Nouvelles (Ourliac)/Schérer l’invalide

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Michel Lévy (p. 3-93).


SCHÉRER L’INVALIDE


J’ai vu souvent le héros de ce conte sur le boulevard qui s’étend entre la rue de Grenelle et la rue de Sèvres. Dans les beaux jours, de midi à deux heures, on le trouvait assis sur un banc, entre deux arbres, sous un rayon de soleil. C’était un héros véritable, celui-là, du moins j’aime à le croire. Je me hâte de prévenir l’erreur des femmes, qui vont s’imaginer un jeune homme pâle et pincé dans un frac noir : Mon homme portait un chapeau militaire dont une corne lui descendait sur l’échine, une capote de gros drap bleu à boutons armoriés ; et si son pied droit était proprement couvert d’une guêtre de cuir, l’autre était simplement représenté par le socle arrondi d’une jambe de bois. À côté de cette jambe reposait fraternellement un bâton d’épine qui lui servait d’auxiliaire.

Il fumait d’ordinaire dans une vieille pipe noire, laquelle ne tenait plus dans sa bouche édentée qu’à l’aide d’un effort des mâchoires qui relevait le menton, tirait le nez, contractait les lèvres et causait des révolutions notables dans toute la physionomie. Sur ce visage, quand il n’était pas voilé par la fumée du tabac, on distinguait le teint vineux d’un ivrogne, deux yeux gris où pétillait l’alcool et quelques mèches de cheveux blancs qui traînaient. Cet homme était un invalide nommé Schérer, né, je crois, en Alsace.

Qui eût dit, à voir cet humble vieillard accroupi sur son banc et traçant avec son bâton des hémicycles sur le sable, qu’il était alors le but unique d’une intrigue romanesque où se mêlaient des personnages de distinction, et même, s’il faut le dire, une femme jeune et belle ? Qui eût dit surtout que ce malheureux, enlacé par hasard dans les nœuds d’une savante machination, y deviendrait un obstacle toujours grandissant et la cause même de la ruine de tant d’espérances et de projets hardiment conçus ! Ce sont de ces prétendus jeux du sort où les sages se plaisent à reconnaître l’éternelle justice de la Providence.

Je fus mis sur la trace de ces faits curieux, en me promenant sur le boulevard des Invalides, à dix heures du soir, au milieu de l’hiver. Je réfléchissais sur une bizarrerie qui m’est commune avec bien des gens. Depuis un mois on ne parlait dans Paris que d’attaques nocturnes et de vols à main armée sur la voie publique. Si l’on m’eût proposé l’an dernier, pensais-je, quand je demeurais dans la rue Saint-Honoré, de m’aller promener à pareille heure, au milieu de ces avenues désertes, j’aurai pris le donneur d’avis pour un ennemi mortel ; mais ce boulevard est maintenant à ma porte, et je m’y promène sans crainte à toute heure.

L’accoutumance, dit le poëte, nous rend tout familier.

J’en étais là de mes réflexions, quand je vis paraître dans les ténèbres de l’avenue deux grandes figures noires, dont l’une semblait s’élever et s’abaisser en marchant ; l’autre avait dans son allure un mouvement d’oscillation plus régulier, mais non moins extraordinaire. Toutes deux ne suivaient rien moins que la ligne droite ; la première déviait au point de se heurter contre les arbres, la seconde exécutait sur les flancs de la première une sorte de voltige en chassez-croisez, qui tantôt l’en rapprochait et tantôt l’en éloignait par saccades. On eût dit, qu’on me passe la comparaison, un vaisseau de ligne et quelque petit bâtiment naviguant de conserve par un gros temps.

Devant des formes si suspectes, je m’arrêtai prudemment. Il se trouva que c’étaient deux hommes dont l’un injuriait l’autre ; le premier se balançait avec effort sur deux jambes de bois, l’autre sautillait sur une seule ; et quant au mouvement de déviation, il était causé par un nombre égal de verres d’eau-de-vie vidés au cabaret voisin.

— Schérer, disait le premier, ces enfants ne sont pas à vous ! c’est moi qui vous le dis ; vous n’êtes qu’un coquin.

Le second s’arrêtait et levait sa canne.

— Vous aurez beau faire, ces enfants ne sont pas à vous, disait l’autre, et vous n’êtes qu’un plat drôle. C’est moi qui vous le dis !

Schérer baissait sa canne et reprenait sa marche. Ma présence envenima la scène.

— Oui, Schérer, s’écria l’agresseur, vous êtes la plus vile canaille de tout l’hôtel ; car ces enfants ne sont pas à vous, c’est prouvé, et vous, n’êtes qu’un misérable, je vous le répète !

Schérer s’arrêtait, levait et baissait sa canne, tout bouillant de colère et de honte. Cette scène se continua tout le long de l’avenue, jusqu’à ce que le bruit n’en vînt plus à mes oreilles.

Qu’était-il donc arrivé à Schérer ? Je ne me souviens pas d’avoir vu, en tête d’aucun récit, une exposition plus vive et plus attachante que ce peu de paroles d’un ami sévère, répétées avec tant d’acharnement.

Je ne m’appesantirai pas sur l’heureux hasard qui m’a fourni des éclaircissements, ni sur la rencontre que je fis, quelque temps après, dans une maison, d’un chef de bureau du ministère de la guerre, avec lequel j’entrai vite en intelligence sur le sujet de cette histoire.

Un jour donc, dans un des bureaux de ce ministère, dont je ne saurais indiquer ni le nom ni la division, à l’heure où l’employé épie la marche des aiguilles de son cartel, c’est-à-dire, entre trois et quatre, quelques moments avant la sortie, trois coups frappés à la porte du lieu annoncèrent une visite intempestive, quelque surcroît de besogne ou quelque solliciteur. Il y avait là trois messieurs qui, par avance, rangeaient leurs plumes ou brossaient leur chapeau.

— Répondez que les bureaux sont fermés, dit le premier. On ne fait plus de recherches à cette heure-ci.

On frappe de nouveau.

— Entrez, dit le troisième d’un ton d’humeur.

On vit paraître un invalide de belle taille, rasé de frais, ivre-mort sans qu’il y parût, et dont chaque pas était marqué sur le plancher par un coup sourd comme ceux qu’on frappe au théâtre pour annoncer le lever du rideau. L’invalide ôta son chapeau fraîchement retapé, et promena son regard trouble sur la compagnie pour démêler l’individu auquel il lui convenait de s’adresser.

— Ah ! ah ! c’est vous, père Schérer, dit le premier commis.

— Comme vous dites, bégaya l’invalide en se retournant péniblement ; me voilà. Schérer est bien mon nom. Votre serviteur.

— Il y a longtemps qu’on ne vous a vu par ici. Que demandez-vous ?

— Vous êtes bien honnête. Sans vous commander, vu que la circonstance l’exige, je prendrai la liberté de vous communiquer comme quoi j’ai le plus grand besoin de papiers.

— Des papiers ?

— Oui, il me faut mes papiers ; comme vous n’êtes pas sans savoir que toute personne dans sa vie, par occasion ou n’importe, peut se trouver dans le cas d’avoir besoin de papiers.

— Quels papiers ?

— Vous pensez bien que je n’aurai pas la malhonnêteté d’en remontrer à un homme instruit comme vous, qui sait ça mieux que moi, étant payé pour ça. Vous n’êtes pas sans savoir les choses qui sont exigées par le gouvernement, vu que vous êtes un homme en place. Je suis incapable de vous faire affront.

— Qui est-ce qui vous demande ces papiers ?

— Des papiers marquant comme quoi j’ai un lieu de naissance dans le département de la Meurthe, à l’agrément de mes chefs, avec certificat de bonne vie et mœurs, consécutivement mes états de service, et généralement tout ce qui sert aux personnes pour se marier.

— Vous voulez vous marier, père Schérer ?

— Sauf votre respect, je vais me marier.

Un coup d’œil mit les employés d’intelligence.

— Je vous fais mon compliment ; et votre prétendue est à votre goût ?

— Il le faut bien.

— De bonne famille ?

— Il me paraît que ce sont des gens comme il faut.

— Elle est jolie ?

— Ça se peut bien.

— À votre avis ? Elle est jeune ?

— C’est encore une chose dont je ne me suis pas trouvé informé, vu que je ne la connaissais pas, et que les parents ont eu comme un air de vouloir me cacher tout ce qui pourrait la concerner de près ou de loin. Pour lors, ce n’est pas moi qui les gêne. Je ne suis pas curieux.

— Vous n’avez jamais vu votre prétendue ?

— Il me paraît que c’est inutile.

— Et vous ne la verrez jamais ?

— Qui s’entend, il y a des personnes qui ont pris intérêt à moi et qui ont sollicité la famille. Pour lors, après bien des allées et des venues, il me paraît qu’on a obtenu que je la verrais, ma prétendue, à la mairie, au moment de signer sur les registres ; mais cette fois-là seulement, et que je n’avais qu’à me mettre bien proprement, et c’est la cause que j’ai besoin de mes papiers.

— Vous n’êtes pas si pressé, dit l’employé ; mais comment diable se fait-il ? On n’épouse pas une femme sans la connaître.

— C’est ce qui vous trompe. Je vous réitère que c’est une personne d’âge qui m’a procuré cet emploi, pour me rendre service, et aux autres de même.

— Vous connaissez cette personne ?

— Elle ne peut pas se flatter que je l’aie jamais vue. Sinon qu’un soir, en rentrant à l’Hôtel, j’entends quelqu’un qui m’appelle par mon nom. Je me retourne. Je vois une femme d’âge qui avait des plumes, du reste pas mal mise ; elle me dit ma division, mes anciens régiments et tout en général ; elle me parle de cette affaire. J’y ai vu mon avantage, et voilà.

— Quelle affaire ? dit le commis.

— Je me fais donc mal comprendre. C’est donc une jeune fille qui se trouve dans une position délicate : pour lors, on a senti que j’étais un homme susceptible de la tirer d’embarras, ce qui prouve encore qu’on jouit, quoique infirme, d’une bonne réputation, malgré les propos qu’ont lâchés les intrigants de l’Hôtel sur ce que je manquais de conduite. C’est un service qu’on vous demande, m’a dit madame… madame… je ne me rappelle plus son nom. C’est une femme âgée ; et comme elle dit, vu qu’une honnêteté en vaut une autre, et que, dans le mariage, on se doit secours et protection réciproquement, vous recevrez-vingt francs par mois, votre vie durant, pour vous acheter du tabac ou autres petites douceurs, n’importe pas ; en reconnaissance de quoi il m’est expressément défendu de me mêler de la maison, vu que je ne sais pas même où elle est située. On connaît sa consigne. Quand on mange le pain des gens, il faut encore les laisser tranquilles. Pour lors, si vous voulez m’expédier ma feuille de route, sans vous commander, vous me ferez plaisir.

— Mais quel est l’état de votre future, de ses parents ? Pourquoi sont-ils si pressés ? pourquoi vous a-t-on choisi plutôt qu’un autre ?

— Voilà ce que je vous demanderai. Nous sommes à deux de jeu pour en savoir autant l’un que l’autre ; au surplus, c’est une chose qui se fait à l’Hôtel. Il y en a plusieurs parmi les anciens qui se sont mariés comme ça, pour raison, pour faire une fin ; ils ne connaissent pas plus leur femme que moi, ou ça n’en vaut guère mieux ; mais ils touchent la haute paie, qu’est-ce que peut désirer de plus un ancien ? et il me paraît que ça arrange aussi bien des familles comme il faut dans ce moment-ci.

— Et vous êtes bien décidé de vous marier de cette façon-là ?

— Moi ? vingt fois s’il le faut ; j’ai vu du pays, je n’ai pas peur. Cherchez un peu là-dedans, vous allez voir. Cinq ans au 3e dragons, service à pied et à cheval, neuf campagnes ; incorporé dans l’infanterie en 1813, et admis à l’hôtel, grâce à la paix, à cheval sur un boulet où j’ai laissé l’aile droite.

— Allons, allons, père Schérer, je vois ce qu’il vous faut ; vous joindrez ce petit papier que je vais vous donner aux papiers délivrés à l’Hôtel, et vous pourrez librement vous présenter à celui de l’hyménée.

Cette plaisanterie bureaucratique faillit faire éclater les collègues qui retenaient leur belle humeur depuis le commencement de la scène. L’invalide, suffoqué de son côté par les fumées du vin qu’il avait bu, se tenait debout dans la même attitude, essoufflé par la conversation, écarlate, sérieux et l’œil morne. Le premier commis reprit en écrivant pour détourner son attention :

— C’est que le père Schérer est un fameux homme, messieurs, je tiens son état de service ; il a fait toutes les campagnes de l’empire, il a servi dans la cavalerie et l’infanterie.

— Et sur mer, ajouta Schérer d’une voix sourde, quand nous avons été débarbouiller les noirs à Saint-Domingue, avec le général Leclerc, le gendre, non le cousin, qui s’entend, le beau-frère de l’empereur ; ils étaient beaux-frères. Voilà une parenté !

— Et couvert de blessures, continua le commis en griffonnant. Où avez-vous perdu la jambe, père Schérer ?

— À Pantin.

— À Pantin ?

— Dame, oui, pas plus loin ; je reconnaîtrais la place. Nous étions à travailler avec des choucroutes qui avaient des culottes bleu ciel ; ça n’a pas empêché.

— Tenez, père Schérer, mettez ça dans votre poche, et bonne chance.

— Ça n’est pas de refus, en vous remerciant ; vous avez pris là de la peine pour moi : une honnêteté en vaut une autre. Si vous voulez me faire l’amitié d’accepter un verre de vin en bas, c’est moi qui paie.

— Bien obligé, mon brave. Bonjour, père Schérer.

— C’est de bon cœur, dit l’invalide amoureusement.

— Je vous en tiens compte, merci. Bonjour.

L’invalide laissa retomber la double porte qui lui aplatit son chapeau sur la nuque, et nos gens de rire quand ils furent seuls. L’heure de la sortie était passée, mais on ne regretta point ce temps perdu, et bientôt le bureau fut vide.

Le lecteur s’est bien trompé s’il a cru, comme moi, qu’il s’agit ici d’un conte pour rire ; cette histoire est effroyable, elle dévoile des plaies hideuses de l’âge présent. Que n’ai-je le temps d’en exprimer la morale ! Courage, pénétrons dans ce récit étrange.

Huit jours après cette scène au ministère de la guerre, dans la mairie du 10e arrondissement, située, s’il m’en souvient rue de Grenelle, les bureaux de l’état-civil se trouvaient encombrés de personnes que divers événements de famille y amenaient dans un pêle-mêle bien philosophique. On y voyait des Cauchoises surmontées de bonnets de trois pieds d’envergure, qui berçaient des nourrissons en chantant, des hommes en habit noir qui riaient, et d’autres hommes en habit noir qui pleuraient. On entendait à la fois la voix rauque des employés, le grincement des plumes, le froissement des papiers, des vagissements d’enfants, la toux des vieillards et les cris affairés des garçons de bureau.

— Que voulez-vous ? dit un commis à une Cauchoise.

— Monsieur, c’est un baptême, dit la femme en fausset.

— Passez là-bas au grillage vert. — Et vous ?

— Monsieur, c’est un décès, dit un homme avec un sanglot.

— Vous pouvez attendre. — Et vous ? demanda le commis au personnage qui demeurait seul.

— Monsieur, c’est un mariage.

Le commis leva la tête et vit un invalide proprement serré dans sa capote neuve, planté tout raide sur sa jambe de bois, la canne au repos et la face enflammée comme s’il eût avalé d’avance, à lui seul, tout le vin du repas de noces.

— Où est le futur ?

— Présent.

— Et la future ?

— Ça ne peut pas tarder. On m’a commandé pour une heure, me voilà ; je ne connais que ça.

Ces commis de l’état-civil voient tant de choses extraordinaires qu’ils ne s’étonnent de rien. D’ailleurs, Schérer achevait à peine ces mots quand la porte se souleva livrant passage à quatre hommes de figure insignifiante, vêtus avec apprêt comme les comparses d’une noce de théâtre. Schérer les considéra en grommelant : — Ça ne peut pas être ça. — Mais il se trompait. À la suite de ces hommes entrèrent deux femmes d’un âge mûr qui en assistaient et soutenaient une troisième ; celle-ci, qui semblait plus jeune, la tête baissée sous un voile noir, marchait d’un air tragique et défaillant, enveloppée d’un grand châle.


Le garçon de bureau, bien instruit, se mit en tête du cortège, et fraya vite un passage jusqu’à la salle où siégeait l’officier municipal. Schérer, averti, marchait en queue, battant la marche sur les planches avec sa jambe de bois ; mais l’une des femmes âgées, qui n’avait pas manqué de l’examiner, dit tout à coup à l’autre avec grande alarme :

— Ah ! ma chère, ce malheureux homme qui n’a pas pris son chapeau rond !

— Ni l’habit noir, dit l’autre ; vous voyez bien qu’il porte sa redingote ordinaire, qui le fera reconnaître pour ce qu’il est.

Le commis, en voyant défiler ces personnages, reprit sa plume qu’il avait l’habitude d’engager derrière l’oreille, et dit au compagnon qui travaillait de l’autre côté de la table :

— S’il y a des enterrements qui ressemblent à des noces, voilà une noce qui ressemble à un enterrement.

La noce dont il parlait parut devant l’estrade municipale. Cette cérémonie est ordinairement assez courte, mais cette fois on la menait encore plus vite que de coutume. L’adjoint, peut-être même c’était le maire, marmotta le peu de paroles qui suffisent, aux yeux de la loi, pour allumer tant de discordes entre deux personnes de différent sexe.

Schérer, interrogé s’il consentait à prendre pour son épouse légitime Cécile-Wilhelmine-Juanita Fressurey, fille de Jean-Claude Fressurey, décédé, et de Joséphine-Marthe Quinebaux, ici présente, répondit oui, comme il aurait crié qui vive aux avant-postes. Mais quand on questionna Cécile Fressurey sur sa libre intention d’épouser le sieur Guillaume Schérer, la future épouse poussa sous son voile noir un gémissement que le magistrat voulut bien prendre pour une affirmation ; cela fait, il fallut signer sur les registres.

