Nouvelles asiatiques (1924)/La Guerre des Turcomans

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IV
LA GUERRE DES TURCOMANS


Je m’appelle Ghoulam-Hussein. Mais comme c’était le nom de mon grand père, et que naturellement, mes parents, en parlant de lui, disaient toujours « Aga » c’est-à-dire monseigneur, on m’appelait seulement Aga, par respect pour le chef de la famille, dont le nom ne saurait se prononcer légèrement ; et c’est ainsi que je me nomme, comme les innombrables compatriotes que j’ai dans le monde et qui répondent à ce nom d’Aga, par le même motif que leurs grands pères se nommaient comme eux Aly, Hassan, Mohammed ou toute autre chose. Ainsi je suis Aga. Avec le temps et quand la fortune m’a souri, c’est-à-dire que j’ai eu un habit un peu propre et quelques shahys dans ma poche, j’ai trouvé convenable de me donner le titre de « Beg ». Aga-Beg ne fait pas mal. Malheureusement, j’ai été d’ordinaire si peu chanceux, que mon titre de Beg a disparu en maintes circonstances devant la triste physionomie de mon équipage. Dans ce cas là, je suis devenu Baba-Aga. J’en ai pris mon parti. Depuis que des circonstances dans lesquelles, je l’avoue, ma volonté n’est entrée pour rien, m’ont permis de visiter, dans la sainte ville de Meshhed, le tombeau des Imams, et de manger la soupe de la mosquée le plus souvent que j’ai pu, il m’a paru au moins naturel de me décorer du titre de Meshhedy, pélerin de Meshhed. Cela donne un air d’homme religieux, grave et posé. J’ai ainsi le bonheur de me voir généralement connu, tantôt sous le nom de Baba-Meshhedy-Aga, ou sous celui que je préfère de Meshhdy-Aga-Beg. Mais Dieu dispose de tout ainsi qu’il lui plaît !

Je suis né dans un petit village du Khamsèh, province qui confine à l’Azerbeydjân. Mon village est situé au pied des montagnes, dans une charmante petite vallée, avec beaucoup de ruisseaux murmurants, qui courent à travers les grandes herbes en gazouillant de joie, et sautant sur les pierres polies. Leurs rives sont comme encombrées de saules épais dont le feuillage est si vert et si vivant, que c’est un plaisir de le regarder, et les oiseaux y nichent en foule et y font un remue-ménage qui jette la joie dans le cœur. Il n’y a rien de plus agréable au monde que de s’asseoir sous ces abris frais en fumant un bon kalian plein de vapeurs odorantes. On cultivait chez nous beaucoup de blé ; nous avions aussi des rizières et du coton nain, dont les tiges délicates étaient soigneusement abritées contre les chaleurs de l’été par des ricins plantés en quinconce ; leurs larges feuilles faisaient parasol au-dessus des flocons blancs de leurs camarades. Un moustofy, conseiller d’État de Téhéran, homme riche et considéré, nommé Abdoulhamyd-Khan, touchait la rente du village. Il nous protégeait avec soin, de sorte que nous n’avions rien à craindre ni du gouverneur du Khamsèh, ni de personne. Nous étions parfaitement heureux.

Pour moi, j’avoue que le travail des champs ne m’agréait pas, et je préférais infiniment savourer les raisins, les pastèques, les melons et les abricots, à m’occuper de leur culture. Aussi, j’avais à peine quinze ans que j’avais embrassé une profession qui me plaisait beaucoup plus que la paysannerie. Je m’étais fait chasseur. J’abattais les perdrix, les gélinottes, les francolins, j’allais chercher les gazelles et les chevreuils dans la montagne ; je tuais par ci par là un lièvre, mais j’y tenais peu, attendu que cet animal ayant la mauvaise habitude de se nourrir de cadavres, personne n’aime à en manger, et comme il est difficile de le vendre, tirer sur lui c’est de la poudre perdue. Peu à peu, j’étendis mes courses fort loin en descendant au milieu des forêts du Ghylàn ; j’appris des habiles tireurs de ce pays à ne jamais manquer mon coup, ce qui me donna comme à eux la confiance d’aller à l’affût du tigre et de la panthère. Ce sont de bons animaux et leurs peaux se vendent bien. J’aurais donc été un homme extrêmement content de son sort, m’amusant de mon métier et gagnant assez d’argent, ce que, naturellement, je ne disais ni à mon père ni à ma mère, si, tout-à-coup, je n’étais devenu amoureux, ce qui gâta tout. Dieu est le maître !

J’avais une petite cousine âgée de quatorze ans qui s’appelait Leïla. J’aimais beaucoup à la rencontrer et je la rencontrais fort souvent. Comme nous avions à nous dire une foule de choses et que nous n’aimions pas à être interrompus, nous avions fait choix d’une retraite précieuse sous les saules qui bordaient le ruisseau principal, à l’endroit le plus épais et nous restions là pendant des heures sans nous apercevoir de la longueur du temps. D’abord, j’étais très-heureux, mais je pensais tant et tant et tant à Leïla, que, lorsque je ne la voyais pas, je me sentais de l’impatience et de l’inquiétude, et je courais de côté et d’autre pour la trouver. C’est ainsi que je découvris un secret qui me précipita dans un abîme de chagrin ; je m’aperçus que je n’étais pas le seul à qui elle donnait des rendez-vous.

Elle était si candide, si gentille, si bonne, si tendre, que je ne la soupçonnai pas un seul instant d’infidélité. Cette pensée m’aurait fait mourir. Pourtant je fus bien fâché de trouver que d’autres pouvaient l’occuper, l’amuser, au moins la distraire, et, après m’être beaucoup demandé si je devais lui confier mon chagrin, ce qui m’humiliait, et être convenu qu’il ne fallait pas me plaindre, je lui dis tout.

— Vois-tu, fille de mon oncle, m’écriai-je un jour en pleurant à chaudes larmes, ma vie s’en va et dans quelques jours on me portera au cimetière ! Tu causes avec Hassan, tu parles avec Kérym, tu ris avec Suleyman et je suis à peu près sûr que tu as donné une tape à Abdoullah ! Je sais bien qu’il n’y a pas de mal et qu’ils sont tous tes cousins comme moi et que tu es incapable d’oublier les serments que tu m’as faits de n’aimer que moi seul et que tu ne veux pas me faire de la peine ! Mais avec tout cela, je souffre, j’expire, je meurs, je suis mort, on m’a enterré, tu ne me verras plus ! O Leïla, mon amie, mon cœur, mon trésor, prends pitié de ton esclave, il est extrêmement malheureux !

Et en prononçant ces mots, je redoublai mes pleurs, j’éclatai en cris, je jetai mon bonnet, je me donnai des coups de poings sur la tête et je me roulai par terre.

Leïla se montra fort émue à l’aspect de mon désespoir. Elle se précipita à mon cou, m’embrassa sur les yeux et me répondit :

— Pardonne-moi, ma lumière, j’ai eu tort, mais je te jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, par Aly, par les Imams, par le Prophète, par Dieu, par ta tête, que je ne recommencerai plus, et la preuve que je te tiendrai parole, c’est que tu vas tout de suite me demander en mariage à mon père ! Je ne veux pas d’autre maître que toi et je serai à toi, tous les jours de ma vie !

Et elle recommença à m’embrasser plus fort qu’auparavant. Moi, je devins fort inquiet et soucieux. Je, l’aimais bien sans doute, mais je ne lui avais jamais dit que j’eusse de l’argent, parce que j’avais peur qu’elle ne voulût l’avoir et ne réussît à me le prendre. La demander en mariage à mon oncle, c’était inévitablement être obligé d’avouer à mon père, à ma mère, à toute ma parenté aussi bien qu’à elle l’existence de mon petit trésor. Alors que deviendrais-je ? J’étais un homme ruiné, perdu, assassiné ! D’autre part, j’avais, une envie extrême d’épouser Leïla, ce qui me comblerait des bonheurs les plus grands que l’on puisse imaginer dans ce monde et dans l’autre. En outre, je n’aurais plus rien à craindre des empressements de Hassan, de Kérym, de Suleyman et d’Abdoullah, qui me faisaient cuire à petit feu. Pourtant je n’avais pas encore envie de donner mon argent, et je me vis dans une perplexité si grande que mes sanglots redoublèrent, et je serrai Leïla dans mes bras en proie à une angoisse inexprimable.

Elle crut que c’était elle seule qui était cause de ces transports et elle me dit :

— Mon âme, pourquoi as-tu tant de chagrin au moment où tu sais que tu vas me posséder ?

Sa voix m’arriva si douce au fond du cœur, lorsqu’elle prononça ces paroles, que je commençai à perdre la tête et je répliquai :

— C’est que je suis si pauvre, que je dois même

l’habit que je porte ! Je jure sur ta tête que je n’ai pas été en état de le payer, bien qu’il ne vaille pas à coup sûr cinq sahabgrâns ! Comment donc pourrai-je payer à mon oncle la dot qu’il réclamera de moi ? S’il voulait se contenter d’une promesse !… Crois-tu que ce serait impossible ?

— Oh ! Impossible ! Tout à fait impossible ! répliqua Leïla en secouant la tête. Comment veux-tu que mon père donne pour rien une fille aussi jolie que moi ? Il faut être raisonnable.

En disant cela, elle se mit à regarder l’eau et à cueillir d’une main distraite quelques menues fleurettes qui couraient dans les herbes, le long de la rive ; en même temps, elle faisait une petite moue si gentille que je me sentis hors de moi. Cependant, je répondis avec sagesse :

— C’est un bien grand malheur ! Hélas ! Je ne possède rien au monde !

— Bien vrai ? dit-elle, et elle me jeta les bras autour du cou, me regardant d’un tel air en penchant sa tête de côté que, sans savoir comment et perdant tout-à fait l’esprit, je murmurai :

— J’ai trente tomans en or, enterrés à deux pas d’ici.

Et je lui montrai du doigt le tronc d’arbre au pied duquel j’avais enfoui mon trésor.

Elle se mit à rire, pendant qu’une sueur froide me coulait du front. — Menteur ! s’écria-t-elle en me donnant un baiser sur les yeux : Comme tu m’aimes peu ! Ce n’est qu’à force de prières que je t’arrache la vérité ! Maintenant va trouver mon père et demande-moi à lui. Tu lui en promettras sept, et tu lui en donneras cinq, en lui jurant que tu lui apporteras les deux autres plus tard. Il ne les verra jamais. Pour moi, je saurai bien lui en arracher deux que je te rapporterai et de cette façon là, je ne t’aurai coûté que trois tomans. Est-ce que tu ne vois pas combien je t’aime ? Je fus ravi de cette conclusion et m’empressai d’aller trouver mon oncle. Après deux jours de débats qui furent mêlés de bien des supplications, des serments et des larmes de ma part, je finis par réussir et j’épousai ma bien-aimée Leïla. Elle était si charmante, elle avait un art si accompli de faire sa volonté, (plus tard je sus comment elle s’y prenait et d’où venait ce pouvoir si irrésistible), que, lorsque quelques jours après la noce, Leïla m’eut persuadé d’aller m’établir avec elle à Zendjân, capitale de la province, elle trouva moyen de se faire donner encore un âne superbe par son père et, de plus, elle lui emporta un beau tapis, sans lui en demander la permission. La vérité est que c’est la perle des femmes.

Nous étions à peine installés dans notre nouvelle demeure, où, grâce aux vingt-cinq tomans qui me restaient, nous commençames à mener joyeuse vie, parce que Leïla voulait s’amuser et que j’y étais moi-même fort consentant, nous vîmes arriver Kérym, un de ses cousins dont j’avais été si jaloux. Dans le premier moment, j’eus quelques velléités de l’être encore ; mais ma femme se moqua de moi si bien, qu’elle me fit rire moi-même et ; d’ailleurs, Kérym était si bon garçon ! Je me pris pour lui d’une amitié extrême, et, à vrai dire, il le méritait ; car je n’ai jamais vu un rieur si déterminé ; il avait toujours à nous raconter des histoires qui me faisaient pâmer. Nous passions une bonne partie des nuits à boire du raky ensemble, et il avait fini, sur ma prière, par demeurer dans la maison.

Les choses allèrent ainsi très-bien pendant trois mois. Puis je devins de mauvaise humeur. Il y avait des choses qui me déplaisaient. Quoi ? Je ne saurais le dire ; mais Leïla m’ennuyait et je me pris à chercher pourquoi je m’étais si fort monté la tête pour elle. J’en découvris un jour la raison en raccommodant mon bonnet qui s’était décousu dans la doublure. Là je trouvai avec étonnement un petit paquet composé de fil de soie, de laine et de coton, de plusieurs couleurs, auxquels était mêlée une mèche de cheveux, précisément de la couleur de ceux de ma femme, et il ne me fut pas difficile de reconnaître le talisman qui me tenait ensorcelé. Je me hâtai d’enlever ces objets funestes et quand je remis mon bonnet sur la tête, mes pensées avaient pris un tout autre cours ; je ne me souciais pas plus de Leïla que de la première venue. En revanche, je regrettais amèrement mes trente tomans dont il ne me restait guère, et cela me rendit songeur et morose. Leïla s’en aperçut. Elle me fit des agaceries auxquelles je restai parfaitement insensible, comme cela devait être, puisque ses sortilèges n’agissaient plus sur moi ; alors, elle se fâcha, Kérym s’en mêla, il s’en suivit une dispute. Je ne sais pas trop ce que je dis ni ce que mon cousin me répondit, mais, tirant mon gama, je voulus lui en donner un bon coup à travers le corps. Il me prévint, et du sien qu’il avait levé, il me fit une entaille à la tête d’où le sang commença à couler abondamment. Aux cris affreux de Leïla, les voisins accoururent et avec eux, la police, de sorte que l’on mettait déjà la main sur le malheureux Kérym pour le conduire en prison, quand je m’écriai :

— En Dieu ! pour Dieu ! et par Dieu ! Ne le touchez pas ! C’est mon cousin, c’est le fils de ma tante ! C’est mon ami et la lumière de mes yeux ! mon sang lui est permis !

