Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)/1

La bibliothèque libre.


 ?
Nouvelles conversations avec Eckermann (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome VI (p. 442-447).
Août 1894  ►


NOUVELLES CONVERSATIONS AVEC ECKERMANN
I
de la critique

Je suis allé chez Goethe vers midi et il m’a invité à une promenade en voiture avant le dîner. Il m’a demandé si j’avais achevé de classer quelques articles critiques qu’il a publiés autrefois à Francfort et à Strasbourg, et qu’il veut comprendre dans la prochaine édition de ses œuvres. Je lui répondis que le travail était assez avancé et que je pensais avoir achevé pour l’autre semaine. — Qu’en pensez-vous, me demanda t-il ? Quelle a été votre impression à les parcourir aussi rapidement ? Car vous savez que la première impression est ordinairement la plus juste et elle est d’autant plus juste qu’elle est plus rapide.

Je lui dis que bien entendu il ne fallait pas songer à comparer ces articles avec les meilleures études de Art et Antiquité, mais que néanmoins j’approuvais l’idée de les réimprimer dans les œuvres complètes. Ils ont, lui dis-je, toute la vivacité, toute la fougue du jeune homme, et cependant, on y remarque de la bonne foi et de l’équité.

— Je les relis encore avec plaisir, me répondit Goethe. Ils sont vifs et fougueux, comme vous disiez, mais cependant ils sont modestes, et respectueux quand il le faut. Cependant les lettres étaient alors en pleine révolution, et dans des époques aussi agitées les jeunes gens ont tout naturellement le droit d’apporter un peu de violence dans la critique. Mais il ne faut pas en abuser. Et surtout il ne faut pas perdre le sentiment des mesures et des valeurs. Les jeunes gens s’imaginent facilement que l’époque de leur début dans les lettres est une époque de Révolution. Et vous voyez bien pourquoi. C’est que leur début à lui seul leur paraît un événement extraordinaire. Cependant ce serait une erreur aussi grave et inféconde que de nier de parti pris le talent de ceux qui les ont précédés. Chaque génération doit apporter avec elle quelque chose de nouveau. Mais toutes les nouveautés ne sont pas heureuses. Et la seule manière d’apprécier justement une idée nouvelle, c’est de chercher si elle apporte à quelque idée déjà reçue un complément utile ou une correction heureuse. Nous qui finissons de vivre, nous nous sommes trompés souvent, mais nous avons travaillé, nous avons lutté. Il s’agit de réussir où nous avons échoué, et pour cela il faut éviter nos erreurs et nos fautes.

— Vous avez raison, lui dis-je, mais il y a un autre danger pour les jeunes gens. Ils trouvent en entrant dans la vie trop d’idées éparses autour d’eux, et leur vanité les porte aisément à croire qu’elles leur appartiennent, alors qu’elles appartiennent à leur époque.

— Oui, dit Goethe. « C’est une source dont l’eau est empruntée et quand le réservoir est épuisé, elle s’arrête. » C’est pourquoi on n’a jamais vu autant de débuts heureux que de notre temps. Mais la plupart de ces promesses se démentiront très vite.

Goethe reprit presque aussitôt :

« Je ne vois pas avec une grande satisfaction tant d’esprits solides et pénétrants s’adonner entièrement à la critique. Et, en effet, il me semble qu’on se fait communément trop d’illusions sur la valeur de la critique, et ce qu’on veut aujourd’hui en tirer, il est trop clair qu’elle ne le donnera jamais. Savez-vous ce qui manque à tous ces gens-là ? Il leur manque d’avoir médité Kant. Ils en sont toujours aux vérités universelles et nécessaires. Pourtant, eux qui nous parlent toujours du sens commun, devraient aussi mettre un peu de sens commun dans cette affaire. Le jugement porté sur un livre n’aura jamais de valeur objective, et cela pour une raison bien simple, c’est que deux hommes ne lisent jamais le même livre. Rendez-vous bien compte, Eckermann. L’impression que fait l’œuvre d’art n’est pas immédiate. Elle est médiate, elle est indirecte. Ce que nous percevons directement, c’est une collection de signes sensibles derrière lesquels nous situons la pensée de l’écrivain. L’impression esthétique se résout toujours ainsi en une interprétation personnelle de ces signes, en une sorte de traduction sans fin. Et la pensée de l’auteur, dès qu’elle pénètre en nous, s’y déforme. Elle traverse toute une pénombre d’inconscient, elle vient se perdre dans une masse d’anciens souvenirs, d’émotions personnelles. Elle se transforme à leur contact. Il est difficile de se représenter ce que nous mettons de nous-mêmes dans les livres que nous lisons. La mémoire des situations analogues que nous avons pu traverser, l’analogie que peut offrir avec notre propre caractère un des caractères étudiés, les souvenirs qu’évoque la lecture, la rêverie où elle nous jette, tout cela ajoute au livre quelque chose qui n’y était pas, et ce quelque chose, c’est simplement un peu de nous-mêmes.

