Nouvelles de Batacchi (édition Liseux)/Les toc-toc de Saint Pascal

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LES TOC-TOC DE SAINT PASCAL


À MON FRÈRE


Je vous présente Monsieur le Curé et Monsieur le Comte, qui, après un court entretien, viennent se reposer ici. Je ne sais à qui les recommander plus utilement qu’à vous, qui leur avez donné la vie. Accueillez-les favorablement et consolez-les dans leurs malheurs, dont le plus grand serait de ne pas rencontrer votre approbation. Recevez d’eux mes embrassements et portez-vous bien.



LES

TOC-TOC DE SAINT PASCAL


˜˜˜˜˜˜˜˜


Lorsque j’entends critiquer l’Évangile
Dans le moindre de ses détails,
Je me sens tout enflammé d’un saint zèle,
Et je voudrais anéantir qui l’attaque.
Oui… comme tout bon Chrétien le devrait,
Je me ferais, moi, couper en quatre pour la foi.

Mais si quelqu’un raille l’hypocrisie des moines
Et ceux qui inventent de faux miracles,
En disant que tout ça, c’est de la blague,
Alors je ris dans mes moustaches,
Me disant qu’il n’y a pas de raison
Pour ne pas jeter de pierres dans leur jardin.

Si les âmes simples, plutôt que pieuses,
Comme un entonnoir placé sous le tonneau
N’avalaient pas de pareilles sottises,
Adieu dame soupe, adieu seigneur bouilli !
C’est grâce aux contes sacrés qu’elles débitent, que brillent
Nos caboches vénérables et tondues.


Toutes les religions pour leurs Saints
Inventent les miracles les plus beaux ;
Par dessus tout nous autres Franciscains,
Cordieu !… nous en racontons d’une force !…
Et quel est le Saint, exempli gratia, aussi grand
Faiseur de miracles que notre Saint Pascal ?

Avec ses toc-toc tant célébrés
Que se figurent entendre ses dévotes,
Il a sur les autres Saints remporté de tels triomphes,
Que personne de chez lui n’est revenu les mains vides.
Oh ! Saint Pascal pour nous, chacun en convient,
C’est une boutique à gros profits.

Elle le serait plus encore, si les ignorants
Ne nous exposaient souvent au ridicule :
Faire agir et parler les Saints,
Le premier coïon venu n’en est pas capable !
Quiconque prétend faire le métier d’autrui
Fait la soupe dans un crible ou dans un panier.

Pour le prouver, voici un fait enregistré
Dans les archives par un historien fidèle,
À la suite duquel Saint Pascal fut volé
Et resta quelque temps sans obtenir de cierges,
Parce que de nos procédés les plus secrets
Un prêtre libertin voulut faire usage.

À la tête de la cure de San-Toto était un jour
Un riche prêtre nommé Berzighella.
Il possédait un si vaste presbytère,
Si beau, si orné des merveilles de tous les arts,
Qu’on l’aurait pris pour un de ces palais qu’Arioste
Faisait élever par les démons à peu de frais.


San-Toto est situé sur une jolie petite colline
Qui domine la mer Tyrrhénienne ;
Sur les côtes, derrière et devant,
De belles villas et de jardins elle est pleine ;
À ses pieds coule une petite rivière qui roule,
En se jouant, ses eaux entre des bords fleuris.

Sur la rive, il y a de très longues allées,
Que myrtes et lauriers préservent du soleil ;
Là, au son du chalumeau pastoral,
La jeunesse entrelace ses danses et ses rondes,
Et, au souffle léger du zéphyr, les fleurs
Répandent partout, dès l’aube, leurs suaves parfums.

Au milieu de ces arbres, les oiseaux babillards
Voltigent, en chantant leurs chants harmonieux ;
Les petits ruisseaux, avec un gai murmure,
Laissent couler leurs eaux limpides comme cristal,
Charmant séjour du peuple aux écailles luisantes,
Que colorent la pourpre et l’azur, et l’or et l’argent.

À la belle saison, une superbe foire
Se tient en cet endroit pour la fête de Saint Toto,
Et alors il est beau de voir matin et soir
Se promener les gens en villégiature et les paysans,
Et une foule de charmants damoiseaux
Armés de lorgnettes et d’ombrelles de soie.

