Nouvelles (Ourliac)/Le Capitaine Ronquerolles

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Michel Lévy (p. 329-346).


LE CAPITAINE RONQUEROLLES


Le lecteur a pu déjà s’apercevoir que j’étais, dans mes promenades, extrêmement curieux, badaud et, comme on dit à Paris, flâneur. Un rien m’arrête ; deux enfants qui se battent, un homme ivre, des chiens savants, un amas de peuple : je ne saurais passer outre. Je vois commencer ainsi mille scènes dont il faut aussi que je voie la fin. Si deux passants causent trop près de moi, je ne puis m’empêcher de prêter l’oreille. Cela est malhonnête, dit Figaro, mais c’est le meilleur moyen pour entendre. Une phrase saisie au vol m’a suffi souvent à deviner bien des choses.

Je dirai donc seulement pour m’excuser de ce défaut, qu’il est fort amusant et parfois profitable. Qui pourrait rendre, par exemple, ma surprise et mon plaisir puéril, en reconnaissant hier dans la rue, sous des habits à peu près décents, un paillasse de carrefour bras dessus, bras dessous avec le maître escamoteur et divinateur qui l’assomme de coups de pied en présence du public ?

Quoi de plus consolant que de les rencontrer hors des tréteaux, pareillement habillés et se donnant le bras comme deux amis, sur un pied d’égalité parfaite.

Mais il faut avoir assisté à leurs coups de poing, ou plutôt il faut être un badaud comme moi, pour comprendre cette satisfaction niaise.

C’est donc à ce même défaut que je dois la connaissance du personnage dont je vais parler. J’avais remarqué dans une galerie pleine de boutiques et très-fréquentée, un homme qui avait bien droit à mon attention. Il était grand, maigre, sec, le visage long et pâle, avec une grosse moustache, des yeux enfoncés dans le sourcil, en somme une belle physionomie, mais singulière et gâtée par je ne sais quel air de distraction et d’égarement. Sa mise négligée touchait au ridicule : Il portait une espèce de redingote décorée du ruban de la Légion d’honneur, son col militaire était mal attaché ; les bords de son chapeau grimaçaient autour du front. Il marchait fort vite, d’un air affairé, et, dans trois rencontres différentes, je le vis livré aux mêmes occupations. Il s’arrêtait devant un magasin bien achalandé de jouets d’enfants et parcourait des yeux l’étalage avec toute l’attention d’un choix qui tarde à se fixer. Ce fut là d’abord ce qui m’intéressa.

C’est un bon père, me disais-je, qui ne veut pas rentrer chez lui les mains vides. Nous redevenons enfants avec nos enfants. Quelle étrange et admirable chose que ce sentiment de la paternité !… Le fils de cet homme à moustaches serait-il plus grave que son père devant ces poupées de carton ?

J’étais ému, et je souriais malgré moi, en examinant cette attitude pensive et le regard pénétrant que ce militaire, devenu général en chef, n’aurait pas mieux attaché sur la carte d’un pays ennemi.

Mais cet homme m’étonna bientôt par sa pantomime. Il prenait un jouet, en tournait la manivelle qui faisait mouvoir les personnages au son d’un tintement monotone, et le plus souvent replaçait l’objet avec une mine mal satisfaite. Un polichinelle, que la marchande lui avait mis entre les mains, parut l’attacher davantage ; il tira une certaine ficelle, et le polichinelle ouvrit les bras d’un air si plaisant que l’homme éclata de rire. Son attention fut bientôt détournée par une mécanique plus ingénieuse ; on voyait, sur un petit théâtre de carton d’un pied carré, les trois personnages fameux du théâtre de la foire, Arlequin, Pierrot et Cassandre, au milieu d’un décor fort joliment peint, représentant une place publique. Un ressort caché animait la scène : Arlequin, pirouettant légèrement sur la pointe du pied, frappait de sa batte une fenêtre où paraissait aussitôt la figure de Colombine ; puis se retournant du même air, il laissait retomber son sabre bergamasque sur ce pauvre Cassandre qui pliait le dos en cadence, secouant les volutes de sa perruque. Pierrot, voyant battre son maître et Colombine prête à fuir, ne sachant auquel courir, tournait la tête vers l’un et vers l’autre, en écarquillant les yeux et levant les bras.