J’aimais beaucoup Kérym et infiniment plus que Leïla, et j’aurais été désolé qu’il lui arrivât malheur pour une méchante histoire, que nous étions bien libres, je pense, de débrouiller ensemble. Je parlais avec tant d’éloquence que, bien que le sang me ruisselât sur la figure, tout le monde finit par se calmer : on nous laissa seuls, Kérym banda ma blessure, ainsi que Leïla, nous nous embrassâmes tous les trois, je me couchai et je m’endormis.

Le lendemain, je fus mandé par le ketkhoda ou magistrat du quartier qui m’apprit que j’avais été enregistré parmi les hommes destinés à être soldats. J’aurais bien dû m’y attendre ou à quelque chose de semblable. Personne ne me connaissait à Zondjàn où j’étais étranger ; je n’y avais pas de protecteur. Comment ne serais-je pas tombé tout des premiers dans un trou pareil où chacun, naturellement, s’était empressé de me pousser, afin de s’exempter soi ou les siens ? Je voulus crier et faire des représentations ; mais, sans s’émouvoir autrement, le ketkhoda me fit attacher au fèlekeh. On me jeta sur le dos ; deux ferrashs, prenant les bouts du bâton me soutinrent les pieds en l’air, deux exécuteurs brandirent d’un air féroce, chacun une poignée de verges et ils administrèrent au bâton auquel j’étais attaché une volée de flagellations, parce que je leur avais, en tombant, glissé à chacun un sahabgrân dans la paume de la main.

Il n’en est pas moins vrai que je comprenais désormais fort bien à quoi je devais m’attendre, si j’essayais de faire plus longtemps opposition à mon sort. Puis, je réfléchis que je n’avais pas le sou, que je ne savais à quel saint me vouer ; qu’il était peut-être ennuyeux de tourner à droite et à gauche et de faire ces mouvements ridicules qu’on force les fantassins à exécuter, mais que, en somme, il y avait peut-être aussi, dans ce métier, des consolations et des revenants-bons que je ne connaissais pas encore. Enfin, pardessus tout, je réfléchis que je ne pouvais pas échapper à mon destin, et que, mon destin étant d’être soldat, il fallait s’y résigner et faire bonne mine.

Quand Leïla apprit ce qui m’arrivait, elle poussa des cris affreux, se donna des coups de poing dans le visage et dans la poitrine, et s’arracha quelque chose de la tête. Je la consolai de mon mieux et Kérym ne s’y épargna pas. Elle finit par se laisser persuader, et, la voyant dans une disposition plus calme, je lui tins le discours que voici :

— Lumière de mes yeux, tous les Prophètes, les Imams, les Saints, les Anges et Dieu lui-même me sont témoins que je ne peux vivre qu’auprès de toi, et, si je ne t’avais pas, je jure sur ta tête que je serais comme si j’étais mort et bien pis ! Dans ce triste état, je ne me suis occupé que de ton bonheur, et puisqu’il faut que je m’en aille, que vas-tu devenir ? Le plus sage est que tu reprennes ta liberté et puisses trouver un mari moins infortuné que moi !

— Cher Aga, me répondit-elle en m’embrassant, ce que tu éprouves d’amour infini pour moi, je l’ai de même dans mon cœur pour ce cher et adoré mari, qui est le mien, et comme, par un effet naturel de ce que les femmes sont bien plus dévouées que les hommes à ce qu’elles chérissent, je suis encore beaucoup plus disposée, que tu ne peux l’être, à me sacrifier ; je pense donc, quoiqu’il m’en coûte, que je ferai mieux de te rendre ta liberté. Quant à moi, mon sort est fixé : je demeurerai ici, à pleurer, jusqu’à ce qu’il ne demeure plus une seule larme dans mon pauvre corps, et alors j’expirerai !

À ces tristes paroles, Leïla, Kérym et moi, nous commençâmes à gémir de compagnie. On aurait pu nous voir, tout les trois, assis sur le tapis, en face les uns des autres, avec un baggaly de raky, en verre bleu, entre nous et nos trois tasses, et balançant nos têtes et poussant des cris lamentables, entrecoupés d’exclamations.

— Ya Aly ! Ya Hassan ! Ya Houssein ! ô mes yeux ! ô ma vie ! Je suis mort !

Puis nous nous embrassions, et nous recommencions de plus belle à sanglotter. La vérité est que Leïla et moi nous nous adorions, et jamais le Dieu tout puissant n’a créé et ne saura créer une femme plus attachée et plus fidèle. Ah ! oui ! ah ! oui ! C’est bien vrai, et je ne peux m’empêcher de pleurer encore quand j’y songe !

Le lendemain, au matin, ma chère épouse et moi, nous nous rendîmes de bonne heure chez le moulla et nous fîmes dresser l’acte de divorce, puis elle rentra chez elle, après m’avoir fait les plus tendres adieux. Quant à moi, je me rendis tout droit au bazar, dans la boutique d’un Arménien, vendeur de raky, où j’étais sûr de rencontrer Kérym. J’avais depuis trois jours une idée qui, au milieu de mes chagrins, ne laissait pas que de me préoccuper fortement.

— Kérym, lui dis-je, j’ai l’intention de me présenter aujourd’hui devant mon sultan, c’est-à-dire mon capitaine. On m’a dit que c’était un homme pointilleux et qui se pique de délicatesse. Si je vais lui faire ma révérence dans cet habit troué et taché que je porte, il me recevra fort mal, et ce fâcheux début pourra influer malheureusement sur mon avenir militaire. Je te prie donc de me prêter ton koulydjèh neuf pour cette occasion importante. — Mon pauvre Aga, me répondit Kérym, je ne peux absolument pas t’accorder ce que tu souhaites. J’ai une grande affaire aujourd’hui ; je me marie, et il faut absolument, pour ma considération aux yeux de mes amis, que je sois habillé de neuf. En outre, je tiens extrêmement à mon koulydjèh ; il est de drap jaune foulé d’Hamadan, bordé d’un joli galon en soie de Kandahar ; c’est l’œuvre de Baba-Taher, le tailleur qui travaille pour les plus grands seigneurs de la province, et il m’a assuré lui-même qu’il n’a jamais confectionné quelque chose d’aussi parfait. Je suis donc décidé, après la cérémonie de mes noces, à mettre mon koulydjèh en gage, parce que, n’ayant pas d’argent aujourd’hui, j’aurai beaucoup de dettes demain, et, d’après cela, tu conçois que je ne saurais, même pour te faire plaisir, me priver de mon unique ressource.

— Alors, répliquai-je, en m’abandonnant au plus profond désespoir (car, vraiment, ce koulydjèh me ravissait, et je ne pensais qu’à cela), je suis un homme perdu, ruiné, abandonné de l’univers entier et sans personne qui prenne le moindre souci de mes peines.

Ces paroles cruelles émurent mon ami. Il commença à me raisonner ; il me dit tout ce qu’il put imaginer de consolant, continua à s’excuser sur son mariage, sur sa pauvreté notoire, sur mille autres choses encore, et, enfin, me voyant si désolé, il s’attendrit et me jeta ces paroles consolantes :

— Si j’étais sûr que tu me rendrais mon koulydjèh dans une heure !

— Par quoi veux-tu que je te le jure ? répondis-je avec feu.

— Tu me le rendras ?

— De suite ! Avant une heure ! Le temps de me montrer et de revenir ! Par ta tête ! Par mes yeux ! Par la vie de Leïla ! Par mon salut ! Puisse-je être brûlé comme un chien maudit pendant toute l’éternité, si tu n’as pas ton habit avant même de l’avoir désiré !

— Alors, viens.

Il me mena dans sa chambre, et je vis le magnifique vêtement. Il était jaune ! Il était superbe ! J’étais ravi ; je l’endossai vivement. Kérym s’écria que c’était un habit comme on n’en voyait pas, que le tailleur était un homme admirable, et que, certainement, il le paierait quelque jour par reconnaissance.

— Mais, ajouta-t-il, il n’est pas possible, sans déshonneur, de porter un tel habit avec des pantalons déchirés de toile bleue. Tiens ! voilà mes shalvars neufs en soie rouge.

Je les passai rapidement. J’avais l’air d’un prince, et je me précipitai hors de la maison. Je me promenai pendant deux heures dans tous les bazars. Les femmes me regardaient. J’étais au comble du bonheur. Je rencontrai alors deux garçons, engagés, comme moi, dans le régiment. Nous allâmes ensemble nous rafraîchir chez un juif. Ils partaient le soir même pour Téhéran et rejoignaient le corps. Je me décidai à m’en aller avec eux, et, ayant emprunté de l’un d’eux quelques vêtements, de l’autre le reste, je pliai avec soin mon magnifique costume, et, pendant que le Juif avait le dos tourné, nous gagnâmes la porte, puis la rue, puis la sortie de la ville, et, en riant à gorge déployée de toutes sortes de folies que nous disions, nous entrâmes dans le désert et nous marchâmes la moitié de la nuit.

Notre voyage fut très-gai, très-heureux, et je commençai à trouver que la vie de soldat me convenait parfaitement. Un de mes deux compagnons, Roustem-Beg, était vékyl, sergent d’une compagnie. Il me proposa d’entrer sous ses ordres et j’acceptai avec empressement.

— Vois-tu, frère, me dit-il, les imbéciles s’imaginent que c’est fort malheureux d’être soldat. Ne tombe pas dans cette erreur. Il n’y a de malheureux en ce monde que les nigauds. Tu n’en es pas, ni moi non plus, ni non plus Khourshyd, que voilà. Sais-tu un métier ?

— Je suis chasseur.

— À Téhéran, ce n’est pas une ressource. Fais-toi maçon ; il est forgeron, notre ami Khourshyd, moi, je suis cardeur de laine. Tu me donneras un quart de ta solde ; le sultan aura la moitié, en sa qualité de capitaine ; tu feras de temps en temps un petit cadeau au nayb ou lieutenant, qui n’est pas trop fin, mais non plus pas méchant ; le colonel, naturellement, prend le reste, et tu vivras comme un roi avec ce que tu gagneras.

— Les maçons gagnent donc beaucoup à Téhéran ?

— Ils gagnent quelque chose. Mais il y a, en outre, une foule de moyens de se rendre la vie agréable et je te les enseignerai.

Il m’en enseigna un en route et ce fut bien amusant. Comme il avait sur lui sa commission de vékyl, nous nous présentâmes dans un village en qualité de collecteurs des impôts. Les paysans furent complètement nos dupes, et, après beaucoup de pourparlers, nous firent un petit présent pour que nous consentissions à ne pas lever les tailles et à leur donner un sursis de quinze jours ; ce que nous accordâmes volontiers, et nous partîmes couverts de bénédictions. Après quelques autres plaisanteries du même genre, qui, toutes, tournèrent à notre profit, à notre amusement et à notre gloire, nous fîmes enfin notre entrée dans la capitale, par la porte de Shimiran, et nous allâmes, un beau matin, nous présenter à notre serheng, le colonel Mehdy-Khan.

Nous saluâmes profondément ce grand personnage, au moment où il traversait la cour de sa maison. Le vékyl, qui le connaissait déjà, nous présenta, Khourshyd et moi, et fit, en forts bons termes, l’éloge de notre bravoure, de notre soumission et de notre dévouement à notre chef. Le colonel parut enchanté de nous et nous envoya aux casernes avec quelques bonnes paroles. Je me trouvai dès lors incorporé dans le 2e régiment du Khamsèh.

Il faut avouer, pourtant, que certains côtés de l’existence militaire ne sont pas gais du tout. Ce n’est rien que de perdre sa solde, et, au fond, puisque les vizirs mangent les généraux, j’avoue qu’il me paraît naturel que ceux-ci mangent les colonels, qui, à leur tour, vivent des majors, ceux-ci des capitaines et les capitaines de leurs lieutenants et des soldats. C’est à ces derniers à s’ingénier pour trouver ailleurs de quoi vivre, et, grâce à Dieu, personne ne le leur défend. Mais le mal, c’est qu’il y a des instructeurs européens, et tout le monde sait qu’il n’est rien de brutal et d’inepte comme l’un ou l’autre de ces Férynghys. Ils ont toujours à la bouche les mots d’honnêteté, de probité et prétendent vouloir que la paie du soldat soit régulièrement acquittée. Cela, en soi, ne serait pas mauvais ; mais, en revanche, ils voudraient faire de nous des bêtes de somme, ce qui serait détestable, et, franchement, s’ils devaient réussir dans leurs projets, nous serions tellement à plaindre que la vie ne vaudrait plus rien. Ils voudraient, par exemple, nous forcer à demeurer effectivement dans les casernes, à y coucher chaque nuit, à rentrer et à sortir précisément aux heures que leurs montres leurs indiquent. De sorte que l’on deviendrait absolument comme des machines, et on n’aurait plus même la faculté de respirer qu’en mesure : ce que Dieu n’a pas voulu. Ensuite, ils nous feraient tous, sans distinction, venir sur la plaine au soleil l’été, à la pluie l’hiver, pour quoi faire ? Pour lever et baisser les jambes, agiter les bras, tourner la tête à droite ou à gauche. Vallah ! Billah ! Tallah ! Il n’y a pas un d’entre eux qui soit capable d’expliquer à quoi ces absurdités peuvent servir ! J’avoue, quant à moi, que, lorsque je vois passer quelqu’un de ces gens-là, je me range, parce qu’on ne sait jamais quel accès de frénésie va les saisir. Heureusement le ciel, en les créant très-brutaux, les a fait au moins aussi bêtes, de sorte que, généralement, on leur peut persuader tout ce qu’on veut. Gloire à Dieu, qui a donné ce moyen de défense aux Musulmans !

