Nouvelles Chansons du Chat noir/Préface

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Heugel & Cie (p. 7-22).


PRÉFACE


L’accueil bienveillant que la deuxième série des chansons du Chat Noir, de Maurice Mac-Nab, a rencontré auprès du public, nous détermine aujourd’hui à les réunir en volume. Le succès formidable que l’auteur remporta dans la salle minuscule des ombres chinoises de la rue Victor-Massé n’est pas encore oublié ; le nom de Mac-Nab est désormais associé à celui du Chat Noir, et l’on se souviendra toujours de la façon originale dont ce poète à la physionomie étrange, à l’abord sympathique, au geste saccadé, débitait ses œuvres. Avec son masque impassible de gentleman écossais, Mac-Nab était un gai, et lui, qui ne se déridait jamais, s’entendait à merveille à dérider les autres. Décider le rire, le rire franc, sain, communicatif, c’était là son bonheur, pour lui un véritable apostolat, l’apostolat de la gaieté, car il en était convaincu, et il se plaisait à le répéter : « Il n’y a que les bons qui sachent rire. » Aussi, toujours à l’affût, excellait-il à découvrir l’aspect comique des événements. Vers, prose, monologues, chansons, dessins, tout lui était bon pour manifester le besoin de satire humoristique qui le travaillait sans cesse. Mais c’était de la gaieté à froid et parfois même macabre, non pas qu’il fût jovial, exubérant, fantasque ; sa gaieté éclatait à distance dans l’esprit et sur les lèvres épanouies de ses auditeurs, sans que la physionomie du poète « excitateur » s’animât même d’un sourire ; on eût dit qu’il cherchait dans le rire des autres une diversion à quelque souffrance secrète. Ceux-là qui sont nés avec des aspirations vers un idéal quelconque, et dont l’organisation sociale féroce confine l’existence en des besognes répugnantes et mal rétribuées, ceux-là me comprendront. Qu’on joigne à cela la maladie qui le minait et que l’atmosphère malsaine des bureaux et le surmenage du travail postal accroissaient journellement, et l’on s’expliquera les deux hommes qu’il y avait en lui, le fonctionnaire correct et compassé, et l’autre, le fervent de l’idéal, le comique ahurissant par ses surprises, par ses coq-à-l’âne imprévus, par ses flegmatiques incohérences, le fantaisiste à tous crins symbolisant son naturel dans la dédicace sincère de son premier recueil.

À VOUS


    Très chière et très plaisante araignée
Qui souventes fois vîntes vous esbattre
    Entre les régions perturbées
            De ma folle teste
Je fais hommage de ces escripts mal en ordre
        Et quelque peu despourveus
            De Mélancholie.

Ce fut aux Hydropathes que Maurice Mac-Nab fit ses premières armes. Nous ne pouvons nous dispenser d’en dire quelques mots.

Il y a quelque douze ou treize ans, florissait à Paris la Société célèbre des Hydropathes. Ce fut une poussée de sève littéraire plutôt qu’une école proprement dite, car toutes les opinions artistiques y étaient représentées. Fondée par le marquis de Puyferrat, Émile Goudeau et Grenet-Dancourt, cette Société ne tarda pas à avoir un immense succès au quartier latin.

Les Hydropathes ! que de joyeux souvenirs évoqués par ce mot ! Souvenirs de bonnes et saines soirées consacrées à de hautes jouissances intellectuelles, dans ce temple du grand art où officiaient Charles Cros, Goudeau, Fernand Icres, Armand Masson, Jouy et tant d’autres ! C’était le samedi soir que se tenaient les séances où le public était admis gratuitement, sous la seule condition, formulée expressément par le patron de l’établissement, de consommer. Vers dix heures, dans l’ombre et le mystère qui planait sur la sombre rue de Jussieu, derrière la Halle aux Vins, on s’engouffrait dans un étroit corridor qui conduisait l’initié à une belle salle de conférences munie d’une scène et de tous ses accessoires, la salle de l’Ermitage. Une foule compacte d’artistes et d’étudiants s’y pressait, car, chose inouïe ! on désertait Bullier pour les Hydropathes, et, pendant que chacun s’installait devant un bock, on chantait en chœur la chanson de Charles Cros :

Proclamons les principes de l’art, etc.,
ou encore la complainte de Rollinat :

Jésus-Christ s’habille en pauvre :
Faites-moi la charité.
Des miettes de votre table
Je ferais bien mon souper.

