Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)/2

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La Revue blancheTome VII (p. 145-149).

NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN
II
sur les relations littéraires

Goethe a reçu ce matin la visite d’un jeune homme qui a fait d’excellentes études à Leipzig, qui a voyagé en France et en Angleterre et qui a même passé plusieurs années à Oxford. Il était présenté à Goethe par un Anglais, nommé M. Wilde, qui est venu à Weimar l’an passé, et qui pense avoir produit ici la plus vive impression.

— Ce jeune homme, m’a dit Goethe, m’a beaucoup plu. Mais il est venu me demander précisément la seule chose que je sois décidé à ne jamais faire. Il désire que je le recommande à Cotta, et jamais je ne recommanderai personne à qui que ce soit. Quand je lis un ouvrage dont l’auteur m’est inconnu, et que j’y découvre du talent ou même une intelligence bien cultivée, et prête pour les lettres, je suis heureux de le signaler par tous les moyens dont je dispose. Je ne pense pas avoir jamais négligé une occasion d’encourager un jeune homme en qui j’aie cru discerner des promesses d’avenir. Mais si je suis heureux de recommander et de louer une œuvre de valeur, je me refuse à intervenir personnellement pour rendre plus facile à un jeune homme son début dans la littérature.

En principe, il ne faut jamais essayer d’épargner ou d’adoucir à quelqu’un les difficultés de la vie. Nous ne savons pas si ces ennuis, si ces tracas dont nous voulons affranchir la personne qui nous intéresse, ne seront pas pour elle l’épreuve la plus heureuse, la plus efficace. Et quand il s’agit des lettres et des littérateurs, c’est alors qu’il faut observer ce principe le plus strictement. Est-ce que vous n’êtes pas effrayé parfois de voir combien, chaque année, se multiplient les livres nouveaux ? Il n’est pas un jeune homme maintenant, d’une famille aisée et d’une éducation moyenne qui a trente ans n’ait derrière lui un gros bagage. Il faut laisser se faire, dans ce fouillis d’œuvres où toute critique se perdrait, une sélection naturelle. Soyez bien certain d’ailleurs que jamais une œuvre ou une idée féconde ne se perdent. Il ne faut croire ni aux génies ni aux chef-d’œuvres ignorés. Il est entendu que Gilbert est mort à l’hôpital, c’est une légende agréable, mais Gilbert était un génie vraiment ordinaire.

Il faut donc laisser les jeunes gens se tirer d’affaire tout seuls, comme ils peuvent. D’ailleurs, c’est une détermination particulièrement grave d’affronter la vie littéraire qui est la plus difficile de toutes, la plus douloureuse. Nous ne devons pas permettre que la responsabilité en puisse jamais rejaillir sur nous. Gilbert dont je vous parlais aurait fait peut-être un excellent soldat, un ciseleur habile, ou tout ce que vous voudrez. Il aurait été heureux, avec une femme, des enfants, une jolie maison dans le faubourg. Est-ce que Voltaire n’est pas le grand coupable des souffrances de Vauvenargues ?

Je répondis à Goethe que je n’étais pas également frappé de tous ses arguments, et qu’il me semblait s’être décidé dans ce cas — ce qui ne lui est pas ordinaire — avec la sensibilité plutôt qu’avec la raison.

— Je ne le pense pas, me répondit Goethe, et je pourrais trouver à ma conduite des raisons beaucoup plus fortes, et purement rationnelles, celles-là, purement abstraites. Tout d’abord, je suis d’avis qu’entre des générations littéraires différentes, il ne doit y avoir, à aucun degré, ni relations d’amitié, ni échange de sympathie. Il ne doit y avoir que des rapports purement critiques. Remarquez que lorsque Schlegel fait de Tieck un éloge exagéré et proclame qu’il eût été capable d’écrire peut-être Iphigénie, je trouve cela très naturel. Et pourtant Schlegel se trompe. Quand Lemaître fait de Loti un homme de génie (et Loti est l’idéal de ce que Lemaître aurait pu donner), quand Desjardins et Voguë se déclarent réciproquement de grands philosophes, cela ne me choque en rien. Il est naturel que l’opinion que nous avons de l’homme modifie le jugement que nous devrions porter sur le livre. Mais ces partialités ne sont admissibles qu’entre gens du même âge et du même cercle ; entre des générations littéraires différentes, la franchise, la fermeté de la critique ne doivent jamais être altérées. Que France parle de ses amis et compagnons d’âge, de Nolhac, de Plessis, il peut se tromper lui même tant qu’il voudra ; mais qu’il parle de Jules Simon, qui a quarante ans de plus que lui, qui est presque d’un autre siècle, il se doit d’être sincère et lucide.