Pour moi, j’ai vu tout de suite ce que c’étaient que les instructeurs européens et je m’en suis tenu le plus loin possible ; comme le vékyl, mon ami, avait eu soin de me recommander au sultan, je n’allais jamais à ce qu’on appelle l’exercice, et mon existence était fort supportable. Notre régiment était venu remplacer celui de Souleymanyèh, qu’on avait envoyé à Shiraz ; de sorte que j’appartenais à un détachement occupant un des postes dans le bazar. Ces chiens d’Européens, que Dieu maudisse ! prétendaient que, tous les jours, on devait relever les postes et renvoyer les hommes à la caserne. Ils ne savent qu’inventer pour tourmenter le pauvre soldat. Heureusement, le colonel ne se souciait pas d’être ennuyé et dérangé constamment, de sorte, qu’une fois dans un corps de garde, on s’y établit, on y prend ses aises et on s’y loge, non pas pour vingt-quatre heures, mais pour deux ou trois ans, quelquefois, enfin, pour le temps que le régiment tient garnison dans la ville.

Notre poste était assez agréable. Il tenait le coin de deux avenues du bazar. C’était un bâtiment composé d’une chambre pour le nayb et d’une vaste salle pour les soldats. Il n’y avait pas de fenêtres, mais seulement une porte qui donnait sur une galerie en bois, longeant la rue, et le tout était élevé de terre de trois pieds. Aux environs de notre édifice beaucoup de boutiques nous présentaient leurs séductions. D’abord, c’était un marchand de fruits, qui avait ses raisins, ses melons et ses pastèques étalés en pyramides ou dessinant des festons au-dessus de la tête des chalands. Dans un coin de l’établi, se carrait une caisse de figues sèches, dont le digne marchand nous permettait toujours de prendre quelque chose, lorsque, le soir, nous allions causer avec lui de toutes sortes de sujets intéressants. Un peu plus loin logeait un boucher, qui nous vendait du mouton excellent ; mais, pour un quartier qu’on lui en payait, je crois bien qu’il y en avait quatre dont la disparition restait pour lui un mystère insondable. Il nous racontait chaque jour avec désespoir les détournements dont il était victime, et, comme nous lui amenions de temps en temps un voleur qui reconnaissait la fraude, restituait l’objet volé, se faisait pardonner, il n’eut jamais l’injustice de nous soupçonner. Je me rappelle encore avec attendrissement un rôtisseur dont les fourneaux exhalaient des parfums dignes du paradis. Il savait une manière de préparer des kébabs, qui était absolument inimitable. Chaque morceau de viande était grillé si à point et si bien saturé des sucs de la feuille de laurier et du thym, que l’on croyait avoir dans la bouche tout le bonheur céleste. Mais, un des grands attraits de notre voisinage, c’était surtout le conteur d’histoires établi dans la cour d’une maison en ruines ; il récitait chaque jour, devant un auditoire pénétré d’admiration et haletant de curiosité, des histoires de fées, de génies, de princes, de princesses, de héros terribles, le tout entremêlé de pièces de vers tellement doux à entendre que l’on en sortait à moitié fou. J’ai passé là bien des heures qui m’ont causé des délices que je ne saurais exprimer.

En somme, il est parfaitement vrai que c’est une vie charmante que celle du corps de garde. Notre nayb, un beau garçon, ne paraissait jamais. Non seulement il abandonnait sa solde entière à ses supérieurs, mais il leur faisait encore de jolis cadeaux, de sorte qu’il lui était permis d’être pishkedmèt, valet de chambre dans une grande maison, ce qui valait mieux que sa lieutenance. Le vékyl, mon ami, partait chaque matin, et je le vois encore dans ses grands pantalons qui avaient été blancs autrefois, sa veste en toile rouge percée aux coudes, son baudrier d’une couleur incertaine, son bonnet défoncé et son grand bâton à la main. Il s’en allait exercer sa profession de cardeur de laine et souvent ne rentrait pas de huit jours. Nous autres, qui ne savions où coucher, nous revenions d’ordinaire au poste entre minuit et deux heures du matin ; mais, généralement, à huit ou neuf heures, nous étions tous partis, sauf un ou deux qui, pour une raison quelconque, consentaient à garder la maison. Il est bien connu que des soldats, dans un poste, ne servent absolument qu’à présenter les armes aux grands personnages qui passent. C’est aussi ce que nous faisions très-régulièrement. Du plus loin qu’un seigneur à cheval, entouré de domestiques, se montrait dans une des avenues aboutissant à notre corps-de-garde, tous les boutiquiers nous avertissaient à grands cris. Notre détachement, composé d’une vingtaine d’hommes, n’avait jamais plus de quatre ou cinq représentants qui, naturellement s’occupaient à causer ou à dormir ; souvent même, il n’y avait personne. Alors, de toutes les boutiques s’élançaient des auxiliaires qui enlevaient nos fusils des coins où nous les avions jetés, se mettaient en rang dans une superbe ordonnance, un d’entre eux faisait le vékil, un autre le nayb, et tous présentaient les armes avec la gravité martiale des Européens les plus farouches. Le grand personnage s’inclinait avec bonté et chaque chose était en ordre. Je me rappelle avec plaisir cet excellent corps de garde, ces braves voisins, la vie charmante que j’ai menée alors, et je souhaite fortement, dans mes vieux jours, de retrouver une situation pareille. Inshallah ! Inshallah !

Ce n’est pas que je fusse beaucoup plus casanier que mes camarades. Suivant le conseil du vékyl, j’étais devenu maçon et, en effet, je gagnais quelque argent ; mais, ce qui me réussissait mieux, c’était d’en prêter. Le magnifique habit de Kérym, que je n’avais pas tardé à vendre à un fripier, m’avait mis en fonds, et je commençai à faire des avances, soit à mes camarades, soit à des connaissances, que je ne tardai pas à voir pulluler autour de moi. Je n’accordais que des prêts très-petits et je voulais des remboursements très-prompts. Tant de prudence était absolument nécessaire, elle me réussissait assez. Cependant, il m’arrivait aussi d’avoir affaire à des créanciers dont je ne pouvais rien obtenir. Pour contrebalancer ces inconvénients, j’empruntais moi-même et ne rendais pas toujours. De sorte que, en somme, j’estime que je n’ai jamais subi de bien fortes pertes. Entre temps,

je prenais soin de me rendre agréable à mes supérieurs ; je me présentais quelquefois chez le colonel ; je me montrais empressé auprès du major ; j’étais, j’ose le dire, l’ami du sultan ; le nayb me faisait des confidences ; je cultivais constamment la bienveillance du vékyl, à qui je présentais souvent des petits cadeaux ; tout cela me permit de ne jamais mettre les pieds à la caserne ; on ne m’a pas vu davantage à l’exercice, et j’employais le reste de mon temps, soit à mes affaires, soit à mes plaisirs, sans que personne y ait trouvé à redire. J’avoue que je fréquentais volontiers les cabarets des Arméniens et des Juifs ; mais, un jour que je passais devant le collège du Roi, il me prit fantaisie d’entrer, et j’assistai dans le jardin à une leçon du savant Moulla-Aga-Téhérany. J’en fus charmé. À dater de ce jour, je pris du goût pour la métaphysique, et l’on me vit souvent parmi les auditeurs de ce professeur sublime. Il y avait là, du reste, bonne et nombreuse compagnie : des étudiants, des soldats comme moi, des cavaliers nomades, des seigneurs, des bourgeois. Nous discutions sur la nature de l’âme et sur les rapports de Dieu avec l’homme. Il n’y avait rien de plus ravissant. Je commençai alors à fréquenter la société des gens doctes et vertueux. Je me procurai la connaissance de quelques personnages taciturnes qui me communiquèrent certaines doctrines d’une grande portée, et je commençai à comprendre, ce que je n’avais pas fait jusque là, que tout va de travers dans le monde. Il est incontestable que les empires sont gouvernés par d’horribles coquins, et si on mettait à tous ces gens-là une balle dans la tête, on ne ferait que leur rendre justice ; mais, à quoi bon ? Ceux qui viendraient après seraient pires. Gloire à Dieu qui a voulu, pour des raisons que nous ne connaissons pas, que la méchanceté et la bêtise conduisissent l’univers !

Il m’arrivait aussi assez souvent de penser à ma chère Leïla et à mon bien-aimé Kérym. Alors, je sentais que les larmes me montaient aux yeux, mais ce n’était pas de longue durée. Je retournais à mes débiteurs, à mes créanciers, à mon ouvrage de maçon, à mes cabarets, à mes camarades de compotation, à la philosophie de Moulla-Aga-Téhérany, et je m’abandonnais absolument à la volonté suprême qui a tout arrangé suivant ses vues.

Pendant un an, tout alla de la sorte, c’est-à-dire fort bien. Je suis un vieux soldat et je puis dire que l’on n’a jamais rien vu de mieux ordonné. Un soir, après être resté trois jours absent, je rentrai au corps de garde vers dix heures et je fus extrêmement étonné d’y trouver presque tous mes camarades et le nayb lui-même. Ils étaient assis par terre, en cercle ; une lampe bleue les éclairait à peu près et tous fondaient en larmes. Mais celui qui pleurait le plus fort, c’était le nayb.

— Le salut soit sur vous, Excellence ! lui dis-je ; qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Le malheur s’est abattu sur le régiment, me répliqua l’officier avec un sanglot. L’auguste gouvernement a résolu d’exterminer la nation turkomane, et nous avons l’ordre de partir demain pour Meshhed !

À cette nouvelle, je sentis mon cœur se serrer et je fis comme les autres : je m’assis et je pleurai.

Les Turkomans sont, comme chacun sait, des gens terribles. Ils font constamment des incursions, qu’ils appellent « tjapaô », dans les provinces de l’Iran Bien Gardé qui avoisinent leurs frontières, et ils enlèvent par centaines les pauvres paysans. Ils vont les vendre aux Ouzbeks de Khiva et de Bokhara. Je trouve naturel que l’auguste gouvernement ait pris la résolution de détruire jusqu’au dernier de ces pillards, mais il était extrêmement pervers d’y envoyer notre régiment. Nous passâmes donc une partie de la nuit à nous désoler ; pourtant, comme tout ce désespoir ne nous avançait à rien, nous finîmes par nous mettre à rire, et nous étions de très-bonne humeur quand, à l’aube du jour, des hommes du régiment de Damghan vinrent nous remplacer. Nous prîmes nos fusils, et, après une bonne heure employée à faire nos adieux à nos amis du quartier, nous sortîmes de la ville et allâmes rejoindre le reste du régiment, qui était rangé en bataille devant la porte de Dooulèt. J’appris alors que le roi, lui-même, allait nous passer en revue. Il y avait là quatre régiments ; chacun devait être d’un millier d’hommes, mais, par le fait, n’en comptait guère plus de trois ou quatre cents. C’était le nôtre, le second du Khamsèh, un régiment d’Ispahan, un autre de Goum et le premier d’Ardébyl ; puis deux batteries d’artillerie et à peu près mille cavaliers des Sylsoupours, des Kakevends et des Alavends. Le coup d’œil était magnifique. Nos uniformes rouges et blancs faisaient un effet superbe à côté des habits blancs et bleus des autres corps ; nos officiers avaient des pantalons étroits avec des bandes d’or et des koulydjèhs orange, ou bleu de ciel ou roses ; puis arrivèrent successivement le myrpendj, général de division, avec sa suite ; l’Émyr Touman, qui commande deux fois plus de monde, avec une grosse troupe de cavaliers ; le Sypèh-Salar, encore plus entouré, et, enfin, le Roi des Rois lui-même, les ministres, toutes les colonnes de l’Empire, une foule de serviteurs ; c’était magnifique. Les tambours roulaient avec un tapage épouvantable ; la musique européenne jouait en mesure, pendant que les hommes, pourvus de leurs instruments extraordinaires, se dandinaient sur place afin de ne pas manquer d’ensemble, les flûtes et les tambourins de l’artillerie à chameaux sifflaient et ronflaient ; la foule d’hommes, de femmes et d’enfants qui nous entouraient de toutes parts était ivre de joie, et nous partagions, avec orgueil, la satisfaction générale.

Tout à coup, le Roi s’étant placé avec les grands seigneurs sur une éminence, on donna l’ordre de faire courir de côté et d’autre les officiers de tamasha. Il est assez curieux que les Européens dont les langages sont aussi absurdes que l’esprit, aient eu l’avantage de nous emprunter ce mot qui rend parfaitement la chose. Seulement dans leur impuissance de bien prononcer, ces imbéciles disent « État-Major. » « Tamasha, » comme on sait, c’est tout ce qui sert à faire un beau spectacle et c’est la seule chose utile que j’aie jamais remarquée dans la tactique européenne. Mais il faut avouer que c’est charmant. De très-jolis jeunes gens, habillés le mieux possible, montés sur de beaux chevaux, se mettent à courir ventre à terre, de tous les côtés ; ils vont, ils viennent, ils retournent ; c’est ravissant à voir ; il ne leur est pas permis d’aller au pas, ce qui détruirait le plaisir, c’est une très-jolie invention, Dieu en soit loué !