Il est beau de voir à la promenade les dames,
Avec leurs perruques à la mode Romaine,
Enflammer les cœurs d’une ardeur sans pareille
En découvrant largement leur gorge,
Et lever d’un côté leur robe à queue
Exprès pour montrer leurs jambes, leurs cuisses et leur derrière.


Là courent les petits-maîtres Anglomanes
Sur de grands chevaux sans queue ;
Là, avec de grosses cannes, circulent à pied
Les incroyables aux cheveux noirs ;
Là on entend retentir coups de fouet, grelots,

Trompettes, bruit de roues, tambours, hennissements et braiements.


Cependant, sur la grande prairie l’arracheur de dents
Sans pitié démantibule les mâchoires des paysans ;
Le charlatan vend de la thériaque et des onguents ;
Un autre fait danser singes et chiens ;
Et sur un colachon discordant, un pieux aveugle
Chante le martyre de Saint Toto.

Cérès déjà fait lever la riche moisson,
Et déjà l’agriculteur aiguise sa faux ;
Plus d’un quitte la compagnie
Et, entre les sillons, dans quelque endroit ignoré,
Excité par le vin du goûter
Avec Betta et Cecca fait son affaire.

Mais plus que tous les autres agréments, la grande
Renommée de Monsieur le Curé
Attirait la foule dans ces parages.
C’était réellement un homme aimable et bien élevé ;
Il savait tant de facéties et de bons mots
Qu’on aurait cru voir revivre en lui le prêtre Arlotto.

À peine avait-il achevé son huitième lustre ;
Il avait les cheveux bruns, la barbe et le visage bruns,
La lèvre lippue, le teint rouge ;
L’heureuse oisiveté peinte sur sa face
Montrait qu’il était ennemi
Des offices, des bréviaires et des neuvaines.


Il n’aimait pas à fréquenter les prêtres,
Et ne pouvait non plus voir les moines.
Plutôt que de parler théologie
Il aurait reçu des coups de pied au derrière ;
Enfin il eût voulu être sbire ou argousin,
Pour sévir contre quiconque parlait Latin.

Il avait, au tribunal de la pénitence,
Pour ses habitués les manches larges,
Et comme il retirait, avec grande indulgence,
Les âmes des terribles griffes de Satan,
Il était le confesseur souvent choisi
Par les petits-maîtres et par le sexe féminin.

À la théorie de l’art professé par Ovide
Il joignait une bourse qui s’ouvrait facilement ;
Pour séduire les femmes, sa rhétorique
Était bien supérieure à celle de Cicéron ;
Il donnait de grands dîners, et en recevait autant
Des plus nobles et des plus riches de ses voisins de campagne.

Les pensées tristes, les soucis pesants,
Ne paraissaient jamais troubler sa physionomie ;
Toujours il avait l’air heureux ; mais cependant
Lui aussi avait quelques mauvais moments
(Car dans ce monde chacun a ses peines),
Et sa sœur en était la cause.

Sur les trois déesses rivales elle pouvait emporter la pomme,
Tant sa beauté était accomplie,
Mais personne n’a jamais vu, chez une fille d’Ève,
Tant de sottise unie à tant de charmes ;
Pas un historien, pas un conteur ne me rappelle
Femme à la fois si belle et si bête.


Élève d’une nonne paralytique,
Elle croyait plus aux sorcières qu’au baptême,
Et elle admettait, sans critique ni jugement,
N’importe quel sortilège, n’importe quel enchantement ;
Si de magie quelque nouvelle pratique
Lui était contée, elle restait la bouche ouverte, en extase.

Le prêtre se doutait bien, non sans raison,
Qu’un si friand et si agréable morceau
Tomberait un jour ou l’autre dans les filets
De quelque rusé coquin ;
Il tenait les yeux fixés sur elle
Comme Argus sur la fille d’Ismène.

Il n’était cependant pas assez jaloux
Pour se montrer jamais grossier ou inconvenant,
Nul ne se tenait mieux que lui en société,
Et comme le pays était fameux
Pour la bonté de l’air, les étrangers
Demeuraient dans sa maison des mois entiers.

Le Comte Torso avait acheté un gros domaine
Auprès de ceux du Prêtre,
Et juste en face de la maison curiale
Il avait bâti un palais princier
Où, avec la jolie femme qu’il venait d’épouser,
Il passait les jours de la belle saison.

