans le même moule, ſi je puis m’exprimer ainſi que la nature forme tantôt un Alexandre, tantôt un Homère, un Archimède, & tout ce que nous voyons de plus différent en génies. C’eſt un principe ſi ſimp!e qui produit dans chaque homme des plaiſirs ſi variés qu’ils pourraient l’occuper agréablement, dût il exiſter pendant une infinité de ſiècles.

Après avoir expoſé en quoi conſiſte le Beau, je ſerai maintenant en état d’expliquer de queIle manière il produit le ſentiment agréable dans l’eſprit. Ce que j’ai remarqué dans la première Partie ſur l’origine de ce ſentiment en général, me fraye ra le chemin pour la ſolution de ce problème particulier. J’y ai fait voir que le ſentiment agréable tirait ſon origine de la vivacité avec laquelle l’eſprit embraſſe une multitude d’idées qui ſe préſentent à lui à la fois, en lui faiſant ſentir qu’il pourra les développer. Cette explication générale ſuppoſée, il eſt facile de faire voir que tout objet reconnu pour beau a la vertu d’exciter cette vivacité dans l’eſprit. Un tel, objet préſente une multitude d’idées à la fois, liées enſemble par le fil de l’unité, moyennant lequel l’eſprit eſt en état de les développer, & de rapporter tout ce qu’il ya de différent dans cet objet à un centre commun. L’âme en s’apercevant de cette multitude d’idées liées enſemble, & faciles à développer, dès qu’elle y veut fixer ſon attention, regarde cet objet comme une proie, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, capable de contenter ſon goût eſſentiel ; elle s’y précipite. Voilà l’origine du plaifir excité par la, contemplation du beau. Un exemple mettra ma penſée dans un plus grand jour.

ſuppoſons qu’un homme, qui n’a aucune connaiſſance de l’Aſtronomie, regarde pour la première fois ces eſpaces immenſes du ciel, remplis d’un nombre infini d’étoiles fixes. Il ſera frappé par la multitude d’objets de diffèrentes grandeurs qu’il voit ; mais l’idée totale qu’il en conçoit étant un peu confuſe, l’impreſſion que ce ſpectacle fait ſur ſon eſprit ne durera pas longtemps, parce qu’il n’y peut rien diſtinguer, & l’eſprit ne pouvant travailler ſur ce grand nombre d’objets, ſon action eſt arrêtée & il en détourne la vue. ſuppoſons maintenant que ce même homme acquière tout d’un coup l’idée qu’un Philoſophe Aſtronome a de l’univers, qu’il ſache débrouiller ce chaos, qu’au lieu d’étoiles fixes jetées au haſard, ſon imagination lui repréſente autant de ſoleils avec autant de différents ſyſtèmes de planètes, leurs mouvements toujours proportionnés à leurs diſtances des centres ; il en ſera enchanté au-delà de toute expreſſion. Or quelle différence y a-t-il de cette repréſentation à la première ? Il n’y a que celle qui eſt entre l’ordre & la confuſion. Le nombre d’objets étant de part & d’autre comme infini, la différence conſiſte uniquement dans la connexion des idées ; il y a de l’unité dans la variété de la dernière repréſentation. L’eſprit peut travailler ſur ces idées, & s’occuper longtemps à démêler la variété qui règne dans le ſyſtème total.

Cela fait voir que le Beau n’excite le ſentiment agréable que par l’intermède de ce principe d’activité de l’âme, qui eſt la ſource de tout changement qui arrive dans notre intérieur. Ni l’unité, ni la variété, ni l’harmonie des parties dans un objet, ne contribuent à nous le rendre agréable, qu’en tant qu’elles ſe rapportent avantageuſement à la force active de l’âme. C’eſt à cette force primitive que nous ſommes redevables de tout plaiſir que le Beau excite dans nous. C’eſt par ce principe ſi ſimple, que la nature bienfaiſante répand tant de douceur ſur notre exiſtence.

La même explication ſe peut encore prouver d’une autre manière diſtincte, il faut néceſſai rement, (ſelon les principes établis dans la première Partie) que l’âme en reſſente de l’agrément. Or, chaque beauté renfermant une quantité d’idées particulières, nous préſente une idée confuſe du total, juſqu’à ce que nous ayons trouvé l’unité par laquelle nous pouvons développer la variété ; & alors l’idée totale, qui d’abord n’était que confuſe, devient diſtincte. Il en eſt ici comme avec les images d’optique qu’on rapporte à des miroirs. Elles paraiſſent des figures groteſques ; où l’on ne diſtingue pas le moindre ordre, juſqu’à ce qu’on place le miroir dans le centre  ; alors les pièces éparſes ſe rapprochent & ſe réuniſſent dans cette unité, & ce qui ne paraiſſait d’abord qu’une fiction groteſque, paraît maintenant une belle ſtatue. Ce que fait ici le miroir eſt l’effet de l’unité dans le Beau.

ſi l’on veut ſentir la vérité de cette explication, on n’a qu’à faire attention à ce qui ſe paſſe en nous, lorſque nous voyons un bel objet. Il ne nous plaît jamais avant que nous le connaiſſions pour tel, c’eſt à dire, avant que nous ayons développé & rapporté au centre ce qu’il renferme de varié. Un ignorant qui contemple attentivement une belle pièce d’architecture, y voit tout ce que l’Architecte y voit, avec cette différence que l’idée totale qu’il a de la pièce eſt confuſe. Il n’en reſſent pas beaucoup de plaiſir. Apprenez lui les règles de l’Architecture, & les charmes des propoſitions qui lui aident à développer dans l’idée totale de la pièce tout ce qu’elle renfeme de particulier ; il aura de l’admiration pour une choſe qu’il n’avait regardée auparavant qu’avec indifférence.

C’eſt par cette raiſon, que les ouvrages de goût, qui offrent un vrai beau, nous touchent & nous affectent d’autant plus qu’il y règne plus d’aiſance. Quand les liaiſons des parties ſont naturelles, ſans qu’on aperçoive rien de forcé, alors il eſt facile de découvrir la connexion de toutes les parties ; les Pièces de cet ordre frappent extraordinairement, & elles ont le privilège de plaire, même à ceux qui n’ont pas de grandes connaiſſances de ces ſortes de beautés. Mais il faut avouer que ces Pièces où la nature ſemble avoir mis elle même toutes les liaiſons, & qui pour cela paraiſſent faciles, ſont rares, & ne ſortent que des mains des plus habiles Maîtres.

Je ne puis m’empêcher d’éclaircir ceci par une réflexion que Plutarque fait ſur les exploits de Timoléon. Après avoir remarqué que ce grand homme n’avait rien fait, qui au fond fût ſupérieur aux grandes actions de quelques autres Généraux Grecs, comme d’Epaminondas & d’Agéſilas, il dit « qu’il y avait pourtant dans les actions du Général Corinthien quelque choſe de ſi aiſé, qu’elles en tiraient une grâce incomparable, qui les rendait ſupérieures à toutes celles des autres. » Après quoi il ajoute cette judicieuſe réflexion. « Comme les Poèmes d’Antimaque, & les Portraits de Denis, avec tous les nerfs & toute la force qu’on y trouve, font ſentir d’abord qu’ils ont été travaillés & peinés, & qu’au contraïre les Tableaux de Nicomaque & les vers d’Homère avec toutes les perfections toutes les grâces dont ils brillent, ont encore de plus, l’agrément ineſtimable de paraître aiſément faits, & de n’avoir coûté ni travail, ni peine ; il en eſt de même des exploits d’Epaminondas & de ceux d’Agéſilas, quand on les compare à ceux de Timoléon. On ſent dans ceux là qu’ils ont été faits à force & avec d’innombrables difficultés, au lieu que dans ceux ci on voit toujours la beauté accompagnée d’une heureuſe liberté & d’une facilité incomparable. »

Ces remarques, quoiqu’un peu éloignées de mon but principal, ne m’ont point paru ſuperflues, parce qu’elles éclairciſſent & confirment mon explication des effets de la beauté. Il m’en reſte encore une ou deux, pour prévenir quelques doutes qu’on pourrait former contre ma théorie. Je les expoſerai avec toute la brièveté poſſible.

Il y a des beautés, qui, outre les propriétés que j’ai expliquées en détail, par leſquelles elles nous plaiſent, ont encore quelque choſe de particulier, qui augmente le plaiſir qu’elles font naître. Telles ſont les belles actions pour ceux qui les ont faites, & les problèmes pour ceux qui les ont réſolus. Le plaiſir ne vient pas ſeulement de la ſpéculation, mais auſſi de l’heureux ſuccès ; & le plaiſir qui réſulte de cette dernière cauſe, eſt entièrement différent de celui que la beauté excite par elle-même, quoiqu’il ſoit fondé dans le même principe général. En effet dans l’action auſſi bien que dans la contemplation, on ne fait que produire des idées avec cette différence, que dans le dernier cas ces idées qu’on produit reſſemblent à de vaines ombres qui paſſent par l’eſprit ſans y laiſſer preſque aucune trace, au lieu que dans l’action priſe dans ce ſens ; les idées que nous produiſons ſemblent réaliſées hors de nouſ-mêmes, & nous en ſommes en quelque manière les créateurs. Il eſt donc facile à comprendre qu’une action, un exploit, la ſolution d’un problème doit agir plus fortement ſur nous pour exciter le ſentiment agréable, que la ſimple ſpéculation. Je reviens à la remarque qui a donné lieu à cette petite digreſſion. Une choſe peut exciter en nous le ſentiment agréable par plus d’une qualité, quoique tout ſe réduiſe enfin à l’unique ſource de plaiſir, qui eſt l’activité de l’âme.

Je nepourrais citer un exemple pIus remarquable d’une concurrence de cauſes différentes pour exciter Ie ſentiment agréable, que ces objets charmants qui excitent la plus forte & la plus agréable de toutes les paſſions, l’amour. La beauté qui excite cette paſſion, tire ſa force de pluſieurs qualités. Comme Platon avait diſtingué non pas tout à fait ſans raiſon, deux eſpèces d’amour, l’une qui eſt baſſe, tumultueuſe & terreſtre, & l’autre plus noble, & même divine ; nous pouvons dire que la beauté qui excite également ces deux eſpèces d’amour, eſt auſſi compoſée de pluſieurs eſpèces fort différentes. En effet, ou tre ce que nous nommons proprement beauté, il entre beaucoup de beau moral dans l’idée d’une belle perſonne. De plus, comme elle nous offre en même temps le plus grand plaiſir ſenſuel, le déſir de la jouiſance ſe mêlant à l’idée de toute ſorte de plaiſirs moraux, & à la beauté proprement dite, elle excite cette forte paſſion que nous nommons amour : paſſion où les ſens, le cœur, I’imagination & l’entendement, concourent également à nous promettre une infinité de biens. Eſt il étonnant que l’effet, en ſoit ſi prodigieux ?

On pourrait encore me faire une objection que je ne dois pas négliger. On voit tous les jours que tel objet plaît beaucoup à certaines gens, pendant que d’autres le trouvent inſupportable. Cette différence de goût s’étend ſur toute ſorte de beauté. L’un admire un théorème qu’un autre trouve très médiocre. Ce tableau, cette deſcription, cette comparaiſon, vous paraiſſent peu de choſes tandis que d’autres les admirent. Un tel meurt d’envie de poſſéder une perſonne, que vous tâchez d’éviter, tant vous la trouvez déſagréable. ſi la beauté eſt une qualité conſtante & invariable, ſi notre eſprit a une diſpoſition néceſſaire à être également touché de toute ſorte de beauté, d’où vient cette grande diffé rence dans les goûts ? Voici ma réponſe. Chaque eſpèce de beauté étant ſuſceptible d’un nombre infini de degrés, un objet qui en ſoi même a effectivement de la beauté peut en avoir très peu en comparaiſon d’un autre. Or quand on eſt accoutumé à ne voir que des objets qui ont déjà un certain degré de beauté & que l’on s’eſt familiariſé avec ce degré de beauté en le regardant comme la meſure abſolue du Beau, ſi l’on compare enſuite à cette meſure des beautés d’un moindre degré, on n’y trouve pas ce qu’on eſt accoutumé de chercher, l’eſprit ne peut produire les idées auxquelles il eſt accoutumé ; cela excite néceſſai rement du déplaiſir, & l’on décide que cet objet n’a point de beauté, pendant qu’on devrait ſe contenter de dire qu’il eſt fort inférieur à tel autre. Un Européen accoutumé & élevé dans une grande ville, où le beau ſexe joint à ſa beauté naturelle toutes les grâces des manières & de l’ajuſtement. tranſporté ſur les côtes d’Afrique, y trouve les femmes fort dégoûtantes & laides ; cependant elles ne le ſont que comparativement, ayant effectivement de la beauté pour tous ceux que la coutume n’a pas engagés à prendre un plus haut degré de beauté pour l’unité à laquelle on meſure les autres. Cette obſerva tion peut être appliquée à toutes les eſpèces de beauté, & l’application en eſt ſi facile, qu’il ſerait ſuperflu de s’y arrêter plus longtemps.

J’ai expliqué la manière dont le Beau excite en nous le ſentiment agréable : ces mêmes principes pourront ſervir auſſi à expliquer l’effet contraire de la qualité oppoſée, de la difformité & du déſordre, ſans qu’il ſoit beſoin d’entrer dans un plus grand détail. La difformité réſulte principalement de la contariété des parties qui compoſent un tout. Non ſeulement on n’y trouve ni la Iiaiſon, ni l’harmonie, qui dans la beauté fait concourir les parties à for mer un tout régulier ; mais l’effet d’une partie eſt détruit par celui d’une autre, elles s’entrechoquent. Voici maintenant les deux raiſons principales qui rendent ces objets déſagréables.

1°. Notre eſprit eſt naturellement porté à développer tout ce qu’il trouve dans un objet. Or le déſordre, dès qu’il règne entre les parties d’un tout, l’empêche de ſuivre ſon penchant, il ſe confond dans ce déſordre ; ſon action eſt arrêtée & ce qui en eſt la cauſe ne peut que lui déplaire, comme je l’ai prouvé plus au long dans la première Partie de ces recherches. A cette première raiſon j’en joins une autre, qui eſt encore plus forte.

2°. La contemplation du beau, de quelque eſpèce qu’il ſoit, nous accoutune à une certaine manière de penſer, qui fait Ie fondement du goût. Un homme, par exemple, qui n’a vu depuis longtemps que de fort beaux tableaux, tels que ceux d’un Watteau, ou d’un Wowerwan, contracte peu à peu l’habitude de ne penſer à aucun autre degré de beauté qu’à celui que lui offrent ces objets familiers : l’empreinte en eſt dans ſon âme & l’occupe ; il oublie, pour ainſi dire qu’il y en a d’autres & prend par conſéquent celui ci pour meſure ou pour unité. Maintenant dès qu’il voit un tableau, l’habitude Ie porte à y chercher l’exécution des règles qu’il a obſervées dans les beaux tableaux dont la vue lui eſt familière, de ſorte que ſon eſprit a un penchant déterminé à développer les idées d’une certaine manière. ſi l’objet qu’il voit ne lui permet pas de le faire, l’ordre de ſes idées en eſt troublé, & cela ne peut qu’exciter en lui un ſentiment fort déſagréable. Ce déſagrément eſt aſſez ſemblable au chagrin que nous ſentons lorſque des obſtacles inſurmontables nous empêchent d’exécuter un projet pour Iequel nous avions de l’empreſſement ; & plus nous ſommes attachés à une certaine eſpèce de beau, c’eſt-à-dire, plus notre goût eſt déterminé & fixe, plus ce déſagrément ſera ſenſible. Voilà, ce me ſemble, des principes ſuffiſants pour expliquer l’effet que la contemplation de la difformité produit en nous.

Je finirai par des réflexions générales, en forme de corollaires tirés de cette théorie, pour donner un échantillon de l’utilité qu’on peut tirer de pareilles recherches. Car je ſais qu’il y a des gens qui s’efforcent d’y attacher du ridicule, prétendant qu’il ſuffit de jouir de toute ſorte de plaiſir, & de les bien ménager, ſans ſe mettre en peine d’en rechercher cauſes. Mais pourrait on connaître l’origine & la nature des plairſirs, ſans en profiter ? J’eſpère d’être en état dans la ſuite de ces recherches, de faire voir combien nous gagnerons par une théorie exacte du plaiſir. Voici, en attendant, quelques réflexions qui en feront foi.

Je viens de prouver que l’effet du beau était fondé dans la nature de l’âme, & dans celle des objets ; il s’enſuit, que le rapport qu’a le beau à l’eſprit eſt nécéſſaire, & par conſéquent inaltérable. Il n’y a qu’une ſeule condition requiſe, pour que le beau faſſe ſon effet ; c’eſt qu’il faut le connaître, & pour cela il faut être un peu verſé dans le genre auquel il appartient, parce que ſans cela on n’eſt pas d’abord en état, comme je l’ai prouvé plus haut, de ſaiſir le beau d’un objet. ſi donc tous les hommes avaient les mêmes connaiſſances, ils auraient néceſſairement le même goût ; & il n’y aurait plus de diſpute en fait de beauté. Deux grands Maîtres dans l’art de la Peinture ne ſeront jamais d’un avis différent en fait des tableaux, pourvu qu’ils parlent ſincèrement. Ce n’eſt donc que la différence des connaiſſances, & de la pénétration, qui produit celle des goûts. Chaque genre différent du beau fait pour ainſi dire une ſcience à part. Il faut l’avoir étudiée pour prononcer ſur ce qui lui convient. Voilà une rè gle à laquelle on ne fait pas aſſez d’attention. On veut juger de tout, & de Ià vient cette contrariété de ſentiment en fait de toute ſorte de beauté, qui a donné lieu à la fauſſe opinion, que la beauté & le goût ſont des choſes arbitraires ; de là on va quelquefois juſqu’au ſcepticiſme abſolu, en aſſurant avec autant de hardieſſe que d’ignorance, qu’il n’y a rien de certain dans les connaiſſances humaines. La différence du goût n’a lieu que parmi les ignorants & les ſuperficiels ; comme le ſcepticiſme ne ſéduit que ceux qui ne ſavent pas approfondir Iès règles de la logique.