Quand le Roi se fut amusé quelque temps à considérer ce tamasha, on voulut lui montrer comment on allait traiter les Turkomans, et pour cela on avait préparé une mine que l’on fit sauter. Seulement, on ne se donna pas le temps d’attendre que les soldats, aux environs, fussent avertis de se retirer, de sorte qu’on en tua trois ou quatre ; sauf cet accident, tout alla très bien et on s’amusa beaucoup. Ensuite, on fit partir trois ballons, ce qui excita de grands applaudissements et enfin, infanterie, cavalerie, artillerie défilèrent devant le Roi, et le soir, on reçut l’ordre de se mettre en marche immédiatement, ce que l’on fit deux jours après.

La première semaine de notre voyage se passa bien. Le régiment s’avançait en longeant le pied des montagnes, et suivant la direction du nord-est. Nous devions trouver notre général, notre colonel, le major, la plus grande partie des capitaines, après deux mois de route, à Meshhed ou ailleurs. Nous étions tous simples soldats, avec trois ou quatre sultans, les naybs et nos vékyls. On marchait de bon courage. Chaque jour, vers deux heures du matin, on se mettait en route, on arrivait vers midi à un endroit quelconque où il y avait de l’eau, et on s’installait. La colonne s’avançait par petits groupes, chacun s’unissant à ses amis, suivant sa convenance. Si l’on était fatigué, on s’arrêtait en route et on dormait son comptant, puis on rejoignait. Nous avions avec nous, suivant l’usage de tous les régiments, une grande file d’ânes portant nos bagages, les provisions de ceux qui en avaient, et nos fusils, avec nos gibernes, car vous pouvez bien penser que personne n’était si sot que de s’embarrasser de ses armes pendant le chemin ; à quoi bon ? Quelques officiers possédaient à eux seuls dix ou douze ânes, mais deux soldats de notre compagnie en possédaient une vingtaine qu’ils avaient achetés à Téhéran au moment du départ et je m’étais associé à eux, car ils avaient eu là une bonne idée.

Ces vingt ânes étaient chargés de riz et de beurre. Quand on arrivait au menzil, c’est-à-dire à la station, nous déballions notre riz, notre beurre, et même du tombéky et nous vendions à un prix assez élevé. Mais on achetait, et notre spéculation était fort heureuse, car il fallait bien avoir recours à nous, sans quoi on se fût trouvé dès les premiers jours dans une grande pénurie. Chacun sait que, dans les grandes vallées de l’Iran, celles précisément que traversent les routes, il y a fort peu de villages ; les paysans ne sont pas si fous que d’aller s’établir précisément sur le passage des soldats. Ils n’auraient ni trêve ni repos et finiraient par mourir de faim, sans compter les désagréments de toute espèce qui ne manqueraient pas de leur arriver. Ils se mettent donc, au contraire, loin des routes et de façon à ce qu’il ne soit pas toujours facile de parvenir jusqu’à eux. Mais les soldats, non plus, ne sont pas maladroits ; en arrivant au menzil, ceux d’entre nous qui connaissaient le pays, nous renseignaient. Les moins fatigués de la marche se mettaient enquête ; il s’agissait quelquefois de faire encore trois ou quatre lieues pour aller et autant pour revenir. Mais l’espoir d’augmenter nos provisions nous soutenait. Il fallait surprendre un village. Ce n’était pas toujours facile. Ces paysans, les chiens maudits, ont tant de ruse ! Nous avait-on aperçus de loin, tout le monde, hommes, femmes, enfants s’enfuyait, emportant avec soi jusqu’au dernier atome de son bien. Alors nous trouvions les quatre murs de chaque maison, et rien à emporter, et il fallait nous en revenir à l’étape avec notre surcroît de fatigue pour subir les mauvaises plaisanteries de nos camarades. Quand nous étions plus chanceux et que nous mettions la main sur les villageois, par Dieu ! le bâton faisait rage, nous tapions comme des sourds et nous revenions avec du blé, du riz, des moutons, des poules. Mais, ça n’était pas souvent, il nous arrivait aussi de rencontrer des gens cruels et hargneux qui, plus nombreux que nous, nous recevaient à coup de fusils et alors, il fallait prendre la fuite, trop heureux de revenir sans quelque pire aventure. En ces occasions là, qui ne possède pas de bonnes jambes, n’est réellement qu’un pauvre diable !

Il serait injuste de cacher que l’auguste gouvernement nous avait annoncé que nous serions fort bien nourris pendant toute la campagne. Mais personne n’y avait cru. Ce sont de ces choses que les augustes gouvernements disent tous, mais qu’il leur est impossible d’exécuter. Le général en chef ne va jamais s’amuser à dépenser pour faire bonne chère aux soldats son argent qu’il peut garder dans sa poche. La vérité est qu’au bout de quinze jours, n’ayant plus de riz à vendre, mes deux camarades et moi fermâmes boutique ; on n’eût pas trouvé deux malheureux pains dans tout le régiment, et nous commençâmes à manger les ânes. Je n’ai jamais vu de paysans plus féroces que ceux du Khorassan. Ils habitent dans des villages fortifiés ; quand un pauvre soldat s’approche, ils ferment leurs portes, montent sur leurs murailles et si l’on ne prend la précaution de s’éloigner en toute hâte, on reçoit une volée de balles qui ne vous manquent pas. Puissent les pères et les grands-pères de ces horribles assassins brûler éternellement dans le plus profond de l’enfer et ne jamais trouver de soulagement ! Inshallah ! Inshâllah ! Inshallah !

Nous commençâmes donc à manger les ânes. Les malheureux ! j’ai oublié de vous dire qu’il n’en restait pas beaucoup. N’ayant rien à recevoir eux-mêmes, ils avaient pris le parti de mourir successivement et leurs cadavres marquaient notre route. Le peu que nous en gardions avec infiniment de peine était mal sustenté ; nous avions, en arrivant à chaque station, la peine d’aller chercher de l’herbe pour eux encore loin dans les montagnes. Ils étaient d’ailleurs épuisés de fatigue. Je sais bien que nous avions commencé à les décharger assez tôt de nos fusils et de nos fourniments que nous jetions dans le désert ; mais nous avions tenu le plus longtemps possible à conserver nos bagages. Bref, il fallut nous mettre nous-mêmes sur le dos, ce que nous considérions comme le plus précieux. Ce qui était terrible, c’est que l’eau manquait. Il fallait passer plus de la moitié du jour à faire des trous dans la terre pour en découvrir un peu. Quand nous étions le plus favorisés, nous réussissions à mettre au jour une boue saumâtre, qu’on clarifiait du mieux possible à travers des chiffons. Nous finîmes par n’avoir plus que de l’herbe à manger, un peu d’herbe. Beaucoup de nos camarades firent comme nos ânes ; ils moururent. Cela ne nous empêchait pas de chanter ; car s’il fallait se désespérer des maux inséparables de la vie, mieux vaudrait n’être pas au monde, et, d’ailleurs, avec de la patience, tout s’accommode. La preuve en est que les restes du régiment parvinrent à gagner Meshhed.

En vérité, nous n’avions pas une grande mine, quand nous entrâmes dans la ville Sainte. Le major était venu au-devant de nous avec quelques capitaines et un certain nombre de marchands de toutes sortes de victuailles. Nous payâmes assez cher ce qu’ils nous donnèrent ; nous avions si faim que nous n’eûmes pas la peine de trop marchander. On ignore, quand on n’a pas éprouvé de telles traverses, on ignore ce que c’est que de contempler tout à coup, de ses deux yeux, une tête de mouton bouillie qui vous est offerte. Le bon repas que nous fîmes là nous remit la joie au cœur. Le major nous appela fils de chiens parce que nous avions perdu nos fusils ; mais il nous en fit distribuer un certain nombre d’autres que l’on emprunta au régiment de Khosrova pour cette circonstance, et, nous étant cotisés pour lui faire un petit présent, la bonne harmonie se rétablit entre lui et nous. Il fut convenu qu’il ferait de notre conduite un rapport favorable au colonel pour lequel nous préparâmes encore un cadeau qui se montait à une dizaine de tomans. Ces arrangements pris, notre entrée à Meshhed fut fixée pour le lendemain.

À l’heure dite, les tambours des autres régiments déjà arrivés dans la ville vinrent se mettre à notre tête. C’était indispensable, car nous avions jeté les nôtres aussi bien que nos fusils. Une grande troupe d’officiers montés sur les chevaux que l’on avait pu trouver, se plaça derrière les tambours et ensuite nous nous avancions en aussi bon ordre que possible. Nous pouvions bien être deux à trois cents environ. Les gens de la ville, nous reçurent avec assez d’indifférence, car depuis un mois on les régalait souvent du spectacle de pareilles entrées qui n’avaient rien de bien attrayant pour eux. On nous assigna ensuite un terrain pour y camper ; mais, comme le sol en était marécageux, chacun se dispersa, espérant trouver en ville un abri et de quoi se pourvoir.

Pour moi, je me dirigeai de suite vers la mosquée des saints Imams. La dévotion m’y attirait, mais aussi l’idée que je pourrais y attraper une des portions de soupe que l’on y distribue d’ordinaire aux malheureux ; et, malheureux, j’avais des droits à prétendre l’être. L’univers entier ne connaît rien de plus beau que la vénérable mosquée de Meshhed. Sa grande coupole, sa porte somptueuse et magnifique, les clochetons élégants dont elle est flanquée, le tout revêtu, du haut en bas, de tuiles émaillées de bleu, de jaune et de noir et sa superbe cour avec le vaste bassin destiné aux ablutions, ce spectacle transporte d’admiration. Du matin au soir des multitudes de pélerins, venant de l’Iran, du Turkestan, du fond de l’Inde et des pays lointains du Roum, apportent à l’Imam Riza, (que son nom soit glorifié !) un tribut incessant de génuflexions, de prières, de dons et d’aumônes. L’espace sacré est toujours rempli d’une foule bruyante ; des bandes de pauvres viennent recevoir la nourriture que les Moullas leur préparent chaque jour. Aussi se feraient-ils tuer avec joie pour les privilèges de la mosquée. Je m’avançai, avec respect et émotion, à travers les groupes, et comme je demandais discrètement à un des portiers, dont la tête était couverte d’un vaste et scientifique turban blanc, où je devais me rendre pour obtenir ma part de la distribution, ce digne et respectable turban ou plutôt la tête qui en était chargée me montra une physionomie surprise, puis joyeuse, et une large bouche, s’ouvrant au milieu d’une vaste barbe noire, pendant que deux yeux de jais s’illuminaient de joie, se mit à pousser des cris de satisfaction.

— Que les saints Imams soient bénis ! C’est toi, c’est toi, même, Baba Aga ?

— Moi-même ! répondis-je en regardant fixement mon interlocuteur, et, après un moment d’hésitation, l’ayant parfaitement reconnu :

— Vallah ! Billah ! Tallah ! m’écriai-je, c’est toi, cousin Souleyman ?

— Moi-même, mon ami, mon parent, lumière de mes yeux ! Qu’as-tu fait de notre Leïla ?

— Hélas ! Lui dis-je, elle est morte !

— Oh ! mon Dieu ! quel malheur !

— Elle est morte, continuai-je, d’un air désolé, car sans cela serais-je ici ? Je suis capitaine dans le 2e régiment du Khamsèh et bien heureux de te revoir !

Il m’était venu dans l’esprit de dire à Souleyman que Leïla était morte, parce que je n’aimais pas à lui parler d’elle et que je voulais passer, le plus vite possible, à un autre sujet de conversation ; mais il ne s’y prêta pas.

— Dieu miséricordieux ! s’écria-t-il, morte ! Leïla est morte ! Et tu l’as laissée mourir, misérable que tu es ? Ne savais-tu donc pas que je n’aime qu’elle seule au monde et qu’elle n’a jamais aimé que moi !

— Oh ! que toi, lui répondis-je avec colère, que toi, c’est un peu hardi ce que tu me dis là ! Pourquoi, dans ce cas, ne l’as tu-pas épousée ?

— Parce que je ne possédais absolument rien du tout ! Mais, le jour même de ton mariage, elle m’a juré qu’elle divorcerait d’avec toi, pour venir me trouver, aussitôt que je pourrais lui donner une maison convenable ! C’est pourquoi, je suis parti, je suis venu ici, je suis devenu un des portiers de la Mosquée, et j’allais lui faire connaître ma fortune présente, quand, voilà que tu m’accables par ce coup inattendu !

Là-dessus, il se mit à crier et à pleurer, en balançant la tête. J’avais grande envie de lui asséner un bon coup de poing à travers le visage, car je n’étais pas content du tout de ce qu’il venait de me révéler ; heureusement, je me rappelai soudain que c’était beaucoup plus, désormais, l’affaire de Kérym que la mienne et je me bornai à m’écrier :

— Pauvre Leïla ! Elle nous a bien aimés tous les deux ! Ah ! quel malheur qu’elle soit morte !

Souleyman, à ce mot, se laissa tomber dans mes bras et me dit :

— Mon ami, mon cousin, nous ne nous consolerons jamais ni l’un ni l’autre ! Viens dans ma maison ; je veux que tu sois mon hôte ; et, pendant tout le temps que tu resteras à Meshhed, j’entends que tout ce que je possède soit à toi !