À cette vue, notre homme à moustaches, transporté d’admiration, répéta le geste de Pierrot ; il entra dans la boutique, fit jouer sous ses yeux la machine en riant aux éclats, la paya et l’emporta sous le bras, reprenant tout à coup sa gravité sévère.

Je rencontrai cet homme plus souvent que je l’ai dit, soit dans la boutique soit sur le chemin, les bras chargés d’emplettes, et se signalant toujours par les mêmes bizarreries.

Un hasard singulier me mit en voie de le mieux connaître. Nous nous trouvâmes un jour à suivre le même chemin, et je fus bien forcé de m’en apercevoir, après avoir vu plusieurs fois mon homme se retourner justement aux rues que je devais prendre. Pour des raisons qu’il est inutile de rapporter, et dont la meilleure était la bonne envie de passer le printemps en bon air, je demeurais alors au fond des Champs-Élysées, dans une maison de santé qui devait quelque renommée aux soins de madame Lescot, notre propriétaire, aussi bien qu’à deux beaux jardins bien situés le long de l’avenue de Neuilly ; je laisse à juger de mon étonnement, quand, après avoir suivi notre homme tout le long de cette avenue, je le vis entrer précisément dans le sentier bordé d’acacias qui mène chez madame Lescot.

Heureusement, la bonne dame fut la première personne que je rencontrai dans le salon commun du rez-de-chaussée, et je ne portai pas plus loin ma curiosité.

— Quoi donc, vous ne le connaissiez pas ? me dit ma digne hôtesse, c’est un de mes plus vieux pensionnaires ; mais cela s’explique, il ne mange jamais à table, on le sert dans sa chambre.

Paris est peut-être la seule ville du monde où deux personnes puissent vivre sous le même toit, séparées à peine par une cloison, sans se voir jamais. Rien n’est plus favorable à la mise en scène des romans, et plus propre à nouer les fils d’un conte, surtout si l’on y ajoute une hôtesse experte comme madame Lescot, qu’il n’était pas besoin de presser de questions sur le compte de ses locataires.

— C’est le capitaine Ronquerolles, dit-elle, un homme bien à plaindre et bien respectable, quoique…

Elle se frappa le front du bout du doigt, entre les boucles symétriques et inamovibles d’un tour de cheveux blonds.

— Comment, est-ce qu’il est fou ?

Madame Lescot changea le mouvement de l’index, et lui fit décrire rapidement une infinité de cercles concentriques, ce qui lui semblait apparemment l’expression la plus juste d’un cerveau dérangé.

— Qui s’entend, ajouta-t-elle en guise de commentaire… il est fou… sans être fou… ce n’est pas un homme à faire des méchancetés… et du reste on lui rend bien ses bons procédés ; je n’ai jamais voulu qu’on l’attachât… mais il lui manque quelque chose dans la tête… le docteur appelle cela un monomane… mais, comme je vous dis, tranquille comme un agneau… jamais de bruit… on le mène comme on veut… excepté pour ses enfantillages. Vous lui avez vu ces petites bamboches qu’il achète, il en a plein sa chambre ; il ne faudrait pas qu’on y touchât. Entre nous, ça ne fait de mal à personne.

Pour en finir avec l’éloquence épisodique de madame Lescot, je vais résumer ses éclaircissements aussi brièvement que possible ; mais le lecteur y perdra sans doute quelques détails qui me rendirent très-touchante la biographie de cet homme.