Donner une valeur absolue à notre jugement, c’est se méprendre non seulement sur la valeur de notre jugement, mais sur la valeur de notre version. Avant de s’entendre sur la beauté de ce qu’on lit, il faudrait s’entendre sur le sens de ce qu’on lit, et là-dessus nous ne nous entendrons jamais. Avant la question de critique, il y a la question d’interprétation, et nous interprétons chacun à notre manière.

Vous savez ce que Montesquieu disait de Voltaire, après une lettre un peu moqueuse sur l’Esprit des Lois : « Voltaire a trop d’esprit pour m’entendre. Tout ce qu’il lit, il le fait, après quoi il approuve ou critique ce qu’il a fait. » Pour refaire ce qu’on lit, on n’a pas besoin de l’esprit de Voltaire. France est revenu sur cette idée dans la dernière livraison du roman qu’il publie. Il a dit là dessus des choses très justes : « C’est une misère quand on y songe que ces petits signes dont sont formés les syllabes, les mots, les phrases… Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture ? Une suite de faux-sens, de contre-sens et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions peut-être, il n’y en a pas de fidèles. » C’est une misère quand on y songe, mais on n’y songe jamais.

Maintenant, réfléchissez que cette traduction, nous la faisons telle maintenant, et tout à l’heure nous l’eussions faite autre. C’est une interprétation non seulement d’après nous, mais d’après un moment de nous. Et pour l’exprimer exactement, les mots manquent toujours. Il n’y a dans aucune langue des mots assez précis, assez nuancés, pour rendre sensibles à d’autres qu’à nous nos délicatesses d’émotions. Et toujours pour la même raison, c’est que l’émotion n’est pas directe. Elle est suggestive, évocatrice. Ainsi nous comprenons pour nous, nous jugeons pour nous ce que nous avons compris ; nous exprimons pour nous ce que nous avons jugé. Tout cela peut avoir de l’intérêt pour les autres, mais ce n’est vrai strictement que pour nous. Le talent d’un critique, c’est un mot qui a un sens ; sa justesse d’esprit, son influence, cela ne signifie plus rien. La critique ne peut jamais avoir d’efficacité extérieure. Et l’idéal que se font de la critique des gens comme les Schlegel, un idéal presque pédagogique, restera toujours inaccessible. »

Je lui dis que j’étais très vivement frappé de son raisonnement et que si l’on avait admis tout d’abord le point de vue philosophique où il s’était placé, il ne restait plus d’objection à faire.

— Il n’y a pas à l’admettre ou à ne pas l’admettre, répondit Goethe avec une extrême vivacité. C’est un point de vue qui s’impose impérieusement à nous et que nous n’avons plus le droit de discuter. Personne ne peut plus échapper à la doctrine de la relativité. Nous ne pouvons plus poser comme absolus que des rapports entre les phénomènes, ou entre la totalité des phénomènes et notre raison, mais non pas entre des phénomènes particuliers et notre raison.

— Je lui répondis qu’une critique vraiment scientifique s’appuierait en effet sur des rapports purement objectifs, et que Lessing, par exemple, me semblait y avoir réussi.

— Mais Lessing n’était pas un critique, me répondit Goethe, ou du moins c’était un critique pour quelques esprits supérieurs. Il devait toujours rester sans action sur le public et même sur les talents médiocres. Assurément, il est parti d’un système d’idées très solide. Il a cru l’appliquer. Mais il ne l’applique jamais. De sorte que son système est intéressant par lui-même, formulé en tant qu’esthétique rationnelle. Mais nous ne pouvons juger s’il est ou non un bon critérium aux ouvrages de l’esprit, car Lessing lui-même ne s’en est jamais servi comme critérium. Tout système est inapplicable dans la critique. On ne juge pas avec une esthétique, on juge avec ses yeux, avec ses sentiments, avec sa raison. Si vous le préférez, tout système d’idées est mécanique et tout jugement est dynamique. Comprenez-vous ?

C’est pourquoi je vous disais que la critique n’aura jamais d’efficacité extérieure. Il y a peu de méthodes critiques qui soient raisonnables et utiles, et vous verrez tout de suite que c’est une utilité toute intérieure, toute personnelle. Voyez. Imaginez d’abord un critique qui adopterait pleinement nos conclusions de tout à l’heure ; un critique vraiment relativiste. Il ne donnerait jamais son opinion sur une œuvre, mais ses émotions après une œuvre. Il n’essaierait pas de déterminer ce qu’il y a de bon ou de mauvais, ni même ce qu’il trouve de bon ou de mauvais dans tel livre, mais simplement quelles impressions, quels souvenirs, quelles réflexions lui a suggérées sa lecture. Et cela, personne ne l’a jamais fait franchement, complètement, pas même Sainte-Beuve, pas même France. France estampe le plus qu’il peut ses jugements, mais il juge. C’est un jésuite au confessionnal qui enveloppe le péché, qui l’excuse, qui l’atténue, mais qui sent un péché. Pourtant un esprit délicat et fin, en qui les choses trouveraient beaucoup d’écho, tirerait de cette méthode des œuvres excellentes. La critique lui serait un prétexte, voilà tout. Maintenant prenez un Lessing, un Brunetière. Toute œuvre d’art leur est un moyen, non pas d’appliquer leurs idées générales, mais de se les confirmer intérieurement. Leur théorie s’en appuie, mais pour eux seuls, pas pour nous. Ils sont exactement dans la position d’un métaphysicien. Il n’y a pas de preuve a posteriori d’une métaphysique. La critique devient aussi hypothétique, et d’une valeur aussi subjective qu’un livre de Hegel, par exemple. Les faits qu’ils invoquent leur donnent raison, mais ils ont choisi leurs faits d’après leur théorie même, et les mêmes faits confirmeraient aussi exactement une autre théorie quelconque.