Je fus profondément attendri par cette marque de bonté de ce cher Souleyman, que j’avais toujours chéri du fond du cœur, et, le voyant si affligé comme il était, je pris la part la plus sincère à son chagrin et mêlai mes larmes aux siennes. Nous nous en allâmes à travers la cour, et, chemin faisant, il me présentait aux Moullas que nous rencontrions.

— Voilà, leur disait-il, mon cousin Aga-Khan, major du régiment de Khamsèh, un héros des anciens temps ! ni Roustem, ni Afrasyâb ne l’ont égalé en valeur ! Si vous voulez venir prendre une tasse de thé avec nous, vous honorerez singulièrement ma pauvre maison.

Je passai quinze jours chez Moulla-Souleyman. Ce fut un moment, un bien court moment de délices. Pendant ce temps on rassemblait les débris des régiments, dont la plupart n’étaient pas en meilleur état que le nôtre, ce qui est bien concevable, après un long voyage. On nous donna, à quelques-uns du moins, des souliers ; on nous remit des fusils, ou, du moins, des instruments qui ressemblaient à des fusils. J’en parlerai plus tard. Quand nous fûmes à peu près équipés, nous apprîmes un beau matin, que l’ordre du départ était donné et que le régiment allait se mettre en route pour Merw. Je ne fus pas trop content. C’était aller, cette fois, au milieu des hordes turkomanes, et Dieu sait ce qui pouvait arriver ! Je passai une soirée fort triste avec Moulla-Souleyman ; il tâcha de me consoler de son mieux, le brave homme, et me versa force thé bien sucré ; nous bûmes aussi un peu de raky. Il revint sur l’histoire de Leïla et me fit raconter les circonstances de la mort de cette pauvre enfant pour la dixième fois, peut-être. J’eus quelque idée de le détromper, mais puisque j’avais tant fait que de lui raconter les choses d’une façon, il me parut plus naturel de continuer et de ne pas le jeter dans de nouvelles perplexités. Le pauvre ami ! Il avait été si bon pour moi, que je me fis un plaisir mélancolique, dans la disposition où j’étais, de me rappeler de nombreux détails où, cette fois, je mêlai des souvenirs qui m’avaient échappé jusque là, et d’où il résultait que, avant d’expirer, la chère enfant que nous regrettions tous les deux, s’était souvenue de lui avec beaucoup d’affection. Je ne peux pas prétendre tout à fait que mes récits fussent mensongers ; car j’avais tant besoin de m’attendrir sur moi et sur les autres qu’il m’était tout à fait aisé de parler de choses tristes et touchantes, et, vraiment, je puis affirmer que je le faisais d’abondance de cœur. Souleyman et moi nous mêlâmes encore nos larmes, et, quand je le quittai vers le matin, je lui jurai du plus profond de mon cœur de ne jamais l’oublier, et on voit que j’ai tenu parole. Il m’embrassa, de son côté, avec une véritable affection. Je rejoignis alors mes camarades : le régiment se mit en marche, et moi, avec lui, dans les rangs, à côté de mon vékyl.

Nous étions fort nombreux. Je vis passer de la cavalerie ; c’étaient des hommes des tribus du sud et de l’ouest. Ils avaient assez bonne mine, meilleure que nous ; mais leurs chevaux mal nourris ne valaient pas grand chose. Les généraux étaient restés à Meshhed. Il paraît que c’est absolument nécessaire ainsi ; parce que de loin on dirige mieux que de près Les colonels avaient imité les généraux, sans doute pour la même raison. En somme, nous avions peu d’officiers au-dessus du grade de capitaine, et c’est très à propos, attendu que les officiers ne sont pas faits pour se battre, mais pour toucher la paie des soldats. Presque tous les chefs étaient des cavaliers nomades : ceux-là étaient venus avec nous ; mais on sait que ce genre d’hommes est très-peu cultivé, grossier et ne pensant qu’à la bataille. On avait envoyé l’artillerie en avant.

Nous marchions depuis trois jours. Il pleuvait à verse et il faisait un temps très-froid. Nous marchions avec beaucoup de peine sur un terrain limoneux, où ceux qui ne glissaient pas s’enfonçaient quelquefois à mi-jambe ; à chaque instant, on avait à franchir de larges coupées pleines d’eau bourbeuse ; ce n’était pas une petite affaire. J’avais déjà perdu mes souliers et, comme mes compagnons, à force de tomber dans les bourbiers, de me mettre à l’eau jusqu’à la ceinture et de grimper à quatre pattes sur des berges abruptes, j’étais couvert de fange et tellement mouillé que je grelottais. Depuis la veille au soir, je n’avais rien mangé. Tout à coup, nous entendîmes le canon. Nos bandes s’arrêtèrent subitement.

Nous entendîmes le canon. Il y eut plusieurs décharges ; puis, tout d’un coup, nous n’entendîmes plus rien. Il y ont un moment de silence ; soudain nous vîmes tomber au milieu de nous un train de canonniers, fouettant les chevaux à toute outrance et se jetant sur nous. Quelques hommes furent écrasés, ceux qui purent se rangèrent. Les canons cahottés, sautant, s’arrêtant, tombèrent les uns dans la boue, les autres dans l’eau ; les canonniers coupèrent les traits des attelages et s’enfuirent, vite comme le vent. Ce fût un hourvari, un tourbillon, une mêlée, un éclair ; nous n’eûmes pas le temps de comprendre, et presque aussitôt ceux qui étaient en première ligne aperçurent un nuage de cavalerie qui se dirigeait rapidement de notre côté. Un cri général s’éleva :

— Les Turkomans ! les Turkomans ! faites feu !

Je ne distinguai absolument rien, je vis quelques hommes qui, au lieu d’abaisser leurs armes, se jetaient à la suite des canonniers. J’allais faire de même, quand le vékyl, m’arrêtant par le bras, cria dans mon oreille au milieu du tapage :

— Tiens bon, Aga-Beg ! Ceux qui fuient aujourd’hui sont des gens perdus !

Il avait raison, tout à fait raison, le brave vékyl, et mes yeux m’en portèrent immédiatement le témoignage. Je vis, comme je vous vois, cette masse de cavalerie, dont je viens de parler, se diviser, comme par enchantement, en des myriades de pelotons, qui, courant à travers la plaine et évitant les obstacles avec l’habileté de gens au fait du pays, tournaient, enveloppaient, saisissaient les fuyards et les accablant de coups, prenaient leurs armes et faisaient des centaines de prisonniers.

— Vous voyez ! vous voyez, mes enfants ! s’écria de nouveau le vékyl, voilà le sort qui vous attend, qui nous attend, si nous ne savons pas nous tenir ensemble ! Allons ! Courage ! Ferme ! Feu !

Nous étions là une cinquantaine à peu près. Le spectacle effrayant étalé sous nos regards donna une telle force aux exhortations du sergent, que, lorsqu’un gros de ces pillards maudits s’avança vers nous, notre troupe se pelotonna rapidement et nous fîmes feu en effet, et nous rechargeâmes, et nous fîmes feu une seconde fois, et une troisième fois, et une quatrième fois. Par les saints Imams ! nous vîmes tomber quelques-uns de ces hérétiques, de ces chiens maudits, de ces partisans d’Aboubeckr, d’Omar et d’Osman ; puissent ces monstres brûler éternellement dans l’enfer ! nous les vîmes tomber, vous dis-je, et cela nous donna un tel entrain que, sur le commandement du vékyl et sans nous disjoindre, nous partîmes d’un mouvement en avant, pour aller chercher cet ennemi qui s’était arrêté et ne venait pas à nous. Après un moment d’hésitation, il recula et s’enfuit. Pendant ce temps, les autres bandes turkomanes continuaient à donner la chasse aux fuyards, a les ramasser, à en tuer quelques-uns, à battre les autres, à emmener ce qui pouvait marcher. Nous poussâmes des cris de triomphe : Allah ! Allah ! ya Aly ! ya Hassan ! ya Houssein ! Nous étions au comble de la joie ; nous étions délivrés et nous n’avions peur de rien.

Au fond, nous étions parfaitement heureux. Sur cinquante environ que nous étions, nous avions éprouvé que trente de nos fusils étaient en état de servir. Le mien, je ne dis pas ; d’abord, il n’avait pas de chien et, ensuite, le canon était fendu. Mais c’était pourtant une bonne arme, comme je l’éprouvai par la suite ; j’avais attaché la baïonnette qui n’avait pas de douille avec une forte corde ; cette baïonnette tenait à merveille et je n’attendais qu’une occasion de m’en servir.

Je vous dirai que notre exemple avait été suivi. Nous aperçûmes, à une petite distance, trois ou quatre groupes de soldats faisant feu, et les Turkomans n’osaient approcher. En outre, une troupe de trois à quatre cents cavaliers, à peu près, avait chargé lestement l’ennemi, et lui avait repris des prisonniers et un canon. Malheureusement on ne savait ce que les canonniers étaient devenus, ni leurs caissons. Nous jetâmes la pièce dans un fossé. Pendant une heure, nous aperçûmes les Turkomans, qui, au loin, continuaient à prendre des hommes ; puis ils disparurent à l’horizon avec leurs captifs. Alors, nos différents groupes se rapprochèrent, nous vîmes qu’en tout nous pouvions être à peu près au nombre de 7 à 800. Ce n’était pas beaucoup sur six à sept mille qui étaient sortis de Meshhed. Mais, enfin, c’était quelque chose, et quand nous nous retrouvâmes, considérant quels lions terribles nous étions, nous ne doutâmes pas un instant d’être en état de regagner un terrain où les Turkomans ne seraient pas en état de nous prendre. Nous étions si contents que rien ne nous semblait difficile.

Notre chef se trouva être le Youz-Bashy des cavaliers. C’était un Kurde, appelé Rézy-Khan, grand, bel homme, avec une barbe courte, des yeux de feu et magnifiquement équipé. Il était tellement joyeux que son bonheur semblait exalter son cheval même, et l’homme et la bête lançaient des flammes par tous leurs mouvements. Il y avait aussi un certain Abdoulrahym des Bakhtyarys, un grand gaillard avec des épaules d’éléphant. Il nous criait :

— Mes enfants ! mes enfants ! Vous êtes de vrais Roustems, et des Iskenders ! Nous exterminerons cette canaille turkomane jusqu’au dernier homme !

Nous étions ravis. On se mit à chanter. L’infanterie avait deux chefs : un lieutenant que je ne connais pas et notre vékyl. Le brave homme s’écria :

— Maintenant, il faut des vivres et de la poudre !

On s’aperçut qu’on mourait de faim. Il y avait pourtant du remède. Nous nous mîmes tous à arracher des herbes dans la plaine. Une partie fut réservée pour les chevaux. Avec le reste, on résolut de faire la soupe. Mais la pluie continuait à tomber à flots, et il était d’autant plus difficile d’allumer du feu, qu’il n’y avait pas de bois. On aurait pu en faire avec de l’herbe sèche. De l’herbe desséchée, on en avait tant qu’on voulait ; seulement elle était gonflée d’eau. On prit donc son parti de manger l’herbe comme elle était. Ça n’était pas bon, mais l’estomac était rempli et ne criait plus. Pour la poudre, la question restait difficile. En partant de Meshhed, on ne nous en avait guère donné. Les généraux l’avaient vendue. Quand il fallut s’en procurer, cette fois, ce fut

laborieux. Sur les morts on ramassa quelques cartouches. Nous avions environ trois cents fusils en état de partir et, tout compte fait, pour chaque fusil on eut trois charges. Rézy-Khan recommanda bien à chacun de ne pas tirer avant qu’il en donnât l’ordre. Mais on était si content que quelques-uns brûlèrent leurs charges le soir même pour célébrer la victoire : du reste, il importait peu ; nous avions de bonnes baïonnettes.

Par un hasard très-favorable, on découvrit aux environs une sorte de camp retranché, construction des anciens payens, avec quatre remparts de pierre et au milieu une sorte de mare. Nous allâmes nous renfermer là pour y passer la nuit ; nous fîmes bien : car, à l’aube, les Turkomans revinrent, et comme ils étaient plus nombreux que nous, s’ils nous avaient attaqués de nouveau en rase campagne, nous aurions pu avoir assez de peine.

Derrière nos murs, nous fîmes feu sur les ennemis et nous en tuâmes quelques-uns. Enragés, ils mirent pied à terre et montèrent comme des fourmis sur nos pierres accumulées ; alors nous tombâmes dessus à la baïonnette, et Rézy-Khan à notre tête ; nous les maltraitâmes tellement que, après dix minutes d’efforts, ils lâchèrent pied et s’enfuirent. Malheureusement Rézy-Khan et le grand Bakhtyary qui combattaient comme des tigres furent tués l’un et l’autre. Moi, je reçus au bras un coup de couteau ; mais, Dieu est grand ! ce fut une égratignure.

Voyez, néanmoins, quels scélérats sont ces Turkomans ! Ils s’enfuirent, mais pas bien loin. Ils revinrent presque tout de suite et commencèrent à cavalcader autour de nos murailles. Ils avaient, à ce qu’il paraît, remarqué que nous n’avions pas tiré beaucoup. Ils s’aperçurent aisément que nous ne tirions plus du tout. La raison en était bonne : de poudre, il n’en restait rien ! Pas un grain, pas un atome ! Dieu sait parfaitement ce qu’il fait !

Nos ennemis voulurent alors essayer d’un nouvel assaut et une partie d’entre eux se transforma encore une fois en infanterie. Les voilà qui se mettent à grimper sur le talus du fort comme des fourmis ! Le vékyl à notre tête, nous sortîmes ; nous les bousculons encore, nous en tuons une douzaine, ils s’enfuient, la cavalerie nous charge, nous n’avons que le temps de rentrer dans notre trou, et nous voyons, de loin, la tête du vékyl au bout d’une lance courir au milieu des Turkomans.