Après l’acte de mariage, il ne restait plus qu’une petite cérémonie qui fut promptement dépêchée dans le même lieu : il s’agissait pour Schérer de reconnaître, toujours aux yeux de la loi, deux petits enfantelets, fille et garçon, l’un de trois ans, l’autre de deux, qui n’avaient pas attendu cette formalité pour venir à bien. Vous savez que les yeux de la loi sont couverts d’un bandeau.

Cependant les personnages de la noce s’étaient éclipsés à la hâte, l’un derrière l’autre. À peine Schérer eut-il posé la plume, qu’il se trouva seul ; il s’efforça, clochant bruyamment dans les couloirs parquetés, de rejoindre la compagnie ; mais il était difficile, avec cette allure, de regagner du terrain sur des gens pressés. Il vit pourtant au fond du corridor une des respectueuses dames assistantes qui, par une délicatesse plus naturelle aux femmes, s’était retournée pour l’attendre. Elle vint au devant de lui avec cet empressement politique qui veut adoucir un procédé cavalier.

— Oh ! mon Dieu, mon brave monsieur Schérer, pourquoi n’avez-vous pas mis l’habit noir qu’on vous avait envoyé ?

— C’était trop étroit, je n’ai pas pu.

— Mais au moins le chapeau, la culotte ?

— C’était une culotte de jeune homme avec des courroies sous les deux pieds, et madame n’est pas sans savoir que je n’en ai qu’un. Pour ce qui est du chapeau, il est incompatible avec la capote d’uniforme, vu qu’il est rond, et que les enfants des rues m’auraient insulté. Mais il paraît que ça n’a rien empêché. Monsieur le maire a paru content.

— Oui, oui, certainement, ce qui est fait est fait. Ces dames vous remercient bien. Tenez, monsieur Schérer, voici une petite avance en cadeau de noces. Vous irez faire le repas à votre guise avec vos amis.

La dame âgée glissa discrètement ses doigts dans la main de l’invalide et disparut. Schérer regarda dans sa main, y vit un louis étincelant qu’il serra dans sa poche avec une satisfaction silencieuse ; et comme il arrivait dans la cour, un fiacre, qui contenait apparemment sa nouvelle famille, partit au grand trot.

— Allez vous promener ! dit l’invalide par manière d’expansion, et clopin dopant il se dirigea vers l’Hôtel.

J’entre à présent dans le sérieux. C’est dans cette prochaine partie qu’il suffit de presser les événements pour en tirer des moralités de toute sorte. Encore une fois, qui l’eût dit, qu’après des préliminaires purement ridicules, nous serions entraînés dans une histoire si triste ! Mais il faut rapporter, puisque je l’ai su, ce que c’était que mademoiselle Cécile Fressurey.

Madame Fressurey, née Quinebaux, demeurait veuve depuis un temps inappréciable pour ses voisins dans les divers quartiers qu’elle avait habités. Je ne donne aucun poids aux conjectures que semblait favoriser cette date inconnue. M. Fressurey avait vécu, puisqu’il était mort, laissant à sa veuve inconsolable un acte de décès en bonne forme, une petite fille de neuf ans et une somme de 50,000 francs pour doter cette fille. Cette somme, M. Fressurey l’avait amassée par ses bonnes et loyales épargnes dans sa place d’économe à l’hospice des Incurables ; et qui peut dire même jusqu’à quel degré d’aisance et de considération il eût fait monter sa famille, sans cette fatale indigestion de melon qui l’emporta en deux nuits, et qui était cause encore que, vingt ans après, madame Fressurey ne pouvait voir un de ces fruits sans tomber en pâmoison en disant : « Ah ! pauvre homme ! » Extrême sensibilité qui causa souvent des surprises dont le détail n’est point de ce sujet.

Madame Fressurey n’en fut pas moins établie, après la mort de son mari, dans une condition fort agréable.

Le revenu d’une somme de 50,000 livres suffisait à la faire vivre décemment, et le rang de M. Fressurey dans l’administration lui avait acquis d’honorables connaissances. Elle demeura liée avec les collègues de son époux ; elle voyait d’anciens voisins, petits commerçants retirés ; elle comptait même parmi ses amis un huissier retiré qui passait pour un homme riche.

Dans ce petit cercle, les enfants sautaient l’hiver au son du piano, car madame Fressurey fit apprendre le piano à sa fille. Il ne se passait point de fête, premier jour de l’an, mardi-gras, Noël et les Rois, qu’on ne s’invitât les uns les autres à manger quelque dindonneau ; enfin, pour l’ordinaire, Cécile, qui grandissait avec toutes sortes de grâces et de petits talents, dissipait les ennuis de sa mère.

Triste et dangereuse condition que celle d’une veuve et d’un enfant, fille ou garçon ! Je ne veux point dire de mal de madame Fressurey qui, sans doute, ne fournit jamais à son mari des sujets manifestes de mécontentement ; mais elle n’avait aucune des rares qualités qui peuvent mener à bien l’éducation d’une fille. Bien des femmes en vieillissant deviennent, faute de mieux, légères dans leurs propos ; leur fille en est la confidente ; tout respect se perd, et ces fatales plaisanteries ne laissent pas d’avoir des suites sérieuses. Il en arriva tout ainsi de madame Fressurey, qui aimait le mot pour rire ; elle gagna d’abord à ces familiarités que sa fille, à propos de rien, l’envoyait promener en l’appelant vieille folle ; mais madame Fressurey aimait trop cette chère enfant pour y trouver à dire. Puis Cécile se passionna pour la musique, encore un malheur pour une jeune fille. Qui aime la musique y recherche l’expression, et l’expression communément n’en vaut pas grand’chose. On chante avec âme, on a un maître qui sent son art jusqu’au bout des ongles ; tout cela ne tend à rien de bon. De plus, on ouvre sa porte à de jeunes virtuoses qui, sous divers prétextes, sont toujours collés nez à nez avec l’écolière, sur des cahiers de grand format.

Cécile eut son maître à la mode. Notez que les leçons coûtaient dix francs le cachet. On reçut une foule de musiciens, connus ou inconnus, qui arrivaient bien frisés, bien crottées aussi, mais qui sentaient la musique jusqu’à la dernière fibre ; et madame Fressurey, qui avait le goût des relations brillantes, fut précisément prise par son faible. Pour faire de la musique, on donna de petites soirées ; pour ces soirées, il fallait du thé et de petits gâteaux. Ces musiciens mangent beaucoup de petits gâteaux, attendu qu’ils ne mangent guère autre chose. En deux ans, mesdames Fressurey étaient ruinées aux deux tiers. Je disais bien que la morale ne manquerait pas.

Cécile rassura sa mère et déclara qu’elle utiliserait ses talents, qu’elle entrerait au Conservatoire et qu’elle ferait fortune au théâtre. Dès lors tout fut perdu. Je voudrais vous épargner les détails de cette chute accélérée dans le désordre et la misère.

Mademoiselle Fressurey fut admise au Conservatoire, et les complaisances de sa mère prirent une forme suspecte. C’est l’histoire de bien des mères. Où ne peuvent mener les premières faiblesses ? On s’indigne d’abord, on gronde, on pardonne ; puis on s’habitue, et l’on descend rapidement les derniers degrés de la honte. Ces deux femmes en vinrent là.

Cécile cependant n’entrait point au théâtre où elle devait faire fortune. La misère devint horrible ; les dernières ressources étaient épuisées. On figurait le soir dans les concerts avec des fleurs sur la tête, et l’on manquait de pain chez soi ; on vendait un dernier bijou pour acheter une paire de gants blancs ; et, après avoir régalé un auditoire brillant d’une cavatine italienne, il fallait regagner la maison à minuit dans la fange en souliers de satin. Cécile, qui n’avait plus rien à ménager, fut tout heureuse d’entrer dans les chœurs de l’Opéra-Comique ; elle prit là le nom de Juanita. Quant à madame Fressurey, elle devint une de ces mères de théâtre dont la vieillesse et la pauvreté font ressortir l’ignominie ; elle ne s’intéressait plus dans le monde qu’au gosier de sa fille, et ne trouvait rien à dire aux adorateurs, sinon qu’ils étaient pauvres ; car c’est le moindre châtiment des calculs cupides du vice, de ne recueillir que la pauvreté.

Pour comble de misère, Cécile, vers ce temps-là, fut affligée d’une cruelle maladie de poitrine, qu’il fallut aller guérir dans un hôpital. Dans un hôpital ! Cécile, la fille de feu Fressurey ! C’était pour en mourir. Elle n’en mourut point, préparée de longue main à tous les excès du malheur.

À peine rétablie, elle retourna chez elle, pâle, exténuée, sans ressources. Ce fut ce moment d’une étrange extrémité que la fortune choisit pour lui sourire. Paris offre souvent de pareilles métamorphoses aux observateurs qui connaissent les mœurs de cette ville. Vous avez vu vingt fois sur le boulevard élégant cette femme bien connue, qui traîne autour d’elle un amas d’étoffes précieuses et qui marche avec tant d’effronterie, triomphante, superbe, attirant tous les regards ? Elle a disparu depuis quelques mois, nul ne sait ce qu’elle est devenue ; regardez aujourd’hui, dans cette rue obscure, par ce brouillard et cette froide nuit d’hiver qui tombe ; voyez-vous cette créature suspecte qui longe les murs en se hâtant ; un bas souillé roule sur ses talons, et la semelle de ses savates bat le pavé fangeux ! ce voile flétri et ce châle informe, et cette robe fripée servant à la cacher plutôt qu’à la vêtir ; elle n’a plus maintenant, ni fard, ni parfums, ni faux cheveux hardiment mêlés aux siens ; ses joues sont creuses, ses yeux caves, et quelques mèches de sa chevelure appauvrie traînent en désordre sur son visage livide ; c’est elle-même, c’est Phryné dans toute sa ruine, après la rude atteinte de quelques malheurs inconnus. Qui sait, ou qui oserait dire ce qui lui est arrivé ? Vous passez en soupirant, vous plaignez cette splendeur éclipsée et cette pauvre femme qui va mourir ; mais le temps se passe, vous la retrouvez et vous avez peine à la reconnaître. La fraîcheur refleurit sur ses joues, un feu superbe s’est rallumé dans ses yeux, ses bijoux étincellent et l’air demeure parfumé sur son passage, au milieu des femmes envieuses qui se retournent et des passants qui s’étonnent. O quantum mutata ! ô folies incompréhensibles du vice ! ô impénétrables mystères de la cervelle des femmes !

Cécile Fressurey subit une de ces révolutions. Un jour, au milieu de sa misère, on la pria de chanter dans un concert. Il fallut, pour y paraître, emprunter la robe, les fleurs, le mouchoir brodé et toutes ces guenilles de prix qui sont une si cruelle antithèse au dénûment des pauvres femmes qui s’en parent. Cécile chanta le fameux air de Desdemona. Sa pâleur, son émotion ajoutaient à l’expression du morceau ; elle fut fort applaudie.

À ce concert assistait un jeune fou qui vient ici se jeter étourdiment dans l’intrigue, et qui n’y joua pas le plus petit rôle, comme on verra bien.

Quand le public quitta la salle, il pleuvait et si fort que bien des assistants furent dans l’embarras. La plupart des artistes n’y étaient pas moins, et surtout notre virtuose et sa mère, forcés d’attendre en grelottant dans une sorte de vestibule qui donnait dans la cour par une autre issue que l’entrée publique ; bien des ténors empressés, bien des confrères galants offrirent des parapluies ; mais le moyen d’affronter l’orage à pied, en habit de bal ? Un des jeunes gens envoya chercher un fiacre, mais il n’était pas sûr qu’on en trouvât.

Sur ces entrefaites, un domestique expert, en livrée élégante, qui observait d’un coin mademoiselle Cécile et sa mère, s’approcha respectueusement et leur dit que M. le comte de Baffi leur faisait offrir sa voiture pour les ramener chez elles.

Les deux femmes se regardèrent, n’en pouvant croire leurs oreilles. Madame Fressurey fit des civilités au laquais avec des « Ah ! monsieur ! » sans fin, et se glissa derrière lui sur la pointe du pied, en faisant signe à sa fille qui la suivit.

Ce n’était point un rêve. Elles trouvèrent planté devant le perron un bel et bon carrosse magnifiquement reluisant et armorié, dont le laquais, chapeau bas, leur déroula le marche-pied ; et madame Fressurey se trouva si douillettement juchée sur des coussins si frais et de couleur si tendre, qu’elle serra ses pieds et ramassa les plis de sa robe, de peur de les gâter.

Au même moment, un jeune homme mis avec recherche et plus laid qu’un singe, s’approcha de la portière et demanda la permission de les accompagner. Madame Fressurey rebondit sur le coussin à cet excès de galanterie, tant elle était loin, la bonne femme, de songer à refuser la proposition. M. le comte de Baffi prit place sur le devant, et dit d’abord qu’il avait craint, à la vue de ce mauvais temps, qu’une si charmante artiste pût s’enrhumer ; il partit de là pour s’extasier sur le goût exquis, l’expression divine de la cantatrice. Il connaissait Venise, Milan, Naples, Florence, et, à son avis, il n’y avait pas dans toute l’Italie une prima donna qui pût s’en tirer, non mieux, mais aussi bien ; puis il se confondait en fadeurs, en grands airs, en attentions ridicules. Il en dit assez pour démontrer solidement qu’il était le plus sot des hommes ; mais comment ne pas trouver d’esprit à un homme qui vous mène chez vous dans une voiture doublée de couleur chamois et toute passementée de torsades ?

En outre, M. le comte, qui n’avait pas quatre pieds de haut, faisait force grimaces et parlait le français comme les poêliers-fumistes ; mais cet accent et ces singeries achevaient d’éblouir ces dames, comme un suprême cachet de grandeur et de distinction. Madame Fressurey poussait des Oh ! et des Ah ! qui la dispensaient d’autres réponses, et Cécile, toute morfondue, se mordait les lèvres pour y rappeler quelque teinte vermeille.

On ne tarda point à gagner le logis de ces dames, qui n’était pas fort éloigné.

Madame Fressurey, par mauvaise habitude, se mourait de peur que M. le comte ne demandât à monter ; elles habitaient un réduit infect sous les combles, où s’étalaient dans toutes leurs pompes les horreurs de la pauvreté ; mais le noble jeune homme se contenta de demander s’il aurait une autre occasion d’entendre mademoiselle Cécile. Justement, elle devait chanter, à trois jours de là, dans la même salle. Ces dames voulurent bien en informer M. le comte avec force révérences ; elles descendirent sous les regards de leur portière ébahie, et le carrosse s’éloigna bientôt avec son roulement majestueux. Je vous demande si la mère et la fille, qui n’étaient point revenues de leur étonnement, se livrèrent aux conjectures, aux rêves, aux espérances ; elles ne purent fermer l’œil de la nuit.

M. le comte Baffi était un fils de famille italienne, âgé de vingt-deux ans ; pour vivre à Paris, dont il avait la tête enflammée, il s’était avisé d’un expédient fort en usage en tout pays parmi les jeunes gens qui ont quelque argent à manger, qui veulent courir le monde et qui cherchent un prétexte à ne rien faire. Il s’était mis à la suite du chargé d’affaires que son souverain entretenait à Paris ; nous ne désignerons pas autrement cette souveraineté de l’un des plus petits États d’Italie. La famille jadis illustre du jeune Baffi, qui ne savait que faire d’un rejeton sans cervelle, fut trop heureuse de le voir embrasser ce parti. Il partit donc à Paris avec le titre d’attaché à l’ambassade de…, sans autre attachement que des invitations de bal et la permission de dissiper sa fortune.

À couvert de cette faveur, le jeune comte essaya de se mettre au niveau des jeunes gens du bel air ; il menait grand train, il se montrait assidûment dans les théâtres, les lieux publics à la mode, et cherchait, sans trop y réussir, à frayer avec les héros du jour. Sa figure étrange, son accent savoyard, ses grimaces, le préservaient malgré tout de triomphes trop dangereux, et il n’avait point tout le succès qu’on eût pu craindre.

Il ne manqua point de revoir Cécile. On ne s’attend pas que je suive les progrès d’une liaison de ce genre ; entre des femmes avides, dès longtemps suspectes, et un garçon si sot, disposant de son bien, les choses devaient aller vite. Baffi eût pu tomber en de pires mains, et c’était merveille qu’il eût échappé déjà à telles sirènes parisiennes qui lui auraient tiré jusqu’à la dernière plume de l’aile. Cécile, toutefois, servie par un heureux naturel, polie dans les coulisses, ne laissa pas d’entêter passablement son étranger. On lui sauva subtilement les dégoûts du logement au cinquième étage ; mille prétextes, tirés de la morale et des convenances, l’empêchèrent d’y pénétrer. La mère Fressurey, soit dit en passant, eut un beau petit bout de rôle dans ces préliminaires et joua parfaitement la femme respectable.

Ensuite, on déroula peu à peu la longue litanie des malheurs de famille, et l’on produisit à l’appui des papiers irrécusables, des actes de mariage, les titres de la dot perdue, les états de service de l’acte de décès de feu M. Fressurey. Ces pièces justificatives, proposées sans affectation, ne laissaient point de doute sur d’honorables antécédents. On disait à ce sujet qu’on n’était pas née pour exercer publiquement des talents qui n’étaient que le fruit d’une éducation recherchée ; enfin, c’était l’histoire la plus connue et la plus touchante du monde.

Il n’en fallait pas tant pour enflammer Baffi, qui ne vit plus là une bonne fortune vulgaire, moins encore des femmes de théâtre cherchant aventure, mais la vertueuse héritière d’une honnête famille tombée dans la nécessité par suite des plus cruels revers, et qui ajoutait le prestige du talent à tant de grâces intéressantes. Qui sait même si Baffi fut en état d’apprécier les charmes trompeurs de ces illusions, et s’il était besoin de tant de frais avec lui ? Qui sait si l’admiration ébahie de la mère Fressurey et l’espèce de culte que rendaient ces deux femmes à ses agréments n’auraient point suffi pour lui tourner la tête ?