Vous me comprenez bien. Les relations de deux générations littéraires doivent être uniquement critiques. Et comme les sentiments personnels vicient toujours la sincérité de la critique, la solution est bien claire, il faut savoir se rester indifférents. Sinon vous voyez bien ce qui arriverait. C’est qu’on deviendrait incapable d’exprimer ce peu de nouveau, ce quelque chose de pas encore dit, que toute génération doit apporter avec elle, et qu’elle ne peut faire comprendre et admettre que par l’offensive, par la lutte, quelquefois même par la violence contre ses aînés. Supposez que Schiller qui était une âme tendre et reconnaissante eût été distingué et appuyé par Lessing. Schiller aurait eu une peine infinie à se dégager jamais des idées de Lessing, comme il l’a fait plus tard d’une manière si éclatante. Croyez-vous Brunetière capable, avec un jeune homme de vingt ans qui lui aurait envoyé à la Revue un manuscrit avec des promesses sérieuses et de bons fragments, d’une protection qui ne fût pas envahissante. Les sympathies entre deux hommes, d’âge et de situations inégales, absorbent toujours la personnalité de l’un des deux. Et, bien entendu, c’est le plus jeune, le plus modeste qui cédera, qui prendra l’habitude, bonne peut-être, mais stérile, d’obéir à l’influence de l’aîné.

Un écrivain, un penseur, ne doit jamais avoir d’influence personnelle. Sinon il cesse d’être un penseur, il est un apôtre en ce sens que son action a cessé d’être une action d’idées.

— Mais, lui répondis-je, n’est-ce pas une belle légende, par exemple, que celle des chevaliers de la Lyre ou des Maîtres chanteurs de Nuremberg, de qui la poésie avait fait comme un ordre, comme une confrérie aimante et charitable. Et il me souvient que Pausanias cite un fragment d’une tragédie perdue d’Euripide où il est dit : « que la lyre appelle l’amour du joueur de lyre, que le poète aimera le poète, comme le frère aime le frère… » — Je crois, continuai-je, qu’entre tous les cordonniers de Weimar, il y a d’excellents sentiments d’entente et d’estime réciproque, et je serais fâché de penser qu’avant de se rendre un service, ils courent à l’Eglise consulter le registre des naissances, pour s’assurer qu’ils sont bien de la même génération.

— Oui, me répondit Goethe, et vous avez raison d’exprimer un regret. Mais ce qui était possible au temps de Hans Sachs et d’Euripide ne l’est plus aujourd’hui, parce que nous avons inventé, nous, la critique, la critique dogmatique, la critique scientifique, enfin la critique revêtue de toutes les épithètes qu’il vous plaira. C’est la critique qui a entièrement gâté les mœurs littéraires. Et cela, parce qu’elle nous a habitués à considérer l’œuvre indépendamment de l’homme. Mais comprenez bien qu’aujourd’hui le mal est fait, la nécessité est accomplie.

D’ailleurs, il m’est très difficile de croire que Sophocle ait eu une grande affection pour Eschyle et lorsque Virgile a débuté dans la littérature, son article sur Lucrèce dans la Revue ALBAE LITTERARVM TABVLAE est sévère, et même, proclamons le hautement, injuste.