Ah ! Je ne dois pas oublier de vous dire que nous avions eu grand froid la nuit. Pas un fil n’était sec sur nos pauvres corps. La pluie tombait toujours. Un peu d’herbe mouillée dans nos estomacs nous soutenait mal. Pour moi je souffrais beaucoup, et il nous était mort une soixantaine d’hommes, sans qu’on puisse s’expliquer pourquoi ni comment. Dieu très-haut et miséricordieux l’avait voulu ainsi !

La nuit fut encore très-mauvaise ; nous n’avions que la ressource de nous serrer les uns contre les autres pour essayer de nous rappeler un peu ce que c’était que la chaleur. Pourtant vers le matin, le ciel s’éclaircit. Il faisait froid. Nous nous attendions à être attaqués. Le lieutenant se trouva mort.

Vers midi seulement les Turkomans parurent, mais ils restèrent assez loin ; le soir ils s’enhardirent et vinrent à portée de mousquet, tourner autour du retranchement. Puis ils se retirèrent.

La nuit nous emporta encore du monde. En définitive, nous n’étions plus que quatre cents, et personne ne nous commandait. Mais nous savions ce qu’il fallait faire, et, en cas d’attaque, nous serions encore tombés à la baïonnette sur les impies. Pourtant nous étions très-affaiblis tous.

C’était à peu près vers l’heure de la prière de l’asr et le soleil penchait sur l’horizon, quand au loin, nous vîmes arriver les bandes turkomanes, en plus grand nombre que les jours précédents. Chacun se leva comme il put et prit son fusil. Mais à notre grand étonnement, toute cette multitude s’arrêta à une longue distance de nous, et quatre ou cinq cavaliers, seulement, se détachant du gros de leurs camarades, s’avancèrent vers nous, en nous faisant des signes d’amitié et indiquant de leur mieux qu’ils désiraient nous parler.

Plusieurs des nôtres étaient d’avis de sortir brusquement et d’aller leur couper la tête ; mais à quoi bon ? C’est ce que je fis remarquer, ainsi que d’autres camarades, et, après une courte discussion, tout le monde se rangea à mon avis. Nous allâmes donc au devant de ces fils de chiens, et, leur ayant fait de profonds saluts, nous les introduisîmes dans notre enceinte. Chacun s’assit par terre, de manière à former un cercle autour des nouveaux venus, que nous fîmes prendre place sur des couvertures de chevaux.

Vallah ! Billah ! Tallah ! Il y avait une grande différence entre eux et nous ! Nous, nous avions l’air de fantômes roulés dans la boue et ruisselant de misère ; eux, ils portaient de bons habits avec des fourrures, des armes brillantes et des bonnets magnifiques. Quand ils eurent pris place, ayant été chargé de porter la parole, je dis à ces maudits :

— Que le salut soit sur vous !

— Et sur vous le salut ! répondirent-ils.

— Nous espérons, repris-je, que les santés de vos Excellences ne laissent rien à désirer, et puissent tous vos cœurs être comblés dans ce monde et dans l’autre !

— Les bontés de vos Excellences sont infinies, répliqua le plus âgé des Turkomans. C’était un grand vieillard avec un nez aplati, un visage rond comme une pastèque, des poils de barbe par ci par là et des yeux en croissant de lune retournée.

— Quels ordres veulent nous transmettre vos Excellences ? poursuivis-je.

— C’est nous, dit le vieux Turkoraan, qui venons présenter une requête à vos Altesses. Vous savez que nous sommes de malheureux pères de famille, de pauvres laboureurs, esclaves du Roi des Rois et serviteurs de l’Iran bien Gardé ! Depuis des siècles, nous nous efforçons par tous les moyens qui sont en notre pouvoir de prouver à l’auguste Gouvernement l’excès de notre affection. Malheureusement, nous sommes très pauvres ; nos femmes et nos enfants crient la faim ; les champs que nous cultivons ne rapportent pas assez pour les nourrir, et, si nous n’avions pas quelques occasions de réussir dans un petit commerce d’esclaves, ce qui ne fait de mal à personne, il nous faudrait expirer de misère nous et les nôtres. Pourquoi nous persécuter ?

— Tout ce que vient de nous exposer votre Excellence est de la plus exacte vérité, repartis-je. Pour nous, nous sommes de très-humbles soldats ; si on nous a envoyés ici, nous ne savons pas pourquoi, et, maintenant, déjà comblés des bontés de vos Excellences, nous osons vous prier de nous permettre de retourner à la sainte ville de Meshhed d’où nous sommes venus.

Le Turkoman s’inclina de la manière la plus aimable et me répondit :

— Plût au ciel que cela fût possible ! Mes compagnons et moi sommes tout prêts à vous offrir nos chevaux et à vous prier d’accepter mille marques de notre amitié. Mais jugez vous-mêmes de notre triste position. L’auguste Gouvernement nous a attaqués sans motifs, nous qui ne faisions de mal à personne, et en outre les vivres sont rares. Vous n’avez rien à manger ; nous, nous n’avons guère mangé depuis une semaine. Venez avec nous. Vous serez bien traités. Nous ne vous vendrons ni à Bokhara ni à Khiva. Nous vous garderons chez nous, et, si vos amis veulent vous racheter, nous serons tout prêts à accepter les rançons les plus raisonnables. Cela ne vaut-il pas mieux d’attendre paisiblement votre délivrance sous nos tentes, auprès d’un bon feu, que de risquer d’aller mourir de misère sur la route ?

Le vieux Turkoman avait la mine d’un brave homme. Ses camarades se mirent à nous parler de pain frais, de lait caillé et de mouton rôti. Il y eut une grande émotion parmi nous. Subitement, chacun jeta son fusil, et les ambassadeurs s’étant levés, on les suivit de plein gré.

Quand nous arrivâmes avec eux auprès des cavaliers, nous fûmes parfaitement accueillis ; on nous plaça au milieu de la bande, et, tandis que nous marchions, nous causions avec nos maîtres qui nous parurent de braves gens ; de temps en temps, à la vérité, quelqu’un de nous recevait un bon coup de fouet, mais c’était parce qu’il ne marchait pas assez vite : du reste, tout se passa très-bien sauf que, pour des gens aussi fatigués que nous l’étions, ce fut un peu dur d’avoir à faire un trajet de huit heures, à travers les terres épaisses, avant que d’avoir atteint le campement vers lequel on nous menait.

Les femmes et les enfants étaient venus à notre rencontre. Ce fut le moment le plus difficile à passer. Il paraît que, dans cette foule, il y avait des veuves de quelques jours, dont nous avions tué les maris et des mères qui étaient fâchées de ce que nous avions fait à leurs fils. Les femmes sont méchantes dans tous les pays du monde ; celles-là étaient atroces. Le moins qu’elles auraient voulu nous faire eût été de nous déchirer avec leurs ongles, si on les en eût laissées libres. Les enfants ne demandaient pas mieux que de nous traiter aussi mal, et, pour débuter, ils nous accueillirent par des hurlements et une volée de pierres. Par bonheur, les hommes ne se montrèrent pas du tout disposés à nous laisser abîmer et moitié grondant, moitié riant, donnant aussi çà et là quelques horions à ces furies, ils réussirent à nous introduire dans le camp et à mettre nos ennemis et leurs petits auxiliaires, sinon hors d’état de nous injurier, ce qui ne nous causait aucun mal, du moins hors de portée de nous mettre en sang. Quand nous fûmes tous rassemblés sur la place, on nous compta, et on nous avertit que ceux qui chercheraient à s’enfuir seraient tués aussitôt. Après cette déclaration, on nous distribua entre les différents cavaliers qui nous avaient pris, et dont nous devînmes les esclaves. Tel acquit ainsi dix prisonniers, tel autre cinq et celui-ci deux. Pour moi, je fus adjugé à un garçon encore très-jeune, qui m’emmena aussitôt chez lui.

Mon maître n’était pas pauvre ; je m’en aperçus en entrant sous sa tente. Cette tente était de l’espèce de celle que l’on nomme alatjyk, faite avec des cloisons et des murs d’osier tressé, recouverts de feutres épais ; le plancher était en bois avec des tapis ; il y avait trois ou quatre coffres peints de toutes sortes de couleurs, un grand lit avec des coussins, et, au milieu de la tente, un poêle, d’où s’exhalait une agréable chaleur. Dans cette charmante habitation, j’aperçus une jeune femme ; elle allaitait un nourrisson. Je la saluai avec respect, c’était certainement ma maîtresse, mais elle ne leva pas les yeux sur moi, et à peine regarda-t-elle son mari. Je vous dirai de suite ce que c’est que les femmes turkomanes. Rien de bien intéressant.

Elle sont laides à faire fuir le diable ; témoin la jeune dame de la tente où j’étais amené, et que j’appris ensuite être une des beautés du pays. Je ne m’en serais guère douté au premier abord. Elle ressemblait à un portefaix de Tébryz. Elle avait des épaules larges et plates, une grosse tête, des petits yeux, des pommettes saillantes, une bouche comme un four de boulanger, le front plat, et sur la poitrine, deux montagnes. J’en ai vu de pires encore. Ces femmes là sont stupides, méchantes, brutales et ne savent que travailler, mais aussi on les fait travailler comme des mules, et on a raison.

Le maître dit à la dame :

— Mets l’enfant de côté et sers-moi à souper.

La dame obéit tout de suite. Elle commença à remuer des plats et des assiettes, et elle me fit signe de la suivre hors de la tente ; j’obéis immédiatement, ayant conçu l’idée de l’attendrir par mon zèle. Elle me conduisit dans une espèce de cabane qui servait de cuisine, où bouillait je ne sais quoi dans une marmite. Elle me fit un signe, que je ne compris pas bien ; sans me rien expliquer, elle prit un bâton et m’en déchargea un coup sur la tête.

— Voilà, pensai-je, une manière de monstre qui ne me rendra pas la vie facile.

Je me trompais. C’était une brave femme. Elle me battait souvent, elle était ponctuelle, voulait que tout se fit à sa manière ; mais elle me nourrissait bien, et, quand elle se fut un peu habituée à moi, elle me parla davantage, et je réussis plus d’une fois à la tromper, sans qu’elle s’en soit jamais aperçue. Quand elle était de bonne humeur, elle me disait en riant aux éclats :

— N’est-ce pas que vous autres gens de l’Iran, vous êtes plus bêtes que nos chevaux ?

— Oui, maîtresse, répondais-je avec humilité, c’est bien vrai. Dieu l’a voulu ainsi !

— Les Turkomans, continuait-elle, vous pillent, vous volent, vous emportent vous-mêmes, et vous vendent à qui ils veulent, et vous ne savez pas trouver un moyen de les en empêcher.

— C’est vrai, maîtresse, répliquais-je encore ; mais c’est que les Turkomans sont des gens d’esprit, et nous nous sommes des ânes.

Alors elle recommençait à rire aux éclats et ne s’apercevait jamais que son lait et son beurre diminuaient à mon profit. J’ai toujours remarqué que les gens les plus forts sont toujours les moins intelligents. Ainsi voyez les Européens ! On les trompe tant que l’on veut, et, partout où ils vont, ils s’imaginent qu’ils sont supérieurs à nous, parce qu’ils sont les maîtres ; ils ne savent pas et ne sauront jamais apprécier cette vérité que l’esprit est bien au-dessus de la matière. Les Turkomans se montrent exactement pareils. Ce sont des brutes comme eux.

Je fus employé par mes propriétaires à fendre du bois, à porter de l’eau, à conduire les moutons à la pâture. Quand je n’avais pas d’ouvrage, j’allais me promener à la campagne. Je m’étais fait quelques amis, et je chantais des chansons. Je savais aussi fabriquer des pièges pour prendre les souris et j’appris à quelques femmes à confectionner des plats persans que les hommes trouvaient admirables. On me récompensait, en me donnant du thé beurré et des galettes. Il y avait aussi assez souvent des noces et j’y dansais, ce qui faisait rire beaucoup toute l’assistance, qui, d’ailleurs, était de très-bonne humeur, et on peut bien comprendre pourquoi. Notre camp, les camps voisins et toute la nation étaient dans un état d’exaltation à cause de la victoire. Les prisonniers regorgeaient et on s’attendait à gagner gros avec eux. Ensuite, le premier mouvement d’humeur passé, toutes les veuves avaient été enchantées de leur situation, et il ne se pouvait pas qu’il en fût autrement, car une jeune fille turkomane ne vaut pas cinq tomans en or, et il faut des circonstances particulières pour qu’on aille en chercher une, quand on veut se marier. Au contraire, une veuve a beaucoup de valeur, et elle est souvent estimée très-haut. Cela dépend de l’expérience qu’elle a acquise pour la conduite d’un ménage, de sa réputation d’économie et de l’habitude qu’elle a de diriger tout autour d’elle. Et, en outre, on sait précisément si elle peut ou non donner des enfants à son mari. Quant à l’amour, vous pouvez bien penser que, avec la figure de ces dames-là, il n’en est pas question, personne n’y songe, ni ne comprend ce que ça peut être. J’essayai une fois de raconter à ma maîtresse la passion si touchante et si belle que Medjnoun éprouvait pour Leïla et qui me rappelait ma Leïla à moi-même, et me jetait dans des transports de douleur. Ma maîtresse me battit outrageusement pour avoir osé l’ennuyer de pareilles sottises. Elle était encore bien jeune ; mais elle avait déjà eu deux maris avant celui qu’elle tenait pour le moment, et trois enfants par-dessus le marché. Aussi jouissait-elle d’une immense considération, et c’était un honneur pour moi, auquel j’étais sensible, que d’appartenir à une pareille dame.