Cette remarque me conduit naturellement à une autre ; que le goût eſt une ſuite néceſſaire des connaiſſances & de la pénétration. Plus on étend les connaiſſances, plus on doit néceſſairement ſentir le beau, ſous les différentes formes dans leſquelles il aime à s’envelopper. Ceux qui ſe ſont bornés à une ſeule ſcience, un ſeul métier, mépriſent ordinairement les autres, parce qu’ils n’ont aucune connaiſſance des beautés qui s’y trouvent. Il n’y a rien de plus commun que de voir un homme de guerre qui ne goûtant que la gloire, la licence & le tumulte de ſa profeſſion, mépriſe les plaiſirs doux & paiſibles de ceux qui en cherchent dans l’étude, & un pédant qui s’attachant à un ſeul genre d’étude dédaigne tous les autres.

Voulez vous augmenter le nombre de vos plaiſirs & de vos amuſements ? Commencez par aiguiſer votre pénétration & par étendre vos connaiſſances. Cherchez le beau partout, vous le trouverez auſſi partout. Il eſt impoſſible de rien apprendre, ſans s’ouvrir en même temps de nouvelles ſources de plaiſir. Il n’y a aucune profeſſion, aucun genre de vie, qui ne ſoit un principe infaillible d’agrément pour ceux qui y réuſſiſſent, chacune de ces profeſſions ayant ſes principes généraux, ſes théorèmes & ſes problèmes ſuſ ceptibles de beautés intellectuelles : l’artiſan, le négociant, le laboureur, le mécaniſte, le ſavant, I’homme de guerre, chacun exerce un métier capable de lui procurer bien du plaiſir pourvu qu’il le ſache bien. s’il était poſſible à un ſeul homme de ſavoir & d’exercer tous les métiers, il réunirait en ſoi les plaiſirs diſperſés dans les différentes conditions de la vie.

De toutes les maximes que je pourrais tirer de ces remarques, je ne ferai mention que d’une ſeule. Appliquez vous de toutes vos forces à bien ſavoir votre métier, quel qu’il ſoit ; car non ſeulement cela augmentera votre capacité pour le plaiſir, mais votre habileté vous mettra à l’abri de bien des peines & des chagrins qu’entraîne néceſſairement une mauvaiſe réuſſite. Ce qu’on dit de la vertu, qu’elle eſt ſa propre récompenſe, peut être appliqué à l’habileté : elle récompenſe par elle même ceux qui la poſſèdent, en leur procurant immédiatement un grand nombre de plaiſirs qu’ils n’auraient jamais ſans elle. J’admire en cela l’ordre inimitable de la nature, où tout eſt teIlement lié, que ce qui ſert le plus à l’intérêt particulier, ſert également à l’utilité publique. Les hommes habiles & les hommes vertueux ſont les plus utiles au public, & en même temps les plus heureux en partculier.

La connaiſſance des beautés de l’imagination & de l’entendement, dont il eſt ici queſtion, ſuppoſent pour être goûtées, quelques connaiſſances, & un certain degré d’exercice dans l’art de raiſonner. Le vulgaire qui ne poſſède pas ces deux qualités dans un degré fort éminent, ne peut guère profiter de ces tréſors répandus dans la vaſte empire de la vérité, & dans la nature, & il s’abandonne à ce qui eſt plus à ſa portée, aux plaiſirs des ſens, igmorant preſque entièrement qu’il y en ait d’autres. Les nations où l’ignorance eſt générale, ſont entièrement privées de ces plaiſirs plus relevés. Il n’y a que les nations polies & éclairées qui nagent, pour ainſi dire, dans un océan de plaiſirs, en trouvant de propres à toutes leurs facultés, ſoit ſenſuelles, ſoit intellectuelles. Cétait donc avec grande raiſon que cet ancien Philoſophe remerciait les Dieux de I’avoir fait naître Grec plutôt que Barbare, & Athénien plutôt que Citoyen de toute autre ville Grecque. Car les Athéniens qui avaient alors plus de connaiſſances que les autres Grecs, étaient pour cela même en poſſeſſion de plus de plaiſirs que les autre.

Combien ne devons nous donc pas à ces grands Hom mes, amis du genre humain, qui ont civiliſé les nations, à ceux qui ont inventé les Arts & les ſciences, & à ceux qui par des travaux aſſidus, & par des veilles précieuſes les enrichiſſent & les perfectionnent ? & quels hommages ne devonſ-nous pas à ces ſouverains bienfaiſants, Pères des nations, dont un des ſoins principaux eſt de ſe ſervir de leur grandeur pour éclairer leurs Peuples, & pour faire fleurir les Arts & les ſciences, & qui par là ouvrent, pour ainſi dire, de nouvelles mines inépuiſables en beauté en plaiſir ?

J’ai dit que toute ſcience & tout genre de vie eſt capable de procurer du plaiſir à ceux qui l’exercent, & qui le ſavent bien. Je ne voudrais pas qu’on inférât de là, qu’ils ſoient tous également dignes qu’on s’y applique.Il y a entre eux une très grande différence. Il y a des études & des arts qui n’ont guère d’autre utilité que celle de procurer du plaiſir immédiat à ceux qui s’y appliquent. de ce genre ſont quelques ſciences abſtraites, ſpéculatives, agréables à la vérité, mais qui n’ont aucun rapport à nos autres beſoins. Il y en a qui, outre ce plaiſir immédiat nous en procurent beaucoup d’autres. Tels ſont les métiers où la ſatiſfaction qu’on en tire immédiate ment eſt jointe à la réputation, à la renommée, à l’opulence, & ce qui eſt le principal, à la reconnaiſſance du Public ; & dans ces cas, les plaiſirs médiats ſurpaſſent de beucoup les plaiſirs immédiats. Il y en a enfin qui, en procurant un plaiſir immédiat à ceux qui les exercent, nuiſent ou à eux-mêmes ou aux autres. C’eſt au ſage à apprécier toutes ces eſpèces, & à choiſir celle qui eſt la plus avantageuſe à tous égards, ſi le choix eſt en ſon pouvoir.

Fin de la ſeconde Partie.

TROISIEME PARTIE - Des plaisirs des sens.[modifier]

ſi l’homme eſt obligé de reconnaître qu’il appartient à la claſſe des animaux, & de regarder les brutes comme ſes ſemblables par pluſieurs endroits, il a bien des titres auſſi par leſquels il peut prouver la ſupériorité & la nobleſſe réelles qui lui donnent de juſtes prétentions à un rang plus élevé.

Toutes les productions de la nature, depuis la pierre juſqu’à l’homme, ſont autant de machines, dont l’Auteur de l’Univers ſe ſert pour l’exécution de ſes deſſeins. Notre orgueil aurait beau s’excepter de cette deſtination générale de tous les Etres finis ; une infinité de cas & d’événements l’obligent de reconnaître malgré lui, qu’avec tout ſon génie, avec ſes lumières & ſa fine politique, il n’a été que l’inſtrument & l’inſtrument privilégié d’une puiſ ſance ſupérieure, à laquelle il tâcherait en vain de ſe ſouſtraire.

Mais ce qui élève l’homme au-deſſus de ſes compagnons dans le ſervice de la nature, c’eſt que tous les autres ſont des inſtruments abſolument aveugles, au lieu qu’il lui eſt permis quelquefois de connaître les reſſorts ſecrets que la nature emploie pour le faire agir, & qu’il peut même s’en ſervir pour ſon propre avantage, pendant qu’il exécute ce qu’une loi ſupérieure lui avait preſcrit ; ou ſi cela n’eſt pas toujours poſſible, il a aſſez de lumières pour reconnaître les fins de la nature, toujours ſages & bonnes, auxquelles il con court généralement, quand même il n’y a point d’autre avantage que le plaiſir d’avoir volontairement contribué à l’avancement de l’intérêt général du ſyſtème univerſel.

Plus l’homme connaît ſes facultés, qui ne ſont qu’autant de reſſorts que la nature a mis en lui pour le faire agir, plus il eſt en état de ſes les approprier, pour ainſi dire, & de les tourner à ſon avantage. Quelques Philoſophes ont remarqué que nous ne ſommes libres qu’autant que nous connaiſſons nos facultés, & que nous nous en rendons les maîtres ; ſi nous négligeons de le faire, nous ne différons preſque en rien des brutes.

Un Philoſophe ne ſaurait donc s’occuper d’une recherche plus noble que celle de tous ces reſſorts, puiſque c’eſt par là que nous nous délivrons de la ſervitude de la nature & que nous devenons des Citoyens libres de l’univers. Ces recherches nous peuvent encore inſpirer de ſublimes ſentiments. Car ce n’eſt qu’après une conviction entière que toutes nos facultés nous ont été données dans les vues de ſageſſe & de bonté, qu’on ſe ſoumet avec plaiſir aux ordres de la nature, & qu’on travaillé avec joie à perfectionner & à bien employer toutes ſes facultés.

Ces réflexions préliminaires ſuffiſent pour juſtifier des recherches ſur l’origine & la nature de nos facultés, qui pourraient paraître inutiles. J’ai déjà expoſé une partie de mes recherches ſur cette matière. J’ai tâché d’abord de découvrir l’origine générale de tous nos ſentiments, agréables ou déſagréables, qui ſont les motifs univerſels de nos actions. Enſuite j’ai fait voir comment tous les plaiſirs intellectuels, qui naiſſent de la contemplation de toute ſorte de beauté, tirent leur origine de la ſource indiquée.

J’entreprends maintenant de rechercher l’origine & la nature des plaiſirs des ſens, de ces plaiſirs qui ſont chez la plupart des hommes le principal motif des actions, & l’unique mobile de celle des animaux brutes.

Mon deſſein n’eſt pas de trouver par ces ſpéculations un appui aux ſentiments voluptueux des Epicuriens modernes, ni une juſtification des dogmes ſévères des ſtoïciens. J’oſe dire que je ſuis libre de tout préjugé de ſecte. Cependant j’eſpère que ces recherches me fourniront quelques remarques propres à déterminer la valeur de ces plaiſirs.

Les ſens étant les inſtruments des plaiſirs dont je vais traiter il ſera néceſſſaire de commencer par expliquer la nature de ces organes. Nous ſavons par l’expérience, que notre âme ne peut ſentir de tous les changements qui arrivent dans l’univers, que ceux qui cauſent certaines impreſſions ſur les organes des ſens. Il n’importe pas au ſuccès de nos recherches préſentes, de ſavoir ſi cette loi qui aſſujétit l’âme dans ſes ſenſations aux mouvements du corps, eſt une ſuite néceſſaire de la nature de l’âme, comme il paraît probable, ou ſi ce n’eſt qu’une inſtitution arbitraire de l’Auteur de la nature ; il ſuffit que nous n’ayons aucune connaiſſance des changements qui arrivent dans la nature, que par le moyen des ſens. Mais qu’eſt-ce proprement parler que ſentir ? Nous avons coutume de dire que nous ſentons les objets ou leurs qualités, par exemple la chaleur ; que nous entendons parler quelqu’un ; que nous voyons le ſoleil ; que nous ſentons tel parfum. Quand on cherche à s’expliquer diſtinctement ſur la ſignification de ces mots, on trouve qu’ils diſent tout au plus, que nous avons des ſenſations, c’eſt-à-dire des perceptions fortes & vives de certaines choſes qui paraiſſent les exciter en nous, par des mouvements qu’elles impriment à nos organes. Nous regardons les objets que nous ſentons, comme les cauſes qui par une influence naturelle frappent nos organes, & les impreſ ſions que les organes reçoivent, comme la cauſe phyſique de nos ſenſations. Que les organes produiſent réellement nos ſenſations, comme le prétend Ariſtote ; ou qu’ils les occaſionnent ſeulement, ſelon le ſentiment du profond Deſcartes ; ou que les ſenſations accompagnent leurs mouvements par une harmonie préétablie, ſelon le grand Leibnitz, on peut toujours les regarder comme des raiſons effectives des ſenſations, parce que tout ſe paſſe parfaitement, comme ſi cela était effectivement ainſi. Je me ſervirai donc toujours de cette expreſſion, que les impreſſions des organes des ſens excitent ou produiſent les ſenſations dans l’âme, ſans prétendre ni adopter, ni rejeter aucun de ces ſyſtèmes inventés pour expliquer l’union de l’âme avec le corps.

Cela ſuppoſé, il faut chercher dans les impreſſions que les ſens reçoivent la cauſe, ou ſi l’on veut l’analogie, ou l’occaſion des ſenſations de l’âme. Je dis donc que toute ſenſation eſt cauſée par quelque mouvement des nerfs du corps, & je poſe pour principe : que l’âme n’a point de ſenſation, ſans un mouvement analogue dans les nerfs ſenſibles. & pour ne rien laiſſer d’obſcur ſur ce principe, je m’explique ſur ce terme d’analogue. Ce terme ſignifie donc, 1°. que la vivacité, ou la force de la ſenſa tion dans l’âme, eſt toujours proportionnée à la quantité de mouvement dans les nerfs ; 2°. Qu’autant que ce mouvement eſt varié, ou compoſé, autant les ſenſations le doivent être auſſi, de ſorte que la moindre différence qui diſtingue telle affection d’un ſens, d’une autre, doit produire une différence proportionnée dans les ſenſations de l’âme.

Ce principe poſé, je remarque que l’eſſence des ſens en général conſiſte dans les nerfs, comme cela eſt généralement reconnu. Les ſens ne diffèrent eſſentiellement, que dans la ſenſibilité & la ſituation des nerfs. Ces nerfs, plus ou moins expo ſés, plus ou moins ſenſibles à certains mouvements, forment la différence des ſens. Un organe des ſens n’eſt donc autre choſe, qu’un ſyſtème de nerfs tellement placés, qu’ils ſont en état de recevoir les impreſſions des matières propres à les mettre dans cette eſpèce de mouvement que la ſenſation ſuppoſe.

Chaque ſens a une matière propre qui donne aux nerfs le jeu néceſſaire. Car tout mouvement excité dans les nerfs ne produit pas d’abord une ſenſation. La lumière & les ſens tombent ſur tout le corps, & doivent par conſéquent exciter quelque mouvement dans les nerfs qui aboutiſſent aux extrémités du corps : il n’y a cependant que les nerfs proportionnés à ces matières, qui en ſoient affectés au point d’exciter une ſenſation. L’œil reçoit auſſi bien que l’oreille les vibrations de l’air que cauſent les ſons, ſans en rien faire ſentir à l’âme ; & la langue expoſée à la lumière ne cauſe pas la moindre ſenſation quoique les nerfs en ſoient infailliblement frappés. Il faut donc à chaque genre de nerfs une impreſſion particulière, & une matière propre à y exciter cette impreſſion.

Ces matières propres à chaque genre de nerfs me fourniſſent les diſtinctions des ſens. J’appelle un nerf ſubtil ou groſ ſier, celui dont la matière propre eſt telle, quoique je ne veuille pas prétendre pour cela que les nerfs ſoient en eux-mêmes tels. Dans ce ſens les nerfs optiques ſont les plus ſubtils, la lumière qui en eſt la matière propre étant la plus ſubtile de toutes celles qui frappent ſenſiblement nos organes. Les nerfs de l’ouïe tiennent le ſecond rang, l’air étant la matière la plus ſubtile après celle de la lumière ; l’odorat & le goût viennent enſuite ; & le ſentiment du toucher a les nerfs les plus groſſiers, toujours dans le même ſens.

Le mouvement excité dans les nerfs doit être proportion né à la quantité du chox que cauſe la matière, & la quantité de la ſenſation eſt toujours proportionnée, ſelon le premier principe, à la quantité du mouvement des nerfs. J’appellerai dans la ſuite ſenſibilité, ou vivacité, la quantité de ſenſation.

ſi nous étions en état de comparer les différentes quantités de mouvement, dans les ſens différents, nous pourrions déterminer exactement le proportion de ſenſibilité de chaque eſpèce de ſenſation. Cette détermination ſuppoſe deux choſes, la quantité de la matière qui frappe, & ſa viteſſe. Voilà ce qu’on peut dire en général ſur le mouvement qui ſe fait dans les nerfs. Il importe de l’examiner un peu plus particulièrement.

L’action des matières ſur les organes des ſens nous paraît continuée ; nous nous la repréſentons comme une eſpèce de preſſion non interrompue. Un ton, par exemple, paraît frapper les nerfs ſans aucune interruption, auſſi longtemps qu’il dure. Mais on ſait par des recherches certaines, que ce qui paraît une preſſion, ou une action non interrompue, n’eſt qu’une ſucceſſion interrompue de coups ou d’impulſions qui ſe ſuivent de ſi près que la connaiſſance de l’intervalle nous échappe. Car, comme l’œil ne peut diſtinguer des diſtances trop petites, & qu’il ſe repréſente comme contiguës deux molécules de matière qui ſont fort proches l’une de l’autre ſans pourtant ſe toucher ; de même nous ne pouvons plus apercevoir les intervalles des temps, dès qu’ils ſont d’une certaine brièveté. Ainſi, quoique le ſon ne conſiſte que dans une infinité de coups, ou de chocs réitérés, il nous paraît un ſeul mouvement continu.

Il en eſt de même de la lumière. Le mouvement que les nerfs de l’œil reçoivent, n’eſt qu’une infinité d’impulſions qui ſe ſuccèdent avec une grande rapidité. Voilà ce dont tout le monde conviendra, quant à ces deux ſens principaux.

Pour les autres ſens, il eſt très difficile de bien déterminer la manière dont les matières propres les affectent. Mais il y a toute apparence qu’ils ſont en cela analogues aux deux principaux. En effet comment expliquerait-on l’action des matières odoriférantes, ou des ſaveurs, ſi ce n’eſt par une ſucceſſion d’impulſions ? Une ſeule particule, qui frappe une ſeule fois, ne peut exciter qu’une ſenſation momentanée, il faut néceſſairement des coups réitérés pour donner une durée ſenſible à la ſenſation. On ne peut pas dire que les nerfs reçoivent un mou vement de vibration, qu’ils conſervent pendant un temps ſenſible ; les nerfs ne ſont point des cordes tendues, ni des corps rigides. Car dans ce cas, une ſeule impreſſion momentanée ferait durer les ſenſations, ce qui répugne à l’expérience. En effet dès qu’on ferme l’œil, dès qu’on bouche l’oreille, les ſenſations ceſſent. Au lieu qu’elles continueraient, ſi les nerfs avaient un mouvement ſenſible de vibration.

ſur ces remarques ſe fonde mon ſecond principe général, ſavoir : que toute ſenſation totale eſt compoſée d’un grand nombre de ſenſations momentanées qui ſe ſuccèdent avec une rapidité à ne point laiſſer entrevoir les moments de temps qui s’écoulent d’un coup à l’autre.