Au fond, à côté du piano, une table avec un grand registre où venaient s’inscrire les poètes et les musiciens désireux d’interpréter leurs œuvres.

Tout d’un coup tintait la sonnette évocatrice du silence, cette sonnette chansonnée par Maurice Mac-Nab en quelques strophes des Poèmes mobiles.

Alors commençait le défilé des poésies devant un auditoire lettré et connaisseur, juge en dernier ressort de la valeur de l’œuvre. Ici pas de claque, pas d’enthousiasme de commande ni d’admiration mutuelle. Généralement Goudeau commençait le feu en débitant avec un art infini les Grecs, les Romaines, le Discours du bitume ou encore la Revanche des bêtes, qui eut l’honneur insigne d’être couronnée par la Société protectrice des animaux. Le lecteur ne m’en voudra pas de citer quelques vers de ce délicieux morceau. C’est d’abord la description des tourments que l’homme inflige aux animaux :

Tu musèles ton chien, tu tapes sur ton âne,
        Tu mets un mors à ton cheval ;
Tu fais férocement un sceptre de ta canne,
        Homme, roi du règne animal.

Mais un jour viendra le moment lugubre des revanches, et le ver conquérant sera chargé par la nature d’accomplir l’œuvre de justice

Où le mangeur sera mangé.

Pourtant, se souvenant qu’il fut bon pour les fleurs, la nature finit par pardonner.

...............
Dans les airs, par un soir d’été plein de chimères,
        De chants d’amour et de splendeurs,
Voleront, délégués par la Nature mère,
        Les papillons ambassadeurs.
Ils viendront sur ta tombe en costumes de fêtes
        Porter le baiser ingénu,
Le baiser de pardon envoyé par les bêtes,
        Quand tu seras fleur devenu !

Puis Grenet-Dancourt arrivait avec un bagage inépuisable de monologues, préludant au succès qu’il ne devait pas tarder à remporter avec sa comédie de Trois femmes pour un mari.

Après eux, celui qui se prodiguait le plus, c’était Fernand Icres, un Pyrénéen dont la muse un peu sauvage nous promenait émus dans des décors étranges, au milieu de scènes agrestes du plus pittoresque effet. Une de ces pièces les plus applaudies et encore inédite donnera une idée de sa manière ; mais, ce que je ne puis rendre, c’est l’accent inoubliable avec lequel il vous incrustait ses vers dans le cerveau :

LE BOUQUET


Symbolique ainsi qu’un ancien prophète,
Je veux mettre dans ton bouquet de fête
De mon cœur flétri l’image parfaite.

Il sera vraiment bizarre : je veux
Qu’en l’apercevant, un frisson nerveux
T’agite soudain, des pieds aux cheveux.

J’attendrai que vienne un soir de tempête,
Où le vent mugisse, où la foudre pète
Avec des éclats brusques de trompette.

Au loin tinteront de vagues beffrois,
Sonnant un tocsin fécond en effrois
Dans la nuit humide et dans les airs froids.

Lors, le sein rongé d’affres inconnues,
Au-dessus du monde et tout près des nues,
Seul je m’en irai par les roches nues.

Car sous les anneaux du spleen qui me mord,
Comme un misérable en proie au remord,
J’ai de ces désirs d’horreur et de mort.

Moins vifs que les feux bleus de ta paupière,
Les éclairs viendront frapper sur la pierre
Comme des zigzags ardents de rapière.

Or, par les sentiers aimés des bouquins,
La chair déchirée aux buissons taquins,
Je viendrai cueillir de jaunes lichens,

Des mousses gris pâle, herbes de l’automne,
Des feuillages tels que ton œil s’étonne
Devant leur aspect triste et monotone.


Puis je descendrai, pareil aux devins,
Vers les endroits fuis des oisillons vains,
Dans les antres noirs et les vieux ravins ;

Je me suspendrai comme les sorcières
Au bord des torrents dévalant des pierres
Et s’éparpillant en mille poussières,

Et j’arracherai les ronces ; mes bras
Racleront les rocs que je tondrai ras,
Et j’émonderai les houx scélérats ;

Et je fouillerai la haie et la sente.
Cherchant la ciguë âpre et malfaisante.
Et l’ortie à la piqûre cuisante…

Ainsi je ferai. Mie, appareillant
Une flore étrange et lugubre, ayant
Le renom mauvais ou l’air effrayant.