Un mois après, Cécile occupait un joli appartement dans la Chaussée-d’Antin, fort enviée par de chères amies qui l’avaient écrasée longtemps de leur mépris. Ce fut à cette époque que naquirent, d’année en année, les deux petits enfants qui devaient porter plus tard le nom glorieux de Schérer ; mais toute la tendresse de Baffi et son aveugle abandon ne purent aller jusqu’à régulariser l’existence de ces innocents ; il fit valoir à cette occasion sa jeunesse et la sévérité d’un père entiché de préjugés nobiliaires, qui serait capable de faire en personne le voyage de Paris et de se porter à des extrémités, s’il venait à savoir que les folies de son fils devinssent si patriarcales.

Sur cette menace, les dames Fressurey se résignèrent. Néanmoins, la naissance de ces enfants resserra singulièrement les liens qui enchaînaient Baffi, et Cécile mit cette circonstance à profit. Les dames Fressurey, après avoir reconquis une certaine aisance, s’avisèrent prudemment que le meilleur moyen de prolonger une liaison si profitable était de ressaisir quelque considération. Puis, on voulait tenir son rang, se montrer digne, des visites de M. le comte et s’insinuer dans un meilleur monde. On connaît l’ancien faible de mademoiselle Fressurey pour les relations brillantes : il s’était réveillé dans sa fortune inattendue. On songeait d’ailleurs à l’avenir des enfants : on voulait faire une fin. Ces dames commencèrent par éconduire leurs amies de théâtre ; elles allèrent se loger dans le faubourg Saint-Germain, et affectèrent un train scrupuleux qui charmait M. le comte, lequel s’applaudissait d’avoir retiré de l’infortune deux femmes si recommandables. Cependant, un souci cruel troublait ces dames dans leurs desseins ambitieux : l’irrégularité de leur position était un cruel obstacle à leur avancement dans le monde. Baffi avait souvent promis d’assurer leur sort par la donation en bonne forme d’une certaine somme ; mais, par suite de ses prodigalités ou des empêchements qu’il prévoyait de la part de sa famille, il n’en faisait rien. Ses enfants même n’avaient rien d’assuré, et quant à se faire épouser, Cécile, qui osait y penser de loin, perdit peu à peu cet espoir, à cause des grandes difficultés qu’elle y découvrit. Néanmoins, il pouvait arriver de tels changements, et l’on pouvait faire de tels efforts que ces difficultés fussent surmontées. L’important pour le présent, dans le plus cher intérêt de ces dames, était de régulariser leur situation et celle des enfants ; d’avoir un nom, de rentrer dans le monde et d’y soutenir sans affront le personnage que l’aisance leur permettait de jouer.

La caque, comme on dit, sent toujours le hareng, et je m’aperçois que cette histoire bourrée de proverbes, semble écrite par Sancho Pança, qui sans doute l’écrirait mieux. Quoi qu’il en soit, on ne se tire jamais si nettement des mauvaises compagnies qu’on n’y garde encore quelques bons amis. À ce titre, mademoiselle Cécile voyait souvent une certaine madame Gidoin, autrefois marchande à la toilette, vivant à présent de quelque revenu soutenu de diverses petites industries qui lui donnaient peu de soin. Les dames Fressurey eurent souvent recours à elle dans leurs malheurs ; et, s’il faut le dire, elle avait fourni les avances de nippes quand le Baffi s’était montré. Elle avait ainsi notablement contribué à la conquête de notre Italien, en retour de quoi on lui gardait certaine reconnaissance. Madame Gidoin, d’ailleurs, était discrète comme une tombe. Cette qualité de son premier métier n’était pas pour peu dans le profit qu’elle y avait fait ; les dames Fressurey lui devaient enfin bien des bons conseils depuis leur prospérité renaissante, car madame Gidoin était remplie d’expérience. Elle fut mûrement consultée dans l’embarras présent, et ce ne fut pas en vain.

— Je vois ce qu’il vous faut, dit Madame Gidoin en embrassant la situation d’un coup d’œil ; c’est un mari.

— Oui, mais un mari… dit la mère effrayée.

— On s’entend, reprit la Gidoin ; un mari qui signe à la mairie, qui donne son nom à Cécile, qui reconnaît ses enfants, qu’on ne revoit plus, et qui meurt bientôt.

La mère et la fille demeurèrent dans un doute sinistre.

— Qui meurt bientôt, parce qu’il est vieux, reprit madame Gidoin.

— Mais un mari comme ça doit être difficile à trouver.

— Difficile ! je vous en trouverai à revendre. J’ai votre affaire aux Invalides.

— Aux Invalides ! s’écria Cécile.

— C’est ce qui se fait journellement. Vous trouverez là un choix d’hommes qui ne demanderont pas mieux. Ces vieillards, ça n’a pas autre chose à faire. Je vous citerai dix mariages de ma connaissance dans ce genre-là.

— Comment, reprit Cécile, un invalide, un vieux soldat ! Ne sont-ils pas estropiés ?

— Qu’est-ce que cela fait ? Vous ne le verrez pas.

— Laisse donc, Cécile, interrompit la mère, laisse parler madame Gidoin. Il faut voir, ça ne me semble pas si maladroit.

— Rien n’est plus aisé. On s’adresse là en cas de besoin ; mais dame, il en coûte.

— Il en coûte ? dit madame Fressurey.

— Dame ! vous concevez qu’un homme qui a servi et qui vous oblige, ne peut pas non plus faire tous les sacrifices. Il enchaîne sa liberté, cet homme. Quand vous lui donneriez une trentaine de francs par mois pour ses menus plaisirs, ça n’est que justice. Il reconnaît des enfants, cet homme, il ne les connaît pas, ces enfants ; il épouse une femme, il ne sait pas ce que c’est que cette femme ; ça peut être une famille pas comme il faut, et, en général, c’est assez commun, ça. Pour lors, il ne peut pas courir tous les risques sans indemnité. Toute peine mérite salaire.

— Je ne dis pas non, dit la mère ; quant à ça, on s’arrangerait.

— Dame, après ça on viserait au meilleur marché. Et puis on tâcherait de le prendre le plus âgé possible.

— C’est inutile, dit Cécile d’un ton résolu ; M. le comte n’y consentirait jamais.

— Comment, mon enfant, poursuivit la Gidoin, soyez donc raisonnable ; c’est votre bonheur à tous deux, et en particulier à vous toute seule. De deux choses l’une ; si votre liaison venait malheureusement à finir avec M. le comte, il vous reste toujours un nom et une position légitime. Mais avec ce nom et cette position, votre mari venant à mourir, comme ça ne manquera pas, qu’est-ce qui vous empêche d’épouser votre M. le comte ? La veuve d’un ancien militaire peut prétendre à tout.

— Oui, oui, Cécile, dit Madame Freesurey. Vois-tu, mon enfant, madame Gidoin a de l’expérience, il faut l’écouter. C’est le seul moyen de te tirer de ta position, qui est toujours délicate. Eh bien, madame Gidoin, tâchez donc de voir ça.

— Mon Dieu, madame Fressurey, je ferai mon possible, et d’ici à quelques jours je saurai du nouveau.

— Et pendant ce temps-là, vois-tu, ma Cécile, tu verras M. le comte, tu lui expliqueras qu’il s’agit de ton bonheur, et tu tâcheras de le décider.

Madame Gidoin sortit en les confirmant dans leurs espérances. Les dames Fressurey ayant mûrement pesé ce projet entre elles, la mère en fit voir tous les avantages à Cécile. Porter un nom incontestable, et se voir légitimement couchée sur les registres de l’état-civil, c’était de quoi la décider ; car l’unique affront qui pût troubler l’orgueil de ces dames venait uniquement de leur figure suspecte dans le monde.

Baffi, consulté là-dessus, ne fut point difficile à convaincre ; il parut même flatté qu’un homme voulût bien prêter son nom à cette intrigue sans nourrir d’autres prétentions. Il ne vit là qu’une rouerie aristocratique de la régence, dont la mode recherche les traditions. On se garda bien de lui dire le rang positif du futur époux ; on parla seulement d’un ancien militaire ; cette qualité caressait l’orgueil du jeune homme.

À quelques jours de là, Madame Gidoin reparut la joie sur le visage, et se jeta tout essoufflée dans un fauteuil.

— Mes enfants, j’ai votre affaire !

— Vraiment ! cette bonne madame Gidoin ! Eh bien, contez-nous donc ça !

— Laissez-moi souffler ; je n’en puis plus. J’étais si contente ! j’ai couru, j’ai monté quatre à quatre ; je suis sur les dents.

— Maman, donne donc un verre d’eau sucrée !

— Merci.

— Un verre de vin de Bordeaux ?

— Je ne prends jamais rien à jeun.

— Une goutte de cognac ?

— Va pour le cognac.

— À la bonne heure ! dit la mère Fressurey.

— Ça vous remettra, dit Cécile ; ça donne du ton. Va chercher la bouteille, maman.

Madame Fressurey revint avec la bouteille et plusieurs verres.

— Nous vous tiendrons compagnie, madame Gidoin. Une bonne nouvelle vaut bien ça.

— Et une fière nouvelle, dit la Gidoin, je m’en vante, l’ai trouvé un bonhomme qui vous va comme un gant.

— Un officier ? s’écria Cécile.

— Un officier ! comme vous y allez, vous ! Pourquoi pas un maréchal de France ? Cherchez-en pour le prix. Car enfin, pourquoi un homme peut-il s’engager dans cette affaire ? Ça n’est pas pour l’honneur, n’est-ce pas ? Cécile, mon enfant, il ne faut pas être trop exigeante.

— C’est vrai, dit la mère. Parlez donc, madame Gidoin.

— Mon homme n’est pas officier précisément, mais c’est à peu près. Il a plus de vingt ans de service en qualité de soldat dans la cavalerie et l’infanterie ; un homme respectable tout à fait, cinq pieds huit pouces, bonne mine, bien couvert ; il me paraît qu’à l’hôtel on leur fournit tout ; une capote bleue à boutons d’argent, bien boutonnée, et une belle prestance avec ça, un chapeau à cornes avec une cocarde, tout à fait comme un officier. À le voir, vous diriez un officier.

— Un invalide enfin ! dit Cécile impatientée.

— Eh bien, quoi ! un officier qui vieillit n’est qu’un invalide. Invalide si vous voulez. Un officier n’est toujours qu’un invalide du moment qu’il n’est plus officier ; c’est bonnet blanc et blanc bonnet.

— Madame Gidoin a raison, dit madame Fressurey ; le grade n’y fait rien.

— Et puis, dites donc, reprit madame Gidoin avec apprêt, soixante et onze ans, mes bonnes, soixante et onze ans, c’est-à-dire que cet homme n’en a peut-être pas pour six mois. Je vous engage même à vous dépêcher ; on n’en retrouverait pas un pareil.

— Pour l’âge, c’est un bel âge, reprit madame Fressurey.

— Et puis, dites donc, continua madame Gidoin avec le même zèle, une chose qui va joliment flatter Cécile, une famille très comme il faut, une famille noble à ce qui paraît ; car il est étonnant que cet homme n’ait pas été plus protégé : il s’appelle de Schérer ; c’est-à-dire, on l’appelle Schérer tout court ; mais son vrai nom est de Schérer, ce qui prouve qu’il est noble, hein ? C’est encore un agrément que de s’appeler madame de Schérer.

Cécile prit un air plus doux.

— Oui, le nom me convient.

— Eh bien, puisque c’est tout ce qu’il vous faut, qu’est-ce que vous avez à dire, au reste ?

— C’est vrai, dit madame Fressurey, qu’as-tu à dire à ça, ma Cécile ? Car enfin, tu n’es pas raisonnable ; tu t’opposes à ton bonheur.

— Moi, dit Cécile d’un air de victime, je ne m’oppose à rien, puisque c’est une chose nécessaire.

Madame Gidoin et la mère firent honneur de cette soumission à leur éloquence ; mais, en réalité, le nom du futur époux, ce de, si galamment placé devant un de ces noms étrangers qui ont toujours bon air, ce nom, dis-je, avait secrètement chatouillé la faiblesse de Cécile.

Madame Gidoin, voyant ses démarches appréciées, en poursuivit le détail avec un nouvel empressement.

— Et puis enfin, s’écria-t-elle, je vous gardais ce renseignement pour la fin, pour le bouquet ; c’est un homme qui a tout à fait le goût de la boisson.

— Ah ! fi donc ! s’écria Cécile.

— Comment ! fi donc !

— Dame ! murmura la mère indécise sur un pareil avantage.

— Comment ! dame !

— Eh bien ! reprit la mère.

— Eh bien ! s’écria madame Gidoin.

— Eh bien ! oui, je ne vois pas, dit la mère, que cela soit déjà si flatteur.

— C’est une infamie ! reprit Cécile.

— C’est le bonheur de votre vie, enfant ! s’écria madame Gidoin ; un homme adonné à la boisson, et soixante et onze ans ! ça vaut de l’or. Savez-vous ce que ça boit, ces gens-là ? Je m’en suis informé. Ça n’est pas du vin comme en boit le premier venu. Ah ! si c’était un homme à vous vider deux ou trois brocs dans un cabaret, pour crier après, dans les rues et rouler tout uniment dans le ruisseau, je serais la première à me méfier ; mais cet autre vous avale de l’eau-de-vie pur esprit, tout ce qu’il y a de plus fort, par potées, et puis tombe mort, comme qui dirait du haut mal.

— Ah ! quelle horreur ! s’écria Cécile ; c’est fini, qu’on ne m’en parle plus.

— Enfant, s’écria plus haut encore la Gidoin, est-ce que vous entrez dans ces détails-là ? Comment un homme de soixante et onze ans qui fait de ces excès-là ! mais c’est un hasard qui vous le conserve !

— C’est vrai ! reprit la mère saisissant tout le mérite des calculs de madame Gidoin ; c’est vrai, mon enfant, madame Gidoin a raison ; c’est un bonheur que cet homme ait cette infirmité, il est fait pour toi. Enfin, qu’est ce que tu demandes ? à t’établir honorablement aux yeux de la loi, et ta liberté le plus tôt possible.

— Pardine ! reprit madame Gidoin, enorgueillie en se voyant comprise, le jour de la noce va peut-être l’achever, cet homme, s’il se met à boire pour la circonstance.

Cécile parut se rendre à l’importance de cet avantage, qu’elle goûtait mieux peut-être qu’elle n’eût voulu en avoir l’air.

— C’est égal, dit-elle en minaudant, c’est une chose terrible que cette nécessité !

— Mais, dites-moi, madame Gidoin, reprit la mère, parlons à présent des affaires d’intérêt ; vous pensez qu’il faut toujours l’indemniser ?

— Ah ! dame, oui, c’est indispensable. Point d’argent, point de suisse. Mais j’oubliais de vous dire encore un avantage, car cet homme-là a tout pour lui, on pourra l’avoir pour vingt francs par mois.

— Viager ?

— Naturellement, et d’après ce que je vous dis, ça ne durera pas. Et même à votre place, je ferais un petit sacrifice dans les commencements, qui deviendrait tout profit par la suite. Plus on lui donnera, plus il boira, et plus tôt…

— Mais doucement, dit Cécile en se ravisant, si cet homme, mon légitime mari devant la loi, abusait de sa position pour venir chez moi faire des avanies ?

— Ah ! oui-dà, répliqua madame Gidoin prête à tout ; c’est là qu’on l’attendrait. Plus de pension, visage de bois à la caisse. Vous concevez mon enfant, qu’un homme de ce genre-là tient plus à la pièce de vingt francs qu’à n’importe quoi. Il faudrait qu’il fût ennemi de son bonheur.

— Ainsi je ne le verrai jamais ?

— Une petite fois, à la mairie, pour signer, puisque c’est la cérémonie qui vous rend service. On ne peut pas lui refuser ça à cet homme.

— Je ne veux toujours pas qu’il y vienne en habit d’invalide, répliqua Cécile d’un air résolu.

— C’est la moindre des choses. Vous trouverez pour ce jour-là quelque habit présentable, quelque culotte, soit de M. le comte, soit autrement. C’est encore une petite dépense à faire qui sera le cadeau de noce, avec une pièce ronde ; il faut bien faire les choses.

— Mon Dieu ! dit la mère, ce n’est pas là une difficulté.

— Quand il aura un habit bourgeois, reprit madame Gidoin, vous serez étonné de sa mine.

— Il est donc bien de sa personne ?

— Superbe, je vous dis, un beau vieillard, représentant bien, droit comme un I ; on ne dirait jamais à le voir, qu’il a des défauts. Vous savez de ces vieillards à cheveux blancs ; il n’y a rien que j’aime comme ça… au théâtre ; et puis une tenue, une démarche, vous jureriez qu’il a ses deux jambes.

— Il ne les a pas ? dit Cécile.

— Et comment marche-t-il ? dit la mère ?

— Il les a, il les a, reprit vite madame Gidoin ; du moins il en a une, il les a même toutes deux, mais la gauche est en bois.

— Allons, dit Cécile découragée, voilà qu’il a une jambe de bois, maintenant.

— Dame, je ne vous l’ai pas caché ; c’est un invalide. On n’est pas invalide pour rien du tout ; sous ce rapport-là, un invalide n’est jamais au complet. C’est la loi qui veut ça.

— Qu’est-ce que ça te fait donc ? dit rondement la mère.

— Oh ! mon Dieu, rien du tout, dit Cécile en s’abandonnant.

— Voilà donc qui est décidé, reprit madame Gidoin.

— Il faudra consulter M. le comte, reprit Cécile avec dignité.

— Cet arrangement ne peut que lui plaire, dit madame Gidoin, ou il serait bien difficile.

— Ah ! dit la mère, il nous faudra des témoins.

— Ce n’est pas ça qui manque, on en trouve toujours, des témoins. Cécile aura toujours bien son coiffeur, l’épicier qui vous fournit ne demandera pas mieux que de vous rendre service. Dans tous les cas, je vous aurai, en fait de marchands patentés, des gens qui seront témoins de tout ce que vous voudrez.