M. Aimé Ronquerolles était un capitaine de dragons retiré du service. Son âge m’étonna, et je l’aurais cru plus vieux qu’il n’était ; il n’avait pas plus de trente-trois ans. Sa vie n’avait été qu’un enchaînement de peines et de situations extrêmes, les plus mal faites pour un caractère doux, égal, et le meilleur qui fût jamais. M. Ronquerolles était un de ces hommes dont l’humeur paisible jure avec la rudesse des mœurs militaires ; qui ne tiennent du métier que sa grande régularité ; excellents soldats, moins l’ivrognerie et les coups de sabre ; aussi calmes sur un champ de manœuvres et dans les agitations d’une garnison qu’au coin du feu de leur famille, pour lequel ils semblent mieux faits ; bien vus de tous, quoique vivant à part, et, chose rare, aimés et redoutés à la fois ; un de ces aimables et heureux caractères qui m’ont toujours paru le plus précieux don qu’on pût tenir des bontés de la Providence.

Ronquerolles était entré de bonne heure au service par un coup de tête, comme on dit, mais qui fut peut-être pour lui un trait de prudence et de sagesse, se trouvant à dix-sept ans orphelin, sans état et sans ressources. Sa haute taille, son allure martiale, sa belle mine militaire ne pouvaient manquer de le servir ; mais je crois bien que cette enveloppe guerrière ne cachait qu’une vocation de savant. Ce n’était pas que le jeune homme ne se fâchât dans l’occasion ; il le fit voir, peu après son entrée au corps, à un vieux soldat insolent, qu’il envoya d’un coup de sabre pour deux mois à l’hôpital. D’ailleurs, Ronquerolles n’avait point gagné ses épaulettes en étudiant le carré de l’hypoténuse ; pendant cinq ans, en Afrique, il avait presque toujours commandé en chef de petits détachements de cavalerie dans les occasions les plus périlleuses. Mais nous dirons chaque chose en son lieu. Ronquerolles entra d’abord dans les chasseurs à cheval de la garde, où son capitaine, M. le comte de Louvois, instruit des motifs qui le jetaient dans le service et prévenu par sa figure, lui témoigna le plus vif intérêt. Excellent soldat, et souvent occupé aux écritures de la compagnie, Ronquerolles atteignit vite les premiers grades ; mais il s’aperçut bientôt qu’il manquait d’instruction et qu’un goût très-décidé le poussait à en acquérir.

Il se mit à étudier tout seul avec des progrès rapides, et devint un des plus brillants sujets du régiment ; surtout il se rendit excellent mathématicien. Il était maréchal-des-logis-chef et sur le point de passer officier dans la garde, par faveur spéciale, quand éclata la révolution de Juillet. Après trois mois de licenciement, suivant les conseils de M. de Louvois, qui avait quitté le service pour vivre dans ses terres, Ronquerolles accepta le grade de lieutenant que lui offrit le nouveau ministre. On l’envoya en Afrique, où il demeura cinq ans capitaine des chasseurs à cheval formés pour cette guerre.

Dans ses courts loisirs, et tous les jours à peu près allant au feu, je ne saurais trop dire comment le capitaine Ronquerolles se maria. Voici ce qu’on m’en a dit : il logeait chez un des gros négociants d’Alger, qui avait plusieurs filles. Or, ces premiers colons qui vont s’établir dans une conquête outre-mer ne sont guère les meilleurs échantillons de leur pays, et leur fortune, rapidement acquise, ne répare point une réputation endommagée. On ne veut pas dire de mal de M. Broussel, l’hôte du capitaine, on ne sait rien de positif sur ses antécédents ; mais les suites de l’alliance de Ronquerolles laissent douter que sa maison fût irréprochable. L’habitude, l’insouciance du capitaine qu’on traitait fort bien, l’inclination qu’il avait conçue pour mademoiselle Cécilia Broussel, l’aveuglèrent sur les considérations les plus graves.

Peu de temps après la noce, mademoiselle Cécilia, qui voulait voir fa France, fit obtenir à son mari une mutation qui lui donnait le même grade de capitaine dans un régiment de dragons en garnison à Paris. Ce changement flattait les goûts de Ronquerolles, qui se promit plus de temps pour l’étude dans une garnison paisible. Mais un événement vint le distraire de ses premiers chagrins, car il n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’il n’avait point épousé la femme qu’il lui fallait. Une chère petite fille étant née de son mariage, il reporta sur elle tous les doux sentiments de son âme aimante ; il la fit élever sous ses yeux, et cette enfant fut sa seule récréation au milieu de ses travaux. Il s’était donné plus que jamais à l’étude, au point d’en prendre une teinte ridicule aux yeux de sa femme et de ses amis ; mais il était toujours fort aimé dans son régiment. Un jour, un autre capitaine, son intime ami, vint lui dire, sans autre préparation :

— Mon cher, je compte que tu vas tuer le lieutenant Soupied. On tient des propos qu’il a fait naître lui-même, et ta famille y est mêlée. Je ne veux pas te laisser ignorer cela. Tu te dois à toi-même de tuer Soupied.