Et dans cet amas farouche, où voltige,
Papillon des deuils, mon sombre vertige,
Je planterai, droit et fier sur sa tige,

Un lis plein de grâce et de majesté,
Répandant de son calice argenté
Des parfums joyeux et de la clarté,

Ô très chère ! car mon amour candide
Au sein de mon âme horrible et sordide
Verse doucement sa blancheur splendide.

Au hasard de mes souvenirs, je citerai encore l’Ancienne, la Pyrénéenne, la ballade de la Fiancée. Que de joyaux de prix dans ce recueil des Fauves où le poète, déjà miné par le mal qui devait l’emporter, mit toutes ses souffrances et tout son cœur !

Mort aussi, Charles Cros ! Et celui-là, par ses facultés si diverses, son esprit presque universel, aussi apte à saisir les hautes spéculations métaphysiques qu’à rendre les côtés comiques de l’existence, je dirais même son génie, celui-là mérite bien une mention spéciale. Qui n’a été pris d’un fou rire irrésistible en entendant Coquelin cadet réciter l’Obsession, l’Homme raisonnable, le Hareng saur, le Bilboquet, ces monologues premiers-nés du genre, car Charles Cros est l’inventeur du monologue et, du premier coup, il l’a poussé à sa perfection ! Qui croirait que l’auteur de ces morceaux désopilants est le même qui composa les idéales poésies du Coffret de Santal ! Et ce n’est pas tout : ce poète, ce musicien exquis était en même temps le plus grand physicien du siècle. Dès 1867, il réalisait la photographie des couleurs ; on sait comment, le 30 avril 1877, huit mois avant la découverte d’Edison, il donnait à l’Académie une description complète, totale, définitive, du phonographe ? Le radiomètre de Crookes, le photophone de Bell, il les avait devinés, imaginés, décrits et précisés dans sa Mécanique cérébrale, cette étonnante algèbre des rythmes et des formes qui suffirait à elle seule pour lui faire une place à côté des psychologues les plus subtils. Charles Cros avait du reste de qui tenir : il appartenait à une famille titrée en originalité, indépendance et hardiesse d’esprit ; qu’il me suffise de citer son frère, le docteur Antoine Cros, qui nous a conduits dans le Problème sur les cimes vertigineuses de la pensée en nous montrant l’univers dans l’atome. Tout cela, on le savait dans le petit cénacle des Hydropathes, où il était choyé comme poète ; mais humble, timide et modeste, il ne parlait jamais de lui-même, et il fallut la plume autorisée d’Émile Gautier pour rendre à sa mémoire pleine et entière justice dans les colonnes du Figaro (3 avril 1891). Malheureusement, Cros, comme beaucoup de grands artistes, ignorait l’art de tirer un profit commercial de ses œuvres, et alors que ses monologues enrichissaient tant de diseurs de profession, il ne réussissait qu’à végéter dans la misère. Les paroles par lesquelles É. Gautier termine son article seront toujours d’actualité :

« De bonne foi, je crois avoir fait œuvre de justice et travaillé pour l’honneur de la patrie française, dont Cros ne fut que le Pic de la Mirandole alors qu’il aurait pu en être le Gœthe. Peut-être cela fera-t-il comprendre aux philanthropes de profession que la protection des hommes de génie, condamnés trop souvent à mourir avant l’heure, cervelle pantelante et cœur crevé, de la bêtise et de l’injustice ambiantes, n’est peut-être pas d’un moindre intérêt social que la protection des idiots, des infirmes, des nègres, des repris de justice et des animaux. »

Mais revenons à la petite scène des Hydropathes. Tantôt c’était Rollinat, le continuateur de Baudelaire, au timbre puissant, au geste épileptique, qui nous faisait frissonner d’horreur avec les poèmes étranges des Névroses, comme Mademoiselle Squelette, la Buveuse d’absinthe :

Pauvre buveuse d’absinthe,
Elle était toujours enceinte.


ou encore la Ballade du cadavre :

Oh ! qu’il te soit donné, Flamme, sœur de l’Éclair,
            Ô toi qui fais claquer dans l’air
Ta langue au sept couleurs, élastique et follette,
D’épargner au cadavre, avec ton baiser clair,
La pourriture lente et l’ennui du squelette !

Tantôt c’était Jules Jouy qui cherchait sa voie de chansonnier dans des monologues de l’effet le plus grotesque, comme la Soupe et le Bœuf et les Bancs.