Il y avait environ trois mois que je vivais là assez paisiblement, et je commençais à m’habituer à mon sort (en vérité, et comme je l’ai dit, il n’était pas très dur), quand un matin, me promenant désœuvré dans le camp, je fus abordé par deux autres esclaves, persans comme moi, soldats du régiment de Goum, qui me dirent savoir d’une façon certaine, et qui me jurèrent sur leurs têtes que nous allions être délivrés dans la journée et renvoyés à Meshhed.

On avait déjà fait courir ce bruit si souvent, et si souvent il s’était trouvé faux, que je me mis à rire et conseillai à mes camarades de ne pas trop croire à ce qu’on leur avait annoncé et de continuer à faire provision de patience. Cependant, en les quittant, je me trouvais, comme chaque fois que j’entendais de pareilles nouvelles, assez troublé et ému. Je sais bien qu’il se passe assez de vilaines choses dans l’Iran, et qu’on y trouve bien du mal ; pourtant, c’est l’Iran, et c’est le meilleur, le plus saint pays de la terre. Nulle part au monde on n’éprouve autant de plaisir ni autant de joie. Quand on y a vécu, on y veut retourner ; et quand on y est, on y veut mourir. Je ne croyais pas du tout à ce que mes deux camarades m’avaient dit, pourtant le cœur me battait et je me sentais triste, et si triste que, au lieu de continuer à me promener, je retournai chez mon maître.

Il venait précisément de descendre de cheval et je le vis qui causait avec sa femme. En m’apercevant, il m’appela.

— Aga, me dit-il, tu n’es plus mon esclave, on t’a racheté ; tu es mon hôte, et tu vas partir pour Meshhed.

Je fus tellement saisi en entendant ces paroles, que je me crus sur le point d’étouffer, et il me sembla voir la tente tourner autour de moi.

— Est-ce vrai ? m’écriai-je.

— Que ces Iraniens sont bêtes ! dit la femme en riant ; qu’est-ce qu’il y a là d’extraordinaire ? Ton Gouvernement a racheté ses soldats au prix de dix tomans par tête. On aurait pu les lui vendre moins bon marché, mais puisque cette sottise est faite et que nous avons touché notre argent, va-t’en chez toi et ne fais pas le sot.

À peine entendis-je ce que disait cette créature. Il me passa comme une vision devant les yeux. Je vis, oui, je vis la jolie vallée du Khamsèh où je suis né ; j’aperçus distinctement le ruisseau, les saules, l’herbe touffue, les fleurs, l’arbre au pied duquel j’avais enfoui mon argent, ma belle, mon adorée Leïla dans mes bras, mes chasses, mes gazelles, mes tigres, mon cher Kérym, mon excellent Souleyman, mon bien brave Abdoullah, tous mes cousins, le bazar de Téhéran, la boutique de l’épicier et celle du rôtisseur, les figures des gens que je connaissais ; oui, oui, oui, ma vie entière m’apparut à cette minute, et une voix criait en moi : Tu vas la recommencer ! Je me sentis ivre de bonheur ! J’aurais voulu chanter, danser, pleurer, embrasser tous ceux qui se montraient à mon esprit, en ce moment de félicité suprême, et je me mis à pousser des cris d’angoisse.

— Imbécile ! me dit la femme, tu as bu du raky hier au soir, et peut-être encore ce matin. Si je t’y reprends jamais !…

Le mari se mit à rire.

— Tu ne l’y reprendras jamais, car il part aujourd’hui même, et, à dater de ce moment, je te le répète, Aga, tu es libre !

J’étais libre ! Je me précipitai hors de la tente, et je me dirigeai en courant vers la grande place au milieu du camp. De toutes les habitations sortaient mes pauvres camarades, aussi exaltés que moi : Nous nous embrassions, nous ne manquions pas de remercier Dieu et les Imams ; nous criions-de tout notre cœur : Iran ! cher Iran ! Lumière de mes yeux ! Et, alors, j’appris peu à peu comment il se faisait que nous sortions tout-à-coup des ténèbres, pour entrer dans une si belle clarté.

Il paraît que depuis la perte de notre armée et le commencement de notre captivité, il s’était passé bien des choses. Le Roi des Rois, en apprenant ce qui s’était passé, était entré dans une grande colère contre ses généraux, et les accusait d’avoir laissé ses pauvres soldats s’en aller tout seuls contre l’ennemi sans les accompagner ; il les avait accusés aussi d’avoir vendu les vivres, la poudre, les armes et les vêtements qui leur étaient destinés, et, enfin, il avait déclaré sa ferme résolution de faire couper le cou à tous les coupables.

Il aurait peut-être bien agi en exécutant cette menace. Mais, après tout, à quoi bon ? Après ces généraux-là, il y en aurait eu de tout pareils ; c’est le train du monde. Rien n’est à y changer. De sorte que Sa Majesté se conduisit beaucoup plus sagement, en calmant sa colère. Il arriva seulement que les Ministres et les Colonnes de l’Empire reçurent force cadeaux de la part des accusés ; on révoqua un ou deux de ceux-ci pour quelques mois ; le Roi eut des présents magnifiques, et il fut résolu que les chefs rachèteraient tous les soldats captifs chez les Turkomans, et les rachèteraient à leurs frais, puisqu’ils étaient cause du malheur arrivé à ces pauvres diables.

La question étant ainsi réglée, les généraux avaient naturellement pris à partie les colonels et les majors, qui avaient fait absolument comme eux. Il les menacèrent de les mettre sous le bâton, de les destituer et même de leur couper la tête, et firent si bien qu’à la fin on s’entendit encore de ce côté-là. Les colonels et les majors donnèrent des cadeaux à leurs supérieurs ; et ceux-ci rentrèrent un peu dans les dépenses, que le soin de leur sûreté venait de leur faire faire à Téhéran.

Cependant ils avaient envoyé des émissaires parmi les tribus turkomanes, pour traiter du rachat des captifs. On avait eu quelque difficulté à s’entendre. Pourtant on était tombé d’accord, et voilà comment et pourquoi, après avoir passé dans une agitation incroyable, dans une sorte d’extase de bonheur, et après avoir pris congé de nos anciens maîtres et de nos anciens amis turkomans, nous nous mîmes en route pour Meshhed, marchant, je vous en réponds, comme l’oiseau qui va s’envoler.

Le temps était superbe ; la nuit, les étoiles brillaient aux cieux comme des diamants ; le jour, un beau soleil éclatant couvrait le ciel et la terre de paillettes d’or, qui tombaient à flots de son cercle enflammé. L’univers entier nous riait, à nous autres pauvres malheureux soldats, oui, les plus malheureux, les plus abandonnés, les plus maltraités des êtres, qui sortions d’un excès de mal, pour retomber au moins dans l’espérance, et nous marchions allègrement, et nous chantions à pleins gosiers, et ainsi nous arrivâmes à deux heures de Meshhed. Nous voyions clairement devant nous venir, sur le ciel bleu, et les coupoles, et les minarets, et les murs émaillés de la mosquée sainte, et les innombrables files des maisons de la ville ; et, comme nous pensions à ce que nous allions trouver tout-à-l’heure de bon pour nous dans le sein de cette apparition céleste, nous nous trouvâmes tout-à-coup arrêtés par deux régiments rangés en travers du chemin et devant lesquels se tenait une troupe d’officiers. Nous nous arrêtâmes et fîmes de profonds saluts.

Un moulla sortit du groupe des officiers et s’avança vers notre troupe. Quand il fut à portée de la voix, il éleva les deux mains en l’air et nous adressa le discours suivant :

— Mes enfants ! gloire à Dieu, le Seigneur des mondes, puissant et miséricordieux, qui a retiré le prophète Younès du ventre de la baleine et vous des mains des féroces Turkomans !

— Amen ! s’écria toute notre troupe.

— Il faut l’en remercier, en entrant humblement dans Meshhed, humblement, vous dis-je, et comme il convient à des malheureux prisonniers !

— Nous sommes prêts ! nous sommes prêts !

— Vous allez donc tous, mes enfants, comme des hommes pieux et des musulmans fidèles, mettre à vos mains des chaînes, et la population entière, attendrie par cette preuve de vos malheurs, vous comblera de ses bénédictions et de ses aumônes.

Nous trouvâmes cette idée excellente et nous en fûmes charmés. Alors, des soldats sortis des rangs des deux régiments s’approchèrent. Ils nous mirent au cou des carcans de fer et aux mains des menottes, et on forma ainsi de nous des bandes de huit à dix enchaînés. Cela nous faisait rire beaucoup et nous nous trouvions très-bien ainsi, quoique le poids de métal fût un peu accablant ; mais il ne s’agissait que de le porter pendant quelques heures et c’était une vétille.

Quand notre toilette fut terminée, les tambours, la musique, les officiers et un régiment partirent en tête, nous venions ensuite dans notre équipage lamentable, mais fort contents, et sur nos talons marchait l’autre régiment. Bientôt nous aperçûmes la foule des Meshhedys venant à notre rencontre. Nous la saluâmes, et nous eûmes le plaisir de nous entendre couvrir de bénédictions. Cependant le tambour roulait, la musique jouait et quelques pièces de canon firent des salves en notre honneur.

Une fois dans la ville, on nous sépara ; les uns prirent une rue, les autres une autre, et des soldats nous escortaient. Pour moi, avec les sept camarades enchaînés du même train, les menottes aux poings, le carcan au cou, on nous mena dans un corps de garde et il nous fut permis de nous asseoir sur la plate-forme. Là, le sergent qui commandait notre escorte nous engagea à solliciter la charité des passants. Cette idée était excellente ; nous la mîmes à l’instant à exécution avec un succès merveilleux. Les hommes, les femmes, les enfants nous apportaient à l’envi du riz, de la viande et même des friandises ; on nous donnait peu d’argent. Je crois que les braves gens qui venaient à notre aide n’en avaient pas beaucoup pour eux-mêmes.

Le soir, un officier arriva. Nous le priâmes de nous faire détacher et de nous laisser vaquer chacun à nos affaires. Pour moi, je ne songeais qu’à aller passer une bonne nuit, dont j’avais grand besoin, chez mon ami et parent, Moulla Souleyman. L’officier nous dit :

— Mes enfants, il faut être raisonnables. Vous autres, vous avez été délivrés par la générosité incomparable et surhumaine de mon oncle, le général Aly-Khan. Il a donné pour chacun de vous, à vos maîtres, dix tomans. Serait-il juste qu’il perdît une si forte somme ? Non ! ce ne serait pas juste, vous en conviendrez. D’autre part, s’il vous laissait aller, bien que vous soyez tous très-honnêtes et incapables de renier vos dettes, le malheur veut que vous n’ayez aucune ressource. De pauvres soldats, où trouveraient-ils de l’argent ? Dans cette pensée, mon oncle, la bonté même, va vous en faire trouver. En vous laissant la chaîne au cou jusqu’à ce que vous ayez réuni chacun quinze tomans que vous lui remettrez fidèlement, il vous procure le moyen de toucher le cœur des musulmans et d’exercer la charité publique. Ne vous désolez pas. Racontez vos malheurs, continuez à solliciter ceux qui vous approchent. Appelez-les tous, ces braves gens qui passent là ! Ils viendront ! Vous voyez qu’ils vous nourrissent très-bien. Peu à peu la pitié les touchera davantage, et leurs bourses s’ouvriront. Je ne vous trompe pas. Dans quelques jours, quand vous n’aurez plus d’espoir de rien recueillir ici, on vous fera partir. Vous retournerez ainsi à Téhéran ; de là, vous irez à Ispahan, à Shyraz, à Kermanshah, par toutes les villes de l’Iran Bien Gardé, et vous finirez par payer cette dette.

L’officier se tut, mais nous nous mîmes en colère ; le désespoir nous prit, nous commençâmes à l’appeler fils de chien, et nous étions en bonne voie de ne pas épargner davantage ni son oncle, ni les femmes, ni la mère, ni les filles de son oncle (il n’en avait peut-être pas), quand, sur un signe de notre bourreau, nos gardiens nous tombèrent dessus, on nous battit, on nous jeta par terre, on nous foula aux pieds. J’eus presque une côte enfoncée, et ma tête fut toute enflée de deux grosses bosses. Alors, il fallut se rendre sage. Chacun se soumit, et après avoir, pour ma part, pleuré dans un coin une bonne demi-heure, je me résignai et commençai, d’une voix lamentable, à solliciter de nouveau les aumônes des passants.

Il ne manquait pas de gens charitables, et tout le monde sait que, grâces soient rendues au Dieu tout puissant ! il y a dans l’Islam grande bonne volonté à venir en aide aux malheureux. Les femmes, surtout, se pressaient en grand nombre autour de nous ; elles nous regardaient, elles pleuraient ; elles nous demandait le récit de nos malheurs. Ils étaient grands, et, comme on le peut croire, nous ne cherchions pas à les diminuer ; au contraire, nous ne manquions jamais d’ajouter à nos récits que nos femmes, nos cinq, six,

sept, huit petits enfants en bas âge nous attendaient à la maison et mouraient de faim. Nous recueillions ainsi force menue monnaie et quelquefois des pièces d’argent. D’ailleurs, certains d’entre nous étaient plus chanceux que les autres.