Partant maintenant de ces deux principes, il me ſemble qu’il n’eſt plus fort difficile d’ex pliquer la différence des ſenſations, ni de trouver les qualités qui les rendent agréables ou déſagréables, douces ou pénibles. Commençons par diſtinguer les ſenſations en ſimples & compoſées. J’appelle une ſenſation ſimple, celle qui eſt cauſée par des impreſſions ſuivies de même force, comme par exemple, par un ton uniforme ou par une couleur ſimple. Les ſenſations compoſées ſont cauſées par pluſieurs impreſſions différentes, qui agiſſent à la fois, comme quand on entend pluſieurs tons en même temps.

Les ſenſations ſimples nous préſentent deux choſes à diſtinguer, ſavoir, 1°. les impreſſions momentanées en elleſ-mêmes, & 2°. la nature de leur ſucceſſion.

Les impreſſions momentanées n’étant que de ſimples chocs, ne nous préſentent à diſtinguer que la quantité du mouvement, qui les rend plus ou moins fortes. Je nommerai moment de ſenſation, la perception que l’âme reſſent d’une impreſſion momentanée. Il eſt viſible que ces moments, ne pouvant différer que par leur quantité, ne ſont que des perceptions ſimples, plus ou moins ſenſibles.

Nous ne trouvons donc rien dans les mouvements de ſenſation, qui puiſſe les rendre agréables ou déſagréables, qu’en tant que la vivacité peut rendre tels. Or il eſt viſible que cela dépend des circonſtances, & ne peut être décidé d’une manière abſolue. Quand un homme, par exemple, a paſſé quelque temps dans un état de perceptions faibles, alors une ſenſation forte ne peut que lui être déſagréable. Cela arrive quand on eſt réveillé par un grand bruit. Cette ſenſation forte, qui ſuccède tout d’un coup à des perceptions fort faibles, eſt déſagréable, & elle ne le ſerait point dans l’état de la veille.

Ces moments peuvent être ſi forts qu’au lieu de toucher les nerfs ils les ébranlent, & alors le mouvement ſe communique à d’autres nerfs, & ſe diſtribue par une grande partie du corps, ou par le ſyſtème entier des nerfs. Alors l’âme ſent une infinité de coups à la fois, & ſe voir, pour ainſi dire, fortement attaquée par une infinité d’endroits d’où naît une confuſion qui eſt fort déſagrable ſi elle eſt bien forte. Il me ſemble qu’on peut expliquer par cette raiſon le déſagrément qui accompagne toutes les ſenſations trop fortes, & celles mêmes qui d’ailleurs ſont agréables. On ſait que toute ſenſation véhémente a quelque choſe de déſagréable.

Cela me conduit à une autre remarque qui me paraît fort importante, parce qu’elle rend rai ſon de la diverſité des goûts qui viennent des tempéraments. On ſait qu’un homme d’un tempérament vigoureux, qui a beaucoup de vivacité, eſt ordinairement plus ſenſible aux plaiſirs des ſens, qu’aux autres plaiſirs. ſi l’on ſuppoſe que la différence des tempéraments conſiſte dans les nerfs plus ou moins ſenſibles, l’explication de la différence des goûts ſuit fort naturellement des principes établis. L’homme d’un tempérament vigoureux ſent tout plus vivement qu’un autre. La force des ſenſations lui eſt devenue naturelle par la coutume. Cette vivacité doit naturellement ſe communiquer à l’âme qui par cette rai ſon aimera toujours préférablement les plaiſirs qui ſont les plus vifs, c’eſt-à-dire, les plaiſirs des ſens ; elle cherchera même une plus grande vivacité dans les autres plaiſirs qui ne viennent pas des ſens, qu’un tempérament moins vif.

Cette conſidération ſeule des impreſſions momentanées, nous fournit encore des principes pour comparer les ſens entre eux, à l’égard de la vivacité des ſenſations qu’ils excitent. L’expérience nous apprend que la vivacité des ſenſations s’accroît à proportion du calibre des nerfs, ou de la maſſe de leurs matières propres. Qu’eſt-ce que le plaiſir que nous cauſent les couleurs de l’arc-en-ciel au prix de celui qu’excite l’harmonie ? & combien faible eſt le plaiſir du plus beau concert en comparaiſon de celui que nous cauſe un ſens beaucoup plus groſſier ? Les plaiſirs des ſens ſubtils reſſemblent en cela à un doux zéphir, & ceux du toucher à un vent impétueux auquel on a de la peine à réſiſiter. Il en eſt de même de la vivacité des ſenſations déſagréables. Ni l’œil, ni l’oreille, ni l’odorat, ne peuvent jamais être bleſſés d’un objet, juſqu’à faire ſentir à l’âme ce qu’on appelle douleur ; ils peuvent exciter des ſentiments fort déſagréables, ou une ſorte d’averſion ; mais c’eſt au ſens du toucher à cauſer des douleurs. La raiſon en eſt palpable. Les ſens les plus ſubtils ſont ceux qui ſont touchés par des matières plus ſubtiles, qui par conſéquent ne peuvent faire que des impreſſions légères ſur les nerfs ; & ces impreſſions ne peuvent par conſéquent produire que des ſenſations fort douces. ſi donc les nerfs de l’œil étaient touchés d’une manière qui fût entièrement ſemblable à celle dont quelque autre objet agit ſur un autre ſens, le plaiſir ou déplaiſir, qu’on reſſentirait de ces deux impreſſions, ſerait proportionné à la quantité du mouvement produit dans les nerfs. ſi nous étions en état de connaître les maſſes des matières propres des ſens, & la viteſſe de leur impulſion, nous aurions des déterminations géométriques des proportions de vivacité des ſenſations que les ſens excitent. ſuppoſé, par exemple, que les maſſes ſpécifiques de la lumière & des ſens ſoient comme m à M, & leur viteſſe come V à v ; la vivacité du ſens de la vue, ſera à la vivacité de l’ouïe, comme V² m à v² M .

ſi l’on comprend bien ceci, on trouvera que malgré la parfaite analogie qu’il y a entre les tons & les couleurs, l’idée d’une muſique oculaire eſt fort creuſe, parce que l’effet de cette muſique ſera toujours incomparablement plus faible que celui de la véritable muſique. Mais ſi à l’imitation de cette idée on pou vait trouver une muſique pour les autres ſens, pour l’odorat, pour le toucher, je ſuis aſſuré que l’effet en ſerait merveilleux. Rien ne ſerait plus facile alors, que de mettre à tout moment les hommes dans les ſenſations les plus vives. Mais il appartient bien moins à un Philoſophe qu’à un ſibarite, de propoſer un problème de cette nature. Peut-être que ſans ces inventions recherchées nous tirons actuellement des ſens tout le plaiſir qu’il faut pour nous donner le goût d’une félicité plus ſpirituelle, & qu’en augmenter le nombre ou la vivacité, ſerait nous faire perdre de vue les plaiſirs d’un genre plus relevé.

Il s’offre encore ici une remarque aſſez curieuſe ſur la différence des ſens. Ceux qui font les impreſſions les plus faibles ſur l’âme, ſont ceux qui approchent le plus de ſa ſpiritualité. Les idées purement intellectuelles frappent beaucoup moins que les ſenſations ; mais elles ſont plus diſtinctes, & par cela même il eſt plus facile de les rappeler à l’aide de la mémoire qui nous les peut repréſenter mille fois, & toujours avec la même clarté qu’elles ont eue originalement. Les ſenſations des couleurs frappent plus vivement que les idées intellectuelles ; mais l’imagination ne les rappelle pas auſſi facilement que les idées ; & ces ſenſations ſecondaires, ſi je puis les appeler ainſi, frappent beaucoup moins que les véritables ſenſations. L’arc-en-ciel, que j’imagine, ne fait ſur moi qu’une faible impreſſion en comparaiſon de l’arc réel. Plus on deſcend maintenant aux ſens inférieurs, plus on trouve qu’il eſt difficile de ſe rappeler par l’imagination les ſenſations paſſées, que ces ſens groſſiers ont produites.On ſe rappelle plus facilement un ton qu’une odeur, le goût d’un certain fruit qu’une ſenſation du ſens du toucher. Il eſt très difficile dans les chaleurs de l’été de ſe rappeler un peu vivement le friſſon de l’hiver ; & il y a une différence preſque infinie entre l’idée d’un friſſon & la ſenſation même de cet état. Cela fait voir comment les ſens s’élèvent peu à peu pour approcher autant qu’il eſt poſſible de la ſpiritualité. La nature a fort ſagement établi que les plaiſirs ſenſuels fuſſent moins ſuſceptibles d’être rappelés par l’imagination, que les plaiſirs intellectuels ne le ſont par la mémoire, & que les ſenſations les moins fortes ſe répétaſſent plus facilement que celles qui ſont plus vives. Quel motif aurait-on de ſe rendre capable de goûter les plaiſirs intellectuels, ſi l’on avait tant de facilité à ſe procurer les plaiſirs ſenſuels en ſi grande abondance & à ſi bon prix ? L’homme ſe ſerait-il jamais élevé conſidérablement au-deſſus des brutes ſans cette diſette de plaiſirs ſenſuels ? Mais je reviens à mon ſujet.

Toutes les remarques que j’ai faites juſqu’ici, ſont tirées de la conſidération des moments de ſenſations, & de la ſubtilité ou groſſièreté des ſens. Ces moments ne m’ont point fourni de quoi expliquer l’agrément ou le déſagrément des ſenſations, en tant que ces qualités ne dépendent point de la quantité de ſenſation. Je vais maintenant examiner la différence des ſenſations, qui provient de la ſucceſſion des moments ; peut-être y trouveronſ-nous la cauſe de l’agréable & du déſagréable. Cette ſucceſſion peut être, ou uniforme, ou variée. Je nomme ſucceſſion uniforme celle où les impreſſions que les nerfs reçoivent ſe ſuccèdent à intervalles égaux & avec des forces égales, (comme les vibrations d’une corde, qui ſont iſochrones,) ou des impreſſions qui ſe ſuccèdent à intervalles inégaux & variés, ou bien par des ſucceſſions uniformes quant aux intervalles, mais variées quant à la force des moments.

Les ſenſations ſimples & uniformes ne peuvent différer que dans la célérité de la ſucceſſion, qui cauſe une différence dans les ſenſations. Nous ſavons par exemple, qu’un ton eſt plus ou moins aigu, ſelon que les vibrations du corps ſonore ſe ſuccèdent avec plus ou moins de viteſſe. Un ton eſt plus haut qu’un autre d’une octave entière, ſi dans un temps égal le nombre des vibrations de la corde eſt double du nombre des vibrations de l’autre ; & il y a toute apparence, comme Mr. Euler le conjecture, qu’une couleur eſt plus ou moins vive, ſelon que la ſucceſſion des vibrations qui la produiſent, eſt plus ou moins rapide.

Ces ſenſations uniformes doivent néceſſairement être agréables à l’âme, par cela même qu’elles ſont régulières. Il eſt vrai que l’âme ne ſent que confuſément cette ſucceſſion régulière, mais ſelon notre premier principe elle la ſent néceſſairement, & il eſt impoſſible que deux ſucceſſions différentes produiſent la même ſenſation. Une ſucceſſion uniforme ayant de la beauté, comme on l’a vu par les principes établis dans la ſeconde Partie de ces recherches, il faut que l’âme ſente cette beauté quoique confuſément, & par conſéquent, elle ne peut qu’exciter un ſentiment agréable. Cet agrément, à la vérité, ne peut être grand, vu qu’il n’y a point de variété, & que la variété fait l’âme du beau. Il me ſem ble que l’agrément d’une ſenſation ſimple & uniforme doit être ſemblable à celui que l’âme goûte à ſe repréſenter une ligne droite, excepté que le premier doit être vif, ſuivant ce que j’ai remarqué plus haut. Les tons des cordes & les couleurs ſimples eſxcitent ces ſenſations, & on trouvera toujkours qu’elles ont de l’agrément, quoiqu’il ſoit bien faible en comparaiſon de celui qu’excite tout un ſyſtème lié de tons ou de couleurs. Par la même raiſon la vivacité du plaiſir qu’excitera une ſenſatiion ſimple & uniforme produite par le toucher, excèdera celle qui naîtrait d’un ſon, (toutes choſes d’ailleurs égales,) dans le même rapport qu’il y a entre la groſſièreté du ſens de l’attouchement & de celui de l’ouïe.

Outre l’uniformité, nous pouvons encore diſtinguer dans ces ſenſations, la célérité de la ſucceſſion qui ſemble auſſi contribuer à nous rendre la ſenſation plus ou moins agréable. Il me ſemble que l’âme doit préferer une ſucceſſion plus rapide à une autre qui le ſerait moins, parce que ſon activité naturelle y trouve mieux ſon compte en ce qu’elle eſt plus vivement exercée, exercice d’où naît tout agrément. De cette manière il me ſemble que nous devons préférer un ton aigu à un ton bas, une couleur vive à une couleur douce. Il faut toutefois que cette viteſſe ait ſes bornes, au-delà deſquelles elle ceſſerait de nous être agréable. ſelon ces remarques il y aurait, par exemple, dans la muſique une certaine étendue de tons accommodée à nos tempéraments, de ſorte que les tons, ou plus hauts, ou plus bas, nous ſeraient toujours déſagréables.

Je paſſe aux ſenſations variées. Il eſt clair qu’elles peuvent être agréables ou déſagréables, ſelon la nature de la variété. Le ſecond principe établi plus haut nous met en doit de conclure que l’âme doit néceſſairement ſentir, non ſeulement la différence entre une ſenſation uniforme & variée, mais encore toutes les différences entre deux ſenſations diverſement variées ; & elle ne peut pas être indifférente à leur égard. Une ſucceſſion bien ordonnée qui a beau coup de beauté, ne peut jamais faire ſur l’âme le même effet qu’une ſucceſſion irrégulière.

J’ai dit que l’agrément d’une ſucceſſion ſimple & uniforme doit être ſemblable à l’agrément que l’eſprit reſſent de la beauté d’une ligne droite. On peut dire par les mêmes raiſons, qu’une ſenſation ſimple régulièrement variée, doit exciter un plaiſir, ſemblable à celui qu’on a de la contemplation d’une ligne courbe, dont on connaît la génération. ces ſucceſſions reſſemblent aux équations qui expriment la nature des courbes, ou des progreſſions de nombres. Ces équations varient à l’infini ; & il y a une infinité de degrés de cette beauté qui eſt toujours en raiſon compoſée de l’unité & de la variété. Les ſenſations ne diffèrent donc des idées que les équations nous préſentent, que par leur plus grande vivacité, & parce qu’on n’aperçoit la beauté des ſenſations que confuſément, au lieu qu’on conçoit diſtinctement la beauté des équations algébriques. De là il s’enſuit qu’une belle ſucceſſion doit exciter la ſenſation agréable, & une ſucceſſion irrégulière, la ſenſation déſagréable ; en un mot que l’agrément ou le déſagrément des ſenſations doit ſuivre en tout les mêmes règles que l’agrément ou le déſagrément des perceptions purement intellectuelles.

Les ſenſations compoſées doivent ſuivre les mêmes règles que je viens d’établir pour les ſenſations ſimples. Une ſenſation compoſée conſiſte en pluſieurs ſenſations ſimples différentes. Les nerfs d’un ſon peuvent en même temps être frappés de pluſieurs ſuites différentes d’impulſions. On peut entendre les tons de pluſieurs cordes différentes à la fois ; les ſels qui produiſent les ſaveurs peuvent être compoſés de pluſieurs eſpèces, dont chacune agit différemment, & ainſi des autres ſons. Il ſuit des principes établis dans la ſeconde Partie, & de ceux que j’ai détaillés dans celle-ci, que les ſenſations compoſées ſeront agréa bles ſi les différentes ſuites d’impulſions momentanées, qui forment la ſenſation totale, ſont un tout régulier, & qu’elles ſeront déſagréables, ſi l’ordre n’y règne point.

Voilà donc les plaiſirs des ſens réduits au même principe d’où ſe déduiſent les plaiſirs de l’imagination & de l’entendement. Il n’eſt pas poſſible de vérifier cette théorie par l’expérience priſe des ſens, parce quelle ne nous apprend point les manières dont les ſens ſont affectés par les objets. Il faut les deviner. Il ſe préſente cependant un cas particulier : celui de la ſenſation agréable que l’harmonie muſicale excite dans l’âme, & que je tâcherai de développer pour confirmer par là ma Théorie.

On ſait que les quatre tons de muſique qui forment l’accord ou l’harmonie parfaite excitent dans l’âme une ſenſation fort agréable, & que preſque toutes les règles de la muſique ſe déduiſent de cet accord. Cette harmonie parfaite conſiſte dans la vibration ſimultanée de quatre cordes, qu’on nomme l’uniſſons, la tierce majeure, la quinte & l’octave. Les tons n’étant que des coups réitérés qui ſe ſuccèdent par intervalles égaux, on peut repréſenter le ton d’un corde, comme Euler l’a fait dans ſon excellent ouvrage ſur la théorie de la muſique, par des points placés à diſtances égales & en lignes doites. & puiſqu’on peut déterminer par des calculs exacts le rapport des célérités dans la ſucceſſion des coups de pluſieurs cordes données, on peut repréſenter à la fois toute l’harmonie, c’eſt-à-dire, l’unité & la ſucceſſion des coups, & par conſéquent rendre intelligible à l’eſprit la beauté de l’harmonie. C’eſt ce que repréſente la Figure IV.

En mettant les noms des cordes au lieu des points, la ſucceſſion des coups de l’accord ſera telle qu’on le voir dans la Figure V.

Les points de la première ligne placés à diſtances égales repréſentent les coups de l’uniſſon ; ceux de la ſeconde ligne, les coups de la tierce majeure ; les points de la troiſième & de la quatrième ligne les coups de la quinte & de l’octave, tous placés ſelon les proportions réelles de leurs ſucceſſions ;

On voit d’un ſeul coup d’œil, que ces coups forment une progeſſion, fort régulière, mais aſſez variée, & qui par conſéquent a de la beauté intellectuelle. Au commencement on entend quatre coups à la fois, mais de différentes forces, que je déſignerai par 11, 1², 13, 14. Après ce premier coup compoſé viennent ſucceſſivement trois coups ſolitaires, puis deux à la fois ; puis trois ſolitaires, mais dans un autre ordre que les précédents ; enſuite trois à la fois ; puis trois ſolitaires dans un autre ordre ; après cela viennent les deux coups enſemble, puis trois ſolitaires, après quoi le même ordre recommence. Les concurrences de deux, trois ou quatre coups, ſont toujours les mêmes ſans varier, au lieu que les coups ſolitaires changent quatre fois d’ordre dans les combainaiſons de la Fig. VI.