Le Mouël disait en ses poèmes bretons les joies et les tristesses de la vie du marin : Père Jean, qu’on ne pouvait se lasser d’entendre et qui eut les honneurs de la Revue des Deux Mondes, ou la Ballade du violoneux.

Poète et dessinateur comme Georges Lorin, c’était lui qui avait la mission de présenter dans l’Hydropathe, — car les Hydropathes avaient un journal, — la caricature des membres du cercle. Et, de fait, Le Mouël est devenu l’un des meilleurs caricaturistes des journaux illustrés.

Que de noms il faudrait citer, presque tous arrivés à la notoriété : Richepin, Gaston Sénéchal, Georges Rodenbach, Paul Marrot, Paul Verlaine, Félicien Champsaur, Joseph Gayda, Charles Leroy, qui débitait avec un incomparable brio les épisodes de son colonel Ramollot ; Armand Masson, dont les vers délicats et pleins de sentiment me trottent encore dans la tête. Oyez plutôt :

QUAND NOUS SERONS RICHES


Que de fois, vu l’état de nos finances brèves,
Obligés de rogner les ailes à nos rêves,
Que de fois, pauvre Mie, avons-nous répété :
« Ce sera pour plus tard, lorsque nous serons riches ! »
Car jamais, Dieu merci, nous n’avons été chiches
            D’espérance ni de gaîté.

En avons-nous bâti des châteaux sur le Tage !
Et l’avons-nous assez escompté, l’héritage
De l’oncle légendaire et providentiel

Débarquant tout exprès du fond de la Floride,
Pour mettre le Pactole en notre poche vide,
            Comme un banquier tombé du ciel.

Et c’était des désirs de voyage en gondoles,
Des soifs de vins d’Espagne et des fringales folles
D’écrevisses chez des Bignons exorbitants ;
Des convoitises pour un bijou qui chatoie,
Et des ambitions de dentelles, de soie
            Et de robes couleur du Temps.

Pourtant, en attendant venir le temps des grives,
Nous nous accommodons du merle, en gais convives,
Réglant nos appétits aux fortunes des pots ;
Nous prenons l’omnibus à défaut de calèche
Et ne dédaignons pas notre château Ladèche,
            À défaut de château Margaux.

Et c’est le bon parti. Car le jour n’est pas proche
Où les rôtis cherront de la céleste broche,
Et la race n’est plus des oncles Barbassous.
Le dernier que j’ai vu, débarquant d’Amérique,
Pleurait dans mon gilet, rond comme une barrique,
            Et voulait m’emprunter cent sous.

Vois-tu ! quand nous serons riches, j’ai dans l’idée
Que nous aurons tous deux la mine bien ridée ;
Les coqs auront des dents, mais nous n’en aurons plus.
Il aura coulé bien des larmes sous les arches,
Et nous aurons atteint l’âge des patriarches
            Où tous les ors sont superflus.

Tu pourras assouvir tes rêves de dentelle ;
Mais alors, pauvre Mie, en seras-tu plus belle ?
Nous pourrons nous payer tout ce que nous voudrons ;
Mais nous n’aurons plus faim, ni plus soif, — triste chose !
Et nous aurons alors des lits en bois de rose,
            Mais, hélas ! nous y dormirons !

Et ce sonnet d’une saveur tout à fait fin de siècle :

L’ŒIL


L’œil était dans le vase ; un caprice d’artiste
L’avait agrémenté d’un sourcil violet,
Et sa prunelle peinte en rouge vif semblait
Vous regarder d’un air ineffablement triste.

C’est à la foire au pain d’épice qu’un beau soir
Nous gagnâmes ce vase au tourniquet. Fifine
Déclara qu’il était en porcelaine fine
Et voulut l’essayer tout de suite, pour voir.

Mais il parut si neuf, le soir à la lumière,
Qu’elle n’osa ternir sa pureté première,
Et le remit en place avec recueillement.


Elle fut très longtemps à s’y faire ; c’est bête,
Cet œil, qui la fixait inexorablement,
Semblait l’intimider de son regard honnête.

Du côté des musiciens, le violoncelliste Tolbecque, Marie Krysinska, Charles de Sivry et Georges Fragerolles, le compositeur tant applaudi depuis au Chat Noir, qui sertissait en des mélodies charmantes la Chanson des Gueux de Richepin. Citons encore Mélandri, Émile Cohl, André Gill, les deux Decori, — j’en oublie et des meilleurs. On juge quel régal était pour le public un pareil bouquet d’artistes.