Ce seigneur Comte était un bon vivant,
Affable, courtois et sans façons,
Si bien qu’il lia très vite
Amitié avec notre Monsieur le Curé ;
Leur liaison fut fort étroite,
Mais l’amour et la vengeance cruelle la rompirent.


La Comtesse Isabella était un morceau
À raidir les nerfs d’un Chartreux ;
Mais un Franciscain tartufe,
Qu’on nommait Fra Serafino,
En fit facilement une bigote,
Parce qu’elle était de sa nature fort engourdie.

Elle savait par cœur les Sept Psaumes,
Elle se faisait expliquer l’Apocalypse ;
Elle avait lu le Pré Fleuri
Et les fables sorties jusqu’à présent
De plumes fantastiques à propos de démons,
De fantômes, de monstres et d’apparitions.

Elle avait une dévotion particulière à quatre ou cinq Saints,
Mais elle croyait à Saint Pascal plus qu’à nul autre,
Et toutes les nuits, le visage pâle de frayeur,
Sur son coffre ou sur sa table de nuit
Elle croyait entendre les toc-toc du Saint, et à son confesseur
Elle en répétait le nombre et en imitait le bruit.

Le Curé, qui en était amoureux fou,
Voulut poser le cimier sur la tête du Comte :
Il réfléchit, et ne sait comment il pourra
Mener promptement à bonne fin son envie ;
S’il prononce une seule parole d’amour,
Il sait bien qu’il lui entendra réciter les litanies.

Adroitement il essaya quelquefois
De glisser sur ce sujet quelques allusions lointaines ;
Elle répondit si sottement
Qu’elle avait l’air d’une vraie citrouille ;
Il étendait vers elle tantôt les mains, tantôt les pieds,
Mais ce qu’il touchait était comme du marbre.


En vain, par de petits cadeaux, avait-il
Rendu la femme de chambre elle-même favorable à ses vues ;
Plusieurs fois elle avait cherché à le servir,
Mais n’osant tenter un pas décisif
Avec sa maîtresse sotte et bouchée,
Elle n’avait rien obtenu en faveur du Curé.

Celui-ci, pour attirer un peu l’attention de la dame,
Lui parlait d’un prodige ou d’autre chose telle ;
Lui décrivait l’enfer, où la vengeance divine
Torture le mortel coupable,
Et, chose plus agréable pour elle que nulle autre,
Lui lisait quelquefois la vie de Saint Pascal.

Mais le jeu traînait en longueur, le prêtre se desséchait,
Il se sentait dépérir ;
Déjà deux longs mois s’étaient écoulés,
Il n’entendait que les bavardages ordinaires,
Quand arriva un évènement grâce auquel
Il vit enfin ses désirs exaucés.

Un terrible procès fut intenté au signor Torso
Qui était en danger de perdre son comté,
Si bien que par les voies les plus rapides
Il dut se transporter à la Cour :
Il ne pouvait espérer s’en tirer
Autrement qu’en faisant ce voyage.

Avant de partir, à son cher curé
Il recommanda sa gentille épouse ;
Le pauvre sot ne savait pas
Que c’était abandonner la brebis au loup :
Son départ ranima le zèle
Du prêtre, en réveillant son espoir.


Le signor Torso laissait sa femme enceinte.
Elle était entrée dans son deuxième mois,
Quand, une nuit, le visage d’une pâleur livide,
À cause d’une convulsion qui la surprit,
Elle se réveilla en hurlant : l’aurore
N’apparaissait pas encore à l’horizon.

La femme de chambre accourut à ses cris.
Elle lui dit, à demi égarée,
Qu’elle avait fait un songe horrible,
Et qu’il lui semblait avoir mis au monde
Une créature avec bec et ongles
Et qui avait des cornes et une queue, comme un monstre.

La rusée servante, qui du prêtre avait déjà,
Pour le servir dans ses amours, reçu les largesses,
Répondit : — « Madame, ne croyez pas
» Que ce songe soit une plaisanterie ;
» Quelque malheur, que vous ignorez encore,
» Vous est peut-être ainsi révélé par un saint. »

— « Oh ! serait-il vrai ? » dit Isabella. « Juste
» Au moment où j’ai mis ce monstre au monde,
» Sur le ciel de mon lit j’ai entendu
» Trois coups qu’aucun intervalle n’a séparés ;
» Par ce moyen, d’un malheur qui me menace
» Saint Pascal a voulu m’avertir.