On sait que nos régiments sont recrutés parmi les pauvres, qui, n’ayant ni amis, ni protecteurs, ne peuvent se soustraire à la vie militaire. Quand on veut des soldats, on ramasse dans les rues et dans les cabarets des villes, et dans les maisons des villages, ce qui ne peut pas se faire réclamer. Ainsi, nous étions là, à notre chaîne, des hommes faits, des enfants de quinze ans et des vieillards de soixante et dix, parce que, quand on est soldat, c’est pour toute sa vie, à moins qu’on ne trouve moyen de se faire exempter ou de s’enfuir.

Ceux qui parmi nous recevaient le plus d’aumônes, c’étaient les plus jeunes. Il y en avait un, joli garçon de seize ans, né à Zendjân, qui fut délivré au bout de quinze jours tant on le comblait de toutes parts. Il est vrai qu’il avait la figure d’un ange. Pour moi, je réussis à faire prévenir Moulla Souleyman de mon triste sort. Le brave homme accourut, se jeta à mon cou, et, au nom de notre chère Leïla, il me donna un toman. C’était beaucoup. Je le remerciai fort. Peut-être en aurais-je obtenu davantage ; mais, le lendemain, on nous fit partir de Meshhed pour nous diriger sur Téhéran.

Mes camarades et moi, nous fîmes une chanson qui racontait nos malheurs, et nous en régalions les paysans le long de la route. Cela nous valait toujours quelque peu. D’ailleurs, la charité des Musulmans nourrissait les pauvres captifs mieux qu’elle ne l’avait fait jadis pour les soldats du Roi, et nos gardiens en profitaient comme nous. Seulement, il fallait que chacun de nous prît bien garde à ses petites recettes, car soit nous-mêmes, soit nos soldats, nous ne pensions naturellement qu’à nous emparer de ce qui n’était pas à nous. Pour moi, je tenais mon argent serré dans un morceau de coton bleu ; je ne le montrais à personne et l’avais attaché sous mes habits, par une corde. Quand nous arrivâmes dans la capitale, je peux bien avouer maintenant que je possédais, avec le toman en or que m’avait donné mon cousin, quelques sahabgrans en argent et force shahys de cuivre, environ trois tomans et demi. Certains de mes camarades étaient, j’en suis sûr, plus riches que moi ; mais d’autres aussi étaient plus pauvres ; car un vieux canonnier appelé Ibrahim, qui était mon voisin de chaîne, n’obtenait jamais rien, tant il était laid.

En arrivant à Téhéran, on nous conduisit justement à mon ancien corps-de-garde et on nous mit en exposition sur la plate-forme. Les gens du quartier, me reconnaissant, accoururent ; je fis le récit de nos malheurs, et on était en train de nous donner beaucoup, lorsqu’arriva un véritable miracle. Dieu soit loué ! Que les Saints Imams soient bénis et que leurs noms sacrés soient exaltés ! Amen ! Amen ! Gloire à Dieu, le Seigneur des mondes ! Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu !

Un miracle, dis-je, arriva et ce fut celui-ci. Comme toujours, il s’était rassemblé autour de nous beaucoup de femmes. Elle se pressaient les unes sur les autres et s’avançaient de leur mieux pour nous bien considérer, de sorte que moi, qui racontais nos infortunes au public, je me trouvais avoir en face comme un mur de voiles bleus et blancs, aligné devant moi. J’en étais à cette phrase, que je répétais souvent avec onction et désespoir :

— Oh ! Musulmans ! oh ! Musulmans ! Il n’y a plus d’Islam ! La religion est perdue ! Je suis du Khamsèh ! Hélas ! hélas ! je suis des environs de Zendjân ! J’ai une pauvre mère aveugle, les deux sœurs de mon père sont estropiées, ma femme est paralytique et mes huit enfants expirent de misère ! Hélas ! Musulmans ! si votre charité ne se hâte de me délivrer, tout cela va mourir de faim, et, moi, je mourrai de désespoir !

À ce moment même, j’entendis un cri perçant à côté de moi, et une voix que je reconnus tout aussitôt, et qui me traversa le cœur comme une flèche de feu, s’écria :

— En Dieu ! par Dieu ! pour Dieu c’est Aga ! Je n’hésitai pas une seconde :

— Leïla ! m’écriai-je.

Elle avait beau être couverte de son voile épais, sa figure resplendissait vraiment devant mes regards ! Je me trouvai transporté par la joie au plus haut de la septième sphère :

— Tiens-toi tranquille, me dit-elle. Tu seras délivré aujourd’hui même ou demain au plus tard !

Là-dessus, se détournant, elle disparut avec deux autres femmes qui l’accompagnaient, et, le soir, comme je me mourais d’impatience, un officier arriva avec un vékil ; on rompit ma chaîne et l’officier me dit :

— Va où tu voudras, tu es libre !

Comme il prononçait ces paroles, je me trouvai serré dans les bras, oui, dans les bras de qui ? De mon cousin Abdoullah !

Dieu ! que je fus ravi de le voir !

— Ah ! mon ami, mon frère, mon bien-aimé, me dit-il, quel bonheur ! Quelle réunion ! Lorsque j’appris de notre cousin Kérym que tu avais été enlevé par la milice, je ne sais à quel excès de chagrin je ne fus pas sur le point de m’abandonner !

— Ce bon Kérym ! m’écriai-je. Nous nous sommes toujours tendrement aimés, lui et moi ! Bien que quelquefois, j’avoue que je lui aie préféré Souleyman, et, à ce propos, sais-tu que Souleyman…

Là-dessus, je lui racontai ce que notre digne cousin était devenu et comme il était en train de devenir un moulla très-savant et un grand personnage à Meshhed. Ce récit charma Abdoullah.

— Je regrette, me dit-il, que notre autre parent Kérym n’ait pu obtenir un sort aussi beau. C’est un peu sa faute. Tu sais qu’il avait l’habitude déplorable d’aimer le thé froid avec excès.

Cette expression « le thé froid, » indique, comme chacun sait, entre gens qui se respectent, cette horrible liqueur qu’on appelle du raky. Je secouai la tête d’un air désolé et indigné tout à la fois :

— Kérym, répondis-je, buvait du thé froid, je ne le sais que trop ; j’ai fait longtemps des efforts extraordinaires pour l’arracher à cette honteuse habitude ; je n’y ai jamais réussi.

— Pourtant, continua Abdoullah, sa situation pourrait être pire. Je l’emploie comme muletier, et il conduit pour moi des marchandises sur la route de Tébryz à Trébizonde. Il gagne bien sa vie.

— Qu’entends-je ? m’écriai-je, serais-tu devenu marchand ?

— Oui ! mon frère, répliqua Abdoullah d’un air modeste. J’ai acquis quelque bien, et c’est ce qui m’a permis aujourd’hui de venir à ton aide, quand la malheureuse position où te trouvais m’a été révélée par ma femme.

— Par ta femme ! J’étais au comble de la surprise.

— Sans doute, Kérym ; n’ayant pas le moyen de l’entretenir suivant le mérite de cette créature adorable, a consenti à divorcer avec elle et je l’ai épousée.

Je ne fus pas trop content. Mais que pouvais-je faire ? Me soumettre à ma destinée. On n’y échappe pas. Bien souvent, j’avais eu occasion de reconnaître cette vérité. Elle venait me frapper encore une fois, et, je l’avoue, d’une manière qui me fut sensible. Je ne soufflai pas mot. Cependant je suivais Abdoullah. Quand nous fûmes arrivés près de la Porte-Neuve, il m’introduisit dans une fort jolie maison et me conduisit à l’enderoun.

Là, je trouvai Leïla assise sur le tapis. Elle me reçut très-bien. Pour mon malheur, je la trouvai plus jolie que jamais, plus saisissante, et j’avais des larmes qui me gonflaient le cœur. Elle s’en aperçut, et lorsque, après avoir pris le thé, Abdoullah, qui avait des affaires, nous eut laissés seuls, elle me dit :

— Mon pauvre Aga, je vois que tu es un peu malheureux.

— Je le suis beaucoup, répliquai-je en baissant la tête.

— Il faut être raisonnable, poursuivit-elle, et je ne te cacherai rien. J’avoue que je t’ai beaucoup aimé et que je t’aime encore ; mais aussi je n’ai pas été insensible aux bonnes qualités de Souleyman, la gaieté et l’entrain de Kérym m’ont ravie, et je suis pleine d’estime et d’attendrissement pour les mérites d’Abdoullah. Si l’on me demandait de déclarer quel est celui de mes quatre cousins que je préfère, je demanderais que des quatre on pût faire un seul homme, et celui-là, je suis bien sûre que je l’aimerais passionnément et pour toujours. Mais est-ce possible ? je te le demande. Ne pleure pas. Sois persuadé que tu vis toujours dans mon cœur. Je ne pouvais pas épouser Souleyman, qui ne possédait rien. Je me suis adressée à toi. Tu as été un peu léger ; mais je te pardonne. Je sais que tu m’es tendrement attaché. Kérym me mettait sur la grande route de la misère. Abdoullah m’a faite riche. Je dois être sage à mon tour, et je lui serai fidèle jusqu’à la mort, tout en pensant à vous trois comme à des hommes… Enfin je t’en ai dit assez. Abdoullah est ton cousin ; aime-le ; sers-le ; et il fera pour toi tout ce qui sera possible. Tu penses bien que je n’y nuirai pas.

Elle me dit encore beaucoup de paroles affectueuses qui, dans le premier moment, me causèrent un redoublement de tristesse. Cependant, puisqu’il n’y avait pas de ressource, et je ne le comprenais que trop, je me résignai à ne plus être pour Leïla que le fils de son oncle.

Abdoullah, en sa qualité de marchand, avait souvent à faire à de grands personnages. Il leur rendait des services et avait du crédit auprès d’eux. Grâce à lui, on me fit Sultan dans le régiment Khassèh ou Particulier, qui demeure toujours à Téhéran, dans le palais, monte la garde, porte l’eau, fend le bois et travaille à la maçonnerie. Me voilà donc capitaine, et je me mis à manger les soldats, comme on m’avait mangé moi-même, ce qui me donna une position très-honorable et dont je ne me plains pas.

Nous sommes les Gardes du Roi ; il a souvent été question de nous donner un uniforme magnifique, et même on en parle toujours. Je crois qu’on en parlera jusqu’à la fin du monde. Quelquefois on se propose de nous habiller comme les hommes qui veillent sur la vie de l’Empereur des Russes, et qui, à ce qu’il paraît, sont verts avec des galons et des broderies en or. D’autres fois, on veut nous habiller en rouge, toujours avec des galons, des broderies et des crépines d’or. Mais, vêtus ainsi, comment les soldats pourraient-ils se rendre utiles ? Et qui est-ce qui paierait ces beaux costumes ? En attendant qu’on ait trouvé un moyen, nos gens n’ont que des culottes déchirées et souvent pas de chapeaux.

Quand je me vis officier, je voulus vivre avec mes pareils et je fis beaucoup de connaissances. Mais parmi eux, je m’attachai singulièrement à un Sultan, un garçon d’un excellent caractère. Il a vécu longtemps chez les Férynghys, où on l’avait envoyé pour faire son éducation. Il m’a raconté des choses très-curieuses. Un soir que nous avions bu un peu plus de thé froid qu’à l’ordinaire, il m’exprima des opinions que je trouvai parfaitement raisonnables.

— Vois-tu, frère, me dit-il, tous les Iraniens sont des brutes, et les Européens sont des sots. Moi, j’ai été élevé chez eux. On m’a mis d’abord au collège, et, ensuite, comme j’avais appris aussi bien que ces maudits ce qu’il faut pour passer les examens, j’entrai à leur école militaire, qu’ils appellent Saint-Cyr. J’y restai deux ans, comme ils font eux-mêmes, puis, devenu officier, je suis revenu ici. On a voulu m’employer ; on m’a demandé ce qu’il était à propos de faire. Je l’ai dit, on s’est moqué de moi, on m’a pris en haine ; on m’a traité d’infidèle et d’insolent, et j’ai été mis sous le bâton. Dans le premier moment, j’ai voulu mourir parce que les Européens regardent pareil accident comme un déshonneur.

— Les niais ! m’écriai-je, en vidant mon verre.

— Oui, ce sont des niais, ils ne comprennent pas que tout chez nous, les habitudes, les mœurs, les intérêts, le climat, l’air, le sol, notre passé, notre présent rendent radicalement impossible ce qui, chez eux, est le plus simple. Quand je vis que ma mort ne servirait à rien du tout, je refis mon éducation. Je cessai d’avoir des opinions, de vouloir réformer, de blâmer, de contredire, et je devins comme vous tous : je baisai la main des Colonnes du Pouvoir, et je dis oui ! oui ! certainement ! aux plus grandes absurdités ! Alors on cessa peu à peu de me persécuter ; mais comme on continue à se défier de moi, je ne serai jamais que capitaine. Nous connaissons tous les deux des généraux qui ont quinze ans et des maréchaux qui en ont dix-huit. Nous connaissons aussi de braves guerriers qui ne savent pas comment on charge un fusil ; moi, j’ai cinquante ans sonnés et je mourrai dans la misère, et sous le poids d’une suspicion incurable, parce que je sais comment on mène des troupes et ce qu’il faudrait faire pour venir à bout en trois mois des Turkomans de la frontière. Maudits soient ces scélérats d’Européens qui sont cause de mes malheurs ! Passe-moi le raky !

Cette nuit-là, nous bûmes si bien, que ce fut seulement le soir du lendemain que je pus me lever du tapis sur lequel j’étais tombé, et j’y laissai mon camarade.

Grâce à la protection d’Abdoullah, je crois bien que je passerai major cette année, à moins qu’on ne me fasse colonel. Inshallah ! Inshallah !