N’oublions pas non plus de donner un souvenir à Sapeck, l’illustre Sapeck, comme on l’appelait au quartier, qui venait souvent donner la note burlesque avec les facéties extraordinaires dont il avait le secret.

Plus tard, les Hydropathes changèrent de nom et s’intitulèrent Hirsutes, sans doute à cause de la chevelure démesurée que quelques-uns se croyaient obligés, par tradition romantique, de porter. Aux éléments anciens s’ajoutèrent de nouvelles recrues et de bonnes : Émile Peyrefort, Georges d’Esparbès, Léo Trézenick, Léon Collignon, Jean Rameau, Émile Michelet, Laurent Tailhade, Charles Viguier, Marcel Baillot, Edmond Haraucourt, Charles Morice, Michel Ménard et enfin Jean Moréas, suivi de la phalange des symbolistes.

Ces réunions étaient pour les jeunes poètes une excellente école. D’abord l’indépendance était absolue, et le souci de plaire à telle ou telle coterie littéraire ou de satisfaire un public spécial était inconnu : tous les genres étaient admis, et quand l’idée était heureuse et la facture élégante, les applaudissements de bon aloi n’étaient pas épargnés, et l’on accueillait avec un égal enthousiasme la Légende des sexes d’Haraucourt, le sonnet Saint Sacrement de Michel Ménard, ou l’exubérance panthéistique des poèmes de Rameau.

École excellente de diction, car plusieurs étaient passés maîtres en l’art de faire miroiter l’idée dans les chatoiements rythmiques du verbe ; et ce quelque chose de lui-même que le poète met dans ses œuvres, empreinte de sa personnalité, qui donc saurait mieux que lui le faire sentir en les disant lui-même et en les disant bien ?

Jeunes, pleins d’avenir et d’espérances, jugés par leurs pairs, ces auteurs puisaient dans la faveur ou dans la froideur même de leur auditoire, — pierre de touche excellente de la mise au point de leur talent, — la raison d’une noble et fructueuse émulation ; aussi n’était-il pas rare de voir des débutants, froidement accueillis tout d’abord, arriver après quelques séances au succès le plus complet.

La séance terminée, on se séparait en entonnant en chœur une sorte de romance qualifiée par son auteur de Cri patriotique. Nous croyons intéresser le lecteur en rappelant ces vers exquis, dignes de passer à la postérité. D’ailleurs, M. Grévy appartient maintenant à l’histoire, les Hydropathes également ; honni soit qui mal y pense :

HYMNE À M. GRÉVY


Nous avons vu sur le trône de France
Des maréchaux, des rois, des empereurs.
Tous ces gens-là barbotaient nos finances.
Il n’en faut plus : Français, y a pas d’erreurs.
Grévy fait r’naîtr’ not’ cœur à l’espérance,
Il est intègre et joue bien au billard.
C’est tout c’ qu’il faut pour gouverner la France.
À ce jeu-là l’on n’ perd pas cinq milliards.
 
Il a sauvé not’ sainte République ;
Allons, Français, n’ayons tous qu’un seul cri
Pour acclamer Grévy le Jurassique,
Français, crions : Vive Jules Grévy !
 
Plus d’ Mexique, plus de folles conquêtes,
Plus de galas, plus de ruineuses cours ;
Tout pour le peuple, à lui toutes les fêtes,
Plein’s de drapeaux, de lampions, de discours !
Not’ président sait fair’ de beaux messages ;
Son diadème est un chapeau gibus,
Et méprisant les brillants équipages,
Pour ses six sous monte dans l’omnibus.

Il a sauvé…

Quand on nous prit l’Alsace et la Lorraine,
Des généraux commandaient nos soldats.
À bas les sabr’s ! La Chambre souveraine
Comm’ chefs d’armé’s veut rien qu’ des avocats.
Dans les congrès, r’troussant sa large manche,
Grévy jouera not’ sort aux dominos,
Le double-six nous donn’ra la revanche,
Nous pouvons bien nous passer de héros.

Il a sauvé…


Du président le modeste ménage
Donne l’exemple de tout’s les vertus.
À l’Élysé’, le bœuf et le potage,
Rôti, salad’, composent le menu ;
Et tous les soirs, l’usage le comporte,
Tout’ la famill’ trôn’ dans le grand salon :
C’est Duhamel qui reçoit à la porte,
Et celui-là sait t’nir une maison.