Et toute la progreſſion eſt repréſentée par la Fig. VII. en gardant les mêmes ſignes, & marquant ſur une même colonne les coups ſimultanés.

On voit par là que ce qui plaît à l’âme lorſqu’elle ſe le repréſente confuſément par le moyen des ſens, plaît encore quand on peut l’expoſer diſtinctement à l’eſprit : car cette ſucceſſion, quoique fort ſimple, a de la beauté, & excite dans l’eſprit un ſentiment agréable. Ce qui ſert d’exemple pour confirmer la théorie établie.

Je pourrais m’arrêter ici, en ayant aſſez dit pour prouver l’analogie qu’il y a entre les plaiſirs des ſes & les plaiſirs de l’eſprit. Je m’imagine cependant qu’on pourrait trouver de la peine à concevoir comment quelques ſenſations de plaiſir ou de douleur, peuvent être vives, juſqu’à ravir quel quefois à l’homme la connaiſſance de ſoi-même. Les remarques ſuivantes ſerviront à lever ces difficultés.

J’ai déjà fait obſerver, ci-deſſus, pourquoi les ſenſations ſont plus fortes ou plus vives que les idées intellectuelles ; outre cette raiſon générale, j’en trouve encore deux particulières. La première eſt que les ſenſations, celles mêmes que j’ai appelées ſimples, nous viennent toujours par pluſieurs endroits à la fois. Je m’explique : il y a toujours un grand nombre de nerfs touchés en même temps, ce qui doit augmenter la force de la ſenſation en raiſon de la multitude des nerfs. ſuppoſons qu’une ſen ſation ſimple, comme par exemple un ton, ne touche dans l’oreille, qu’un ſeul nerf. J’ai remarqué que l’agrément que l’âme en a, eſt analogue à celui que l’eſprit reçoit par la conſidération d’une ligne droite. Mais une ſenſation eſt plus vive qu’une ſimple idée. ſuppoſons que les forces d’agrément dans ces deux cas ſoient comme 1 à m, c’eſt-à-dire que l’unité exprime la vivacité de l’agrément que cauſe la ligne droite, & que m exprime la vivacité de la ſenſation d’un ton reçu par un ſeul nerf ; on conviendra que m eſt déjà beaucoup plus grand que 1. Maintenant au lieu d’un nerf qui porte cette ſenſation dans l’â me mettons un grand nombre de n, puiſqu’il eſt certain qu’il y en a toujours un très grand nombre touchés à la fois. La raiſon des vivacités ſera donc comme 1 à m n. Or il eſt facile de voir que la quantité m n ſera toujours un nombre fort grand. Il ſuit de là que s’il s’offre deux objets également beaux, dont l’un ſoit purement intellectuel, & l’autre ſenſuel, celui-ci excitera un agrément beaucoup plus grand que celui qui ſera excité par l’autre. Or s’il y a des objets purement intellectuels qui excitent un très ſenſible plaiſir dans l’âme, comme il y en a ſûrement, on comprendra l’effet que doit faire un ob jet ſenſuel également beau. On peut ſentir la grande différence que le nombre des nerfs affectés cauſe dans la quantité de l’agrément. ſi dans les chaleurs de l’été, lorſque tout votre corps eſt échauffé, vous ſoufflez un air frais ſur une main, cela vous cauſera une ſenſation agréable ; mais vous expoſez le corps entier à un vent frais, la douce volupté que vous ſentirez alors, vous fera bientôt oublier la faible ſenſation que la fraîcheur d’une ſeule main vous avait cauſée.

La ſeconde raiſon particulière qui augmente l’intenſité des ſenſations, c’eſt la communication des nerfs, dont j’ai déjà dit un mot plus haut. Lorſqu’on objet touche les nerfs ſi fortement qu’il les ébranle, ils communiquent leur mouvement à d’autres, & ceux-ci en font de même, de ſorte qu’il arrive ſouvent que le mouvement ſe communique au ſyſtème entier des nerfs. On voit cela viſiblement dans les odeurs fortes qui cauſent des convulſions par tout le corps, dans la muſique avec laquelle on guérit ceux qui ſont piqués par la tarentule, & dans beaucoup d’autres exemples .


On voit bien que dans ces circonſtances la ſenſation doit être exceſſivement grande. L’âme ſe ſent alors attaquée par une infinité d’endroits ; elle ne ſait de quel côté elle doit préférablement tourner ſon attention. ſi la ſenſation eſt agréable en elle-même & ſi elle n’excède pas dans ces circonſtances un certain degré de force, elle cauſe l’état le plus délicieux de l’âme. Je ne ſais s’il y a aucune langue qui exprime auſſi bien cet état que la langue Allemande, qui le déſigne par le mot bolde we hemuth, ce qui ſignifierait en Français, une inquiétude infiniment douce. Mais ſi les mouvements des nerfs ſont trop forts, on conçoit bien que cet état doit dégénérer en évanouiſſement & en inſenſibilité générale, ſoit que la ſenſation ſoit agréable en elle-même ou douloureuſe . Car l’âme étant attaquée trop fortement par une infinité de ſenſations à la fois, il lui eſt impoſſible de rien diſtinguer ; elle ſe confond & tombe dans un état de perceptions obſcures.

Voilà, ſi je ne me trompe, des déciſions aſſez claires pour quiconque voudra ſe donner la peine d’approfondir les principes qui les ont amenées & qui les confirment. Je finirai donc par quelques réflexions qui tiennent plus immédiatement à la pratique, que les ſpéculations précédentes. Car je ne crois pas m’éloigner du but principal que je me ſuis propoſé dans ces recherches, en tâchant de tranſporter, s’il m’eſt permis de parler ainſi, les ſpéculations dans la pratique. Je vais comparer les avantages & les déſavantages des plaiſirs des ſens, ſur les plaiſirs intellectuels. Ne craignons point, (je me ſers des expreſſions d’un illuſtre philoſophe,) ne craignons point de comparer les plaiſirs des ſens avec les plaiſirs les plus intellectuels ; ne nous faiſons pas l’illuſion de croire qu’il y ait des plaiſirs d’une nature moins noble les uns que les autres. En effet il ne s’agit pas ici de déclamations, ni d’invectives contre les plaiſirs des ſens, ni de railleries contre les plaiſirs intellectuels. Il s’agit de déciſions juſtes, tirées de la nature des choſes. Nous ne riſquons rien, tant que nous tenons uniquement à des corollaires qui découlent naturellement des principes avoués.

Il me ſemble qu’il faut être bien aveugle pour ne pas voir du premier coup d’œil, que les uns & les autres ont été ſagement accordés aux hommes, pour en jouir avec prudence & avec cette ſage économie qui ſeule peut rendre ces deux eſpèces de plaiſirs dignes de l’homme raiſonnable. Nous ſerions également à plaindre di l’une ou l’autre eſpèce nous était refuſée ; nous en deviendrions même inutiles au monde.

Les plaiſirs des ſens ont leurs avantages ſur les plaiſirs intelle ctuels ; & ceux-ci de leur côté ont de leur côté ont des avantages ſur ceux des ſens. Tâchons de les comarer, & de peſer les uns contre les autres avec la même franchiſe avec laquelle Plutarque a comparé les vertus & les vices des Héros de l’antiquité.

Le premier avantage qu’ont les plaiſirs des ſens ſur les plaiſirs intellectuels, c’eſt l’excès de leur ſenſibilité. Nous avons vu que les plaiſirs ſenſuels ſont, pour ainſi dire, les corps dont les plaiſirs intellectuels ne ſont que les ombres. Or le plaiſir étant l’intérêt de la nature humaine, comme je l’ai remarqué ailleurs, il eſt viſible que (toutes choſes d’ailleurs égaleſ) les plaiſirs les plus grands ſont les plus déſirables.

Mais ce premier avantage des plaiſirs des ſens peut dégénérer en déſavantage pour eux, & cela de deux manières. 1°. La plus grande ſenſibilité regarde auſſi bien les peines ou les ſentiments douloureux, que les plaiſirs ; donc les déſagréments que les objets intellectuels nous cauſent, ne ſont auſſi que les ombres des douleurs des ſens ; & comme l’a très bien remarqué le célèbre Philoſophe que je viens de citer, la douleur entre par mille portes dans l’âme, au lieu qu’il n’y en a que peu dans le corps pour donner paſſage au plaiſir. Voici donc le premier avantage des objets intellectuels ſur les ſenſuels ; de quelque difformité que ſoient ces objets, ils ne nous cauſent jamais de douleur.

Je remarque en ſecond lieu, que les plaiſirs des ſens perdent beaucoup de leur premier avantage, parce qu’ils excitent en nous de fortes & de dangereuſes paſſions, qui quelquefois dégénèrent même en fureur ; & c’eſt une ſuite inévitable de la vivacité de ces plaiſirs. Ces paſſions entraînent ſouvent les pauvres mortels dans un gouffre de maux & dans une ruine inévitable, & les privent quelquefois de tous les avantages que l’homme a naturellement ſur les bêtes. Les exemples n’en ſont que trop connus, & ils déſhonorent trop la nature humaine pour en rappeler le ſouvenir. Les plaiſirs de l’entendement, plus doux, & pour ainſi dire plus innocents, bien loin de dégrader l’âme par des paſſions qui la mènent à des excès honteux, lui inſpirent la douceur & la tranquillité, l’élèvent pour ainſi dire, au-deſſus de la pouſſière à laquelle les ſens l’attachent & tirent l’homme en quelque manière de la claſſe des animaux, pour le mettre au niveau des intelligences ſupérieures. Voilà le ſecond avantage des plaiſirs intellectuels.

Le ſecond avantage des plaiſirs des ſens conſiſte en ce que l’âme les peut goûter ſans avoir une connaiſſance diſtincte des cauſes qui les produiſent ; ils ne ſuppoſent, ni études, ni lumières, ni application, conditions indiſpenſables, pour goûter les plaiſirs intellectuels, comme on l’a vu dans la ſeconde Partie. C’eſt en cela que les plaiſirs des ſens ſont plus faciles, & pour m’exprimer ainſi, à meilleur marché que les autres. Les plaiſirs des ſens ſont accordés à la partie animale de notre nature ; ils tiennent lieu de raiſonnement, là où l’on ne peut pas raiſonner. Mais ce même avantage tourne encore au déſavantage des plaiſirs ſenſuels ; car faute de connaiſſance diſtincte, l’imagination, comme je l’ai ob ſervé ci-deſſus, n’eſt guère en état de nous les rappeler.

C’eſt par là que les plaiſirs intellectuels obtiennent un troiſième avantage ſur les plaiſirs ſenſuels ; on peut ſe les rappeler auſſi ſouvent que l’on veut, ſans que l’effet en ſoit diminué. Un beau diſcours, qui nous a ravi lorſque nous l’avons entendu prononcer, peut nous faire le même plaiſir auſſi ſouvent que la mémoire nous permet de nous le rappeler ; au lieu qu’un repas délicieux, qu’on ſe rappelle à l’aide de l’imagination, ne nous préſente que l’ombre du plaiſir goûté, & peut-être même des regrets.Les objets intellectuels ſont des biens dont nous avons l’entière poſſeſſion ; ils s’enracinent au fond de l’âme, & ne peuvent jamais lui être ravis ; au lieu que les objets ſenſuels étant hors de nouſ-mêmes, ils nous ſont en quelque manière étrangers & mal aſſurés. Nous ne ſommes pas les maîtres de les avoir quand il nous plaît ; il faut un concours de circonſtances pour les obtenir, & la poſſeſſion ne nous en reſte que pendant que nous les goûtons.

Lers deux avantages des plaiſirs ſenſuels, que je viens d’indiquer, ſont les ſeuls que je leurs connaiſſe. Mais les plaiſirs intellectuels ont, outre les avantages dont j’ai fait mention, une prérogative très importante. On ne ſaurait les goûter ſans perfectionner ſes facultés intellectuelles. Ils ſont donc autant de motifs pour nous porter à la perfection de notre nature, perfection dans laquelle conſiſte le ſouverain bien. Les plaiſirs des ſens, au contraire, ne tendent qu’à notre conſervation, & pouſſés un peu au-delà de leurs bornes, ils contribuent même à notre deſtruction. Or, de même qu’Alexandre diſait qu’il avait plus d’obligation à ſon précepteur Ariſtote, qu’à ſon Père Philippe, en ce qu’il ne tenait de celui-ci que l’exiſtence, au lieu qu’il devait à l’autre l’exiſtence heureuſe, nous pouvons dire avec plus de droit, que nous avons beaucoup plus d’obligation aux plaiſirs intellectuels, qu’aux ſenſuels, en ce que nous devons à ceux-là la perfection de l’exiſtence qui ſeule fait le prix de l’exiſtence même, & de la conſervation que nous devons aux plaiſirs ſenſuels.

Je conclu donc pour la prééminence des plaiſirs intellectuels ſur les plaiſirs ſenſuels. Cependant, comme ces deux eſpèces de plaiſirs tirent leur origine de la même ſource, on peut dire qu’elles ſont également nobles, & que ceux de l’entendement ne ſont préférables qu’en ce que leurs avantages ſont plus grands.


Voilà juſqu’où j’ai pu pouſſer mes recherches ſur les plaiſirs des ſens, leur origine, & leur nature, heureux ſi j’ai pu mériter l’approbation du lecteur, & fixer aſſez ſon attention pour le préparer à la quatrième partie de cet Eſſai, qui concerne les plaiſirs moraux.

Fin de la troiſième Partie.

QUATRIEME PARTIE - Des plaisirs moraux.[modifier]

Je viens enfin à la plus importante Partie de ces recherches.J’entreprends d’expliquer l’origine de ce plaiſir qe l’on nomme moral, parce qu’il naît des ſentiments ou des actions qu’on appelle morales. C’eſt ce plaiſir qui accompagne & récompenſe les bonnes actions & les ſentiments vertueux, qui va faire le ſujet de nos réflexions. De tous les plaiſirs c’eſt celui qui mérite le plus d’être approfondi, parce qu’il produit & entretient la vertu. Perſonne ne ſerait vertueux, ſi ce n’était un plaiſir de l’être. Indiquer l’origine du plaiſir moral, c’eſt autant que d’aſſigner le véritable fondement de la vertu même.

Je me propoſe donc de rechercher ici de quelle manière ce plaiſir moral eſt produit dans l’âme. Mon deſſein n’eſt pas de prouver que la vertu produit le plaiſir moral ; c’eſt le fait que je ſuppoſe & dont je tâcherai de découvrir les cauſes dans la nature de l’âme. Pour arriver à la ſolution de ce problème, nous avons deux choſes à conſidérer : ſavoir la nature de l’objet qui produit ce plaiſir, & ſon rapport à la nature de l’âme.

Les objets qui produiſent le plaiſir moral ont cela de commun, qu’ils tendent au bonheur de quelque Etre intelligent. Il n’y a aucune vertu, ni bonne action, ni bon ſentiment, qui n’ait cette propriété. La généroſité, par exemple, la tendreſſe, l’amitié, la grandeur d’âme, toutes les vertus ſociales tendent viſiblement au bonheur de celui qui en eſt l’objet. le bonheur, ſelon la notion commune, eſt un état duquel naturellement il naît incomparablement plus d’agrément & de plaiſir que de peine. L’objet moral en tendant au bonheur, aura donc la propriété de rendre l’homme plus ſuſceptible de plaiſir.

La nature & l’origine du plaiſir, telles que je les ai expliquées dans la première Partie, nous mettent en état d’expliquer plus diſtinctement la nature de l’objet moral ; & nous pouvons aſſurer qu’il tend à perfectionner, & à faciliter cette action naturelle de l’âme, qui eſt la véritable ſource de tout ſentiment agréable. Comme il y a deux moyens différents de perfectionner & de faciliter l’action naturelle de l’âme, il y a deux moyens auſſi d’avancer le bonheur ; le premier conſiſte à fournir à l’âme les idées néceſſaires pour ſon action, & le ſecond à ôter les obſtacles qui empêchent l’âme dans ſon action & qui la rendent moins libre. J’avoue que ces idées ne ſont pas brillantes, & qu’au premier coup d’œil elles n’offrent rien de fort piquant. Mais comme je n’écris que pour les Philoſophes, mon unique ſoin eſt de propoſer des idées que je crois fondamentales & priſes de la véritable origine de ces choſes. Je tâcherai auſſi de les éclaircir par une application à des idées vulgaires.

Je dis que le premier moyen de perfectionner l’action naturelle de l’âme, c’eſt-à-dire d’avancer le bonheur, conſiſte à fournir à l’âme les idées néceſſaires à ſon action. Pour mieux comprendre ce point, ſuppoſons un homme ſans connaiſſance, ſans inſtruction, renfermé dans un coin obſcur du monde, où il ait peu occaſion de voir ce qui ſe paſſe parmi le genre humain. Cet homme ſera réduit à un très petit nombre d’idées. Tout ce qui s’offre à lui eſt un petit nombre d’impreſſions ſenſuelles & quelque peu d’idées qui appartiennent au ſens commun. Avec cet eſprit borné cet homme n’eſt pas en état de jouir ſouvent du ſentiment agréable. L’action de ſon âme, la ſource du plaiſir, ne peut ſe développer ; ſur quoi travaillrait-elle ? Les objets qui ſe préſentent à ſon eſprit, ne l’attachent point, parce que ce grand nombre d’idées, par leſquelles on lie un objet avec d’autres & qui le rendent intéreſſant, lui manquent. Il voit le ciel & la nature ſans qu’aucune idée intéreſſante naiſſe de ces objets. Il reſte dans une ſtupidité & dans une inſenſibilité pareille à celle des brutes. Que faudrait-il pour rendre cet homme-là plus heureux ? Lui fournir les idées néceſſaires pour faire travailler ſon eſprit ſur tous ces objets intéreſſants qu’il voit ; le produire dans le monde pour lui en fournir d’autres que ſa ſolitude ne lui offre pas ; en un mot tout ce qu’on peut entreprendre pour rendre cet homme-là plus heureux, c’eſt de lui fournir les idées qui lui manquent. Voilà le premier moyen de perfectionner l’action naturelle de l’âme, dont j’ai parlé.