— Pour ça, dit madame Fressurey, ce sont de vrais comparses. Nous en aurons toujours bien quatre.

— Eh bien, poursuivit madame Gidoin, je n’aurai plus qu’à guetter notre homme pour lui faire nos propositions.

— De notre côté nous allons communiquer la chose à M. le comte, parce qu’il faut avant tout, que cet arrangement lui convienne.

— À propos, j’ai un petit clerc d’avoué dans la manche, qui vous arrangera par écrit les choses d’intérêt. Vous n’avez qu’un mot à me dire, je vous mènerai ça bon train.

M. le comte fut en effet consulté, et donna son assentiment. Le personnage de Baffi étant connu, on ne peut songer sans rire au grave empressement que mettaient ces dames à lui soumettre leurs résolutions, attendu que le cher jeune homme n’avait pas plus de cervelle qu’une linotte ; tout rempli de fatuité et de lubies, tout occupé de ses airs agréables et de l’effet qu’il produisait chez ces dames, il chiffonnait son jabot, mirait le bout de ses bottes, faisait ses grimaces, et répondait à tout : — Oui, oui, ma sarmante Zuanita, ze tasserai de vous rendre houreuse !

— Mais ces dames étaient sous le charme du patrimoine italien, dont elles ne connaissaient pas encore les brèches secrètes. N’en déplaise à la finesse tant vantée du beau sexe, on le trouve souvent en défaut sur la dose d’esprit d’un homme qui fait mine d’user généreusement de son bien.

Quoi qu’il en soit, n’avais-je pas raison de dire, en esquissant plus haut l’imposante figure du digne Schérer, qu’on n’eût guère prévu qu’il pût à son âge tenir tant de place dans la future félicité de tant de diverses personnes, y compris deux petites créatures intéressantes, qui n’attendaient que le consentement du vieux guerrier pour prendre rang dans le monde ?

Ce fut peu de temps après les scènes précédentes, que se ménageait à la chute du jour, entre Schérer et madame Gidoin, la première et décisive entrevue, dont le vieux brave lui-même rendit un compte succinct aux employés du ministère. Huit jours plus tard, car on hâta les choses, la cérémonie civile fut pratiquée comme on l’a dit plus haut, sauf un léger contre-temps, le futur époux n’ayant pu faire usage des hardes qu’on lui avait envoyées pour les raisons qu’il donna lui-même ; ce qui fut un cruel crève-cœur et un bien sensible affront à ces dames et particulièrement à Cécile. Mais madame Gidoin lui dit à ce sujet : — Ce qui est fait est fait ; vous n’avez qu’à vous réjouir, vous voilà tirée d’embarras, honorablement placée dans le monde et tout ne peut aller que de mieux en mieux.

Ces dames, en effet, apprécièrent leur bonheur, qui leur fit bientôt digérer les dégoûts de la cérémonie. On fit imprimer, à la hâte, des cartes de visite où se lisait sur papier porcelaine ce nom majestueux : Madame de Schérer. Dès lors sembla s’ouvrir pour la veuve et la fille de feu Fressurey, une carrière sans bornes de prospérités.

Mais j’ai hâte de retourner vers le brave Schérer, qui est en somme le véritable héros de cette aventure, et que nous avons laissé seul, regagnant l’hôtel, à cloche-pied, après la scène de la mairie où, quoique principal personnage, il n’avait paru qu’en figurant. Il va sans dire que les dames Fressurey étaient assez déchues de leur première condition pour s’épargner dans une telle affaire la bénédiction de l’Église.

Le rôle de Schérer se borna donc aux formalités civiles, et nous allons le suivre dans le trajet qu’il fit de la rue de Grenelle à l’hôtel des Invalides, durant lequel il ne s’arrêta guère que sept ou huit fois, chez autant de buvetiers où il causait familièrement de sa bonne fortune en ponctuant sa narration de verres d’eau-de-vie. Sa menue monnaie lui suffit dans ces stations, car il voulait garder précieusement sa pièce d’or pour une occasion dont on rendra compte.

Selon son usage, en calculant la longueur de ses confidences et le développement des détails d’après le nombre de ses relais, on peut juger que la dernière cabaretière chez laquelle il entra eut le récit le plus circonstancié de son mariage et des négociations qui l’avaient précédé. Toutefois il se sépara de ce dernier comptoir avec peine, et déboucha d’un pas encore ferme et majestueux sur l’esplanade des Invalides, en se tenant à lui-même ce discours stoïque qu’il s’adressait volontiers en pareil cas et que les passants étonnés entendirent : — Schérer, garde à vous ! l’inspection a l’œil sur toi, rengaine ta satisfaction en toi-même.

Son premier soin en arrivant à la grille, fut d’accoster un des nombreux fripiers qui se tiennent pour trafiquer des vieux uniformes, à la porte des établissements militaires ; et l’ayant introduit dans l’Hôtel, Schérer lui montra, pour le lui vendre, le costume complet, chapeau, culotte, habit, qu’on lui avait envoyé pour la cérémonie. Le marchand dit son prix ; il s’ensuivit un bon flot d’injures qu’ils vomirent l’un contre l’autre, après quoi ils tombèrent d’accord et traitèrent à l’amiable pour une somme de 10 francs, si l’on m’a bien dit. L’affaire conclue, le marchand emporta les habits de noce, et Schérer, jetant dans sa poche les deux pièces de cinq francs, qui devaient suffire à la solennité du jour, s’en alla trouver son ami Lapointe, ex-caporal au 4e d’artillerie et son commensal à l’Hôtel.

Si Schérer avait dans sa division de nombreux ennemis, comme il s’en plaignait sans cesse, il y comptait du moins un ami, chose rare aux Invalides pour diverses raisons que je n’ai pas le temps d’expliquer. Le lecteur les devinera s’il connaît les faiblesses de l’âge avancé, et s’il se figure surtout des vieillards sans philosophie, sans lettres, et d’une éducation militairement négligée, tels que des invalides. L’égoïsme est sans pudeur parmi de telles gens, et l’égoïsme est le père de la discorde.

La liaison de Lapointe et de Schérer, quoique méritoire, se ressentait, elle-même, des influences du lieu. Elle remontait à la chute de l’Empire, où ils s’étaient rencontrés, blessés tous deux, dans le même hôpital, ils n’avaient fait depuis que renouer à l’Hôtel ; d’ailleurs une certaine attraction les unissait de préférence entre leurs compagnons. Lapointe avait sur Schérer plusieurs sortes de supériorité, que Schérer lui abandonnait volontiers, attendu que Lapointe, le plus souvent, payait à boire. Une vieille sœur qu’il avait subvenait tous les mois à ses petites dépenses. En outre, Lapointe avait de la lecture, il raisonnait volontiers et conservait sa tête au cabaret. Schérer, au contraire, perdant tout sentiment, semblait un auditeur d’autant plus bénévole qu’il ronflait, ou repassait en sa tête cette idée conciliante que son ami paierait ; et cette idée avait assez de pouvoir, au milieu des libations les plus copieuses, pour lui laisser la force mécanique de faire un signe d’assentiment de temps à autre. Cette ignorance de Schérer, son attitude passive dans leurs entretiens, chatouillaient l’orgueil de Lapointe, et cette compagnie complaisante lui devint nécessaire.

Mais si l’ex-caporal l’emportait sur plusieurs points, il avait aussi son grain de jalousie qui suffisait à empoisonner ses triomphes ; Schérer n’avait qu’une jambe ; Lapointe n’en avait point, le même boulet les avait emportées toutes deux ; il marchait, pour ainsi dire, fiché sur trois piquets, en comptant sa canne, comme un épouvantail à moineaux. À tout âge, Lapointe en est la preuve, on tient aux agréments du corps. L’artilleur était en outre de stature fort inférieure, bien qu’on l’accusât d’avoir ajouté, dans ses jambes de bois, trois bons pouces à sa taille naturelle ; avant d’entrer au 4e d’artillerie, auquel corps il ne fut attaché qu’en qualité de soldat du train des équipages, il n’était que voltigeur, et son grade de caporal faisait foi qu’il avait achevé ses services dans l’infanterie. De là une secrète et une profonde rancune que nourrissait Lapointe contre Schérer sur ses cinq pieds huit pouces ; mais Schérer, docile sur tout le reste, était fort légitimement délicat sur cet unique sujet ; de là parfois, après boire, des nuages entre nos amis. Schérer, aveuglé par l’ivresse, malmenait Lapointe ; Lapointe refusait de payer le vin bu, cette menace enflamma souvent le débat ; les amis s’oubliaient au point d’en venir aux mains, et la garde les rapporta plus d’une fois à l’hôtel ; mais ce n’étaient, comme j’ai dit, que des nuages, et je n’entre dans ces détails que pour mettre en son jour le singulier mélange d’aigreur, d’abandon, de rancune et de politique, qui régnait dans les rapports d’amitié de ces deux hommes.

Ce fut donc Lapointe que Schérer alla trouver pour manger, comme il disait, sa pièce de dix francs avec lui, honnêteté destinée à reconnaître bien d’autres honnêtetés de ce genre. Lapointe, à l’avance informé du mariage, en était comme on pense, secrètement piqué. Ce choix faisait ressortir les avantages physiques de Schérer ; l’ex-dragon, si longtemps son subalterne, allait se trouver son égal et même son supérieur à l’égard des choses de la fortune. Schérer, qui sentit vaguement où le bât blessait son ami, fut naturellement tenté d’en tirer avantage. Il alla donc trouver Lapointe avec un certain orgueil. Celui-ci fit bonne contenance ; disons d’ailleurs qu’en dépit de sa modération, Lapointe n’était point tout à fait insensible aux douceurs d’une invitation de cette espèce.

Nos amis s’acheminèrent, à force de béquilles, vers la barrière de l’École-Militaire, où ils entrèrent à l’enseigne du Galant Hussard, dont avait fait choix Schérer en souvenir des fines gibelottes et du vin poivré dont on s’y régalait. La séance fut amicale et d’une longueur démesurée. Lapointe laissa paisiblement s’épancher la satisfaction de son ami ; on but force rasades à la santé de la future, du futur, de leurs parents, et même de leurs alliés et amis, connus ou inconnus. La pièce de dix francs fut nettement employée, plus soixante-quinze centimes pour la fille, que Lapointe tira généreusement de sa poche. Ils sortirent à neuf heures du soir, dans une union d’autant plus étroite qu’ils ne pouvaient marcher qu’en s’étayant l’un l’autre à l’aide de leurs appuis, ce qui donnait dans l’ombre, à leur groupe, la vague apparence d’une trirème, ou autrement dit d’une galiote à six rames.

Le lendemain, Lapointe, moins maître de lui, se montra plus sec avec son ami et moins touché des avantages que lui faisait valoir celui-ci à l’égard de sa nouvelle parenté. Schérer ne s’en aperçut pas, et n’en eut que plus d’occasions de choquer la vanité ombrageuse de son camarade par l’expansion naïve de son bonheur. Tantôt il lui disait qu’il avait tout lieu de croire que sa future appartenait à une famille très comme il faut, tantôt que sa pension serait sans doute augmentée ; il laissa même entrevoir cette belle espérance qu’on pourrait bien un jour le retirer de l’Hôtel et l’admettre à finir sa vie au sein d’une famille respectable. Lapointe n’était point de force à supporter de si folles bouffées ; il finit par céder à la démangeaison longtemps contenue de rabaisser le ton de son compagnon d’armes. Schérer, piqué dans son orgueil, sentit qu’il était temps de mettre toutes voiles au vent, et c’est ce qui donna lieu à la scène qu’on va dire.

L’ex-dragon, un matin, alla chercher Lapointe, et s’arrêtant devant lui sans mot dire, il tira de sa poche le précieux louis d’or, son cadeau de noces, et se l’appliqua éloquemment sur l’œil gauche, après quoi, il le fit sautiller dans sa main aux yeux de son camarade ébloui. Lapointe pâlit, sans savoir comment parer cette botte.

— Allons, dit Schérer, je réitère les noces et festins. Même honnêteté de la princesse, qui connaît les usages du monde. Subséquemment, l’amitié se porte en masse, guide à gauche, sur le Galant Hussard, pour voir si j’y suis et si la mère Misu a réformé ses lapins. Hardi, Lapointe, pas accéléré, en avant !

— Allons, dit Lapointe accablé, en se redressant sur ses talons avec plus de peine que de coutume.

Comment résister à une invitation si gracieuse, appuyée sur une pièce d’or d’un usage si peu commun dans l’Hôtel. Il ne put pourtant prendre sur lui d’alimenter la conversation. Schérer parlait tout seul, et, selon l’usage, des douceurs infinies que lui promettait l’avenir. Lapointe, sous le poids de son dépit et de sa surprise, piétinait çà et là dans les ornières, contre son soin accoutumé de les éviter.

On arriva chez la mère Misu. Le menu étant débattu d’avance par devant les fourneaux meublés de casseroles, les deux amis s’attablèrent devant la table drapée de toile grise et ramagée de taches de vin. On but d’abord pour manger, puis l’on mangea pour boire. Mais l’humeur de Lapointe ne put tenir contre les séductions du premier service, qui s’annonçait sur un pied extraordinaire ; il commença de répondre à son ami, et s’étendit par reconnaissance sur l’inappréciable bonheur dont Schérer était favorisé dans une démarche aussi hasardeuse que le mariage.

— Voilà ce que c’est que d’être bel homme ! reprit Lapointe en soupirant, mais avec un sourire qui voulait flatter, et il est vrai qu’un verre de vin qu’il vidait en ce moment lui adoucit l’amertume de cet aveu.

— Bel homme ! dit Schérer généreusement ; un homme en vaut un autre. On n’est jamais qu’un homme, quoi ; beau ou vilain, chacun a sa qualité. Il n’y a pas de bel homme là-dedans.

— Allons donc ! je t’observe, moi, que c’est ton physique qui est l’auteur de ta chance ; tu me dirais que ton physique n’y est pour rien, que je dirais, moi : Schérer, tu fais erreur, tu as beau faire et beau dire, c’est ton physique qu’on a regardé là-dedans.

— Mon physique…

— Tais-toi, Schérer, je suis dans le vrai, et voilà la question : pourquoi donc qu’une famille quelconque aurait jeté les yeux sur toi de préférence ? Fais bien attention, ce n’est pas pour ta fortune.

— Je ne dis pas.

— Sans être précisément dans la peine, tu n’es pas non plus ce qui s’appelle à ton aise. Il y en a beaucoup dans l’Hôtel qui te dament le pion, relativement à ce qui est de l’argent mignon, envoi de parents ou n’importe.

— Pas de doute.

— Tu en conviens. Écoute encore un peu. Ce n’est pas pour ta naissance ? Vu que, sans connaître précisément ta famille, on voit bien à peu près que ce n’étaient pas des gens très comme il faut.

— Mon père était sabotier, dit Schérer.

— Il n’y a pas de sot état. Celui qui est sabotier et qui s’en fait gloire, pour lors, celui-là, je l’estime, comme tout sabotier ou n’importe quoi. Sabotiers ou autres, tous les métiers sont dans la nature, ce qui te prouve que j’ai raison. Pour lors, ce n’est pas pour cela que tu as obtenu la main de cette famille. Pour lors, ce ne serait pas non plus pour ton éducation, vu que tu manques de connaissances préliminaires, ayant été arrêté dans ta carrière par des blessures, entraînant l’incapacité de travail, qui ne t’a pas permis de continuer ton éducation négligée.

— Voilà ce que je regrette. Je serais aujourd’hui à la tête d’un régiment. Ces brigands-là m’ont pas fait apprendre à lire, — je parle de mes parents — mais je bois bien.

Les deux amis choquèrent leurs verres, comme ils n’y manquaient point à chaque repos de l’entretien, les vidèrent, les replacèrent, et Schérer les remplit de nouveau ; et, s’il faut le dire une fois pour toutes, remplir les verres, y porter la main, les approcher l’un de l’autre, les vider et les remplir de nouveau, composait uniquement et continuellement leur action, pour parler comme les professeurs d’éloquence.

— J’ai donc raison dans ce que je dis que c’est ton physique qui est recherché. Ce n’est pas un individu comme moi, Lapointe, qui aurait eu cette chance.

— Va donc, pourquoi ça ?

— Pourquoi ! pourquoi que je n’en suis pas capable. À cause des pertes que j’ai essuyées, relativement à mes amputations, et puis aussi que je n’ai pas été servi sous le rapport du physique ; je n’en ai même pas, pour bien dire, de physique.

— Va donc, je te dis, qu’est-ce donc qu’il te manque ? À ta santé !

— En te saluant. Non, reprit Lapointe en posant son verre, non, je sais ce qui me concerne. Jamais une femme n’aura la chose de faire pour moi des folies, comme je vois qu’on fait souvent.

— Tais-toi donc, il y en a qui sont capables de tout.

— Non, j’en suis sûr, je n’aurais pas pu, moi, Lapointe, me marier comme ça.

— C’est-il pour ta pituite ? Si c’est ta pituite, je ne dis pas ; tes autres infirmités ne regardent personne. — À ta santé !

— Salut.

— Mais, animal, qu’est-ce que ça te fait donc ? reprit Schérer peu après, tu es infirme, je le veux bien ; on ne veut pas de toi, je le veux bien encore. Mais qu’est-ce que ça te fait donc ? tu as de l’argent, te voilà tranquille.

Lapointe, qui cherchait des adoucissements dans les contradictions de son ami, demeura stupéfait et piqué au vif de le voir si vite abonder en son sens ; et si Schérer avait eu plus de malice ou les yeux moins troubles, il eût vu s’épaissir sur la face enflammée de Lapointe une teinte d’un rouge plus vif, qui n’était point l’effet des bouteilles ; mais le naïf Schérer poursuivit aveuglément :

— À ta santé !

— Faites honneur.