Il a sauvé…

Je voudrais faire revivre au lecteur toutes les jouissances intellectuelles d’une séance des Hydropathes ; je voudrais, à dix ans de distance, évoquer devant lui toutes les fleurs de ce jardin et lui en faire goûter les parfums ; mais, comme disait Goudeau dans Songe et Mensonge :

Et songer qu’il y a des valses de planètes,
Et qu’on n’a pas le temps de toutes les valser !

La note comique faisait un peu défaut aux Hirsutes ; elle n’était guère représentée que de loin en loin par Ch. Leroy, Galipaux et Jules Lévy, l’inventeur du Salon des Incohérents : Maurice Mac-Nab se chargea de la faire retentir. En arrivant du régiment, où il avait chanté tous les incidents de la vie de caserne, à la grande joie de ses compagnons de chaîne, son premier soin fut de s’enquérir d’un milieu propice au déploiement de ses instincts poétiques.

Un beau soir, on vit s’avancer sur la scène un grand garçon au nez proéminent, la figure longue et anguleuse noyée dans une barbe d’où émergeait un inamovible lorgnon : c’était Mac-Nab. L’air impassible, il entonna d’une voix de fausset les premiers vers des Poêles mobiles :

Le poêle, c’est l’ami qui, dans la froide chambre.
Triomphant des frimas, nous fait croire aux beaux jours ;
Son ardente chaleur nous ranime en décembre,
Et, sous le ciel glacé, réchauffe nos amours.

Puis, interrompant le couplet et laissant dormir le piano, il s’écria avec l’accent de la plus profonde conviction :

Le poêle mobile se distingue de tous les autres en ce que, muni de roues, il peut se déplacer comme un meuble. On le roule au salon, à la salle à manger, à la chambre à coucher. La prudence exigeant qu’on ne conserve pas de feu dans la chambre où l’on couche, on le ramène au salon pour la nuit. Le prix du modèle unique est de cent francs.

L’effet fut indescriptible ; ce fut une explosion de rires dans toute la salle. Ce contraste entre ces strophes d’une sentimentalité niaise à dessein et la fumisterie d’une annonce commerciale, le tout débité avec un flegme imperturbable et souligné d’un geste hélicoïdal toujours le même, était bien la chose la plus drôle qu’on puisse imaginer.

Puis ce furent les Fœtus, le Clysopompe, la Chanson du capucin. Dès ce jour, il fut célèbre dans les fastes du quartier latin et ses monologues y firent fureur.

Ce n’est pas que le bagage littéraire de Mac-Nab soit très étendu : les deux volumes des Poèmes mobiles et des Poèmes incongrus, une opérette, Malvina Ire, en collaboration avec le compositeur Hireleman, une thèse burlesque de doctorat, et c’est tout. Mais la plupart de ces morceaux portent l’empreinte d’une gaieté si franche et si originale sous des dehors parfois macabres qu’ils décidèrent une véritable popularité. L’indépendance lui manquait pour produire beaucoup. Tenu, de par son emploi de commis des postes qu’il ne voulut jamais quitter, par déférence pour sa famille, à consacrer le plus clair de son temps à une besogne prosaïque et exténuante, il n’écrivait que par raccroc, quand l’inspiration venait ; et ce serait miracle que cette fille de l’Idéal put descendre dans ces arrière-boutiques sombres, humides et malsaines, que sont les bureaux de poste parisiens.

Mais tout s’écoule, tout se transforme : c’est la loi de nature ; un beau jour, on apprit que les poètes, Goudeau en tête, avaient émigré à Montmartre, où les attirait l’auréole naissante du Chat Noir. Désormais les Hydropathes n’étaient plus qu’un souvenir ; mais le Phénix renaissait de ses cendres dans la petite salle de l’Institut du boulevard Rochechouart, où seuls les initiés étaient admis. À Rodolphe Salis, limonadier de génie, revient l’honneur d’avoir su grouper une véritable élite de poètes et d’artistes, en mettant à leur disposition un lieu de réunion pittoresque et les colonnes du journal le Chat noir, dont le succès allait de jour en jour en grandissant. Le nombre ne se compte plus des artistes lancés par le Chat Noir. Willette, Steinlen, Caran d’Ache y publièrent leurs premiers dessins ; Mac-Nab, d’Esparbès, Rameau, Masson, Denudy, etc., leurs meilleurs vers. Il y avait là un échange de bons procédés, une collaboration bien comprise, et tandis que ceux-là conduisaient le patron à la fortune, celui-ci les conduisait à la gloire. Bientôt la salle se trouva trop petite, et le Chat Noir, déménageant avec tous ses accessoires, vint s’installer dans un charmant petit hôtel de la rue Victor-Massé. Les murs se couvrirent d’objets d’art, de dessins et de fresques dues au pinceau délicat de Willette ; un suisse chamarré d’or fit retentir le vestibule du choc de sa hallebarde, et les garçons servirent les bocks revêtus de défroques d’académiciens, ce qui parut le comble de l’originalité. Une salle était réservée aux poètes, et tous les vendredis ils y tenaient leurs assises. La presse parla, les curieux affluèrent, et tout ce que Paris compte d’artistes et de littérateurs tint à venir dans ce temple de la bonne humeur