J’ai remarqué que le ſecond moyen conſiſtait à ôter les obſtacles qui empêchent l’action libre de l’âme, ſans laquelle aucun ſentiment agréable n’eſt poſſible. Je ſuppoſe pour accommoder cela aux notions commu nes un homme auquel il ne manque rien du côté de l’eſprit & des connaiſſances, qui a en ſoi-même les matériaux néceſſaires, ſi j’oſe m’exprimer ainſi, pour cette action de l’âme qui produit le ſentiment agréable. Il y a mille choſes qui peuvent l’empêcher de profuter des tréſors que ſon eſprit renferme ; ſuppoſé qu’il lutte contre les infirmités du corps, contre l’indigence, contre de fortes paſſions, il ne ſera pas libre de travailler intérieurement, c’eſt-à-dire, d’attacher ſon eſprit à goûter le plaiſir, puiſqu’à chaque moment les ſenſations de ſon malheur, ou le feu de ſes paſſions, l’interrompent dans ſon action. Otez la cauſe de ces interruptions, rendez-lui l’eſprit libre, & il ſera heureux.

Voilà donc de quelle manière on avance le bonheur d’un être intelligent en perfectionnant l’action naturelle de ſon âme. Pour revenir à notre ſujet, nous voyons maintenant en quoi conſiſte la nature de l’objet moral : il tend à perfectioonner d’une manière ou d’autre l’action naturelle de l’âme. Examinez à quoi ſe réduit l’effet de toutes les vertus, de tous les beaux ſentiments moraux, de toutes les bonnes actions, & vous trouverez que ce n’eſt qu’à ce que je viens d’indiquer. J’aurai l’occaſion dans la ſuite de le prouver par quelques exemples.

Après cette explication préliminaire, je me crois en état de rendre raiſon de tout plaiſir moral. Il eſt donc queſtion d’expliquer pourquoi tout objet qui tend à vanacer notre bonheur ou celui des autres Etres intelligents, excite en nous un ſentiment agréable. je commencerai par les objets moraux relatifs à notre propre bonheur. ces objets nous préſentent donc l’idée d’une choſe qui tend à perfectionner & à faciliter l’action naturelle de l’âme, & qui par là la rend plus ſuſceptible de plaiſir ; ils ſont donc comme les gernes d’un grand nombre de plaiſirs futurs qui en naîtront. L’âme en ſe repréſentant un tel objet, embraſſe en même temps dans ſa repréſentation cette multitude de plaiſirs futurs, elle y réfléchit, elle les déſire comme convenables à ſon goût eſſentiel, elle s’y attache & y précipite ſon action. Voilà préciſéméent le cas d’où doit naître le ſentiment agréable, comme je l’ai prouvé dans la première partie de ces recherches. Ce plaiſir eſt donc produit préciſément de la même manière que le plaſir intellectuel ; & il vient de la même ſource que tous les autres plaiſirs dont j’ai déjà traité. Je me flatte que quiconque veut prendre la peine de bien réfléchir ſur ce qui ſe paſſe en lui en pareille occaſion, trouvera que cette explication eſt la véritable & la ſeule qu’on puiſſe donner de l’origine de ce plaiſir moral, qui naît des objets relatifs à notre propre bonheur. Pour rendre cette explication plus intelligible, & pour en faciliter l’application à tous les plaiſirs moraux, je donnerai ici l’analyſe de deux ou trois cas particuliers.

Examinons d’abord les plaiſirs qui viennent de l’amitié & qui appartiennent aux plaiſirs moraux les plus délicieux ; mais laiſſons aux Poètes & aux Orateurs les deſcriptions pompeuſes qui parlent à l’imagination plutôt qu’à l’entendement, & reſtons dans le vrai & le naturel. Les plaiſirs de l’amitié, en quoi conſiſtent-ils ? Un ami nous offre une converſation aiſée & agréable, dans laquelle nous ſuivons notre goût ſans nous gêner. Nous lui communiquons les penſées & les remarques que la prudence nous oblige de cacher à tout autre ; nous lui confions les ſujets de nos plaiſirs & de nos chagrins, il eſt le confident de nos ſecrets & de nos deſſeins, le conſeiller dans nos affaires, il prend part & s’intéreſſe vivement à tout ce qui nous regard. Voilà ceux des biens de l’amitié, qui regardent notre propre avantage. maintenant j’examine à quoi tous ces avantages ſe réduiſent. La converſation entre amis donne un cours libre à nos penſées les plus ſecrètes & les plus intéreſſantes ; par là l’action de l’âme & le développempent des idées devient plus libre. Car perſonne n’ignore combien on eſt gêné quand on a quelque penſée ou quelque projet qui n’eſt pas mûr & dont on n’oſe pas parler. L’amitié nous permettant cela, & l’ami entrant dans nos idées, nous met en état de les développer davantage. ſi nous avons quelque deſſein, l’âme s’y attache, elle tourne tout ce qui y appartient, de tous côtés ; on voudrait le communiquer pour en ſavoir des avis impartiaux, pour mettre au net les moyens les plus covenables ; ſi l’ami nous manque, l’eſprit eſt contraint & ne peut pas développer toutes les idées néceſſaires ; l’amitié le délivre de cette contrainte. Nos plaiſirs & nos chagrins ſont un ſujet continuel de nos penſées, & tout le monde ſait à quel point on eſt gêné & pour ainſi dire arrêté dans le cours de ſes penſées ſur ces ſujets, ſi on n’a perſonne à qui en parler. C’eſt l’ami qui dénoue les liens qui nous ont gênés. Voilà donc à quoi ſe réduiſent tous ces avantages de l’amitié. Ils rendent l’âme plus libre dans le cours de ſes penſées.

Maintenant toutes les fois que nous penſons à un ami, ces avantages s’offrent à notre eſprit & à l’imagination, quoique fort ſouvent très confuſément ; ils nous repréſentent l’ami comme l’auteur d’un très grand nombre de plaiſirs futurs. Donc l’idée de l’ami renferme une infinité d’autres idées qui en ſuivent naturellement, & toutes les fois que l’âme s’attache à cette grande idée, elle peut s’abandonner au développement des autres qu’elle renferme. Voilà l’origine du plaiſir que nous ſentons en penſant à un ami. Il ſerait très facile, mais trop long, de faire la même analyſe à l’égard ſe tous les autres biens moraux. J’ajouterai ſeulement un ou deux exemples.

Les biens de la fortune, quoiqu’en diſent quelques Philoſophes, appartiennent auſſi aux biens moraux, & leur poſſeſſion produit le plaiſir. A quoi ſe réduiſent les avantages de ces biens ? Premièrement ils nous mettent à l’abri de l’indigence & d’une dépendance trop onéreuſe. L’indigence & l’indépendance nous empêchent mille fois de ſuivre le cours de nos penſées, & de pouſſer le développement des idées auxquelles nous nous attachons ; les biens de la fortune délivrent l’âme de cette contrainte dans ſon action. En ſecond lieu, les biens de la fortune nous mettent en état d’exécuter quantité de projets que l’homme ne peut ſe défendre de former continuellement, qui tendent à ſatiſfaire aux déſirs de notre caractère. Cela revient encore à ce que ces biens rendent l’âme plus libre dans ſon action, ſoit en ôtant les obſtacles, ſoit en préſentant les moyens néceſſaires pour le développement des idées ou des projets. Les biens de la fortune ſont donc dans le même cas, & excitent le ſentiment agréable de la même manière que l’amitié.

La modération, autre bien moral, de quelle manière excite-t-elle le ſentiment agréable ? Elle eſt op poſée aux emportements & aux déſirs violents. Ces deux affections produiſent le ſentiment déſagréable, parce qu’elles portent l’eſprit à s’attacher fortement au développement de ces idées impoſſibles ou très difficiles à développer. Car quand on déſire une choſe impoſſible par les circonſtances, on cherche à développer une idée alors impoſſible. La modération fait plier l’eſprit devant ces difficultés ou devant l’impoſſibilité, & lui laiſſe la liberté de s’attacher à d’autres objets moins difficiles. Elle rend donc à l’âme la liberté de ſon action, & par cela même elle doit exciter le ſentiment agréable.

Il me ſemble que ces exemples ſont ſuffiſants, pour faire comprendre comment tous les biens moraux qui regardent immédiatement notre propre bonheur, ne font que perfectionner ou faciliter l’action naturelle de l’âme ; d’où il eſt évident qu’ils excitent le ſentiment agréable par le moyen de cette force eſſentielle de l’âme que nous avons trouvé être la ſource de toutes les autres eſpèces de plaiſir.

Je viens maintenant à ces objets qui tendent immédiatement au bonheur des autres, & qui ne laiſſent pas pour cela d’exciter en nous le ſentiment agréable le plus doux & le plus délicieux. Les objets qui excitent ce ſentiment en nous, ont le même effet ſur les autres, que ceux dont nous avons parlé, ont ſur nouſ-mêmes. ſi je ſuis en état de prouver que le bonheur des autres doit faire ſur nous un effet ſemblable à celui que fait notre propre bonheur, j’aurai prouvé en même temps, que l’objet moral, relatif au bonheur des autres, opère le ſentiment agréable de la même manière que l’objet relatif à notre bonheur.

Je remarque donc, que chaque Etre intelligent eſt déterminé par ſa nature à participer à tous les biens & les maux des autres, indépendamment de toute réflexion. L’idée diſtincte d’un bien doit néceſſairement exciter en nous le ſentiment agréable, quand même ce bien ne nous appartient pas ; car les idées ont le même effet, quoique moins fort, que les choſes mêmes. Je tâcherai de m’expliquer diſtinctement ſur une choſe que chacun peut ſentir intérieurement, & qui ne peut être propoſée que difficilement.

Quand ont fait bien attention à ſoi-même, on obſerve que les idées des choſes abſtentes font ſur nous des impreſſions ſempblables à celles que feraient les choſes mêmes dont nous avons l’idée. Quand on peut ſe repréſenter vivement un orage dangereux ſur mer, on ſentira toujours quelque choſe qui reſſmble aſſez à la frayeur, & on ſent cela plus fortement à proportion que l’idée de l’orage eſt plus diſtincte. La même choſe nous arrive avec toutes les idées morales. L’acteur d’une pièce dramatique n’a quà ſe repréſenter diſtinctement toutes les circonſtances du perſonnage qu’il nous repréſente, il ne manquera pas de ſentir plus ou moins de la paſſion que celui qu’il repréſente a dû avoir effectivement. On ſait qu’un Comédien Grec tua ſon valet dans la colère où l’avait jeté un rôle feint. Toutes les fois qu’on nous raconte de grands malheurs, nous nous ſentons plus ou moins effrayés. De là il eſt clair que les idées des choſes produiſent un effet ſemblable à celui que les choſes mêmes produiſent. La raiſon en eſt évidente. Les accidents mêmes ne diffèrent, quant à nous, des idées que nous en avons, qu’en ce que les impreſſions de ceux-ci ſont plus vives. La douleur, par exemple, n’eſt qu’une idée, car c’eſt l’eſprit qui en eſt affecté, lequel ne peut ſentir que des idées. Or l’idée de la douleur ne diffère de la ſenſation même de la douleur, qu’en ce qu’elle eſt plus frappante & plus fortement liée avec le reſte de nos idées ; ce qui nous oblige d’y fixer notre attention.

Puis donc que l’idée d’un bien & d’un mal font ſur nous les mêmes impreſſions, quoique moins fortes, que le bien & le mal même qui ſe rapporte à notre bonheur, il eſt évident que le bien des autres, dont nous avons connaiſſance, doit par ſa nature exciter en nous le ſentiment déſagréable : ce qui confirme ma propoſition fondamentale, que nous ſommes naturellement diſpoſés à participer aux biens & aux maux des autres.

J’aurais pu prouver cette aſſertion par des obſervations immédiates priſes de l’expérience. Il eſt impoſſible que cette qualité de l’âme que je viens de déduire des premiers principes, échappe à un obſervateur exact, parce qu’on peut l’obſerver tous les jours. Je vois un homme traîner un fardeau qui paraît trop peſant pour ſes forces : il avance lentement & avec beaucoup de peine : à chaque pas qu’il a fait, ſes forces paraiſſent épuiſées. Je vois ſes efforts & l’incertitude s’ils ſuffiront ou non pour le but qu’il ſe propoſe ; je commence à le conſidérer attentivement, je prends part à ſon deſſein, ce fardeau m’inquiète moi-même, je fais des geſtes & des mouvements involontaires ſemblables aux ſiens, je retiens mon haleine, mes nerfs ſe gonflent, je pouſſe, je ſue avec lui. Réuſſit-il ? Je me ſens ſoulagé, c’eſt comme ſi un de mes propres deſſeins avait réuſſi ; ſinon je ſuis inquiet & je voudrais l’aider. Cette participation de l’intérêt des autres peut être obſervée partout. On fait la même choſe pour un cheval trop chargé. Cette obſervation peut être confirmée ſurtout dans quelques ſpectacle. Ceux qui ont vu des jeux de courſe ou de lutte, ſavent combien les ſpectateurs ſont échauffés eux-mêmes par la part qu’ils prennent à ces ſpectacles, ſans aucune néceſſité que celle de la nature même. Telle eſt l’eſſence de notre âme, dès que nous fixons notre attention ſur quelque objet, nous ſommes entraînés mal gré nous à une ſuite d’idées liées néceſſairement au ſujet principal. C’eſt encore par la même raiſon que nous nous intéreſſons pour les héros des hiſtoires, des romans & des pièces dramatiques, quoique ces perſonnages qui nous intéreſſent tant ne nous regardent en aucune manière, ou que ce ne ſoient ſouvent que des Etres imaginaires.

Quand on réfléchit bien ſur toutes les circonſtances de ces obſervations, & ſur les raiſons que j’ai alléguées pour établir a priori cette qualité de l’âme, on verra clairement qu’elle eſt une ſuite néceſſaire de la nature de tout Etre penſant ou ſpiri tuel, & que ni la coutume, ni le préjugé, ni l’inſtitution, n’ont aucune part à tout cela. J’ajoute cette ſeule reſtriction à ma propoſition ; cette participation a toujours lieu à moins que quelqu’intérêt particulier & contraire n’agiſſe plus fortement. J’ai obſervé que je travaille intérieurement pour aider un homme trop chargé d’un fardeau. ſi c’eſt un canon qu’il traîne, & qu’il le faſſe pour le placer avantageuſement dans l’intention d’en tirer un coup ſur moi, je fais le contaire de ce que j’ai remarqué. Mais cela ne fait point d’objection contre ma propoſition. Il me ſuffit que la nature m’y détermine dans tous les cas où j’ai le jugement libre & où je n’ai point d’intérêt qui ſoit contraire à celui de l’autre .

Maintenant après avoir prouvé, que le bien & le mal relatif au bonheur des autres, fait ſur nous un effet- ſemblable à celui que font nos biens & nos maux propres, pourvu que notre attention s’y fixe, & que nous n’ayons point d’intérêts oppoſés, il ſera très facile de faire voir l’origine de tout plaiſir moral qui réſulte du bonheur des autres.

Le ſentiment agréable & déſagréable, excité par notre propre état, vient de la première ſource de toutes nos affections, commeje l’ai prouvé plus haut, & puiſque les biens & les maux des autres opèrent ſur nous comme les nôtres même quoique ordinairement avec moins de force, nos ſentiments qui en naiſſent, ont une origine commune avec les ſentiments excités par notre propre état. Il ſuit de là que toute action morale, tout événement, tout ſentiment, tout caractère, tendant à augmenter, ou notre propre bonheur, ou celui des autres, excite le ſentiment agréable par ſa nature & de la même manière, ou par les mêmes forces de l’âme, qui l’excitent à la conſidération du beau.

Je ne m’arrête pas à réfuter les opitions fauſſes ſur l’origine du plaiſir moral. Il me ſuffit d’avoir prouvé la véritable avec une évidence que on ſentira mieux à proportion qu’on réfléchira ſur tout ce que j’ai allégué pour la prouver. Au lieu d’une réfutation je donnerai encore l’analyſe d’un cas particulier, pour faire voir l’application de ma théorie.

Je lis dans Plutarque, que le Conſul T. Flaminius, après avoir vaincu le Roi Philippe de Ma cédoine, fit proclamer à toutes les villes Grecques que Philippe avait ſubjugées & tenues en eſclavage, & qui s’étaient aſſemblées pour les Jeux Iſthmiques, que le ſénat de Rome les déclarait libres, qu’il les délivrait de toutes garniſons, les affranchiſſait de tailles, ſubſides & impôts, pour les laiſſer vivre ſelon leurs lois & leurs anciennes coutumes. Les Grecs, à l’ouïe de cette déclaration, jetèrent des cris de joie, & ſe levèrent & coururent ſaluer, embraſſer & remercier leur libérateur, ſans plus ſe ſoucier des Jeux pour leſquels ils étaient aſſemblés.

Ce trait d’hiſtoire excite en moi le ſentiment agréable le plus doux. En examinant ce qui ſe paſſe dans mon âme à cette occaſion, je trouve d’abord l’idée de la tyrannie & du joug ſous lequel le Roi Philippe avait tenu les Grecs. Cette idée me repréſente un nombre infini de gens libres peu auparavant, & tellement gênés à préſent par l’oppreſſion, qu’ils n’oſent plus agir ſelon leurs caractères & ſelon leurs coutumes. Je conçois ces effots continuels & ces ſouhaits qu’ils forment pour la liberté d’agir ; mais je les vois arrêtés à chaque moment. Cela me gêne moi-même dans mes penſées, puiſque j’entre dans leurs peines. Tout d’u coup l’obſtacle qui avait arrêté le cours des penſées d’une infinité d’âmes, eſt levé. Chacun ſe voit libre, & précipite l’action de ſon âme pour jouir d’avance de la liberté qu’elle aura de produire les idées auxquelles elle s’attachera. Une infinité de cas particuliers où ces peuples pourront profiter de cette liberté, ſe préſente à la fois ; toute l’action, toute la vivacité de l’âme ne ſuffit pas à cette multitude d’idées qui viennent en foule. Mon eſprit ſemblable à un miroir, repréſente tout ce qui ſe paſſe dans l’eſprit des Grecs. Je m’oublie moi-même dans toutes ces réflexions ; je me crois préſent à cet auguſte ſpectacle, je me réjouis & je fais des cris de joie avec ce peuple heureux.