Lapointe posa son verre en pinçant ses lèvres, l’œil étincelant de dépit, et continuant d’un ton où perçaient les douleurs de sa vanité blessée :

— Et une supposition, vois-tu bien, qu’ils auraient bien voulu de moi, c’est à savoir si moi, Lapointe, j’aurais bien voulu d’eux.

— Comment dis-tu ça ? tu aurais refusé cette affaire-là ?

— Allons donc !

— Allons donc ?

— Pourquoi ça ?

— Parce que…

Schérer qui portait son verre à sa bouche s’arrêta tout court.

— Qu’appelles-tu parce que ?

— J’appelle qu’on met tout d’un côté, rien de l’autre, qu’on déshonore un homme, comme voilà toi, sur ses vieux jours, et qu’il est, comme dit l’ancien, le dindon de la farce.

— On me déshonore, dit Schérer d’une langue épaisse.

— Parlons raison, poursuivit le cruel Lapointe ; comment ça s’est-il fait ? Connais-tu la famille ? Non, pas vrai ? Ça peut être des gens très-bien, ça peut être de la canaille, ça s’est vu. Tu es un honnête homme, tu leur as donné ton nom ; qui est-ce qui te dit que tu ne paraîtras pas indirectement devant les tribunaux ? Tu as donc vendu ton nom ? pour combien ? Vingt francs par mois. Ça n’est fichtre pas cher.

Schérer, un moment en suspens, son verre au bord des lèvres, dit enfin :

— Je m’en moque ; à ta santé !

Et il but.

— Salue bien, dit Lapointe. D’après ça, tu as reconnu sur les papiers comme quoi tu étais le père de deux enfants inconnus ; ils ne sont toujours pas à toi ; ces enfants, ça peut être par la suite des voleurs ; tu les as toujours bien reconnus, ces enfants ?

— Je les ai reconnus, c’est vrai, mais… je ne les connais pas, ces enfants ; je m’en bats l’œil.

— D’après ça, qu’est-ce que je dirais de ta femme ? Tu ne la connais pas, ni moi non plus. Qu’est-ce que c’est que ta femme ? Une femme qui se marie pour vingt francs par mois, fallait-il qu’elle fût pressée !

— À ta santé ! dit Schérer ému.

— Et maintenant que te voilà marié, elle n’a plus à se gêner ; tu es là pour répondre, tes cheveux blancs sont compromis.

— Crédié ! s’écria Schérer en frappant du poing sur la table, si j’apprends quelque chose, je lui casse les reins ; on me connaît toujours estimable, Schérer, toujours.

— Tu ne sais toujours pas son adresse ?

— On la saura.

— Voilà encore ce que je n’aurais pas souffert ; on a manqué d’égards vis-à-vis de toi ; on t’a manqué ; un vieux militaire, bon soldat, blessé pour la patrie, comment t’ont-ils traité ? Aucune honnêteté. Tu leur donnes le nom d’un honnête homme, ils ne te rendent pas un coup de chapeau ; j’en ai rougi pour toi. On a du cœur, vois-tu, on ne peut pas voir un affront d’un camarade estimable.

— Va donc, va donc, je l’ai bien vu, sans faire semblant, que ces canailles-là m’ont manqué.

— S’ils t’ont manqué ! pour dix mille francs je n’aurais pas voulu ça. Un vieux brave ! des intrigants qui abusent de son ignorance, qui enchaînent sa liberté pour rien du tout, car enfin, tu pourrais, avec ton physique, trouver un parti plus avantageux… Tout ça pour vingt francs par mois !

— Lapointe ! s’écria Schérer avec un jurement intranscriptible, tu m’ouvres les yeux, ça ne se passera pas comme ça !

— Et ce n’est pas tout, dit Lapointe, ils t’ont promis vingt francs par mois : qu’est-ce qui le dit ? as-tu des papiers ?

Schérer était, dans son ivresse, comme un homme qui roule de roc en roc au fond d’un précipice ; il répondit d’une voix étouffée :

— Rien du tout.

— Eh bien, ça te sera retranché au premier jour, voilà comme ça marche. Au premier moment, psit ! et cours après.

— Ah ! si j’y courrai ? s’écria Schérer, j’irai mettre le feu chez eux. Voilà mon genre, à moi ; on ne me connaît pas.

— Je te plains toujours bien. Un homme d’âge ! te voilà pas moins lié pour le restant de tes jours.

— Canailles ! disait Schérer, aussi vrai que tu t’appelles Lapointe, je ferai des malheurs dans cette maison-là. Je te remercie toujours, tu es un vrai ami. À ta santé !

— Moi de même, dit Lapointe avec un sanglot ; car il avait le vin tendre, et le moment était venu pour lui de lâcher la bride à sa sensibilité. — Si tu savais, mon pauvre Schérer, reprit-il en versant des larmes, combien je t’ai regretté quand tu as fait cette folie-là ! Vois-tu bien, moi, Lapointe, je t’ai toujours porté de l’intérêt, mon bonhomme.

Ils en étaient là de leurs élans mutuels quand la mère Misu, en personne, vint les avertir qu’il était temps de se retirer. Elle les trouva tous deux en pleurs, se livrant aux plus vives démonstrations d’amitié ; et quand la digne femme eut réussi à se faire payer les frais du repas, elle les poussa ; se tenant tous deux embrassés, vers la porte qu’elle leur ferma rudement sur les talons, selon le cérémonial dès longtemps en usage dans son établissement.

Je ne décrirai pas la marche sinueuse de mes héros, ni leur arrivée providentielle dans l’Hôtel ; j’ai hâte de courir à des événements plus importants, quoique moins merveilleux, et qui marchent plus droit au but.

Il était convenu que Schérer irait toucher sa pension chez un notaire qui avait en dépôt certaines sommes que la famille Baffi mettait à la disposition de son bien-aimé fils. Schérer, stimulé d’ailleurs par le même Lapointe, se procura l’adresse de sa nouvelle famille. Mais pour précipiter cette relation surprenante, nous franchirons plusieurs scènes intermédiaires où Lapointe ne fit qu’irriter la blessure qu’il avait faite au cœur de Schérer, sous prétexte d’y verser l’huile et le vin. Cette expression n’est qu’à demi figurée, puisque le dernier de ces entretiens se tenait à la cantine de l’hôtel, où Schérer, sous l’égale impulsion des conseils de son ami et d’un nombre incalculable de petits verres, résolut de mettre à exécution ses projets antérieurs.

Il s’achemina majestueusement, fort de son droit, jusqu’à la rue de Verneuil, levant le nez de place en place et questionnant les Auvergnats du coin d’un air impérieux. Enfin il s’arrêta devant le numéro 10, et pénétra sous la porte cochère de l’air dont il serait jadis entré dans Berlin s’il avait pris seul cette capitale.

La loge du concierge était vide ; l’invalide se retourne, puis s’avance dans la cour et, frappant de sa canne sur les pavés, appelle le portier à tue-tête. Cette invocation fut accompagnée d’une pantomime impatiente et de jurons scandaleux dans une maison comme il faut, ainsi que disait le portier quand il montrait aux chalands ses appartements à louer.

La portière, qui rangeait une chambre de garçon à l’entresol, mit la tête à la fenêtre, mal prévenue en faveur d’un individu qui faisait ce vacarme, et plus mal disposée à s’adoucir en voyant que cet homme portait la capote d’un invalide.

— Qui demandez-vous ?

— Madame Schérer.

— Elle est sortie.

— Sortie ! Je vais y aller voir.

— Quand on vous dit qu’elle est sortie.

La portière, voyant que l’invalide s’acheminait vers l’escalier, descendit par bonds ; mais Schérer, sans baisser son accent hautain :

— Je demande madame Schérer ! mon épouse !

— Votre épouse !

— Légitime.

La portière, effrayée du ton, des paroles et des symptômes qu’elle reconnut dans la face de l’invalide, se pencha sur la rampe de l’escalier en criant d’une voix perçante :

Ernault !… descends vite, on a besoin de toi !

Le portier s’appelait Renault, mais on reproduit ici la prononciation de sa femme quand elle l’appelait de loin.

— Quand vous seriez deux, grommelait Schérer avec la quiétude de l’ivrogne, elle n’est pas moins mon épouse, ma femme, quoi ! Je m’en bats l’œil.

Ernault, glissant des régions supérieures, parut dans le simple appareil d’un portier qui frotte, manches de tricot et chaussons de lisière. Un clin d’œil de sa femme montra le péril.

— Tiens, parle donc à monsieur, qui ne veut pas entendre raison.

— Je parle honnêtement, dit Schérer ; madame n’est qu’une bête ; je demande madame Schérer, mon épouse devant la loi.

— Tu vois dans quel état il est, dit la femme.

— Ces dames sont sorties, dit le portier pâlissant. C’est la vérité qu’on vous dit.

— Vous êtes payés pour ça. Mais j’ai des droits ; ôte-toi de là que je passe.

Schérer enfonça son chapeau sur sa nuque d’un air qui présageait de sinistres événements si le portier se fût décidé à se montrer aussi chatouilleux que lui ; mais Renault fit un sacrifice à la paix des locataires.

— Tenez, obstiné, tenez, s’écria-t-il tout éploré en ouvrant la porte de sa loge, voilà leurs clefs ; qu’est-ce que vous voulez de plus ? Vous voyez bien qu’elles n’y sont pas.

Schérer s’arrêta dans la même attitude, pesant la force de cet argument.

— Madame n’est toujours qu’une bête, mais je reviendrai.

— On ne vous insulte pas, disait Renault tendrement en le reconduisant, n’insultez pas les autres.

— Qu’est-ce que tu racontes, concierge ? s’écria Schérer, content de voir s’ouvrir un nouveau jour à sa colère.

Mais Renault, par mesure prudente, acheva de le pousser hors de la porte, et la lui ferma à grand bruit sur le nez, le laissant exhaler sa fureur au dehors. Après quoi il rejoignit sa femme, encore trop ému de ce scandale pour songer aux extravagances de cet ivrogne, qui voulait que madame Schérer fût sa femme. Ce fut madame Renault qui la première rappela ce trait remarquable.

— Mon Dieu ! dit-elle peu après, ça ne m’étonnerait pas. Il m’est bien revenu quelque chose comme ça sur le compte de ces dames. Dans tous les cas, il y a du louche ; car enfin, ce monsieur l’Italien qui vient n’est pas de la famille. C’est toujours bien désagréable d’exposer une maison comme il faut à des invanies pareilles.

Ces suppositions eurent de longues suites quand les deux époux, leur besogne finie, furent réunis dans leur loge. Une heure après, mesdames Fressurey traversèrent le vestibule. C’était un usage suivi entre elles que la fille laissât à la mère tout le soin des rapports obligés avec les concierges. Madame Fressurey venait seule prendre la clé ou la bougie, tandis que madame de Schérer, gardant son quant à soi, montait fièrement l’escalier. La portière attendait cette entrée avec impatience : elle prit à part madame Fressurey, tout enflée de son mystère, et lui conta la chose de point en point avec tous les commentaires et tous les ornements que sa verve lui put souffler. Madame Fressurey pâlit.

— Chassez-le, ne le laissez jamais monter. — Puis, soupçonnant que sa fille s’impatientait, elle ajouta : Je vous dirai ce que c’est.

Et elle ferma la porte. En effet, Cécile, se retournant vers sa mère sur le palier :

— Mon Dieu, maman ! que peux-tu donc avoir à conter à ces gens-là ? c’est vraiment insupportable. Enfin que voulaient-ils ?

— Rien, dit la mère en dissimulant, une bagatelle, un monsieur qui est venu.

— Quel monsieur ?

— Un tapissier… qui venait offrir un meuble de salon. On lui a dit qu’il était acheté.

Découvrir l’affreuse vérité à Cécile, c’eût été la jeter dans une suite d’attaques de nerfs dont il n’était pas possible de prévoir la fin. L’excuse de madame Fressurey était bien choisie ; elle nous servira de transition naturelle pour conter les améliorations qui s’étaient nouvellement opérées dans le train de ces dames.

Leur premier soin après le mariage de Cécile fut, comme on pense, de changer de logement pour perdre la trace de leurs antécédents équivoques ; on prit alors l’appartement de la rue de Verneuil. À cette occasion, et comme ces dames allaient alors entrer librement dans le monde, M. le comte, dûment circonvenu, voulut bien faire la dépense d’un nouveau mobilier, ou du moins augmenter l’ancien qui n’était plus en harmonie avec le nouvel appartement plus vaste et plus élégant. La première servante fut renvoyée, et la nouvelle prit le nom de femme de chambre.

Déjà le cercle de ces dames s’était agrandi ; Cécile, remise à la musique, avait noué de nouvelles relations dans le monde des beaux-arts. Les anciens appelaient la table, je crois, l’entremetteuse de l’amitié ; j’en dirais autant du piano et même quelque chose de plus. Je n’affirme point que la nouvelle société fût parfaitement choisie ; c’était du moins ce qu’on peut voir de mieux chez des dames dont l’origine, le nom, l’état, se perdaient en des ténèbres si voisines, et que les visiteurs ne se souciaient point d’approfondir. On trouvait, je suppose, parmi la compagnie, madame Gidoin, à qui la reconnaissance attachait ces dames, quelques chanteurs de romances, quelques petits bourgeois séduits par les grandeurs de madame de Schérer, et qui se trouvaient honorés de ses bonnes grâces, etc., etc., etc. D’ailleurs, ces dames avaient si grande hâte de reconquérir leur considération, qu’elles venaient de concevoir une manœuvre décisive. Elles s’apprêtaient à donner un bal, laquelle solennité était fixée à huit jours de là.

On peut se figurer le zèle qu’elles apportèrent à préparer ce triomphe, où devait briller de tout son éclat leur état-civil remis à neuf. Le seul plan de cette fête les occupa trois semaines, et l’opportunité de chaque rafraîchissement fut discutée à part. La fille tremblait de donner dans la petite soirée à échaudés, et la mère, au contraire, moins piquée d’élégance, craignait de tomber dans l’excès. Il fut enfin arrêté qu’on aurait deux douzaines de glaces et deux plateaux de punch, sans compter les sirops et les limonades. On loua d’avance deux banquettes à crépines d’or ; à cette occasion, il fallut démonter le lit de madame Fressurey qui, pour ce soir-là, se résignait en bonne mère à coucher dans la soupente où on serrait le bois.

Ces dispositions arrêtées, on envoya les billets d’invitation dûment lithographiés, ce qui parut à madame Fressurey une prodigalité sans pareille. M. le comte Baffi avait promis d’assister à la soirée pour y jeter quelques reflets de son élégance ; mais une catastrophe soudaine répandit le trouble au milieu de ces préparatifs. L’altercation suivante la laissera deviner :

— Mon Dieu, maman, dit Cécile en traversant l’antichambre, dont la porte ouverte lui laissa voir sa mère en grande communication avec la portière, je t’ai pourtant dit bien souvent combien cela me déplaît. Que peux-tu donc avoir à bavarder avec ces gens-là qui ne songent qu’à espionner ?

Mais madame Fressurey, toute pâle et hors d’elle-même, n’eut pas cette fois la force de s’excuser.

— Eh bien, qu’as-tu donc ?

— Rien, dit la mère, d’une voix étouffée.

— Je veux le savoir ; je dois être instruite de ce qui se passe.

— Tu es une ingrate ! dit la mère, vaincue à la fois par l’injuste soupçon de sa fille et la gravité des événements, tu m’accuses… tu me fais des scènes… tandis que je cherche à te cacher des désagréments qui te feraient de la peine.

— Mais quoi donc ? Tu me fais mourir.

— Eh bien, cet homme…

— Cet homme ?

— Qui fait des siennes…

— Qui ?

— Ton mari.

— Mon mari ? dit Cécile surprise.

— Cet homme que tu as épousé…

— Il est venu ici ? reprit Cécile avec un froid désespoir qui lui laissa le courage de poursuivre ses questions.

— Voilà même plusieurs fois. Je voulais te le cacher, parce que je connais ta tête ; la portière a des ordres. Je lui ai bâti une histoire, rien n’est compromis ; mais il vient de temps en temps les tourmenter.

— Que veut-il ? qui lui a donné mon adresse ? Ah ! mon Dieu, maman, je n’y survivrai pas ! maman, mes pauvres enfants !

À ces derniers mots, jetés d’une voix perçante, Cécile s’élança dans le salon, se laissa tomber sur le divan, et là s’épanouit en l’une de ces pâmoisons dont madame Fressurey avait encore la bonté de s’effrayer par habitude quoiqu’elle en connût parfaitement la marche et les suites peu dangereuses ; elle courut donc à la suite de sa fille, le bonnet en l’air, les traits renversés.

— Ma fille ! mon enfant ! ne t’inquiète pas, ce n’est rien ; tu as voulu savoir… Je t’aurais caché… donne-toi patience… ah ! quels nerfs ! quels nerfs !

Elle avait coupé les cordons de la robe de Cécile, elle cherchait des flacons çà et là ; et cependant madame Schérer, dont l’éducation, comme on sait, n’avait point gêné l’excessive sensibilité, madame Schérer, dis je, livrait un combat des plus rudes à l’un des coussins du divan, qu’elle avait saisi corps à corps.

En sa qualité d’ancienne artiste, Cécile avait étudié sur le vif ces contorsions du drame, qui, du théâtre, ont passé dans les mœurs d’un certain public ; elle en avait fait bon usage dans ses rapports avec Baffi et ses prédécesseurs ; et dans ses plus vifs chagrins, le soin de la mise en scène jamais ne l’abandonna. Si ses cheveux étaient épars, ses bras tordus, ses nœuds rompus, c’était à bon escient ; elle s’écriait donc avec des hoquets tragiques, en se démenant sur le divan.

— Ma position ! mon avenir !

Elle se redressait brusquement, le regard fixe et farouche, et d’une voix précipitée :

— Je suis perdue ! perdue !

La vieille Fressurey, qui connaissait la scène de longue main, demeurait debout, interdite, dans l’attitude fatale du vieux Ruy-Gomez, au dénouement d’Hernani.

— Je suis une femme déshonorée ! reprit Cécile en jetant le mot à la manière de madame Doryal.