… gai comme un golfe,
Voir et complimenter Salis Rodolphe.

Maurice Mac-Nab fut vite l’idole de ce public sans cesse renouvelé, friand de nouveautés, et sa célèbre chanson de l’Expulsion des princes devint l’accessoire obligé de ces soirées. Il se consacra dès lors à la chanson, et sa verve satirique s’attaqua à tous les travers contemporains. Je ne crois pas me tromper en disant qu’il fut un des gros éléments de succès du Chat Noir ; on venait du fin fond de la province pour l’entendre. Il fallait le voir s’adosser au décor éblouissant de l’Épopée de Caran d’Ache, adresser un regard inquiet au piano, se frotter les mains d’un air timide, puis, se redressant soudain, clamer avec un zézayement inimitable cette injonction de l’anarchiste :

On n’en finira donc jamais
Avec tous ces N. de D. d’princes !

Ce qui le caractérise, c’est la recherche de la drôlerie dans les sujets qui en semblent le moins susceptibles. Quoi de plus invraisemblable que de faire rire à propos d’un pendu ? Mac-Nab résout le problème en plaisantant non le pendu, ce qui serait de mauvais goût, mais les braves gens qui sont autour.

Soufflez-lui de l’air dans la bouche :
C’est pas possible qu’il soit mort !


Il blague, il blague, mais toujours d’une façon si franche et si bon enfant, que personne de ceux qu’il blague ne songe à s’en formaliser. Il blague le conseil municipal, et ces messieurs du conseil viennent applaudir à qui mieux mieux l’innocente satire dans laquelle il les drape ; il blague le peuple dans le Bal de l’Hôtel de Ville, et le peuple, désarmé par le rire, fredonne :

Quand on a bon cœur,
On pense à sa sœur,
À sa femme, à ses mioches !


Il n’épargne pas même l’administration que l’Europe nous envie, comme en témoigne la charge du Sous-Préfet fin de siècle :

        Y aura des dortoirs
Pour ceux qui se laisseront choir
Entre les pieds de la table.
        L’administration,
        Pleine de compassion,
        Fournira des potions
        Pour les indigestions.


Chez lui, la malice est toujours dépourvue de méchanceté, si bien qu’après avoir ri aux dépens de tout et de tous, la presse de tous les partis lui fut toujours sympathique. Et pourtant il n’était pas tendre pour les adeptes d’un certain patriotisme quand même, bruyant et encombrant, qui avait le don de l’agacer spécialement :

Que ferais-je de mes dix doigts
Si je ne sauvais la Patrie ?

Voilà son opinion en deux vers, et qui songerait à s’en scandaliser ?

Toutefois, nous avons cru devoir supprimer de ces deux recueils la plus légère allusion politique.

Quelques esprits chagrins pourraient, par exemple, taxer de tant soit peu irrévérencieuse la spirituelle complainte du Bon saint Labre. Qu’ils se rassurent : j’ai rencontré dans des coins reculés de province de braves curés qui en faisaient leurs délices ; c’est l’absolution avant le péché.

Tout ce qu’il faisait était personnel, original, bizarre, provoquant un rire parfois inexpliqué, toujours spontané.

Et puis, il avait une telle façon de les interpréter, ses vers, avec son impassibilité déconcertante, des éclats de voix inattendus et son geste « en bois » ! Tout son être rayonnait le comique ; aussi fut-il tout de suite remarqué, quand la pléiade des « Hirsutes », transportant son quartier général du boulevard Saint-Michel à Montmartre, Mac-Nab passa les ponts avec Goudeau, Jules Jouy, Alphonse Allais, Le Mouël, Icres, Charles Cros ; et à peine eut-il fait son apparition sur le petit théâtre de la rue Victor-Massé que le Tout-Paris boulevardier monta au Chat Noir pour l’entendre.