Voilà ce que je puis découvrir de ce qui ſe paſſe dans mon eſprit à la lecture de l’endroit cité. Il paraît clairement par là, que tout eſt conforme à l’explication que j’ai donnée, tant ſur l’origine du plaiſir en général, que du plaiſir moral en particulier. Je puis aſſurer ceux qui auront quelque peine à entrer dans ces idées, que je me ſuis appliqué depuis environ ſix ans à faire la plus exacte attention à tout ce qui s’eſt paſſé dans mon eſprit chaque fois que je me ſentais agréablement touché de quelque objet, & que j’ai toujours trouvé que tout ſe réduiſait à ce que viens de propoſer.

Je crois donc lire clairement dans mon eſprit, l’origine de tout plaiſir, & voir que toutes les eſpèces viennent de la même ſource, & nommément de cette activité de l’âme qui fait l’eſſence de tout Etre penſant ; de ſorte que le goût pour le ſenſuel, pour le beau, & le ſentiment pour le bon, ſont des affections jumelles, produites par la même cauſe. Ce ſont les trois Grâces nées d’une même mère.

Je ne finirais jamais ſi je voulais donner le détail des concluſions que je puis tirer de cette théorie. J’indiquerai les principales. D’abord cette théo rie nous aſſure que les ſentiments & les plaiſirs moraux ne ſont dus, ni au préjugé, ni à la coutume, ni à l’éducation. Ces ignorants, (qui eſt-ce qui nous empêcherait de les déſigner par le nom qui leur convient ?) ces ignorants, diſ-je, qui ne trouvent d’autres fondements aux ſentiments vertueux, que dans la ſuperſtition ou dans le préjugé, ne s’aperçoivent pas qu’en ſoutenant leur dogme ils affirment en même temps que le goût pour les plaiſirs des ſens & de l’imagination n’eſt dû qu’au préjugé, pendant qu’ils ſentent certainement que c’eſt bien la nature même qui les y porte. Il eſt évident par notre théorie que la même main bienfaiſante qui a mis dans notre âme les reſſorts par leſquels ſont produits les goûts qui tendent à notre conſervation, y a planté auſſi les germes précieux des vertus, & qu’en ſuivant cette inclination vertueuſe on n’agit pas moins convenablement à la nature, qu’en cédant eu goût naturel pour d’autres plaiſirs. L’homme eſt déterminé par ſon eſſence même à s’appliquer également à ſon bonheur & à celui des Etres qui en ſont ſuſceptibles.

Il ſuit de là que la vertu, bien loin d’être un pur nom, ou même une choſe d’inſtitution, eſt une des premières productions de la nature même. L’eſſence d’un Etre penſant ne pouvant être que cette force active qui eſt la ſource de tout plaiſir, il eſt impoſſible qu’il exiſte aucune Etre intelligent qui n’ait en ſoi-même les reſſorts qui produiſent la vertu ; car la vertu ne peut être que l’habitude d’avancer ſon bonheur & celui des Etres intelligents. Or le déſir d’avancer ce double bonheur étant une ſuite néceſſaire de la nature non ſeulement de l’âme, mais de toute intelligence, la vertu eſt la même, non ſeulement dans tout le genre humain, mais dans tout le vaſte règne des Etres ſpirituels. Ceux qui s’élèvent dans leurs méditations familières juſ qu’à l’Etre ſuprême, y trouvent la même vertu, par laquelle le bonheur général de l’univers ſera produit dès que les choſes auront mûri. C’eſt encore la même vertu & la même morale, qui réunit ſous une ſeule eſpèce d’Etres moraux ce nombre infini d’intelligences répandues dans les vaſtes eſpaces de l’univers avec le genre humain.

Cette théorie nous mène auſſi à connaître à fond la nature de l’obligation morale. Le plaiſir moral eſt une ſuite néceſſaire de la nature de l’âme & des facultés intellectuelles. Ce plaiſir produit néceſſairement les ſentiments, les ſentiments produiſent les actions. C’eſt donc la na ture immuable de l’Etre intelligent, qui le porte aux actions morales, tout comme l’eſſence de l’aimant le porte à ſe diriger vers les Pôles. Ce la prouve que chaque Etre penſant a dans ſa nature les motifs pour la pratique de la vertu, & que ces motifs ſubſiſtent & opèrent toujours à moins que cet Etre ne ſorte de ſon état naturel. Il en eſt de l’âme comme du corps : tant que cette machine reſte dans ſon état naturel, tous les ſens font leurs fonctions & le corps eſt en ſanté. De même ſi dans l’âme tout eſt naturel, les reſſorts eſſentiels produiront le goût pour le beau & pour le bon, & l’homme ſera heureux. Le grand intérêt de l’homme eſt donc de s’appliquer à ſuivre cette voix de la nature qui le porte au beau & au bon. Ceux qui négligent cet intérêt ſont naturellement moins heureux que ceux qui l’obſervent.

C’eſt une remarque fort ordinaire, que l’eſprit n’influe pas ſur le cœur. Ce n’eſt certainement pas le raiſonnement qui a produit cette opinion, on la croit fondée ſur l’expérience. Nos principes nous aideront à voir combien les qualités de l’eſprit peuvent influer ſur le caractère moral. Nous avons vu que les ſentiments moraux relatifs au bonheur des autres naiſſent de la participation à leurs biens & à leurs maux. J’ai dit que cette participation était naturelle. Mais il eſt facile de voir qu’elle ſuppoſe une circonſtance, ſavoir l’attention, & la clarté des idées par rapport à l’état des autres. les ſentiments ne naiſſent pas avec l’homme, non plus que les paſſions : il n’apporte au monde comme je l’ai remarqué ailleurs, que la force eſſentielle de ſon âme, d’où naiſſent ſucceſſivement toutes les autres affections. Un homme renfermé en lui-même, qui ne fait attention qu’à lui ſeul, & ne tourne jamais ſes yeux que ſur ce qui eſt relatif à ſon propre individu , ne peut avoir beaucoup de ſentiments. Il ſera farouche & inhumain, car ce qui n’entre pas dans ſon eſprit ne peut pas le toucher. Il paſſe devant un malheureux ſans y fixer ſon attention ; par conſéquent il n’a qu’une idée très légère du mal d’autrui.

Outre l’attention, la réflexion eſt une qualité d’eſprit extrêment néceſſaire pour former les ſentiments moraux. C’’ſt à la réflexion qu’’n doit cette clarté des idées qui engage l’eſprit à s’attacher. L’exemple tiré de Plutarque, que j’ai rapporté plus haut, fait voir qu’il faut bien des réflexions pour entrer dans la joie des Grecs délivrés de l’oppreſſion de Philippe. Il eſt impoſſible d’avoir une idée attachante de leur joie quand on ne réfléchit pas ſur ce qu’ils étaient avant leur délivrance, & ſur ce qu’ils allaient devenir après. Une infinité d’idées particulières entrent dans l’idée générale de leur état préſent à la proclamation de la liberté. Un homme ſans réflexion, qui néglige d’entrer dans ce détail, reſtera froid au récit de cet événement. On ſentira cela avec plus d’évidence encore ſi l’on fait réflexion ſur le peu d’impreſſion que fait un récit qui n’eſt pas circonſtancié. Quand on vous dit qu’une petite armée de dix mille Grecs, étant entourée par des ennemis dans un pays inconnu, fut obligée de faire une marche de pluſieurs centaines de lieues toujours en combattant, ou contre les ennemis, ou contre les éléments, & qu’elle ſe tira heureuſement de cet embarras, vous ne ſentez pas dans vous de grands mouvements à ce récit mutilé. Mais liſez cette retraite dans Xénophon, vous vous ſentirez touché de la plus grande admiration pour le courage & la valeur de ces Grecs, & vous aurez de la peine à retenir des larmes de joie quand vous les verrez hors de danger. Vous auriez ſans doute été plus touché encore, ſi vous aviez été témoin de pluſieurs circonſtances que l’Hiſtorien n’a pu vous peindre .

Il eſt donc très évident que ce ſont des qualités de l’eſprit, ſavoir l’attention, la réflexion & la pénétration, qui produiſent & fortifient les ſentiments moraux. L’homme ſtupide ou volage ne peut avoir, ni beaucoup de ſentiment, ni beaucoup de vertu. C’eſt la raiſon ſans doute, pourquoi les Nations barbares & groſſières montrent ſi peu d’humanité & ſi peu de ſentiments, au lieu qu’il s’en trouve beaucoup chez les Nations polies. C’eſt ſur ce principe qu’eſt fondée cette belle remarque des anciens, ſur l’utilité de l’étude : emollit mores, nec ſinit eſſe feros. Car plus on s’eſt appliqué aux lettres, plus on acquiert ces deux qualités requiſes pour avoir des ſentiments.

Il faut remarquer auſſi que le tempérament du corps peut contribuer à rendre le cœur plus ou moins ſenſible. Car il eſt très certain que la vivacité de l’impreſſion que font les idées ſur l’Eſprit, dépend beaucoup des nerfs. Un homme ſtupide ne reçoit que très rarement des impreſſions aſſez fortes pour l’obliger de s’y attacher. Il n’aura pas le cœur fort ſenſible.

Ces remarques pourront être fort utiles à ceux dont le devoir eſt d’inſpirer des ſentiments moraux à d’autres. Pour faire un homme moralement bon, il faut commencer par exciter en lui une attention exacte à ce qui regarde ſes ſemblables. Cette maxime de l’honnête Chremès dans Térence : homo ſum, humani a me nil alienum puto, fait la baſe de la morale. Cette attention s’acquiert par l’exercice. Après cela on doit tâcher d’accoutumer ceux qu’on veut rendre ſenſibles, à réfléchir ſur tout ce qu’ils voient, afin qu’ils entrent bien dans les détails qui opèrent le plus ſur l’eſprit. & comme l’expérience contribue beaucoup à remplir le cœur de ſentiments, on peut y ſuppléer lorſqu’elle manque, par l’hiſtoire, la poéſie & les fables. Il eſt très certain que dans l’énumération des peines des autres, on ſent ifiniment mieux celles qu’on a éprouvées ſoi-même, que celles qu’on n’a point eues. Comme les orateurs, les poètes, les auteurs des romans s’appliquent à peindre tout avec beaucoup d’art, on peut les employer fort utilement pour ſuppléer à l’expérience même.

Mais je m’écarte trop de mon ſujet. Je finirai par quelques réflexions ſur l’eſtimation de l’importance du plaiſir moral. J’ai donné à la fin de la troiſième Partie de cet Eſſai, une comparaiſon des plaiſirs des ſens & des plaiſirs intellectuels. Il manquerait un article eſſentiel à ces réflexions, ſi je ne comparais pas les plaiſirs moraux aux autres. J’y prouve que les plaiſirs intellectuels, à tout prendre, méritaient la préférence ſur les plaiſirs des ſens ; & il eſt facile de faire voir que les plaiſirs moraux l’emportent de beaucoup ſur les plaiſirs intellectuels. La plus grande partie des plaiſirs intellectuels ſuppoſent beaucoup d’étude & de connaiſſance, & ne ſont point pour le grand nombre des hommes. Le plaiſir moral, qui tient plus immédiatement à l’eſſence de l’âme, ne ſuppoſe que des qualités d’eſprit générales & faciles à acquérir, il eſt par conſéquent à la portée de tout le monde. Il eſt très certain que rien en coûte moins que le plaiſir moral. Dès qu’on s’eſt accoutumé à regarder les autres hommes comme une partie de nouſ-mêmes, on eſt ami du genre humain. ſa propérité nous fait plaiſir. Outre cette participation générale, on peut jouir du plaiſir moral dans tout état & dans toute condition. L’homme le plus renfermé connaît un certain nombre de gens à ſa portée ; & il peut, s’il le veut ſeulement leur rendre ſervice, les tirer d’embarras, leur procurer des douceurs dont il profite en même temps avec eux. mais on voit auſſi que cette jouiſſance facile du plaiſir moral, ſuppoſe la plus grande liaiſon poſſible avec le genre humain ; rien n’eſt plus contraire à l’étendue du plaiſir moral que la Miſanthropie & la vie retirée.

La ſeconde raiſon qui prouve la préférence du plaiſir moral ſur le plaiſir intellectuel, eſt que le plaiſir moral eſt en lui-même plus fort que le plaiſir intellectuel. Les objets de celui-ci ſont des ſpéculations, qui en elleſ-mêmes ne touchent que faiblement . ceux qui excitent le plaiſir moral ſont ordinairement des choſes ſenſibles & qui tiennent immédiatement au bonheur. L’expérience le confirme. La plupart des paſſions naiſſent des objets moraux ; il en naît très peu des idées purement intellectuelles, preuve que celleſ-ci agiſſent avec moins de force qur l’eſprit que les autres. Outre cela, les objets moraux ſont communément beaucoup plus compoſés que les idées ſpéculatives. Il s’agit là ſouvent de choſes qui s’étendent ſur l’exiſtence entière d’un Etre intellectuel ; ou du bonheur même de pluſieurs. Cela rend les idées morales ſi compoſées qu’on ne vient pas à bout de les développer entièrement ; ce qui donne une très grande vivacité au plaiſir qui en réſulte. ſi par un ſervice bien placé je puis répandre la douceur ſur la vie entière d’un homme ou d’une famille, d’un peuple même ; quel nombre infini d’idées qui découlent d’une ſeule ! Quel plaiſir de parcourir tous ces moments heureux qui naiſſent de cette ſeule action !

Enfin le plaiſir moral a encore cet avantage qu’il amène naturellement d’autres plaiſirs moraux. En me montrant juſte, bienfaiſant, officieux, ſincère, mes actions influent ſur le caractère & ſur la conduite des autres qui ſeront mieux diſpoſés à mon égard, que ſi j’avais négligé ces vertus : & je puis m’attendre à de pareils ſentiments de leur part. Toutes ces conſidérations priſes enſemble nous aſſurent que les plaiſirs moraux ſont préférables aux autres, & que c’eſt d’eux principalement qu’il faut attendre le bonheur. ſi quelqu’un jouiſſait de tous les plaiſirs ſenſuels & intellectuels, & que les plaiſirs moraux lui manquaſſent, il ſerait privé de la meilleure partie du bonheur ; il ignorerait ce qu’il ya de plus délicieux dans l’exiſtence d’un Etre penſant.

Fin de la quatrième Partie.

CINQUIEME PARTIE - Essai sur le bonheur des Etres intelligents.[modifier]

Je ne puis mieux terminer la Théorie des plaiſirs que je viens d’établir dans les quatre Parties précédentes, que par un Eſſai ſur le bonheur des Etres intelligents. Mais pour me borner dans un ſujet auſſi vaſte, & déjà tant de fois traité, mes recherches ne rouleront que ſur deux points. J’examinerai d’abord quelles ſont les conditions néceſſaires pour qu’un Etre intelligent ſoit parfaitement heureux ;et je conſidérerai enſuite la poſſibilité ou l’impoſſibilité que ces conditions ſe trouvent réaliſées.

Je me flatte que ces recherches ſerviront à diſſiper pluſieurs doutes ſur l’arrangement moral de l’univers, & ſur les voies de la Providence : doutes qui de tout temps ont embarraſſé les Philoſophes. En effet lorſque l’on compare le déſir ardent & conſtant de la félicité qui domine les Etres intelligents, & ne les quitte jamais, au peu de bonheur qu’il y a dans le monde, on eſt tenté de croire que l’Etre ſuprême n’a pas pris les meilleurs arrangements poſſibles pour remplir ve déſir qu’il mit dans les intelligences qu’il créa, ſoit par un défaut de puiſſance, ſoit manque de bonne volonté. De pareils doutes ne peuvent qu’inquiéter beaucoup tout homme qui réfléchit ; & nous ne voyons pas que les efforts des plus grands Philoſophes, qui ont entrepris de les diſſiper en juſtifiant le Créateur, y ſoient parvenus. Cela ſeul ſuffit pour autoriſer une nouvelle tentative & même pour la rendre louable.

En ſuppoſant un Etre infini qui a donné l’exiſtence au monde, & en lui attribuant une puiſſance infinie jointe à une bonté ſans bornes, il eſt naturel de penſer que chaque Etre intelligent eſt auſſi heureux qu’il peut l’être, malgré les peines & les chagrins qui accompagnent ſon exiſtence. Car s’il eſt impoſſible que Dieu, avec ſa puiſance infinie, puiſſe faire parvenir un Etre fini au bonheur, ſans le faire paſſer par des peines & par des chagrins, que deviennent les doutes & les plaintes qui s’élèvent parmi les hommes contre la Providence, à la vue des Etres qui ſouffrent. C’eſt ce qui m’aporté à examiner avec toute l’attention poſſible la nature des Etres intelligents finis, pour m’aſſurer s’il eſt poſſible qu’ils jouiſſent d’un bonheur qui ſoit ſans mélange de mal.

On eſt généralement d’accord que le bonheur réſulte du plaiſir, & que la peine lui eſt contraire. Une vie entièrement exempte de peines, & remplie de ſentiments agréables, ſerait le bonheur parfait. Le déſir d’un tel bonheur nous ſéduit facilement, & nous voudrions qu’il fût poſſible. On n’enviſage ordinairement que les cauſes externes du plaiſir & de la peine, & en s’imaginant mille moyens arbitraires, ſouvent abſurdes, de donner un autre cours aux événements du monde, on bannit toutes les peines de la vie, & on n’y fait régner que l’agrément & le plaiſir. Mais ce n’eſt pas à l’eſprit déréglé, ou enthouſiaſte, de juger de la poſſibilité d’un bonheur parfait.

Outre les cauſes externes du bonheur, il y a dans nouſ-mêmes un concours de cauſes qui produiſent ou qui empêchent les plaiſirs & les peines. les événements du monde, qui ſont contingents, pourraient ſans doute être très différents de ce qu’ils ſont actuellement. Mais l’intrinſèque des choſes, leur eſſence, ne peut pas être altérée. ſi l’eſſence d’un Etre fini eſt telle, que la peine devienne une condition néceſſaire, pour le faire parvenir au plus grand bonheur dont il eſt capable, le bonheur parfait, ſans mélange de maux, n’eſt plus poſſible. C’eſt donc principalement dans la nature de l’Etre fini, qu’il faut chercher de quoi décider la queſtion ; c’eſt là qu’il faut voir de quelle manière naiſſent tant les plaiſirs que les peines, & la poſſibilité d’augmenter le nombre des uns, & de bannir les autres.