— Tuer Soupied ! dit Ronquerolles stupéfait, en levant la tête ; car il était assis devant sa table, son livre et ses cahiers sous les yeux.

— S’il t’en coûte la moindre chose, reprit le capitaine Haubert, je m’en charge ; tu n’as qu’à me donner carte blanche.

— Pour des propos, reprit Ronquerolles.

— Qui te ridiculisent et te déshonorent.

— Allons donc ! laisse-les dire, dit Ronquerolles en riant. Tu sais ce que c’est qu’un officier marié ; on n’en finirait jamais. Je ne veux pas qu’on me rompe la tête de ces caquetages ; assieds-toi et fume ta pipe.

— Ça te regarde, dit Haubert d’un ton piqué. Je sais qu’on te connaît dans le régiment et qu’il sera difficile de te faire passer pour un lâche ; mais tu as tort de te fier là-dessus, non plus que sur ta femme, et enfin… c’est désagréable pour tes amis.

Sur ces entrefaites, une servante entra avec la petite Séraphine.

— Tiens, vois-tu, dit Ronquerolles en prenant l’enfant dans ses bras, voilà mon remède et ma consolation ; quant au reste… à tous les diables.

Il fit sauter l’enfant sur ses genoux avec mille folles caresses. Le capitaine Haubert fumait sans se dérider et sans dire un mot ; mais la petite Séraphine était si gaie et si jolie, elle s’en vint lui tirer si gentiment la moustache, qu’il se mit à rire et la prit à son tour dans ses bras.

— Comment veux-tu tenir à ça ? dit Ronquerolles triomphant.

— Elle est gentille, c’est vrai, dit Haubert ; mais c’est égal, vois-tu, ta femme n’est pas digne de toi, ni de cette enfant-là.

Pour en finir avec madame Ronquerolles, qui n’a rien à voir dans tout ceci, elle disparut trois jours après, et l’on accusa généralement le lieutenant Soupied d’avoir pris part à cet enlèvement. Mais le capitaine Haubert, l’ami de Ronquerolles, entra chez ce dernier le même jour.

— Il n’y a pas de mal. Je sais l’adresse du lieutenant. M’en croiras-tu cette fois ?

— Tu as raison, dit Ronquerolles, il faut que je le tue.

Haubert accompagna son ami en cette entrevue, le lieutenant ne se fit pas prier pour tout avouer et poussa même la franchise jusqu’à dire à Ronquerolles qu’il cherchait depuis longtemps une occasion de se défaire de lui, et qu’il était charmé de l’avoir si bien provoquée.

On passe immédiatement la barrière de l’École-Militaire avec des armes et des témoins, tous officiers du régiment.

C’était une de ces étranges affaires sans animosité et qui ne peuvent pourtant s’arranger, on va se battre de sang-froid comme on irait signer un contrat ou fusiller un homme. Le lieutenant seul laissait percer une furie concentrée. Il se jeta d’abord comme un forcené sur Ronquerolles, qui n’eut qu’à pousser son épée pour la lui loger dans l’épaule. Mais cette blessure sans gravité redoubla la rage du lieutenant, qui s’écria qu’il n’en sentait rien, ce qui était vrai sans doute dans l’état d’exaspération où il était. Ronquerolles en fut si surpris qu’il se fit scrupule de pousser un homme égaré, et se laissa donner un coup d’épée dans les côtes ; voilà Ronquerolles qui s’échauffe à son tour, il blesse son adversaire, il reçoit en même temps un coup qui lui perce le bras et peu après un second qui l’atteint au bas-ventre et le fait tomber sur les genoux. Les témoins se jetèrent entre ces messieurs ; mais le lieutenant s’écrie qu’il est blessé aussi, que la chance étant égale, il faut en finir au pistolet.