Vous voyez bien maintenant qu’un France ou qu’un Lessing, que nous lisons avec plaisir parce qu’ils ont un talent considérable, ne nous servent cependant en rien. Ils ne servent qu’eux-mêmes. Je ne nomme pas Sainte-Beuve parce que son genre est un peu différent. Il rentre plutôt dans une autre catégorie. L’œuvre pour lui n’est pas un tout, n’a pas de valeur complète. À travers l’œuvre, il cherche l’homme. C’est une induction toujours téméraire, et dont nous ne devons jamais accepter les résultats. Cependant, nous ne vivons pas avec les œuvres, mais avec les hommes, et les hommes plus que les œuvres peuvent aider à notre développement intérieur. C’est donc un point de vue non seulement légitime, mais élevé. Mais il est bien clair que l’idée que nous nous serons faite de tel écrivain n’aura jamais sa valeur que pour nous, et si nous l’avons envisagé en tant qu’homme et non plus en tant qu’écrivain, nous ne devrons exprimer et répandre notre pensée qu’avec des ménagements infinis. La critique n’a plus ainsi que la valeur d’un effort moral. Le résultat accessoire est le plaisir que nous tirons de cette recherche, le résultat principal doit être un enseignement qui ne pourra profiter qu’à nous.

Maintenant vous savez comme moi que presque tous les cas que nous venons d’examiner sont des cas d’exception. La plupart du temps, nous critiquons simplement par besoin de réaction. Nous sentons une différence entre l’auteur et nous, et nous nous affirmons contre lui. Ce n’est peut-être pas la forme la plus élevée de l’esprit critique, mais c’est probablement sa forme originelle. Quelque chose nous choque, nous voulons le dire pour bien marquer la distinction entre l’homme qui nous a choqué et nous-même. Je vous ai fait comprendre combien ce sentiment serait injuste et illégitime, si nous voulions lui donner une valeur objective. Mais pour nous, en nous, c’est un sentiment parfaitement légitime et même fécond. Il ne nous éclaire en rien sur l’homme que nous jugeons, mais il nous éclaire sur nous-même. Ici encore le résultat est purement moral. Au lieu d’avoir pénétré l’âme d’un autre, c’est dans la nôtre que nous avons vu plus clair.

Toutes ces considérations devraient nous faire apporter dans la critique une modération plus courtoise, plus réservée. En même temps, nous devons en tirer sinon du mépris, du moins une grande indifférence des jugements qu’on porte sur nous. Les critiques nous jugent pour eux-mêmes, mais c’est pour nous-mêmes que nous produisons. Le but n’est pas d’acquérir la gloire, mais d’acquérir une conscience toujours plus claire de nous-mêmes et du monde. Ce que vous ferez, efforcez-vous de le faire toujours mieux, mais cette idée du mieux ne la cherchez qu’en vous. Il faut s’efforcer toujours vers la perfection, mais c’est en soi-même qu’il faut trouver l’idée de sa perfection. Soyez donc indifférent, comme je l’ai toujours été, et aux reproches, et aux louanges, et même à la gloire.

Je vous ai montré dans mon cahier d’autographes une phrase de Mosheim dans ce sens : « La gloire est une source de peine et de souffrances ; l’obscurité est une source de bonheur. » L’Ecclésiaste va plus loin. Il dit qu’on souffre non seulement de la gloire, mais de la science, c’est-à-dire de la gloire pour soi tout seul, de la gloire subjective. Car devenir plus savant, c’est humilier l’homme qu’on était au moment d’avant. Et la vanité, c’est le mouvement d’admiration de ce moi antérieur. De sorte que la sagesse, c’est d’acquérir la science en la méprisant. Mais il faut l’acquérir, car elle est nécessaire à notre perfectionnement intérieur. Et le mépris, c’est la protection assurée et immédiate contre tout ce que la science ou le talent peuvent apporter de souffrance. Vous retrouverez cette idée dans le Dialogue des orateurs. Bien entendu, elle est prise d’un point de vue tout différent. On reproche à Aper d’être un orateur puissant mais inculte, avec plus de génie naturel que de science. Il n’était pas ignorant, dit Tacite, bien au contraire, mais il méprisait la littérature : Et Aper, omni eruditione imbutus, contemnebat potius litteras quam nesciebat.