Voyons d’abord à quelles conditions l’Etre intelligent fini pourrait être exempy de peine. Quoique la peine entre par mille portes dans l’âme, on peut rapporter ſes cauſes à deux eſpèces. L’une eſt dans l’Etre intelligent même, l’autre eſt au-dehors, dans la conſtitution & les événements du monde. Les cauſes internes de la peine ſont,

1°. La faibleſſe de l’eſprit, qui ne lui permet pas de réuſſir dans toutes ſes recherches. je m’attache à développer une idée, à trouver la ſolution d’une difficulté, ou l’explication d’un fait, à l’arrangement d’un plan ou d’un projet. Tous mes efforts ſont inutiles, je ne trouve pas ce que je cherche, ſoit que la choſe ſoit réellement au-deſſus de moi, ſoit que je n’aie pas pris le bon chemin pour y parvenir. Je me ſens donc arrêté dans le cours de mes penſées, & obligé d’abandonner un objet, auquel mon eſprit s’était attaché. Cela doit néceſſairement produire un ſentiment déſagréable. On peut encore comprendre ſous cet article les erreurs dans leſquelles on tombe par les jugements faux qu’on porte des choſes, & par les préjugés que l’on contracte. Cela nous expoſe à la peine qui nous afflige, lorſque nous commençons à nous apercevoir de nos erreurs, & dont le reſſentiment ſubſiſte quelquefois très longtemps.

2°. Un vice dans le caractère moral, d’où naiſſent des ſentiments & des actions contraires aux lois éternelles de l’ordre & de la beauté morale. Toutes les fois que nous nous apercevons d’avoir penſé ou agi contre ces lois, nous en avons du chagrin & de la honte.

Je ne m’arrête pas ici à prouver que, dans les cas que je viens d’indiquer, la peine eſt abſolument inévitable. J’ai fait voir dans les Parties précédentes que ces eſpèces de peine étaient une ſuite néceſſaire de la nature de tout Etre penſant, de ſorte qu’il eſt impoſſible que ces cauſes n’excitent pas le ſentiment déſagréable. Pour éviter cette eſpèce de peine, il ſerait néceſſaire ; 1°. Que les Etres intelligents euſſent aſſez de force d’eſprit pour réuſſir dans toutes leurs recherches ; 2°. Qu’ils fuſſent garantis de toute erreur dans leurs jugements, ou qu’ils ne fuſſent jamais en état de s’aperçevoir de leur erreurs ; 3°. Qu’ils euſſent une droiture qui les garantît infailliblement de tout ſentiment & de toute action contraire aux lois immuables de l’ordre & de la beauté moral, ou bien une telle ſtupidité qu’ils fuſſent hors d’état de comparer leurs actions, leurs ſentiments avec les lois. Il eſt évident qu’à moins que toutes ces conditions ne ſoient exactement remplies, l’Etre intelligent ne ſaurait être à l’abri des peines dont les cauſes ſont en lui même. Nous examinerons plus bas ſi ces conditions peuvent être remplies, ou non.

Les cauſes externes de la peine ou dui déplaiſir ſont auſſi de deux ſortes : 1°. les objets qui ont une difformité, ou une imperfection, ſoit réelle, ſoit imaginaire, dont nous nous apercevons, ſoit qu’ils produiſent dans nous une douleur corporelle par des qualités contraires à notre bien-être, ſoit qu’ils nous cauſent une peine d’eſprit par un défaut phyſique ou moral ; 2°. les événements contraires à nos déſirs, à nos vues, à nos projets.

Pour garantir les Etres intelligents des ſenſations déſagréa bles produites par les cauſes externes, il faudrait 1°. Qu’il n’y eût point de difformité, ni d’imperfection, ſoit phyſique, ſoit morale, dans les objets qui ſe préſentent à leurs ſens, ou bien qu’ils fuſſent hors d’état d’en être affectés ; 2°. Que tous leurs déſirs, leurs vues, & leurs projets, fuſſent dans un accord parfait avec les événements du monde ; ou, que s’il y avait de la contrariété, ils fuſſent tellement faits qu’ils ne s’en aperçuſſent pas.

Ces conditions, auſſi bien que celles dont j’ai parlé plus haut, pourraient être compriſes ſous une ſeule, ſavoir, que les Etres intelligents fuſſent d’une inſenſi bilité & d’une ſtupidité parfaite. Car j’ai prouvé ailleurs, que l’intenſité de la peine, tout reſte égal, était toujours en proportion de l’attention & de la réflexion. C’eſt ce que l’expérience confirme. Plus un animal eſt ſtupide, moins il eſt ſenſible à la peine ? ſi tous les Etres intelligents étaient d’une ſtupidité pareille à celle d’un Zoophyte, il y aurait peu de peine dans le monde.

Maintenant, pour juger de la poſſibilité de ces conditions, il faut avoir devant les yeux les conditions néceſſaires pour faire éprouver aux mêmes Etres des ſenſations flatteuſes. Ce n’eſt pas l’abſence ſeule de la peine qui fait le bonheur ; il faut de plus que la vie ſoit remplie de moments agréables. ſi les conditions requiſes pour le plaiſir ſe trouvaient en contradiction avec celles que demande l’exemption des peines, c’eſt alors que nous pourrions hardiment aſſurer que le bonheur parfait eſt impoſſible.

J’ai parlé aſſez au long, ci-deſſus des conditions que demande chaque eſpèce de plaiſir. Il me ſuffit donc d’y renvoyer. Quant aux plaiſirs des ſens qui ont leur origine dans l’organique du corps, j’ai prouvé qu’ils ſuppoſaient de l’ordre & de la régularité dans les mouvements qui affectent les nerfs des ſens. Le corps faiſant une partie du monde matériel, participe à tous les mouvements qui ſe font dans le monde. Ainſi pour que chaque Etre intelligent fût toujours agréablement affecté des objets extérieurs, il faudrait que tout le mouvement qui exiſte dans le monde, ou au moins celui dont l’effet devient ſenſible à chaque individu, ſe fît conformément aux règles de la beauté & de l’ordre, qui ſont les mêmes pour tous.

Les plaiſirs intellectuels ſuppoſent néceſſairement des connaiſſances, de la réflexion, & en général la culture de l’eſprit, & de plus un progrès continuel d’un degré de connaiſſance à un degré plus élevé ; parce que les mêmes idées agréables perdent peu à peu leur agrément par la répétition, de ſorte qu’il en faut toujours de nouvelles & de plus compoſées. Le bonheur parfait ſuppoſe donc des connaiſſances très étendues, & une grande habitude de réfléchir, en un mot tout ce qu’il faut pour n’être pas ſujet à ſe tromper, & pour voir la vérité & la beauté des choſes, de quelque côté qu’elles ſe préſentent. le monde & la nature étant des objets dont l’eſprit s’occupe continuellement, il faut que partout il éclate de l’ordre & de la beauté afin de fournir des ceſſe aux intelligences des ob jets dont la contemplation excite en elles un ſentiment agréable.

Les plaiſirs moraux enfin demandent moins de connaiſſances, que les plaiſirs intellectuels, mais ils ſuppoſent beaucoup d’activité, une attention continuelle à connaître l’état des autres Etres intelligents, & le pouvoir d’y influer. Cela ſuppoſe donc dans les intelligences mêmes une bonté morale parfaite, & hors d’elles une liaiſon étroite entre elles, parce que ſans cette liaiſon la bonté morale ne peut pas s’exercer. Il faut de plus que la ſphère de cette liaiſon des intelligences entre elles s’étende toujours davantage, afin que le plaiſir moral puiſſe prétendre des accroiſſements continuels, ſans quoi il ceſſerait bientôt.

Voilà toutes les conditions requiſes, ſoit pour éviter les peines, ſoit pour paſſer continuellement d’un ſentiment agréable à un autre. Il faut bien obſerver ici, que toutes ces conditions ayant été déduites, non de la nature particulière de l’homme, mais de l’eſſence d’un Etre intelligent quelconque, elles doivent être les mêmes pour toutes eſpèces de ces Etres, de quelque ordre qu’ils ſoient ? Homme, Ange ou Archange, tous ont au fond la même nature ; & s’ils doivent parvenir au bonheur parfait, il faut que les mêmes conditions aient lieu, quelle que ſoit d’ailleurs la différence ſpécifique d’un ordre à l’autre.

En comparant ces conditions avec celles qui ſont néceſſaires pour être exemplt de peine, on voit : 1°. Que cette exemption qu’on pourrait obtenir par une inſenſibilité abſolue, par un abrutiſſement total des facultés intellectuelles, par une ignorance parfaite de la vérité & de la beauté morale, ne ſaurait avoir lieu ſans que les conditions requiſies pour les plaiſirs en ſouffrent ; car ces moyens ne peuvent faire éviter la peine que la privation des diſpoſitions avantageuſes néceſſaires pour le plaiſir ſenſuel, moral & intellectuel ; 2°. Que par conſéquent, les ſeules conditions néceſſaires pour éviter la peine, ſont à peu près les mêmes qui ſont requiſes pour goûter le plaiſir, dont l’eſſentiel eſt d’un côté la perfection des facultés intellectuelles & des ſentiments du cœur, jointe à beaucoup de connaiſſance, & de l’autre un ordre parfait dans l’arrangement du monde.

Nous ne trouvons donc dans ces conditions aucune contradiction manifeſte ; qui nous oblige de nier la poſſibilité du bonheur parfait. Au contraire, puiſque l’homme eſt capable de perfectionner de plſu en plus ſes facultés, ſoit intellectuelles, ſoit morales, il paraît plutôt qu’il peut faire des progrès con tinuels vers le bonheur parfait. de plus, dès qu’on ſuppoſe que l’arrangement du monde eſt l’ouvrage d’un Etre infiniment ſage & puiſſant, il eſt impoſſible que cet Etre n’ait agi conformément aux règles de l’ordre & de la beauté, puiſqu’en faiſant les choſes autrement, il aurait agi contre ſoi-même. Cela étant il ne doit point y avoir dans le monde de défaut réel, ni dans les parties, ni dans le tout. Par conſéquent un eſprit fini ne peut jamais trouver dans le monde que des défauts apparents. Or s’il fait des progrès continuels dans la perfection de ſes facultés, il eſt poſſible qu’il vienne un temps où il verra les choſes comme elles ſont effectivement, & alors il ne ſera plus ſujet aux peines qui viennent du dehors, & la perfection de ſes facultés le garantiſſant des peines dont la ſource eſt intérieure, il pourra être délivré de toute peine.

Quant au plaiſir, la même ſuppoſition d’un Etre infini, Auteur du monde, nous mène à des concluſions très favorables. On verra ſans difficultés, pour peu qu’on y réfléchiſſe, que toutes les conditions néceſſaires pour le plaiſir, peuvent & doivent même avoir lieu.

De tout ce que je viens de dire, il réſulte que, dans la ſuppoſition d’un Etre infini, cauſe de tout ce qui exiſte, il eſt non ſeulement poſſible, mais très probable, que tous les Etres finis parviennent par la ſucceſſion des temps, à un état, où à l’abri de toute peine ils paſſeront continuellement d’un ſentiment agréable à l’autre. C’eſt alors que tout Etre doué de ſentiment & d’intelligence jouira d’un bonheur parfait, & qu’on ne verrait plus dans le monde qu’ordre, harmonie & beauté.

Il ſe préſente ici une queſtion importante & digne de toute notre attention : s’il eſt poſſible que le monde parvienne à ce degré de perfection, l’Etre infini n’aurait-il pu abréger ce terme ? N’aurait-il pu épargner aux Etres intelligents ce paſſage pénible & fâcheux qui les conduit ſi douloureuſement au bonheur parfait ? N’aurait-il pu créer le monde dans cet état de perfection, auquel il pourra arriver dans la ſuite des temps ? Fallait-il néceſſairement que les Etres finis paſſaſſent par tant de faibleſſes, par tant d’erreurs, par tant de miſères, pour en arriver au but de leur création ? Voilà des queſtions que les Philoſophes n’ont certainement pas aſſez méditées. ſi le ſaut de la non-exiſtence à cette exiſtence heureuſe eſt poſſible, ſans que les Etres intelligents y perdent, il paraît très digne du choix de l’Etre ſouverainement bon. Il me ſemble donc très naturel de conclure qu’il n’a pas été poſſible, puiſqu’il n’a pas eu lieu.

Maſi cette impoſſibilité ſerait-elle fondée dans la nature de l’Auteur, ou dans celle de l’Ouvrage ? La ſageſſe & la bonté de l’Etre infini l’auraient-elles empêché d’épargner tant de maux aux Etres intelligents finis ; ou bien la nature même de ces Etres ſe ſerait-elle refuſée à un bonheur exempt de tout mélange de mal ? J’oſe dire que les Philoſophes qui ont agité ces queſtions, les ont trop légèrement décidées. En effet ; il ſemble d’abord que Dieu ayant donné l’exiſtence à tous les Etres finis, il a pu accommoder leur nature & leurs propriétés à ſon gré, & qu’il ne doit avoir trouvé aucun obſtacle de la part des créatures. Dans cette hypothèſe il a pu les créer de façon à les rendre infaillibles & parfaitement bonnes, ſans aucun alliage du mal. D’où l’on conclut que, puiſqu’il ne l’a pas fait, c’eſt ſa propre nature qui l’a empêché de le faire. Après cette concluſion, on a voulu chercher parmi les attributs de l’Etre infini, ceux qui ont mis obſtacle à la ſuppreſſion du mal dans le monde. On a cru découvrir que c’était la ſageſſe infinie qui avait permis les maux actuels pour en éviter de plus grands, & pour en tirer le plus grand bien poſſible.


En examinant bien ce raiſonnement, on trouvera que, quoiqu’il attribue les maux à la permiſſion de la ſageſſe divine, il ſuppoſe réellement qu’ils ſont néceſſaires par la nature de ces Etres finis, puiſqu’on ne fait agir l ſuprême ſageſſe que pour diminuer les maux autant qu’il eſt poſſible. C’eſt-à-dire autant que le ſouffre l’imperfection naturelle des créatures. ſi un monde où tous les Etres intelligents euſſent été parfaitement heureux avait été poſſible, la ſageſſe ſouveraine n’aurait certainement point mis d’obſtacle à la production de ce monde. Or, j’ai prouvé qu’un tel monde eſt poſſible, dans la ſuppoſition que L’Etre infini aurait pu donner d’abord aux Etres intelligents la même perfection d’eſprit & de cœur, qu’ils acquièrent ſucceſſivement, après une certaine ſuite d’années, ou de ſiècles. ſi l’on veut ſoutenir que c’eſt la ſageſſe divine qui n’a pu permettre ce ſaut, on eſt obligé de prouver quel mal il aurait produit. Cela n’étant certainement pas poſſible, il ne nous reſte qu’à dire que ce ſaut n’était pas compatible avec la nature des Etres finis. Ce n’eſt qu’après cette concluſion qu’on voit clairement que tout le mal vient uniquement de la nature des Etres finis, de manière qu’il était abſolument impoſſible (ces Etres exiſtant,) de l’empêcher par aucun arrangement.

Il eſt donc prouvé que ce n’eſt point aucun attribut de l’Etre infini, mais la nature même des Etres finis, qui rend impoſſible leur bonheur parfait. Cette impoſſibilité conſiſte proprement en ce que la nature d’un Etre fini ne permet pas qu’il parvienne au degré de perfection, que le bonheur parfait ſuppoſe, ſans avoir paſſé par un grand nombre de degrés intermédiaires, remplis tantôt d’agrément, tantôt de déſagrément. C’eſt donc le ſort commun, non ſeulement du genre humain, mais de tous les Etres intelligents finis,de ne pouvoir parvenir au bonheur parfait, ſans avoir éprouvé des peines & des chagrins.

Les arguments ſur leſquels nous avons établi cette importante propoſition, ſont tirés, en partie de l’expérience qui nous aſſure que les Etres finis que nous connaiſſons, n’ont pas encore atteint le plus haut degré poſſible de leur bonheur, en partie des attributs de Dieu, qui ne nous permettent pas de ſuppoſer qu’un meilleur ordre de choſes ait été poſſible. Il y a encore un autre moyen de s’aſſurer de la vérité de cette aſſertion. C’eſt de faire voir par l’ſſence même d’un Etre fini, qu’il eſt poſſible qu’il devienne tout d’un coup, c’eſt-à-dire, ſans ſucceſſion, ce qu’il peut devenir par le progrès de ſa perfectibilité ; argument qui n’a été touché, que je ſache, par aucun Philoſophe, & qui, s’il eſt bien manié, doit achever de détruire entièrement tous les doutes contre la bonté ſouveraine de Dieu, & contre la perfection du monde. Car Dieu ne pouvant pas changer l’eſſence des choſes, il ne pouvait forcer l’impoſſibilité eſſentielle du bonheur parfait des Etres finis.

J’avoue qu’il ne me paraît pas facile d’en tirer une preuve démonſtrative de la nature des Etres finis. Toutefois il me ſemble qu’on en peut aſſez dire pour entrevoir la vérité, & faire ceſſer toutes ſortes de plaintes. Je me hâte donc de propoſer mes réflexions ſur ce ſujet, eſpérant que la nouveauté & la difficulté du ſujet me ſerviront d’excuſe ſi je ne porte pas dans les eſprits l’évidence & la conviction que je voudras y porter.

Qu’il me ſoit poſſible de préluder par une remarque générale ſur les raiſonnements que j’aurai à faire pour prouver ma propoſition. Il eſt d’abord clair qu’une diſcuſſion parfaite de cette queſtion ſuppoſe une connaiſſance diſtincte, exacte & complète de la nature des Etres intelligents finis. Car, pour juger ſi une choſe eſt poſſible ou non, il faut connaître à fond l’eſſence de la choſe, puiſqu’on ne peut juger poſſible ou impoſſible que ce qu’on voit clairement compatible ou incompatible avec l’eſſence du ſujet dont il s’agit. Or, il s’en faut beaucoup que nous ayons une connaiſſance diſtincte & complète de l’eſſence des Etres intelligents. Il ne faut donc pas ſe flatter d’obtenir une évidence entière ſur ce qui eſt poſſible ou non par rapport à ces Etres. Nous aurons beau méditer & raiſonner : il reſtera toujours quelque incertitude.