Ronquerolles souleva son poignet et en fit jouer les articulations pour essayer ses forces ; mais Haubert, lui voyant à peine la force de se soutenir à terre, voulait arrêter le combat et le remettre au moins à plus tard ; néanmoins le lieutenant fit rage pour en finir, puisqu’on était en si bon train.

— Vous êtes debout et cet homme est par terre, vous n’avez plus qu’à l’assassiner, dit Haubert.

On attendait pendant ce débat que Ronquerolles pût recueillir assez de force pour dire son avis ; il fit signe que oui de la tête.

— Laissez-le se contenter, dit-il à Haubert ; je le veux bien moi.

Il fallut le temps d’aller chercher des pistolets. On n’alla pas loin ; mais ce retard fut abominable, car ces deux hommes perdaient tout leur sang ; on s’efforça de bander leurs plaies avec des cravates et des mouchoirs.

Ronquerolles surtout semblait sur le point d’expirer. Les pistolets venus, le lieutenant déclara qu’il laisserait tirer Ronquerolles le premier pour lui rendre quelque avantage. On fut obligé de présenter à celui-ci son pistolet armé ; il le saisit d’une main défaillante qui retomba en tirant le coup ; mais Soupied tomba de son côté en tournant sur lui-même. La balle l’avait frappé à la tempe et lui avait fait sauter une partie du crâne.

Ronquerolles s’évanouit et demeura longtemps sans connaissance, ce qui ne fut que le prélude d’une longue et cruelle maladie qui laissait penser à chaque instants qu’il en mourrait. Madame Ronquerolles eut l’insigne effronterie de jouer le désespoir après cet événement ; et pour venger sans doute la mort du lieutenant Soupied sur un meurtrier qui désormais lui faisait horreur, elle profita de l’état pitoyable de son mari pour lui enlever son enfant et quitter de nouveau la maison où on l’avait forcée de rentrer. Or elle n’ignorait pas que ce trait pouvait fort bien achever Ronquerolles.

On le cacha au capitaine durant les dix premiers jours, puis enfin il se releva de sa terrible maladie pour retomber dans le désespoir d’un père à qui l’on a pris son enfant, et à peine entrait-il en convalescence qu’il fallut commencer un procès contre sa femme, ou du moins demander en justice qu’on lui permît de voir sa fille ; ne fût-ce qu’une fois ou deux par semaine. Il obtint aisément ce qu’il demandait, mais sa femme ne voulut jamais revenir. Ronquerolles n’en fut pas fâché. Après cette longue maladie, il fut obligé de quitter le service, que ses graves blessures lui rendaient impossible au moins pour longtemps.

De plus grands maux l’en devaient bientôt retirer pour toujours. C’est alors qu’il vint demeurer dans la maison que j’habitais et où il a toujours gardé le même appartement. C’était là qu’on lui devait amener son enfant deux fois par semaine aux termes de la décision judiciaire.

Mais madame Ronquerolles, qui s’était déjà fort dérangée, n’était guère exacte à remplir ses engagements. Souvent toute la journée du dimanche et du jeudi se passait sans qu’on vît paraître la petite Séraphine. Le capitaine alors passait la journée entière appuyé sur la grille du jardin qui s’étend sur le boulevard, et ce qui rendait cette attente plus triste, c’étaient toutes sortes de préparatifs que le capitaine faisait en ces occasions. La veille du jour où il devait voir sa fille, Ronquerolles s’habillait, ce qui était pour lui une chose extraordinaire, et s’en allait visiter les boutiques où je l’avais si souvent rencontré ; il choisissait les jouets les mieux faits, les plus à son goût ; une bergerie, un train de ménage, une belle poupée qu’il emportait soigneusement sous sa redingote ; à son tour il mettait le tout gravement sur une table ; il étalait à côté des bonbons, des boîtes de confitures, et il attendait sa fille dans cette attitude, promenant des regards satisfaits sur cet étalage, le sourire sur les lèvres, rangeant à chaque instant quelques objets dans un meilleur ordre comme une ménagère reprend un pli de la nappe en attendant un convive de conséquence.