Les sympathies, les amitiés sont rares dans la vie des lettres. Mais, il n’y a de sympathie vraie, d’amitié sincère que dans l’intérieur d’une génération. Dans l’intérieur d’une génération, il peut y avoir le souvenir encore vivace de l’enfance, la reconnaissance partagée des années difficiles, et surtout l’ardeur commune d’idées fortes. Mais autrement, dans les relations littéraires, vous ne découvrirez que bassesse, égoïsme et snobisme. Il y a quelques écrivains que le talent n’a pas empêchés de rester très bons, Heredia, par exemple, qui est si confiant, si obligeant, si honnêtement heureux de sentir les jeunes gens autour de lui, qui saisit avec tant d’ardeur les occasions de leur être utile. Mais c’est un cas infiniment rare, et, du reste, Heredia lui-même, ces jeunes gens qu’il aime, qu’il reçoit, qu’il appuie, je suis bien certain qu’il n’a pour leurs livres aucune estime. Littérairement il ne peut exister à nos yeux que deux catégories d’hommes : ceux qui ont du génie et ceux qui étaient au gymnase avec nous. Mais, la plupart du temps, quand il y a des relations suivies entre un écrivain célèbre et un jeune homme, les sentiments sont beaucoup plus vils. Le jeune homme cherche à en retirer divers avantages matériels, et l’homme illustre voudrait s’assurer dans le monde des petites revues — qui sera un jour le monde académique — un délégué sérieux de sa gloire.

— Ne pourrait-on pas prétendre, lui dis-je, que les mœurs littéraires sont viciées par ce seul fait que la littérature est devenue personnelle. Il n’y a plus d’objectivité dans aucune œuvre. Tout le travail de l’écrivain est devenu un effort d’observation intérieure, et de là résulte naturellement, avec la tension perpétuelle du Moi, comme une exaspération de la vanité.

— C’est une observation, dit Goethe, qui n’est ni très nouvelle ni très juste. Le plus objectif de nos romanciers, Zola, est probablement le plus vaniteux. La vérité est que l’art, qui devrait porter aux plus nobles sentiments est une école de haine et de jalousie…

Mais Goethe réfléchit sans doute que ces réflexions offraient quelque chose de décourageant pour moi, qui étais si jeune vraiment, et qui débutais dans les lettres, car il me prit la main et me dit presque tendrement :

Vous ne serez pas malheureux ici, mon cher enfant. Ce qui est le moins supportable en ce monde, c’est de vivre avec des sots, et vous trouvez à Weimar une société choisie. Si vous réussissez, vous susciterez des jalousies ; mais qu’y faire ? Ces sentiments là ne sont fâcheux pour un esprit droit que tant qu’ils demeurent incertains ? Ce qui est pénible, c’est de se demander si telle ou telle personne a bien pour nous une amitié sincère, comme elle en fait sans cesse profession, ou si au fond de son cœur elle ne vous envie pas. Une fois qu’on est fixé, tout cela n’a plus aucune importance, mais il faut le temps d’être fixé. C’est pour cette raison que j’ai toujours préféré les ennemis francs chez qui je sentais de la haine. Du moins il n’y a pas d’embarras, on est fixé tout de suite. Mais, encore une fois, qu’y pouvons-nous ? Les haines et les jalousies sont parfois utiles et fécondes. Il est sans doute utile qu’il y ait des amis infidèles, des rivaux jaloux et des critiques mesquins. Peut-être serait-il meilleur qu’il en fût autrement ; en tout cas, d’autres mœurs seraient plus douces, plus harmonieuses, et cela suffirait pour qu’on eût le droit de les désirer. Mais on ne sait jamais ce qui vaut le mieux à la fin du compte. Nous jugeons le plus souvent d’après une certaine idée d’harmonie et de l’élégance ; mais ce n’est pas un bon critérium ; car il faudrait que notre sentiment de l’harmonie ait pu se confondre entièrement avec l’harmonie de la nature ; et la nature est une symphonie trop riche, trop multiple ; nous ne suivons bien qu’un instrument à la fois. Résignez-vous donc, mon enfant. Laissons les choses comme elles sont. Ne nous heurtons pas à l’impossible. Ne souhaitons que ce qui est. Car autrement, je ne vois pas trop ce que nous pourrions souhaiter de raisonnable, sinon peut-être que le printemps fût éternel.

(Appartient à mon ami R. C.).