— Déshonorée ! hasarda de dire madame Fressurey, sois donc raisonnable, Cécile, tu pousses toujours les choses à l’extrême. En quoi es-tu déshonorée ? qui songe à te déshonorer ?

— Madame !… Madame ! s’écria Cécile, en se levant dans une attitude terrifiante et rejetant ses cheveux de la main, taisez-vous ! c’est à vous que je dois mes malheurs !

Madame Fressurey, habituée à de pareils mouvements scéniques, se contenta de répliquer mollement :

— Que tu es donc enfant ! d’après ça tu as tort de m’accuser. Si ton père vivait, il ne le souffrirait pas ; il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

Cécile, désarmée par ce sang-froid, se rejeta sur le divan.

— Au moins qu’il ne le sache pas, qu’on le lui cache.

— Qui ça ?

— Mon Baffi… Il mourrait de chagrin… ou il nous quitterait.

— Mais ça n’a pas le sens commun ; il n’en sait rien, cet homme. Tu as tort de prendre feu comme ça. Écoute-moi donc, mon enfant.

Madame Fressurey se rapprocha du divan, s’assit auprès de sa fille et la cajola des deux mains, en rajustant ses cheveux et son fichu.

— Tu conçois bien que je me suis mise en mesure pour parer à cet inconvénient. J’en ai parlé à madame Gidoin, qui est une femme de bon conseil.

— Oui, c’est elle qui nous met dans cette affreuse position.

— Mon Dieu ! elle a fait ce qu’elle a pu, cette femme ; elle ne veut que ton bonheur. Pour lors, un homme de loi va l’aller trouver, cette horreur d’homme, et lui dire rondement qu’à la première inconséquence de sa part, son mois lui sera supprimé : nous le tenons par là. Tu conçois qu’il finira ses amabilités ; en même temps on lui dira que nous sommes à la campagne. Le portier a des ordres sévères. Cette démarche va se faire aujourd’hui, j’aurai la réponse demain ; tu n’as à t’inquiéter de rien. Dans tous les cas, avec des protections, on pourrait faire mettre cet homme au cachot… ou le changer de garnison. Un militaire, on en vient toujours à bout.

Cécile, subjuguée par cette rhétorique qui s’étendit en répétitions, s’apaisa peu à peu ; elle goûta les raisons maternelles, et se flatta elle-même qu’après tout il ne lui serait pas impossible, avec un peu de crédit, de réduire un invalide à l’impossibilité de lui nuire. Néanmoins, ces premiers moments passés, l’épée de Damoclès resta suspendue sur la tête de ces deux femmes. La mère était loin de goûter cette sécurité qu’elle voulait inspirer, et Cécile ne pouvait maîtriser sa crainte, suite d’un si terrible avertissement.

À chaque coup de sonnette, durant ce jour et les suivants, le cœur de ces dames vibrait à l’unisson ; mais enfin madame Gidoin rendit bon compte de sa commission, et quelques jours s’étant passés sans encombre, la tranquillité se rétablit. La mère et la fille reconnurent qu’il était impossible à un pareil misérable de les troubler dans leur région supérieure.

Bientôt leur attention fut absorbée par cette fête qui était un coup de leur politique, et dont l’époque était proche. Qui ne sait que la vanité peut tout dans certaines têtes ! le soin de l’orchestre, des rafraîchissements et du luminaire, l’envoi des invitations, le remue-ménage pour la décoration du salon, occupèrent uniquement ces dames durant deux jours. Cécile n’en dormit pas.

Enfin, le fameux jour arriva, et l’on croira qu’Alexandre la veille d’Arbelles, ou Bonaparte au matin d’Austerlitz, furent moins affairés que la mère et la fille ; l’histoire est là pour le dire. Dès le matin, les banquettes, le piano, les quinquets, furent mis en place. Le portier Renault fut requis en cette occasion solennelle, et ce fut lui qu’on chargea le soir d’apporter les plateaux. Cécile voulait qu’on lui louât une livrée. Mais la fierté de Renault se refusa nettement à cette transformation passagère en laquais.

Ces dames dînèrent à la cuisine, sur le coin d’une table, de peur de déranger d’avance les magnifiques dispositions de l’appartement. Au reste, elles n’avaient point d’appétit. Cécile procéda ensuite à l’importante occupation de sa toilette, dès longtemps méditée.

Elle l’achevait à peine que Baffi, fidèle à sa promesse d’arriver le premier, fit entrer son cabriolet dans la cour ; car il avait dès longtemps réformé son carrosse, sous prétexte qu’il était moins commode, mais en réalité parce qu’il commençait à lui coûter trop. Cécile, goûtant ces économies, lui insinua qu’elles convenaient à un père de famille, quoiqu’il n’y eût personne dans le monde à qui cette qualification respectable convînt moins qu’à cet imprudent.

Le jeune comte parut dans le salon de ces dames en tenue de bal ; elles ne doutaient point que ce seul personnage, portant un tel titre, nourri dans le grand monde et mis dans le dernier goût, ne suffît pour hausser le ton de toute l’assemblée.

Malheureusement les deux premières figures qui parurent après lui étaient deux femmes, mère et fille, d’une laideur et d’un ridicule des plus choisis ; il est d’usage en pareil cas que ces créatures disgraciées soient des plus tôt venues. Baffi n’en fit pas moins de grandes galanteries ; érigé en héros de la fête et se sentant généralement admiré, il se pavanait dans sa fatuité comme le Mascarille des Précieuses ; sa présence, en effet, guinda la morgue des invités. Les pères de famille n’osaient tourner la mâchoire dans leur cravate bien empesée ; les jeunes gens, empêtrés de gants jaunes, se gardaient de plier les doigts, de peur de les salir ; les virtuoses prenaient de grands airs près du piano. Quant aux dames, elles figuraient sur leurs banquettes un assortiment de poupées fichées sur leurs piquets.

Dans cette somnolence cérémonieuse, Ernault passait de temps à autre devant les banquettes un plateau garni de sucreries et de bavaroises. Madame l’accompagnait maternellement pour joindre ses offres empressées à cette présentation silencieuse, ou plutôt pour intimider les invités gloutons, et veiller à ce que rien, comme elle le disait, ne fût gaspillé.

Enfin, après des murmures qui s’élevèrent dans un coin du salon et des supplications combinées d’avance, Cécile se laissa mollement entraîner au piano ; elle y chanta un duo italien avec un grand monsieur, basse superbe, qui toussait horriblement. Si l’on n’écouta guère, on applaudit beaucoup.

Ce mouvement ayant un peu rompu la glace, on annonça un quadrille. Les femmes invitées se levèrent en tumulte ; dans ce désordre, Renault, qui se trouvait engagé avec son plateau au milieu des groupes, augmenta la confusion, Cécile vit sa gaucherie, et se mit à crier comme parlant à son laquais :

— Renault, Renault ! vous encombrez ! qu’il est maladroit ! allez-vous en, Renault !

Mais madame Fressurey, effrayée des suites de cette grande liberté de sa fille et en voyant l’effet sur la physionomie de Renault, se précipita au devant de lui pour lui frayer un passage et réparer le mal autant que possible.

— Monsieur Renault, mon bon monsieur Renault, par ici, — et, faisant à sa fille force signes désapprobatifs, — prenez garde de vous cogner, monsieur Renault. Pardon, que je passe devant vous pour vous éclairer dans le couloir.

Mais ces adoucissements ne firent que blanchir contre la dignité du portier profondément blessée. Comme la contredanse lui laissait un moment de répit, il descendit tout boursouflé dans la loge, pour donner cours à son humeur, comme aussi pour dégonfler ses poches des sucreries qu’il y avait glissées malgré l’active surveillance de madame Fressurey.

— A-t-on jamais vu ? dit-il en fermant brusquement sa porte vitrée.

— Eh ben ! quoi donc ? dit la portière.

— Ces bégueules d’en haut…

— Je m’y attendais.

— Ça prend des airs avec moi, quand j’y vas par complaisance.

— Ah ! ben, par exemple.

— Renault, dit la jeune ; Renault, allez-vous en.

Le portier imitait le ton renchéri de Cécile, d’une voix de fausset qui fut peut-être l’intonation la plus comique qu’il eût jamais poussée ; il reprit de sa voix naturelle :

— Comme si j’étais leur domestique ! Tiens, que j’avais envie de lui répondre, est-ce que nous avons gardé vos amis ensemble ? Il ne s’en est pas fallu d’un cheveu que je ne lui réponde ça.

— Mon Dieu, mon Dieu, dit la portière, faudra donc que je les remette à leur place.

— Et puis cette vieille qui est toujours sur vos talons, et qui a l’air de se méfier, comme si on était des voleurs… Pour des saloperies comme ça, ajouta Renault en déposant sur la cheminée de la loge les biscuits et les marrons glacés en miettes dont il avait bourré sa poche.

En même temps il tira le cordon sur un coup formidable qui retentit à la porte de la rue et qui fit monter la mauvaise humeur des portiers à son comble.

— S’ils croient que je vais répondre à des coups pareils ! ça n’est que de la canaille qui vient chez eux, et ça joue aux gens conséquents.

On entendit alors les éclats d’un bâton sur les pavés et une grosse voix qui criait fort indécemment. Le portier ne douta point que ce ne fût encore quelqu’invité qui s’annonçait ainsi sans égard pour la paix de la maison.

— C’est trop fort ! s’écria-t-il, faut que j’aille y parler, je ne dois pas souffrir ça !

Mais à peine avait-il fait deux pas hors de la maison, qu’il donna du nez contre un corps énorme, chancelant, indiscernable, qui poussa un mugissement et qui exhalait une odeur bachique. En se redressant, Renault reconnut le visage enflammé d’un personnage trop connu, qui le saisit au collet.

— Qu’est-ce que tu es, toi ? le concierge ? Concierge, le cordon, s’il vous plaît ! d’autres diraient portier. Qu’est-ce que j’ai sous la main ? Faites-moi le plaisir d’y regarder voir ?

— Dites donc, vous, s’écria Ernault, avez-vous fini de plaisanter ?

— Je ne plaisante pas. Viens sous le quinquet me dire si tu es le concierge.

— Oui, je suis le concierge… Après ?

— Ah ! c’est différent. Je vous fais mes excuses. Je n’en veux qu’à votre femme… qui n’est qu’une chipie méprisable.

— Ah ça ! ne recommencez pas à me dire des sottises.

— Vous, je ne vous dis rien, faites excuse, parfait honnête homme, je n’ai reçu que des honnêtetés de votre part. Je vous estime. C’est votre femme qui est une poison du quartier.

— N’insultez pas le monde.

— Je ne l’insulte pas, le monde, je dis la vérité sur votre femme.

— Il n’est pas question de tout ça : vous allez sortir.

— Du tout, mon ami, je veux entrer.

— Vous savez qu’il n’y a pas moyen. Chez qui voulez-vous monter ?

— Chez ma femme… Madame Schérer… ma femme, quoi !

— Vous savez bien que cela ne prend pas, puisque ces dames disent que vous m’imposez, n’étant qu’un soi-disant parent dérangé par l’inconduite.

— Oui, voici ce qu’elles disent au sujet de ma légitimité ; mais on a paré la botte. Il y a des malins à l’Hôtel comme ailleurs, et Lapointe n’est pas manchot. Il aurait pu l’être… Il aimerait mieux ça… Enfin, on s’est mis en règle, et voilà ma feuille de route. Tiens, sais-tu lire, domestique ?

Il lui porta sous le nez une poignée de papiers qu’il tira de sa capote, et les appela l’un après l’autre, tandis que madame Renault, retenue comme son mari par la curiosité, demeurait debout, la porte entr’ouverte, sur le seuil de sa loge.

— Si tu sais lire, déchiffre-moi cette pancarte ; ce n’est pas moi qui la fais parler… Mairie du dixième arrondissement, ce jourd’hui ont comparu… N’est-ce pas quelque chose comme ça ? Heu, heu, heu,… Guillaume Schérer, ancien militaire, domicilié à l’hôtel des invalides, etc., etc… et Cécile Fressurey, rentière, etc… Qu’est-ce que tu dis de ça, Moustapha ? En v’la-t-il des papiers publics ? Ah ! on veut nous couper les vivres !

— Je te l’avais bien dit ! s’écria madame Renault.

— Eh bien ! après tout, reprit le portier, qu’est-ce que vous voulez que je fasse à ça ? J’ai des ordres, faut s’y conformer. On m’a recommandé de vous empêcher de monter.

— Comment, criquet ! puisque tu reconnais mes titres là-dessus, tu vois bien que je suis chez moi ; tu fermes la porte à ton maître, car tu n’es qu’un domestique.

Une pantomime fort vive accompagnait ces éclats de voix.

— Je vous dis encore une fois…

— Je te dis que je vais te casser en miettes, si tu me fatigues de tes observations. Faut que j’entretienne mon épouse en particulier.

— Tiens, au fait, dit tout bas la portière, laisse-le donc monter ; on verra ce que ça deviendra.

Mais le portier n’eut point à se reprocher d’avoir tout à fait livré passage, car Schérer, exécutant, comme il disait, une charge à fond, le poussa rudement et s’ouvrit un chemin vers l’escalier, qu’il ne pouvait franchir très-vite avec sa jambe de bois, ce qui eût donné au portier le temps de l’arrêter ; mais Renault se contenta, pour sauver l’honneur de son poste, de suivre à distance l’invalide en criant :

— Je vous dis que vous ne pouvez pas monter ! Quel obstiné ! Vous forcez la consigne, entendez-vous ? Pour un militaire, ça n’est pas délicat. Je vais chercher la garde, moi !

— Cherche, portier, cherche… Tu ne sais donc pas que j’en suis, moi, de la garde ?

Ce dialogue était entrecoupé en mesure par les coups pesants de la jambe de bois sur les marches de l’escalier.

Infandum ! La force des choses m’amène à parler latin. Madame Fressurey, la contredanse finie, ne voyant point reparaître Renault, était passée dans l’officine improvisée des rafraîchissements, qui avoisinait la porte de l’escalier. Elle entend du vacarme, une contestation, des menaces ; elle ouvre, et se trouve de plein saut dans les bras de Schérer, qui la prend à partie ; elle pousse un cri avant de pouvoir se reconnaître ; le portier, pour montrer son zèle, redouble de récriminations, qui couvrent la voix de l’invalide ; la porte demeurant ouverte, ce bruit perce au dedans. Cécile, toujours inquiète de sa mère et craignant quelque malencontre, court vers le lieu de la scène ; sa mère éperdue vient se jeter au devant d’elle, mais cette résistance irrite sa curiosité.

— Je crois bien, si je ne me trompe, que j’ai l’honneur de reconnaître mon épouse, dit Schérer.

Cécile voit ce chapeau à cornes, entend cette phrase, et roule dans les bras de sa mère.

— Ces dames, reprit Schérer avec la galanterie militaire, seront sans doute plus aimables que leur concierge : je demande la faveur de me présenter pour parler d’affaires.

Madame Fressurey ne savait auquel courir. Par malheur M. le comte Baffi, qui causait l’instant d’auparavant avec Cécile, s’étonne du bruit, et profite de sa liberté dans la maison pour aller voir ce qui se passe. Sa présence rend à madame Fressurey toute la force du désespoir ; elle dit à sa fille tous bas : Tiens-toi, ou tout est perdu, — et se précipite au devant du comte dans le corridor, en s’écriant :

— Allons, allons, ceci ne vous regarde pas, jeunes gens ; vous feriez de la peine à Cécile. Rentrez au salon. C’est une petite maladresse ; je vous conterai ça. N’abandonnez pas ces dames.

Baffi, riant sans savoir pourquoi, se laisse entraîner et rentre au salon.

— Quand ils seraient vingt, grommelait Schérer, j’entrerai. Les affaires avant tout. On est marié ou on ne l’est pas, de deux choses l’une.

— Je suis à vous, mon bon monsieur Schérer, lui dit gracieusement madame Fressurey.

— À la bonne heure, voilà une femme !

— Écoute, Cécile, dit tout bas la mère à la fille tremblante, ne t’étonne de rien, ne t’inquiète de rien, rentre au salon. Je vais te tirer de là ; fie-toi à petite mère, du courage et de l’aplomb.

Et, poussant sa fille dans le couloir :

— Monsieur Renault, allez donc placer le plateau, dit-elle au portier.

Elle courut à l’invalide qu’elle prit par le bras et attira dans un coin.

— Je suis bien enchanté de vous voir, mon bon monsieur Schérer ; nous voulions vous pousser une visite un de ces jours, mais il a fait si mauvais ! Enfin puisque vous voilà… Vous voulez entrer, vous voulez vous reposer un moment, n’est-ce pas ?

— Je ne vous cache pas… que je venais… Dame, oui, j’ai été choqué… Je ne suis pas content, quoi !

— Allons, méchant, laissez donc ça là. Nous sommes en train de nous amuser. Faut pas être grognon ; la jeunesse danse là-dedans. Mais il y a des friandises de votre âge. Vous arrivez à point nommé : Je viens de faire un punch de cinq litres.

— Cinq litres ! bégaya Schérer tendrement.

— Oui, et qui n’est pas piqué des charançons, et vous ne cracherez pas là-dessus, vieux mortier-monstre ; vous en aurez la bonne part. Mais, écoutez, mon bon monsieur Schérer, j’ai une observation à vous faire : Vous entrez là dans une société choisie, tous vieux parents riches, qui ne savent rien de rien ; vous comprenez ? Voulez-vous faire tort à ma fille, à votre femme, à la mère de vos enfants, nous priver d’un héritage et nous mettre dans la gêne pour votre petite pension ? Voulez-vous ça, monsieur Schérer ?

— Plutôt mourir, c’est ma devise, je suis trop délicat.

— Entrez donc, je le veux bien, et faites comme si de rien n’était. Laissez-moi dire, et dites comme moi, ou bien encore ne dites rien, ça sera plus tôt fait, et vous aurez le temps de vous rafraîchir.

— Je comprends.

— C’est dit ?

— N’y a qu’une parole.

— Entrez-moi là-dedans : histoire de goûter la cuisine de l’établissement.