Cette obſervation ne tend pas uniquement à excuſer ce qu’il y aura dans les raiſon nements ſuivants ; elle doit ſervir en même temps à rendre circonſpects ceux qui croient avoir trouvé des objections contre la bonté ſouveraine de Dieu. Il ne leur eſt point permis de trop inſiſter ſur ces doutes, à moins qu’ils ne ſoient en état de démontrer d’une manière ſatiſfaiſante, qu’il a été poſſible à Dieu de mener les Etres intelligents au bonheur par un chemin plus court. Il ne ſuffit pas de ſuppoſer comme une propoſition évidente d’elle-même, que la choſe eſt poſſible. Pour en être abſolument aſſuré, il faudrait des connaiſſances infiniment plſu étendues que ne ſont celles que nous avons actuelle ment. Rien n’eſt plus ordinaire aux hommes, que de critiquer le gouvernement général du monde, & rien n’eſt plus difficile que d’en juger avec connaiſſance de cauſe. Dans une matière auſſi délicate & auſſi ſublime que celle-ci, je marcherai avec toute la timidité & toutes les précautions néceſſaires pour éviter les mépriſes.

Aucun Etre intelligent fini ne peut devenir capable de jouir d’un bonheur parfait, qu’après une ſucceſſion d’idées diſtinctes. Il y a longtemps qu’on a prouvé que c’eſt un caractère diſtinctif de l’Etre infini d’être tout à la fois ce qu’il peut être, au lieu que l’Etre fini ne peut atteindre que ſucceſſivement, la plénitude de ſon exiſtence. Le ſujet préſent nous en fournit une preuve particulière. Nous avons vu plus haut que le bonheur ſuppoſe des connaiſſances étendues, des idées diſtinctes, & par conſéquent tout ce qui eſt abſolument néceſſaire pour acquérir ces connaiſſnces & ces idées. Or, en réfléchiſſant ſur la nature de l’Etre fini, nous voyons qu’il lui faut du temps pour acquérir des connaiſſances, & d’autant plus de temps que ces connaiſſances plus parfaites ſuppoſent un plus grand nombre d’idées & des idées plus dinſtinctes. Imaginons qu’un Etre intelligent fini ait toutes les idées poſſibles à la fois au premier moment de ſon exiſtence, c’eſt-à-dire qu’il ait une idée intuitive du monde. Cette idée totale du monde ne ſaurait être que très confuſe. Car pour être diſtincte, il faudrait que l’Etre fini embraſſât par un ſeul acte de ſon entendement tout ce qui exiſte, & toutes ſes manières d’exiſter ; il faudrait qu’il connût très diſtinctement toute l’eſſence du monde avec tout ce qui en dépend. Mais c’eſt juſtement la prérogative de l’Etre infini. L’Etre fini, qui ne peut embraſſer que peu d’objets à la fois, a beſoin de pluſieurs différents actes de l’entendement pour étendre ſes connaiſſances & les élever juſ qu’à la clarté néceſſaire. Ne pouvant pas par ſa nature apporter une attention égale à tout ce que l’idée totale du monde renferme de particulier, il faut néceſſairement qu’il dirige ſon attention ſucceſſivement, d’un point à l’autre. de cette manière il lui faudra du temps pour connaître diſtinctement les différentes idées particulières qu’une idée complexe renferme, quelle que ſoit d’ailleurs la force de ſon eſprit.

De plus l’Etre fini n’étant pas capable d’avoir une connaiſſance diſtincte de l’eſſence du monde, il ne peut bien connaître les événements actuels & les effets des cauſes, que par l’expérience qui ſuppoſe encore la ſucceſſion & le temps.

Enfin ſi nous conſidérons attentivement le ſeul moyen poſſible pour l’Etre fini d’acquérir des connaiſſances diſtinctes, nous reconnaîtrons qu’il ſuppoſe abſoluemnt pluſieurs actes réitéréſcet ſi différents les uns des autres, qu’ils ne ſauraient avoir lieu en même temps ; l’attention, la réflexion, la mémoire, l’abſtraction, la combinaiſon, l’oppoſition, etc. ſont différents actes néceſſaires pour parvenir à des connaiſſances diſtinctes : & il ne paraît pas poſſible qu’un Etre fini puiſſe exercer toues ces actes en même temps.

Tout cela prouve aſſez clai rement, ſi je ne me trompe, qu’aucun Etre fini ne peut acquérir des connaiſſances ſolides & un peu étendues, ſans beaucoup de temps, & qu’il était par conſéquent impoſſible que Dieu créât des Intelligences finies douées de toutes connaiſſances néceſſaires au bonheur parfait. Je ſais bien qu’on ſuppoſe ordinairement, que la puiſſance infinie pourrait par un ſeul acte de ſa volonté éclairer l’âme la plus ſtupide. Maſi il ne ſuffit pas de s’imaginer de pareilles choſes. Un ignorant s’imaginerait que rien ne ſerait plus facile à un géomètre que de faire un triangle qui eût deux angles droits, choſe contradictoire. La ſuppoſition dont je viens de parler étant contraire à l’eſſence de l’Etre fini, quoiqu’elle ne le paraiſſe pas d’abord, elle devient impoſſible par là même ; puiſque Dieu ne peut pas donner à l’Etre fini les attributs de l’Etre infini.

J’ai remarqué plus haut, & je l’ai prouvé ailleurs, que plus les connaiſſances de l’Etre intelligent ſon étendues & ſolides, plus toutes ſes facultés ſont parfaites, & plus il eſt capable de ſe garantir de toute ſorte de peines, & de jouir de différentes eſpèces de plaiſir. De là il ſuit que, (les autres conditions étant égaleſ) plus il aura employé de temps à perfectionner ſes connaiſſances, plus il approchera du bonheur parfait. C’eſt donc du temps que l’Etre fini doit attendre ce que ſa nature bronée ne lui permet pas d’avoir d’abord. Quiconque a une idée de ce qu’on nomme connaiſſance & vérité, s’apercevra ſans peine que l’empire de la ſcience eſt infiniment vaſte. C’eſt un océan ſans bornes dans lequel les Etres finis puiſeront éternellement de nouvelles idées, de nouvelles connaiſſances, & de nouveaux plaiſirs ; ils ne ceſſeront jamais de croître en connaiſſance & en perfection.

Tirons de tout ceci une concluſion qui commencera à diſſiper l’épais nuage qui couvre la raiſon humaine par rapport aux queſtions ſur les voies impénétrables de la Divinité. ſi tout eſt néceſairement ſucceſſif dans l’Etre fini, il eſt impoſſible qu’un tel Etre puiſſe être parfaitement heureux dès le premier moment de ſon exiſtence. Il ſort des mains du Créateur doué de tout ce qu’il lui faut pour le devenir ſelon ſon état, ou le rang qu’il occupe dans l’échelle univerſelle des Etres. Mais c’eſt au temps à développer ſes facultés. le commencement de ſon exiſtence eſt abſolument obſcur & faible. Il acquiert des idées qui d’abord ne ſont que confuſes. Ces idées excitent en lui des ſentiments faibles. Cependant la lumière entre peu à peu dans cette âme par l’exercice de ſes facultés innées. Les plaiſirs augmentent auſſi en nombre & en intenſité, & on peut prévoir qu’ils augmenteront de même à l’infini ; de ſorte que cet Etre qui au moment de ſa création n’était qu’une monade ſtupide & indolente, devient par la ſucceſſion des temps un génie puiſſant, qui approchera de l’Etre infini autant que l’Etre fini en peut approcher. Telle eſt ſa nature immuable.

Après avoir établi cette propoſition préliminaire, que le bonheur des Etres finis ne peut devenir parfait, que par la ſuc ceſſion des temps, je viens à l’examen de la queſtion principale ; ſi ces Etres ne pourraient pas y parvenir ſans paſſer par des ſentiments déſagréables ? Ici il me ſemble qu’on doit d’abord prévoir que cet examen décidera pour la négative. Car en conſidérant bien toutes les ſources de la peine, on trouve que l’imperfection des Etres intelligents y entre preſque toujours comme cauſe. Or, tous les Etres finis étant néceſſairement imparfaits, ils ſont par leur nature expoſés aux peines, & n’en pourront être exempts, que lorſqu’ils ſeront parvenus au degré de perfection dont nous avons parlé plus haut, ce qui ne peut arri ver qu’à un point fort éloigné du commencement de leur exiſtence. Mais il eſt à propos d’entrer dans une diſcuſſion plus particulière de cette queſtion.

Nous avons vu qu’une des conditions néceſſaires pour éviter toute peine, était que les déſirs, les ſouhaits, & les projets des Etres intelligents fuſſent dans un accord parfait avec les événements du monde. En effet les événements du monde contraires à nos déſirs, ſont la cauſe la plus ordinaire de nos peines. Il eſt donc ſurtout néceſſaire de bien examiner s’il eſt poſſible que les Etres finis puiſſent être garantis de ces peines.

Le monde eſt un ſyſtème pro duit & arrangé par l’Etre infini ; c’eſt au moins d’après ce principe que nous raiſonnons ici. Toutes les parties ſont donc tellement liées enſemble, ſoit dans la ſimultanéité, ſoit dans la ſucceſſion, qu’elles forment un tout régulier, dont les parties doivent être coordonnées conformément aux lois générales de la beauté & de la perfection, qui font l’eſſence de ce ſyſtème. Il ne faut qu’une légère attention pour voir, que toute autre idée du monde eſt incompatible avec la notion d’un Créateur infiniment parfait. Cela étant chaque événement du monde tient au ſyſtème entier, & pour juger ſi telle choſe doit arriver dans le monde, il faut avoir une idée diſtincte du Tout.

Maintenant il eſt clair que chaque Etre intelligent à part ne peut former de deſſeins, ni concevoir de ſouhaits qui ne ſoient une ſuite naturelle & néceſſaire de ſes propres idées, parce que ces deſſeins & ces ſouhaits ſont des effets néceſſaires des idées qui les produiſent. ſi, par exemple, telle choſe me paraît bonne, il eſt impoſſible je ne ſente un déſir de la poſſéder ; comme d’un autre côté il eſt impoſſible que je déſire une choſe dont je n’ai point l’idée. Donc tout Etre intelligent n’aura que des déſirs qui réſultent néceſſairement de ſes pro pres idées. Or, ces idées ſont néceſſairement conformes au rang & à la place que cet Etre occupe dans l’univers, de même que proportionnées à ſes facultés & au temps pendant lequel il a exiſté. Ces idées ſeront donc pendant aſſez longtemps très bornées, étant ſeulement priſes de cette partie du ſyſtème entier qui a été à la portée de l’Etre intelligent. C’eſt la marche graduée de ſon intelligence. De là il s’enſuit, qu’il n’eſt pas poſſible que l’Etre fini ſoit toujours d’accord dans ſes déſirs avec les événements qui ſont les réſultats des lois du ſyſtème entier de l’univers. Car cet accord parfait ne peut avoir lieu que dans la ſuppoſition que l’Etre fini ait une idée diſtincte de l’univers entier, & de tous les reſſorts qui produiſent les événements. Ce ſerait alors ſeulement qu’il verrait toujours ce qui doit arriver, & que ſentant combien tout arrive conformément aux lois de l’ordre & de la perfection, il prendrait les événements comme ils viendraient, & ſe ſoumettrait avec plaiſir au cours des choſes.

Nous voyons effectivement que plus un Etre intelligent avance dans la connaiſſance du monde, moins il eſt ſujet à ſe tromper dans l’attente de ce qui doit arriver, & moins il aſpire à des choſes impoſſibles. L’idée du monde entier eſt infiniment compoſée. On ne l’a d’abord que très confuſément : peu à peu elle ſe développe, & plus on fortifie ſa raiſon, plus les idées deviennent conformes au véritable état des choſes. Les peines dont nous parlons, doivent diminuer en même proportion. Ainſi les Etres intelligents croiſſent également en perfection & en bonheur. & ſi ce monde n’eſt pas infini, il eſt poſſible qu’un Etre fini puiſſe devenir parfait au point d’avoir une diée diſtincte du monde entier, & alors ſes peines doivent entuèrement ceſſer : perſpective raviſſante, & capable d’inſpirer à tout Etre penſant le déſir de l’immortalité.


Il me paraît donc aſſez clair par tout ce que je viens de dire, qu’il n’eſt pas poſſible qu’un Etre fini puiſſe être exempté des peines qui viennent de la contrariété de ſes inclinations & de ſes déſirs avec les événements du monde.

Cette formule peut encore s’appliquer aiſément à une autre ſource de peines, qui eſt la contrariété des ſentiments, des actions, & en général du caractère moral d’un Etre intelligent avec les lois éternelles de l’ordre moral, qui fait le caractère moral du monde. Un Etre intelligent, en entrant dans le monde, ne peut en connaître le caractère qu’après une lon gue expérience & beaucoup de réflexion ? L’Etre ſuprême ne peut pas même ſe diſpenſer de cet apprentiſſage, parce qu’il eſt impoſſible, comme je l’ai prouvé ci-devant, que l’Etre fini ſache tout à la fois. Pendant le temps que cet Etre ignore, ſoit en tout, ſoit en partie, les lois de l’ordre moral, de l’équité & de la bonté, il eſt impoſſible qu’il agiſſe & penſe toujours ſelon ces lois. Il ne juge que de la partie infiniment petite du monde qu’il connaît lemieux, & ſe connaiſſant ſoi-même le premier, ſes actions preſque uniquement relatives à lui-même, ſeront très ſouvent contraires aux lois générales. Pour entrer parfaitement dans ces idées, on n’a quà conſidérer le cas où l’homme eſt en contradiction avec lui-même ; cas très fréquent & très connu. Il lui faut beaucoup de temps avant qu’il connaiſſe même ſuperficiellement ſa propre nature ; & lorſqu’il la connaît, il lui faut un long exercice pou avoir cette idée toujours diſtincte de vant les yeux : ſans quoi pourtant il eſt ſujet à agir contre ſoi-même, comme l’expérience ne le prouve que trop.

Je conclus donc, que chaque Etre intelligent fini, eſt au commencement de ſon exiſtence néceſſairement ſujet à agir quelquefois contre les lois morales, & à contracter même des ſentiments & des affections contraires à ces lois, puſqu’il ne ſaurait être que faible par état, & très broné dans les motifs de ſes actions & dans les principes de ſes ſentiments. Cela étant, il eſt impoſſible de la garantir des peines qui viennent de cette imperfection. Cette exemption demanderait que l’Etre fini ne s’aperçût jamais de ſes défauts moraux. Mais comme la connaiſſance claire de ſon état & de ſon caractère eſt abſolument néceſſaire pour le bonheur, il ſerait par là même privé d’un plaiſir. Tel eſt le cas des bêtes, dont les actions ſont ſouvent contraires à l’ordre moral du monde, & qui commettent des déſordres très ſemblables à ceux qui procèdent des hommes, ſans qu’elles ſoient ſuſceptibles de reſſentir aucun déplaiſir moral, parce qu’elles ſont incapables de réfléchir ſur leurs actions, & que ſans cette réflexion il n’y a point de plaiſir moral. Par où l’on voit, (pour le remarquer en paſſant) qu’il ne faut pas ſe laiſſer tromper par les faux arguments de certains Philoſophes déclamateurs, qui élèvent la condition des bêtes au-deſſus de celle des hommes, par la raiſon qu’elles ont exemptes d’une infinité de peines qui tourmentent l’homme. Il eſt vrai, que les bêtes dans leur état préſent ont moins de peines que les hommes ; mais le bonheur d’une bête eſt-il comparable à celui d’un Etre doué de ſentiment, de raiſon & de réflexion ?

Il paraît donc réſulter clairement de cette ſuite de raiſonnements, qu’aucun Etre intelligent fini ne peut parvenir au ſuprême degré de bonheur dans il eſt capable, qu’en paſſant par toute ſorte de peines & de chagrins ; & qu’en l’exemptant de peines, on le priverait de tout ſon bonheur. Vérité capable de diſſiper les doutes inquiétants, qui ont été formés de tout temps contre la bonté ſouveraine de l’Etre infini, & de nous tranquilliſer entièrement ſur le bonheur à venir. En effet ſi aucune intelligence finie, quelque parfaite qu’elle ſoit, ne peut arriver au parfait bonheur, ſans paſſer par un état qui l’expoſe à toute ſorte de ſentiments déſagréables, on n’a pas raiſon de s’étonner, ni de s’embarraſſer, de voir qu’un Etre tel que l’homme très éloigné d’occuper les premier rang parmi les Créatures finies, ſoit ſujet à paſſer par un état de miſère pour arriver au ſuprême degré du bonheur.

Il eſt vrai que nos connaiſſances ſont trop bornées pour voir en détail la néceſſité indiſpenſable de tous les maux dont les uns affligent tous les hommes ſans exception, & les autres ſeulement quelques particu liers. Mais ſachant que les maux ſont en général indiſpenſables, nous devons nous repoſer entièrement ſur la bonté infinie de l’Etre ſuprême de ce qui en regarde la diſpenſation particulière. L’expérience ne nous montre de notre état que le commencement, une partie infiniment petite. Car qu’eſt-ce qu’un ſiècle comparé à l’éternité ? ſi par les cris d’un enfant nouveau né on voulait augurer que toute ſa vie ſera un ſujet continuel de plaintes & de gémiſſements, ce ſerait une cojectire très déraiſonnable. La vie préſente de l’homme n’eſt que le premier inſtant de ſon exiſtence, qui très certainement ne peut pas être abſolument parfait ; mais l’imperfection de ce premier inſtant ne donne aucun lieu de s’imaginer que ſa condition ſoit & ſera toujours malheureuſe. Au contraire, plus nous examinons la nature des Etres intelligents, plus nous faiſons attention à ce que l’expérience même nous apprend, plus nous voyons que toutes leurs facultés tendent d’un degré de perfection à un autre plus élevé, & plus nous avons de ſujet de croire qu’à l’avenir leur bonhur ſera parfait.

D’un côté nous voyons une bonté ſans bornes dans l’Intelligence qui a donné l’exiſtence aux Etres intelligents, d’un autre côté nous voyons la nature mê me de ces Etres qui les porte à ſe perfectionner de plus en plus. Le bonheur parfait ne pouvant avoir lieu, que lorſque la perfection de la nature eſt accomplie, tous nos ſoins doivent être dirigés à nous perfectionner. Auſſi longtemps que nous ſentons notre propre imperfection, nous devons être aſſurés que notre bonheur ne ſaurait être complet. A meſure que nous avancerons en perfection, nous verrons diminuer le nombre de nos maux, & augmenter celui de nos plaiſirs. L’aſſurance que la perfection & le bonheur peuvent s’accomplir par la ſuite des temps, doit nous engager à fournir avec gaieté la carcarriere qui nous eſt ouverte, & nous pénétrer d’amour & de reſpect pour l’Etre infiniment bon, qui du néant a appellé tous les Etres à la félicité la plus grande dont leur nature ſoit capable.



Fin de la cinquieme & derniere Partie.