» Mais, ô ciel ! que faire ?… Qui saura me dire
» Ce que peut signifier un songe si effrayant ?
» Comment m’y prendre pour écarter le danger ?
» Comment faire pour me mettre l’esprit en repos ?
» Où puis-je, ma bonne, trouver
» Un homme assez sage pour me le pouvoir dire ? »


— « Moi, signora,… » répondit la rusée
En simulant une vraie frayeur,
« Oh ! Dieu ! je me sens la chair de poule !…
» Nous appellerons le Chirurgien, le Médecin…
» Mais que diront ces gens-là ? Un songe si extraordinaire !
» Peut-être Monsieur le Curé saurait-il l’interpréter ? »

— « Certes ! bien sûr ! Tu as raison. Va, »
Répondit la dame, « va le trouver au petit jour ;
» Tu l’inviteras à déjeuner de ma part…
» Il me délivrera de cet effroi.
» En attendant, je veux me lever, car j’ai peur
» De revoir cette horrible figure. »

Déjà dorait la cime des montagnes
Et sortait de la mer l’astre lumineux du jour.
Prévenu par la servante, en grande hâte
Don Berzighella vint trouver la dame.
Il entra, s’assit avec une majestueuse gravité,
La regarda et sourit doucement.

Puis il lui dit : « Madame, à peine
» M’avez-vous fait signe que, pour vous servir… Oh ! Dieu !
» Vous n’êtes pas, comme auparavant, calme et gaie !
» Quel chagrin avez-vous ? quelle est cette cruelle douleur
» Qui de larmes emplit vos yeux ?
» Parlez. Je vous offre aide et conseil. »

Alors elle raconta son rêve étrange,
Que, pour être agréable au bon lecteur,
Il ne nous convient pas de répéter ici.
Une horreur subite se peignit sur le visage
De Don Berzighella, il resta pensif et dit :
— « Il faudra consulter l’Apocalypse.


» Dites-moi ? Ne seriez-vous point par hasard
» Dans certain état ? — Quoi donc ? — Ne seriez-vous pas enceinte ?
» — Si fait. — Oh ! vous voilà bien mal accommodée !
» Votre songe vous apprend, dame Isabella,
» Que vous pourriez bien avoir conçu un monstre…
» Mais… Examinons de plus près votre cas.

» Ne soyez pas honteuse… À Monsieur le Comte
» Avez-vous accordé les dernières faveurs
» En vous tenant toujours en face de lui,
» Ou bien vous l’aurait-il mis parfois a parte posteriori ?
» — Comment ? — Je vous demande si, changeant de façon,
» Unquam te inierit par derrière ? »

— « Eh ! certainement ! bien des fois il me l’a mis ainsi…
» Mais, entendons-nous bien, toujours in eodem foramine.
» — Je comprends !… Oh ! doux Jésus ! Quelles vilaines choses !
» Savez-vous que cela n’est pas permis ?
» C’est là une posture criminelle, qui sent l’hérésie,
» Et que l’abominable Calvin enseigne à ses disciples.

» Pour ne pas faire de mariages à la Romaine,
» Et pour se séparer de la Sainte Église,
» Il a inventé une façon si étrange…
» Où diable Monsieur le Comte l’a-t-il apprise ?
» Ah ! voyez un peu, vous, la belle affaire !
» Pauvre femme ! vous me faites pitié !

» Avec ce procédé, il se forme dans la matrice
» Souvent un géant, un monstre, un affreux serpent ;
» C’est de la sorte justement que fut engendré
» Attila, qui était vraiment un gros animal ;
» Ainsi naquit Ezzelin de San Romano
» Et le géant Armavirumquecano.


» Ainsi fut engendré… le Bucentaure…
» Qui fut plus tard décapité à Vienne…
» Et Cacus… qui tint la campagne à Pianoro…
» Et Montezuma… fils d’Avicenne… »
Ici il se tut, car s’il eût continué sur ce ton,
Il sentait qu’il n’aurait pu s’empêcher de rire.