Elle le poussa dans le laboratoire, et lui versa du punch dans un bol. Schérer, tout attendri, disait :

— Si j’avais su, je m’aurais habillé.

— Vous êtes très-bien comme ça. Je dirai que vous êtes un ancien ami de mon mari, qui lui a sauvé la vie, du temps qu’il vivait… Pauvre cher homme, c’est lui qui serait étonné de vous voir.

Madame Fressurey, que les vapeurs du punch avaient d’abord un peu troublée, essuya une larme avec un essuie-main qui se trouvait sur la table.

— Allons donc, vous êtes très-bien comme ça, ce n’est que l’odeur que je crains ; mais je vais faire porter le punch, ça se mêlera.

— En voilà une femme ! répétait Schérer en vidant le bol pour la seconde fois.

Un moment après, Renault entra dans le salon avec un plateau, à la suite revint madame Fressurey, baragouinant gaîment un nom allemand ; enfin l’on vit paraître Schérer dans la simplicité surprenante de sa petite tenue d’invalide.

Je laisse à deviner l’effet de la scène sur l’esprit des invités, quand ils virent figurer dans cette assemblée cette capote à boutons d’étain, cette canne et cette jambe de bois, ce visage bourgeonné et ces petits yeux de Schérer que l’alcool et l’admiration chargeaient d’étincelles ; mais madame Fressurey, sans affectation, le sourire sur les lèvres et courant comme un sergent de bataille dans les rangs des invités, glissait à l’oreille de l’un et de l’autre ;

— Fête de famille… un filleul de mon père… L’homme le plus respectable… sans sa blessure, il serait aujourd’hui maréchal… Quelle figure bien conservée !…et il a soixante et onze ans… Que cet homme-là me plaît !

Mais Baffi, avant d’être averti, vint à l’invalide.

— Eh bien ! Qu’est-ce que vous faites là ? Restez à l’antisambre.

— Comment donc ! s’écria madame Fressurey, survenant à propos ; lui, notre bon ami ! C’est un parent, c’est un ami !

— J’ai crou qu’il était doumestique.

— Lui ! notre bon ami ! Faites bien excuse, je vais vous conter ça.

Elle l’entraîna en lui parlant bas, tandis que Schérer, le regardant de travers avec ses yeux troubles, murmurait majestueusement.

— Heu !… gringalet !

Cependant les quadrilles se succédaient ; Schérer demeura paisiblement dans sa première attitude, appuyé au mur, sa canne à la main, près de la porte d’entrée et sur le passage des plateaux, qu’on ne manquait pas de lui offrir d’abord, comme il est dit dans la Fable qu’on présentait des gâteaux à Cerbère, ce qui fut pour le vieux guerrier une occasion de triomphe à l’égard du portier stupéfait, qu’il écrasait de regards vainqueurs et même de demi-mots insolents auxquels ce pauvre Ernault n’osait répliquer. Tant d’audace venait à Schérer du punch qu’on lui avait fait prendre depuis son entrée, sans préjudice des rafraîchissements de qualité inférieure, dont il s’était régalé lui-même en chemin. Schérer enfin, sous le charme de ces divers enchantements, sentit son vieux cœur se réchauffer aux accents d’une musique si bourgeoise, comme il disait pour en exprimer la perfection ; il commença de hocher la tête en battant la mesure allegretto du bout de sa canne, ce qui ne laissa pas de devenir un tableau fort intéressant pour ceux qui s’en avisèrent ; puis, promenant ses yeux éblouis sur les danseuses formant les figures d’un pas léger, il lui échappait à mi-voix des approbations que les proches voisins purent apprécier.

— Que c’est gentil ! ça vous marcherait sur un fer rouge… en v’là du sexe !… et cette petite qui trotte… c’est comme au théâtre, quoi !… Bravo ! les amours… et allez donc !…

Il faut dire que Schérer, sauf une garde montée à Vienne, un jour de fête, à l’état-major français, et sauf les blanchisseuses du Gros-Caillou, qui le dimanche dansaient dans la salle du Galant-Hussard ; à part ces exceptions, dis-je, si l’on peut les mettre en ligne de compte, Schérer n’avait jamais vu de femmes en robe de bal. C’est plus qu’il n’en faut pour expliquer son ravissement, sans y ajouter l’éblouissante clarté des quinquets et les odeurs capiteuses qui s’exhalaient de toutes parts des mouchoirs et des flacons des danseuses ; mais dans ce spectacle enchanteur, sa plus grande curiosité était pour sa femme, pour Cécile, qu’il ne perdait pas de vue. Schérer croyait rêver en se figurant qu’il était l’époux légitime de cette femme jeune, pincée, charmante, tout habillée de gaze et de fleurs. Notez que le vieux guerrier contenait au moment présent trois ou quatre bouteilles, grande mesure, de spiritueux, peu plus peu moins. Il souriait, bégayait, claquait des doigts, avec toutes les mines béates d’un magot articulé. Un moment il sortit de sa béatitude, tandis que Madame Fressurey passait d’une pièce dans l’autre, et, la tirant par le bras d’une main en réunissant tous les doigts de l’autre sur sa bouche démantelée, il fit entendre un pâteux clapotement des lèvres :

— Savez-vous qu’elle est fort bien, votre fille ; je vous en fais mon compliment bien sincère, querdi !…

— Voulez-vous vous taire, gentil dragon ? lui dit la mère avec un sourire joyeux. Elle passa vite sans faire attention. Il en résulta que Schérer, encouragé, voyant venir de son côté Cécile qui promenait ses grâces, se pencha vers elle amoureusement, comme on peut imaginer que fit l’âne de la fable levant sa corne usée.

— Ma parole d’honneur !… gentille tout à fait… et c’est sincère… Je suis flatté, quoi !…

Cécile, stupéfaite, blessée au vif, recula et lança sur le téméraire un regard chargé de mépris ; mais Schérer répliqua innocemment par une manœuvre digne d’un vieux tacticien ; il expectora un nouveau baiser sur sa main tremblante et l’envoya à sa femme.

Cécile disparut, percée jusqu’au cœur. On imagine ce qu’elle dut exhaler de plaintes, dès qu’elle put rejoindre sa mère ; mais madame Fressurey la réconforta, lui faisant voir que la chose aurait pu tourner plus mal, et qu’enfin ce bonhomme allait se retirer.

Pourtant bien des invités avaient déjà disparu, bien des danseuses s’étaient lassées, et Schérer n’annonçait pas l’intention de changer de place. Madame Fressurey s’approcha de lui un moment :

— Eh bien, dites donc, mon bon monsieur Schérer, faut pas vous gêner pour nous ; voilà qu’il se fait tard, vous devez vous coucher plus tôt que ça d’ordinaire.

— Faites pas attention, madame, ça me connaît ; j’ai monté des gardes nuit et jour.

— Ah ! c’est juste, un militaire ! C’est égal, si j’étais libre de m’en aller je ne tarderais pas à gagner mon lit.

— Et moi, j’en ai assez passé de ces nuits, dans la neige et partout, et je n’avais pas pour me distraire des jolies femmes qui battaient des entrechats. Quand nous avons été dans la Bavière…

Mais madame Fressurey, repoussée dans sa tentative, jugea inutile de prolonger cette conversation et disparut.

Quelques danses folles, les cotillons, les galops, dont on a coutume d’égayer la fin d’un bal, étourdirent l’assistance sur la présence obstinée de l’invalide ; après quoi le salon demeura presque vide. Schérer ne s’en allait pas. Baffi, furieux, fit mine d’aller l’avertir ; mais madame Fressurey le retint. À peine restait-il quelques retardataires qui voulaient, comme on dit, emporter les clés. C’étaient deux ou trois vieilles qui se flattaient qu’on les inviterait, faute d’autres, pour former un nouveau quadrille ; mais cette perspective faisait fuir les derniers cavaliers. Il ne se trouva plus assez de monde pour former ce quadrille tant désiré : il fallut partir. Ces vieilles, s’affublant piteusement de leurs coiffes et capuchons, embrassèrent tendrement la mère et la fille, avec mille politesses criardes. Aussitôt Baffi, sans contenir davantage ses bouillonnements italiens, se précipita vers Schérer :

— Eh bien ! qu’est-ce que vi faites là ?

— Et vous ? dit Schérer comme un homme qui se réveille d’un somme.

— Moi ? impertinent ! Vi demandez ce que ze fais là ? Sortez vite, mizérable !

— Oh ! mon cadet, s’écria Schérer son chapeau de travers, tu te vends toi-même ; c’est donc toi qui me détruis mon honneur pendant que je suis absent !

Cécile, dès les premiers mots de cette scène, était tombée à la renverse. La mère, revenant d’accompagner ces dames, se jette entre ces deux hommes. Baffi, l’écume à la bouche, se tenait toutefois à distance, tremblant de fureur et d’épouvante, car Schérer, plus haut de deux pieds, était véritablement terrible à voir. Pour celui-ci, il ne sortait de son gosier que des cris rauques, entrecoupés, toujours les mêmes.

— C’est ma femme : … ma femme légitime !… J’ai mes papiers…, le concierge les a vus, mes papiers, c’est mon épouse… légitime ! entends-tu, gringalet ?

— Portier ! portier ! s’écriait Baffi hors de lui, fuyant l’étreinte de son ennemi chancelant. — Oh ! ma réputation ! ma réputation ! criait Cécile en se roulant sur son tapis.

— Renault ! criait enfin madame Fressurey.

Il n’était pas besoin de tant crier, car le portier, friand de scandale, venait de lui-même avec sa femme et certain nombre de voisins ; ce renfort ranima le désespoir de Baffi, qui appelait à son aide.

— Moun domestique ! moun domestique !

— J’ai des papiers, gringalet… Je les ai montrés au concierge ; madame est mon épouse !… ma femme légitime !

Le portier, en sa qualité de portier, se rangea du parti du plus fort et du plus riche ; il saisit l’invalide par derrière à bras le corps. Baffi dès lors se précipita sur son adversaire, les voisins aidèrent et l’on parvint à traîner dans l’escalier Schérer, ivre de rage, qui ne cessait de crier :

— Concierge ! je te prends à témoin… tu as vu mes papiers… elle est ma femme légitime.

Et ces cris étaient bien (le portier et les voisins étaient présents) les pires coups qu’il pût porter à ses adversaires.

Cela fit un bruit horrible dans la maison. On connaît les suites ordinaires de ces événements sur les nerfs de Cécile. Nous tirerons le voile sur la scène déplorable qui suivit. Cécile y fit merveille de sanglots et de pâmoisons, madame Fressurey sua et souffla comme il convenait à la gravité de son rôle ; et Baffi, instruit de tout, touché de tout, pardonnant tout, finit par dire qu’il n’en aimait sa Cécile que davantage, et qu’il l’aimerait jusqu’à la mort (style épistolaire).

Nous passons à une scène plus tragique, quoique moins bruyante, et je n’ai rien moins à montrer au lecteur que l’aspect sinistre de Schérer et de son ami Lapointe marchant côte à côte, le lendemain de la fête, sur le boulevard de Gand. Il était neuf heures du matin. Il fallait d’étranges événements pour amener là ces deux hommes. Ils parlaient peu, marchaient la tête basse, d’un air résolu, s’arrêtant de temps à autre pour s’enquérir du chemin. Tout donnait à croire qu’il s’agissait entre eux d’une démarche de la dernière gravité. Ils s’arrêtèrent dans la rue Lepelletier au numéro 9, et, se présentant de front devant la loge du portier, Schérer demanda M. Baffi.

— Il est sorti, dit le portier étonné.

— Le gredin se cache, mais on le trouvera. Dites-lui de ma part qu’il est une canaille, et que Schérer, avec son témoin, le nommé Lapointe, ici présent, est venu en homme d’honneur pour lui mettre son sabre dans le ventre, et qu’il ne s’échappera pas. Suffit ; viens-nous-en, Lapointe.

Ils firent demi-tour sur leurs pivots de bois et s’en retournèrent. On ne rendra pas compte de leurs démarches successives, qui furent si pressées, si persévérantes, si multipliées, que le Baffi épouvanté n’osa plus mettre le pied hors de son appartement où il se faisait garder par son domestique ; enfin il fut obligé de s’en aller chercher un refuge chez un Italien de ses amis chassé de son pays pour complots politiques. Il ne pouvait paraître dans un lieu public, il n’osait se hasarder la nuit dans les rues sans craindre de voir paraître la redoutable figure de l’invalide, qui, dans son esprit, s’était changé en une espèce d’ogre et de croquemitaine. Cet état de choses eut pour résultat, premier châtiment d’une liaison coupable, de rompre momentanément tout rapport entre le jeune gentilhomme et sa Cécile.

Mais que ne se passait-il pas chez Cécile elle-même ? Écrasées par l’effroyable scandale qui avait suivi ce bal si chèrement médité, les pauvres femmes n’osèrent sortir de quelques jours, pour laisser passer les premières chaleurs de la honte ; mais elles ne demeurèrent pas longtemps dans cette solitude cuisante. Schérer les poursuivait avec autant d’acharnement qu’il en mettait à poursuivre Baffi ; il parut à divers intervalles comme un spectre vengeur chez le portier, qui eut encore fort affaire de l’arrêter.

Les Fressurey, comme leur infortuné protecteur, se voyaient bloquées chez elles par un homme résolu qui n’avait pourtant qu’une jambe. Baffi, dans le commun malheur, essaya de toutes les mesures préventives, jusqu’à porter plainte au procureur du roi ; mais, outre que le physique de Baffi, son accent et ses airs ridicules ne pouvaient donner à sa plainte toute la gravité désirable, les magistrats, le cas posé, n’y savaient nul remède, puisque Schérer, après tout, était l’époux légitime de Cécile, toujours aux yeux de la loi.

Une terrible péripétie vint compliquer au bout de quelques jours la situation de ces divers personnages. Schérer manqua un soir à l’appel et fut noté pour cause sur le livret du sergent. Le lendemain, on vit entrer une civière portée par quatre soldats de la ligne. Une patrouille avait trouvé l’invalide gisant à deux heures du matin dans l’avenue des Amandiers, quartier désert et mal habité, derrière l’hôtel, dans ce vaste espace de terrain où les maisons sont encore trop rares pour former des rues.

Schérer, tout sanglant et sans connaissance, fut recueilli au corps-de-garde du boulevard. À son arrivée dans l’Hôtel il ne parlait point encore. On le déshabilla, on le mit au lit à l’infirmerie, et les médecins constatèrent sur tout son corps, de la chute des reins au sommet du crâne, la présence de plus de cinquante-sept lésions ou meurtrissures produites par un instrument contondant (style médico-légal), comme qui dirait trique, gourdin ou bâton ferré. Quelques-uns de ces coups, portés sur la nuque, avaient fait jaillir le sang dont on avait trouvé Schérer tout souillé. Grande fut l’émotion dans l’Hôtel. Les amis de Schérer, ses chefs, vinrent le voir pour aviser aux premiers renseignements ; on se perdait en conjectures.

— C’est bien étonnant, disait un des fonctionnaires de l’Hôtel après la consultation, un homme qui n’a pas d’ennemis !

— J’en ai, des ennemis, dit Schérer, ranimé par cette parole ; qui est-ce qui n’en a pas, des ennemis, bêta !

Revenant à lui par degré, il raconta qu’il s’était vu assailli, à dix heures du soir, par deux hommes qui l’avaient assommé de coups, et qu’il savait d’où partaient les ordres. À la suite de quoi il raconta l’histoire de son mariage et ses suites. Lapointe, qui venait d’arriver, confirma la vérité de ces dépositions.

— Ah ! brigands ! ajouta Schérer en gémissant, ils n’en ont pas fini avec moi, si j’en reviens.

— Tu vois, dit Lapointe cruellement, si j’avais raison… et moi qui pourrais à présent te marier avec Toinette.

Le lecteur saura plus tard ce que c’est que Toinette. Schérer n’eut pas la force de répondre à son impitoyable ami. On se doute qu’il fut immédiatement rédigé un procès-verbal de l’événement. Dès que Schérer put parler, il s’empressa de donner son assentiment aux projets de poursuites judiciaires. On pense aussi que la justice, maladroitement instruite d’avance par les sollicitations de Baffi, fut vite au courant de l’intrigue ; et les premières mesures du magistrat, guidé par les indications du blessé, furent un mandat de comparution pour ledit Baffi, domicilié rue Lepelletier, numéro 9. Ô surprise ! on apprit là que M. le comte était parti subitement pour l’étranger. C’était une nouvelle présomption contre lui et contre les dames Fressurey, qu’on se proposait de mettre en cause, ne fût-ce qu’à titre de témoins, car on ne voyait d’ailleurs aucune charge directe contre elles. Or, on ne trouva plus au logis que la mère, qui s’arrachait les cheveux depuis deux jours en maugréant contre sa fille qui avait tout à coup disparu.

— Ah ! c’est sans doute, dit l’officier public chargé de la commission, qu’elle a pris la fuite avec M. le comte de Baffi.

— Plût au ciel ! s’écria la mère éplorée, ce n’est pas avec celui-là, c’est avec un mauvais sujet d’artiste du Mont-Parnasse, qui va sans doute la faire entrer dans sa troupe. Ah ! monsieur, abandonner sa mère ! quelle indignité ! avec un misérable mobilier dont la moitié n’est pas payée et deux enfants en sevrage ! Que vais-je donc devenir ?

L’officier s’épargna la suite d’une scène si lamentable. On apprit qu’en effet madame Schérer, sous un faux nom, avait pris la diligence avec un premier amoureux du théâtre du Mont-Parnasse, lequel, par parenthèse, assistait à ce fameux bal qui s’était si malheureusement terminé.

Voilà ce que j’appris par lambeaux sur le subit écroulement de cette prospérité des Fressurey, qui parvenait à son comble, et comment furent déjoués leurs plans par la simple introduction dans l’intrigue d’un malheureux invalide, vieux, éclopé, le dernier homme qu’on eût pu craindre. Je pourrais finir ici ce récit instructif, si le même hasard ne m’avait fourni quelques détails qui le complètent.