Quand l’heure venait à passer, le sourire disparaissait du visage de Ronquerolles ; il descendait dans le jardin et s’appuyait à la grille dont j’ai parlé, les yeux fixés au loin sur le boulevard, et quand sa fille ne venait pas, c’était une vraie pitié de le voir attendre là jusqu’au soir. Il remontait lentement à l’heure du dîner, et s’il rencontrait madame Lescot, notre hôtesse, il lui disait comme pour se faire illusion à lui-même :

— Elle viendra demain.

Il résultait de ce manège que la chambre du capitaine était encombrée de jouets de toutes espèces, car l’enfant ne les pouvait tous emporter, et quand la petite n’avait point paru, le capitaine resserrait doucement ces petits objets, rangeant, l’un après, l’autre, les moutons d’une bergerie dans une boîte, ramassant les pièces d’une batterie de cuisine, avec plus de soin qu’il n’eût fait pour ses livres et ses cahiers. Or rien n’était plus bizarre et plus attendrissant que de voir cet homme à grosses moustaches, avec son front sévère et sillonné de rides précoces, s’occuper tristement à ses jeux d’enfants. Quand par bonheur on annonçait Séraphine, c’étaient des parties sans fin ; le capitaine se roulait à terre comme s’il eût été du même âge, et l’on entendait les éclats de rire jusqu’aux derniers étages de la maison. Cette vie, encore supportable pour Ronquerolles, dura dix huit mois ; il avait repris ses travaux, qui lui donnaient quelques distractions. Mais il disait souvent que sa fille le faisait vivre. — Sans quoi, ajoutait-il, à quoi suis-je bon, et qu’aurais-je à faire ici-bas.

Mais, hélas ! un dimanche l’enfant ne vint point ; cela n’était pas rare, et l’on n’y fit pas attention. On attendit le jeudi, personne ; le vendredi, un crocheteur sans lettre, sans un mot d’écrit, vint dire confusément que l’enfant était gravement malade d’une chute qu’elle avait faite. Heureusement madame Lescot arrêta cet homme et transmit elle-même, en l’adoucissant, cette nouvelle au capitaine, quoiqu’elle pensât bien, d’après les éclaircissements du messager, que l’enfant était en péril. Le soir même la petite Séraphine mourut.

Vous croirez certainement, comme moi, qu’une malédiction terrible poursuit les enfants des mères qui manquent à leurs devoirs. C’est une loi du monde moral que je n’ai jamais trouvée en défaut. Il suffit d’un peu d’attention pour la voir éclater dans toute sa sévérité. Madame Ronquerolles, volontairement séparée de son mari, après l’avoir indignement trompé, vivant depuis dans les derniers désordres, devait être frappée dans sa fille. Sa négligence pour cette enfant amena tout naturellement ce malheur : toute à ses plaisirs et courant le monde sans cesse, elle l’abandonna aux soins d’une bonne qui la laissa périr.

Madame Lescot, après m’avoir raconté cette histoire, qui me serra le cœur, ajouta :

— Et voilà dans quel état est le capitaine depuis que sa fille est morte. Il reste chez moi sans grande surveillance, parce que le cher homme est bien inoffensif. On l’a mis seulement dans une chambre vitrée au fond, afin qu’on puisse voir à toute heure ce qu’il fait. Si vous voulez, nous l’irons voir ensemble : il ne s’en choquera pas, et même il ne fait point d’attention à ces visites.

Je ne refusai point cette proposition. Le lendemain, vers deux heures, madame Lescot entra dans ma chambre et me demanda si je voulais la suivre. Nous montâmes par un escalier séparé dans les appartements qui donnaient sur le jardin.

On entrait librement dans une espèce d’antichambre contiguë à la chambre du capitaine, et l’on pouvait voir de là, par une porte vitrée, tout ce qui se passait chez lui.