On allait écouter Mac-Nab, Jouy, Meusy à la sortie des théâtres, comme on aurait été voir Daubray ou Christian. Il ne se donnait pas une fête dans un cercle parisien sans que Mac-Nab fût au programme. On se l’arrachait pour les soirées.

Et qu’on songe que ce n’est qu’après un labeur quotidien de douze et quelquefois de quinze heures qu’il commençait à s’appartenir ! Et pour lui, s’appartenir, c’était se prodiguer : cette vie l’épuisa rapidement.

Peut-être aussi abusa-t-on un peu de son inépuisable complaisance ; il ne savait pas refuser un service.

Ce concours qu’il apportait au Chat Noir fut toujours rigoureusement désintéressé ; il arriva un moment où, de purement bénévole, il devint indispensable, car les séances d’ombres chinoises sans les chansons de Mac-Nab perdaient beaucoup de leur saveur, et ce moment coïncida justement avec les débuts de la terrible maladie qui devait l’enlever.

On le prenait par les sentiments, et lui, par bonté d’âme, cédant aux sollicitations indiscrètes, quittait contre toute prudence le lit où il grelottait la fièvre, et, toussotant, courbaturé, il venait chanter la chanson demandée.

Il cessa dès lors de produire de nouvelles chansons ; mais en partant pour Cannes, il en laissait une, le Pendu, qui est un véritable petit chef-d’œuvre. Mac-Nab, absent, ne fut pas oublié, et des camarades dévoués, M. Valbel au Chat Noir, M. Brébant, dans les salons parisiens, conservèrent à son œuvre toute sa popularité.

À Cannes, son état ne fit que s’aggraver ; car, comme il l’écrivait lui-même, pour se soigner dans le Midi, il faudrait avoir des rentes, et les bureaux de poste sont mortels sous toutes les latitudes. Il remplit ses fonctions jusqu’au bout ; mais si ce n’était pas encore le grand air et la liberté qu’il avait rêvés toute sa vie, c’étaient du moins le soleil, son vieux camarade, comme il l’appelait, et les fleurs inspiratrices de ses derniers vers. Les journaux de Cannes publièrent sa charmante Bataille des fleurs, qui se termine sur cette judicieuse remarque :

............
Si les peuples étaient plus sages,
Les jours qu’ils ne sont pas d’accord,
Le canon tairait ses orages,
Les vaisseaux resteraient au port.

Le moment venu d’en découdre,
Ce serait sans deuils et sans pleurs :
Au lieu de brûler de la poudre,
On se battrait avec des fleurs.

En dépit de l’état de prostration dû à la maladie, il n’abandonnait pas son passe-temps de prédilection, et environné de fioles, de médicaments, de médecins et d’ordonnances, il trouva là matière à la plus cocasse des plaisanteries. Cela prit la forme d’une thèse médicale sur le Mal aux cheveux et la Gueule de bois présentée à la Faculté de Montmartre. La chanson du Mastroquet de Suresnes est tirée de cette thèse, au chapitre Étiologie. Ce fut là sa dernière œuvre.

Ceux qui savent susciter le rire possèdent, seuls peut-être, l’heureux privilège d’être aimés pour eux-mêmes. On les recherche, on les choie, parce qu’ils créent de la joie et endorment pendant quelques instants le souci de vivre. Quand ils disparaissent, l’arôme de leur personnalité leur survit, et on les aime encore après leur mort pour la bonne humeur qui règne dans leurs œuvres. Mac-Nab fut de ceux-là. Artiste peu soucieux des nécessités de l’existence, mais très fier, il vécut toujours très dignement. Il fut toujours le plus serviable des amis, et laissa, j’en suis sûr, moins d’obligations que d’obligés. Sa dernière préoccupation, quand il s’éteignit à l’hôpital de Lariboisière, fut la publication de ses chansons. Aujourd’hui, son vœu est réalisé : l’artiste Kam-Hill les a popularisées dans les grands concerts de Paris, et les éditeurs du Ménestrel n’ont rien épargné pour qu’elles fussent présentées au public avec luxe et coquetterie. Nous saisissons avec joie l’occasion qui nous est offerte de les en remercier au nom du poète disparu et au nom de la vieille gaieté française.

Donald MAC-NAB.