Schérer, par bonheur, se remit de ses blessures ; c’est un tour de septuagénaire brûlé d’eau-de-vie. Au bout d’un mois il se promenait dans les jardins avec son ami Lapointe, qui n’était pas fâché au fond de le voir marcher aussi péniblement que lui ; Lapointe, d’ailleurs, avait repris tous ses avantages et en écrasait d’autant l’infortune de son ami.

— Si tu m’avais écouté, Schérer, tu n’en serais pas là. La folie est faite ; mais combien de fois t’ai-je dit que tu devais te méfier des femmes ! Les femmes t’ont perdu.

— On rattrapera mon gredin. Les magistrats, à ce qu’il me paraît, ont écrit à sa famille, qui a de quoi dans son pays.

— Oui, mais tu ne touches toujours plus ta pension.

— On peut leur pincer des dommages-intérêts ; la justice a les bras longs.

— Oui, mais tu as toujours épousé une rien qui vaille, qui a compromis ton nom.

— Je la méprise.

— Tu as toujours perdu ta liberté ; car à l’âge que tu as, avec ton physique, tu pouvais encore trouver quelque chance : tiens, Toinette, qui est une femme établie et qui a une cantine qu’on peut dire bien achalandée, Toinette me disait encore l’autre jour : Ah ! si Schérer avait voulu…, et c’est une femme qui aurait tout fait pour ton bonheur. Au lieu de ça tu es un esclave, tu es lié devant la loi, tu as perdu ta liberté.

Schérer poussa un profond soupir, qui s’appliquait indistinctement à Toinette, à son débit d’eau-de-vie ou à la liberté qu’il avait perdue.

Sur ces entrefaites, le caporal de garde, le voyant passer au bout d’une allée, vint lui dire qu’on le demandait. Lapointe parut inquiet, car c’était une chose extraordinaire ; Schérer en conçut bon augure.

— Vois-tu, c’est peut-être quelque chose de bien qui m’arrive. Le magistrat m’a dit qu’il ferait des démarches auprès de la famille de l’Italien. Je m’attends de jour en jour qu’elle fera quelque chose pour moi.

Ce disant, il suivit le caporal à distance, et Lapointe le suivit lui-même de plus loin encore.

Schérer trouva devant le corps-de-garde une vieille femme et deux enfants qui jouaient.

— Ah ! monsieur Schérer, dit la vieille, vous savez le malheur qui m’est arrivé. Me voilà seule avec ces deux petits malheureux dont les mois sont échus.

Dans cette femme amaigrie, ruinée, mal vêtue et si prodigieusement changée, Schérer reconnut madame Fressurey ; mais l’indignation, la surprise, l’empêchaient de parler.

— Que je vous conte mes peines, mon bon monsieur Schérer, reprit la vieille, interprétant à bien ce silence ; ma fille est donc partie, comme vous savez, la malheureuse ! Voilà que la femme qui gardait ces enfants n’était pas même payée des deux derniers mois ; voilà qu’elle est venue me les ramener, et voilà que ces innocents me tombent sur les bras.

Si Schérer eût connu Molière, il eût répliqué par le mot de Sganarelle : Mettez-les à terre, car c’était là le fond de sa pensée ; mais elle se produisit ainsi :

— Eh bien ! après ?

— Eh bien ! mon bon monsieur Schérer, qui pourra donc les protéger, ces innocents ? qui pourra les secourir dans leurs petits besoins, si ce n’est leur père… pour le nom, du moins ; car ils portent votre nom, ces malheureux. Vous êtes un honnête homme, un homme d’honneur incapable de les abandonner. Vous vous en chargez, pas vrai ?

— Dites donc, vous, la femme, répliqua Schérer, la voix troublée par l’excès de l’étonnement, est-ce qu’ils sont à moi, ces enfants ? Vous pouvez les remettre où vous les avez, pris.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria madame Fressurey en pleurant, je m’y attendais. Faut-il donc qu’ils soient à ma charge, moi, pauvre femme, qui ne sais où donner de la tête ?

— Vous, comme l’autre, s’écria Schérer, vous avez abusé de ma sensibilité.

— C’est-il la faute de ces petits malheureux ? Que nous soyons tous punis, bon ; mais eux, les innocents, c’est pourtant eux qui vont porter le plus dur.

Les invalides s’étaient rassemblés au bruit et formaient un cercle autour des interlocuteurs, intéressés par cette scène touchante.

— Qu’est-ce que j’y fais, à ces enfants ? dit Schérer d’un ton plus digne.

— Ce que vous leur faites ? Mais, mon Dieu, il va leur arriver le plus grand malheur : je suis sans ressources, je vais être forcée de les mettre à l’hôpital.

— À l’hôpital ! dit Schérer en bégayant.

— Dame ! où voulez-vous que je les mette, puisqu’ils mourront de faim avec moi ?

— Laisse-la donc faire, dit Lapointe, qui était là avec les autres.

— Du tout, dit Schérer d’un ton héroïque.

Le profond silence qui suivit cette parole l’encouragea à développer sa pensée.

— Du tout, Lapointe, ton cœur se refuse aux commandements de la nature. Il ne sera pas dit que le nom de Schérer sera inscrit sur les cadres de l’indigence. Mes enfants, quoique n’ayant pas l’honneur de vous appartenir que par ouï-dire, vous êtes admis à partager le pain du soldat ! Cette soi-disant mère ou grand’mère me paraît vivement désirer que je vous adopte, sous peine de crever de faim à perpétuité.

— Schérer, tu fais là un beau trait, dirent les camarades présents.

— Allons, dit Lapointe, il se conduit bien ; on ne peut pas lui ôter ça.

Madame Fressurey, dans son transport, voulut se jeter aux pieds de Schérer et pousser les petits enfants dans ses bras.

— En voilà assez, dit Schérer ; indiquez-moi votre nouveau domicile, et attendez-moi jusqu’à nouvel ordre ; nous verrons à nous arranger ? Pas accéléré, qu’on file d’ici ; Schérer n’a que sa parole.

Après cette action magnanime si rondement accomplie, les camarades, Lapointe en tête, recommencèrent leurs félicitations ; mais Schérer, les interrompant :

— Je n’ai fait que mon devoir, quoi ! tout honnête homme connaît sa consigne dans un cas pareil.

Madame Fressurey avait dès longtemps quitté son fameux logement de la rue de Verneuil, dont le mobilier lui avait produit quelque argent ; mais ces ressources ne pouvaient la mener loin ; en femme de précaution elle se mit à faire quelques ménages dans le voisinage.

Schérer tint royalement sa parole, et l’on devine à peu près les arrangements qui furent pris entre ces deux personnages. L’invalide apportait sa ration de pain et de vin de l’Hôtel, et madame Fressurey, l’aidant de ses petites ressources, ils purent vivre tant bien que mal et nourrir les enfants. Ce n’était pas que Schérer, à l’instigation de Lapointe, ne reprochât parfois doucement à madame Fressurey, de lui avoir ravi la liberté, qui aurait pu lui permettre d’aspirer à la main de Toinette ; en somme, ils vivaient en paix, et Schérer ne manquait jamais, quand il faisait soleil, d’aller prendre les enfants pour se promener avec eux sur le boulevard.

Si l’on tient à savoir des nouvelles du couple disparu, nous dirons que Baffi, tout effrayé du tour de ses affaires à Paris, où il s’était passablement endetté, s’enfuit en Angleterre, laissant à son notaire le soin de s’entendre là-dedans avec son père. Quant à Cécile, on sut plus tard qu’elle jouait les Grandes Coquettes dans une troupe de comédiens, qui parcouraient les départements du midi de la France. Cependant la Providence ne voulut pas que le beau trait de Schérer demeurât sans récompense.

Trois mois après ces événements, un gros homme ventru, joufflu, fourbu, avec des favoris en broussailles, des cheveux amoncelés sur le front, un col par-dessus les oreilles, des breloques du haut en bas, le tout encadré dans un collet d’astrakan, qui figurait derrière sa tête le dossier d’une bergère, cet homme, dis-je, soufflant, suant et baragouinant, descendait dans la cour de l’Hôtel des Postes, au milieu d’un amas de caisses, valises, sacs de nuit, coussins, malles, cartons, dont les facteurs lui faisaient un rempart, sans compter les flacons, les rouleaux de mortadelle, et autres comestibles qui sortaient à demi de ses poches, et la chaufferette à eau bouillante qu’il portait sous le bras. Comme un si gros homme au milieu de ce retranchement gênait prodigieusement les opérations des facteurs si affairés en un pareil moment, on culbuta d’abord quelque peu ses caisses, ce qui lui fit rouler des yeux furibonds, puis enfin on le bouscula lui-même, à quoi, tout boursoufflé, tout hérissé des pieds à la tête, il s’écria :

Accidente che te piglia (ou à peu près) ! tou es oun gros insolent, vous !

— Qu’est-ce qu’il dit, le gros ? interrompit le commissionnaire. Où allez-vous, bourgeois ?

— Comment ! bourgeois ! il me appele bourgeois ! Canaglia ! et l’oun dit ce peuble de Paris si poli ! insolent ! familier !

— Fâchez pas, bourgeois !

Eccellenza ! Eccellenza ! ze souis le marquis de Baffi.

En effet, c’était le digne père du jeune comte, qui avait pris la poste sur les nouvelles transmises par le notaire, touchant les déportements et les vengeances par trop italiennes qui avaient motivé le départ précipité de son fils.

— La rue et le numéro, voilà ce qu’il me faut, reprit le commissionnaire en rassemblant les bagages.

Le marquis, consterné, le suivit de peur de succomber à l’apoplexie foudroyante dont il se sentait menacé.

On l’emmena à l’hôtel des Étrangers. — Je sens défaillir mon courage au moment d’entamer les dernières scènes de cette véridique histoire, et l’entrevue surprenante qui la couronna.

M. le marquis de Baffi connaissait donc les fredaines de monsieur son fils ; il les jugea assez graves pour quitter immédiatement sa chère ville et principauté de ***, se proposant d’y mettre un terme par tous les accommodements possibles ; il voulait surtout sauver les deux enfants, qui notoirement appartenaient à son fils, de peur que les précieux rejetons de l’illustre race des Baffi ne vinssent à manquer des égards qui leur étaient dus.

Monsieur le marquis apprit aussi l’aventure de Schérer et son dévouement touchant les orphelins ; mais que se figurait-il sur ce simple renseignement d’ancien Militaire, ou plutôt que n’imaginait-il pas d’honorable et de considéré ? Il trouvait tout naturel, d’ailleurs, qu’un vieil officier, bon gentilhomme peut-être, se fût honoré de prêter son nom aux enfants de son fils, aussi bien qu’à la femme qu’il avait distinguée. Cette dernière, il n’y fallait plus songer, puisqu’elle courait le monde ; et quant à la mère, le marquis, sur les renseignements du notaire, refusa de la voir ; sa première course fut donc pour l’ancien militaire qui demeurait à l’Hôtel des Invalides, où descendit solennellement le marquis du marchepied d’une voiture bourgeoise.

Il demanda M. Schérer dans son baragouin, et, se promenant sous les arcades de la cour d’honneur avec son importance transalpine, il se fit volontiers moquer des petits tambours qui attendaient la garde montante. Schérer, arrivant, on lui montra de loin l’étranger qui le demandait ; il vint au marquis d’un air brusque.

— Qu’est-ce que vous demandez ?

— Monsiou Schérer.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Monsiou Schérer.

— C’est moi.

— Oun ancien militaire.

— C’est connu.

— Je vous dis que z’ai affaire à monsiou Schérer.

— Je vous dis que c’est moi.

— Oun officier !

— Oun animal ! s’écria Schérer en le contrefaisant.

— Animal ! ze souis le marquis de Baffi !

— Baffi ! ça n’est pas vrai ; il est tout jeune, le brigand !

— Savez-vous que je souis son père ?

— Eh bien, votre fils est un polisson.

Toute la physionomie de Schérer s’était en un moment bouleversée.

— Là, là, piano, dit le marquis qui ne put alors le méconnaître, mais qui ne revenait point encore du rang inférieur de l’ancien militaire, parlez avec piou de respect de monsiou mon fils, je viens per tout arranger ; prenez tout de suite ceci.

Les traits de Schérer subirent une révolution nouvelle. Le marquis lui mit sans façon dans la main une bourse de bonne apparence.

— Per attendre, per attendre, ce n’est que les premiers présents, ajouta son excellence en bredouillant.

Elle demanda ensuite où étaient les enfants, et s’il pourrait les voir le même jour, afin de les mettre le plutôt possible dans une situation convenable. Schérer répondit à tout d’une manière satisfaisante. Après quoi le marquis le pria d’attendre un moment, et se fit annoncer chez un des fonctionnaires de l’Hôtel, qui lui fournit sur Schérer tous les renseignements qu’il désirait avoir.

Au sortir de là, il ne dédaigna point de donner place à Schérer dans sa voiture, ce qui fut aux yeux de ses camarades un triomphe dont Lapointe faillit étouffer, et l’on alla voir les enfants, à qui M. le marquis voulut bien reconnaître, en pleurant de joie, tous les traits de la famille. Schérer pleurait aussi.

Pour abréger, il fut conclu qu’une pension suffisante serait allouée à Schérer pour leur éducation, et même M. le marquis fit entendre que ses bontés n’en demeureraient pas là, à mesure qu’ils grandiraient. À l’exception de madame Fressurey, qui s’était discrètement dérobée à sa vue, il sortit de l’humble logement loué par l’invalide, béni de cette jeune et intéressante famille, si singulièrement rassemblée. J’ajouterai que M. le marquis ne quitta point Paris sans prendre des mesures efficaces pour forcer son fils à regagner au plus vite la ville et le toit paternel.

Rien ne m’empêcherait ici de poser la plume, s’il n’était survenu depuis dans le cœur de Schérer un sentiment bizarre, inexplicable, inattendu, dont il faut absolument rendre compte.

Depuis ces uniques moments de la fatale soirée où il put connaître sa femme, le souvenir de Cécile ne le quittait plus. Il s’était habitué avec le temps à la considérer comme sa propre et naturelle épouse, et, ce semble, par une vertu secrète du simple contrat civil, il sentit naître pour sa part tous les tendres et indissolubles attachements du mariage. Se voyant d’ailleurs dans une aisance assurée et ne sachant que trop que la malheureuse, comme il disait en soupirant, courait les bourgades avec tous les hasards de sa profession vagabonde, il se prenait souvent à regretter qu’elle ne fût point là pour rentrer en grâce et partager sa bonne fortune. Les petits enfants d’ailleurs, qu’il aimait, et dont il était toujours entouré, la lui rappelaient sans cesse, et ces tableaux de famille poussaient parfois ses sentiments jusqu’à des éclats de sensibilité, surtout s’il s’était arrêté à la cantine, dont il n’avait pu tout à fait se sevrer.

Madame Fressurey, soumise à sa destinée, par condescendance pour le vieux soldat dont elle appréciait les qualités, ou par bons restes d’amour maternel, répondait volontiers aux regrets de Schérer sur la folle enfant prodigue. Ils s’en entretenaient souvent ensemble en se promenant avec les enfants sur le boulevard voisin.

— Ah ! disait le vieux guerrier, si Cécile avait voulu !… J’étais fait pour elle… quoique dans le cas de lui pardonner… J’y en veux pas, moi… Elle ne fait tort qu’à elle… Cette vie qu’elle mène… elle n’a peut-être pas de souliers au jour d’aujourd’hui… Des comédiens… en v’là un état !… sans compter qu’elle est malheureuse avec son garnement… Oui, qu’elle est malheureuse… J’en mettrais ma main au feu !… Au lieu de ça, qu’elle se rangerait, une supposition, qu’elle voudrait faire une fin honnête, je suis toujours là, moi… pour son bonheur, quoi ! son vrai bonheur… et rien que ça.

— Allez, allez, ça finira par là, disait la mère, faut que jeunesse se passe… j’y ai toujours dit, moi… — Natole ! ne touche pas à la terre, vilain malpropre !… — J’y ai toujours dit, à Cécile, qu’il n’y avait rien de plus… tranquille… que la tranquillité… Elle ne m’écoutait pas… Mais la vache enragée, voyez-vous, Schérer, rien de tel… Un jour pour l’autre, elle verra que nous avons ici du pain à manger… d’après ça, ses enfants sont ses enfants… S’ils ne sont pas à vous, pas vrai, ils sont à elle… C’est sacré, ça !… elle est bien dans le cas de revenir… et ça ne tardera pas.

À la suite de ces conversations, madame Fressurey, sachant où trouver d’anciens artistes de sa connaissance, s’informait des villes où séjournait Cécile, et lui écrivait lettres sur lettres pour lui peindre l’état des choses, et la presser de retourner auprès de ses enfants et de son légitime mari. Elle y est peut-être retournée à l’heure qu’il est ; Dieu le veuille du moins.

Quoi qu’il en soit, Lapointe, définitivement écrasé par la prospérité de son ami, et qui n’avait plus même à le tourmenter du regret de n’avoir point épousé Toinette, puisque le cœur de Schérer était enfin fixé, Lapointe, dis-je, s’était de plus en plus envenimé. S’il buvait encore avec son vieux camarade, son vin tournait à l’aigre. Ils en vinrent souvent aux gros mots, et, j’en rougis pour ces vieillards, à de plus grandes violences encore, ne pouvant s’aimer ni se quitter. Le cheval de bataille de Lapointe était alors que Schérer était un infâme, qui avait reconnu ces enfants et trafiqué de son honneur pour de l’argent. Ce fut une scène de ce genre, comme je l’ai dit en commençant, dont je fus témoin il y a quatre mois.

Nota benè. — Excédé de ma rebutante besogne à transcrire le patois de ces pauvres gens, j’ai le bonheur d’apprendre au lecteur, avant de finir, que madame Schérer, après des traverses sans nombre, est positivement revenue auprès de ses enfants et de son mari. C’est le plus joli ménage du monde. Tel est le sort d’une mère et d’une fille coupables qui rêvaient l’opulence et l’élévation ; mais qui se trompèrent de route pour y atteindre.