— N’ayez pas peur, me dit madame Lescot ; placez-vous là tranquillement, il ne prendra point garde à nous.

En effet, le capitaine ne leva pas les yeux, paraissant profondément absorbé. Il était vêtu d’une robe de chambre qui allait bien à sa grande taille et mettait en relief le caractère grave de sa physionomie ; sa longue figure maigre et pâle, sa moustache brune, son large front penché sur la table me représentait un portrait de vieux maître. On eût dit le Faust allemand livré, dans son laboratoire, à ses plus hautes spéculations. Mais le capitaine, dans cette méditation profonde, n’était occupé pour l’instant qu’à disposer, selon les règles d’une composition savante, les pièces démontées d’un paysage en relief ; de petits morceaux de bois carrés, peints de rouge et de blanc, figuraient des maisons à toits de tuiles, qu’il venait de grouper en manière de hameau. On s’y rendait par des avenues de petits arbres à feuillage frisé, d’un vert tendre, de forme conique et parfaitement régulière.

Sous ces ombrages, le capitaine avait éparpillé, dans un charmant désordre, un troupeau de petits moutons blancs qui broutaient l’herbe menue ; deux chiens surveillaient les traînards, et le berger, la houlette au poing, promenait sur l’ensemble le regard du maître. Les maisons auraient paru dans une perspective sans bornes ; on eût vu suspendues aux feuillages les gouttes de la rosée matinale ; les moutons eussent bondi dans une prairie à perte de vue, et tout le paysage aurait pris ses proportions naturelles, que l’œil charmé du capitaine ne s’y serait pas promené avec plus de complaisance ; il s’en écartait de temps en temps et semblait chercher, la tête penchée, si tel arbre n’aurait pas mieux fait sur tel point du tableau, où il le replantait aussitôt.

Les transports d’une démence furieuse ne m’auraient pas plus profondément ému que cette folie tranquille et cet égarement puéril du malheureux capitaine au milieu de ses jouets ; car la table, le bureau et la cheminée étaient encombrés de pantins, de magots, d’instruments de musique en miniature. Mais que j’ajoute un trait qui me tira des larmes et dont le lecteur serait touché comme moi si je le pouvais rendre dans sa parfaite vérité. Il y avait auprès de la cheminée un petit fauteuil d’enfant, devant une table où le couvert était mis dans le même goût ; les flambeaux et les bougies n’étaient pas plus grands qu’un cure-dent ; les assiettes, les flacons, les cuillères étaient assortis, et sur cette table étaient apprêtés, avec une sollicitude maternelle, des massepains, des gimblettes et force sucreries : c’était une surprise que le pauvre officier avait coutume de faire à sa fille.

— Voulez-vous que nous lui parlions, dit madame Lescot. Je voulais la retenir, mais elle avait déjà poussé la porte en me tirant après elle.

— Cela lui fait du bien, dit-elle.

Au bruit que fit la porte en s’ouvrant, le capitaine tressaillit, et, se levant précipitamment, il courut à l’autre porte qui donnait sur le palier ; ne voyant personne dans le corridor, il revint tristement en disant :

— La petite fille n’est donc pas venue aujourd’hui… elle viendra sans doute demain.

Il se remit à la même place sans prendre garde à nous. Étant demeuré quelques instants immobile, avec un air de tristesse et de douce résignation, il se releva et se mit à ranger soigneusement tous ses étalages ; il enleva le couvert de la petite table et la nappe, qu’il replia proprement. Il serra le berger, ses moutons, ses chiens, sa maison et ses arbres dans une boîte de bois blanc, et, quand tout fut serré, il leva les yeux sur nous comme s’il ne faisait que de nous apercevoir, et nous dit d’un air de doux et triste reproche :

— Eh bien, en ce cas, que venez-vous faire ici ?

Je ne pus tenir à ce mot, et, comme si Ronquerolles eût été dans son bon sens, la confusion se joignant à l’émotion d’un tel spectacle, je redescendis aussitôt.

Et voilà, telle quelle, l’histoire de l’homme que j’avais pour voisin, et qui est bien, à mon sens, le fou le plus triste qu’on puisse voir.