La Comtesse, admirant cette science,
Effrayée de ces exemples, s’écria : — « Oh ! Dieu !
» Qu’arrivera-t-il donc de moi, malheureuse ?
» Ferai-je, moi aussi, un enfant si affreux ?
» Oh ! vous, signor, qui êtes si savant,
» Trouvez un remède, si vous pouvez. »

À ces paroles, le prêtre se frotta doucement le menton,
Pinça les lèvres, branla la tête,
Murmura entre ses dents des mots interrompus,
Et dit : — « Oh ! ciel ! il nous manquait cela !…
» Pour ne pas voir quelque être monstrueux,
» Il faudra de nouveau pétrir la créature.

» De combien de mois êtes-vous grosse ? — Eh ! pas encore
» De deux mois tout à fait, mais bientôt.
» — Tant mieux pour vous ! S’il y avait deux mois accomplis,
» Les Chérubins eux-mêmes ne pourraient pas,
» Ni les Saints du ciel non plus, vous faire le plaisir
» De vous préserver d’un si grand malheur.

» Donc, quand reviendra le signor Comte,
» Remplissez le devoir conjugal, comme Dieu l’ordonne ;
» Mais qu’il n’ait pas encore la fantaisie
» De vous prendre à rebours.
» Autrement, vous seriez dans un fichu cas :
» Vous pourriez faire même l’Antechrist ! »


— « Hélas ! » s’écria Isabella, « mon époux,
» Quand même je lui écrirais par la poste,
» Quand même en courant, par les chemins les plus courts,
» Il viendrait tout exprès pour donner à son fils une nouvelle façon,
» Ne serait pas ici d’un mois !… Oh ! Seigneur mon Dieu !…
» L’Antechrist !… Oh ! Jésus !… que puis-je faire ?

— « Il faudrait au moins trouver un galant homme
» Qui voulût bien faire cette opération ;
» Qui s’y mît en vue du bien seulement,
» Pour que l’empire du diable ne s’étende pas.
» Connaîtriez-vous quelqu’un ?… Mais faites attention
» Que ce ne soit un libertin ni un moine. »

— « Et pourrait-il être prêtre ? » répondit-elle.
— « Oui, Madame, » répliqua Monsieur le Curé,
« J’aurais ici… Mais il ne vaut rien pour certaines choses,
» Ce chapelain, il est trop bavard. »
Alors Isabella s’écria : — « Eh ! ne pourriez-vous pas,
» Vous, m’enlever du corps ce poison ? »

— « Moi ? Pourquoi pas ? Cependant, je ne sais quelle crainte…
» Qu’il me suffise d’avoir interprété votre songe.
» Vous pouvez croire… que je le ferais de bon cœur…
» Mais je ne sais si c’est convenable… je suis curé…
» Je ne voudrais pas faire une vilaine action…
» Attendez… Mettons-nous en prières.

» Disons une oraison à Saint Pascal
» Afin que par bonté et non pour nos mérites,
» Il nous donne quelque conseil en la circonstance ;
» Et que par des signes clairs et nets
» Il nous fasse connaître de façon certaine,
» Si je dois repétrir la créature. »


Cela dit, il s’agenouille, et Isabella,
À qui, pour éviter un si grand malheur,
Le moment de lever sa jupe
Paraissait éloigné d’une couple de siècles,
Se mit à genoux, elle aussi, et, en même temps,
Dit avec le Prêtre le répons au Saint.

L’oraison finie, d’un zèle menteur
Le Prêtre enflammé commença à prier,
Disant : « Ô Saint Pascal ! si là-haut dans le ciel,
» Vous n’avez pas grand’chose à faire,
» De grâce, tournez les yeux sur nous autres mortels ;
» Mais, je vous en prie, mettez vos lunettes.

» Achevez l’œuvre à laquelle il vous a plu
» Donner avec ce songe un si beau commencement,
» Et dites-nous si nous devons pétrir à nouveau
» L’enfant qui est au pouvoir du diable.
» Si vous le permettez, frappez des coups en nombre impair,
» Et en nombre pair, si vous le désapprouvez. »

À peine le Prêtre avait-il prononcé
De cette prière les dernières paroles,
Que sur le paravent on entendit
Cinq coups terribles et de plus en plus violents ;
La petite Comtesse pâlit et en hâte
S’écria : « Où es-tu ? Viens, Enrichetta ! »

Mais la ruffiane extrêmement adroite
Qui avait frappé les coups, comme si elle eût des ailes aux pieds,
Traverse l’immense salle, à une autre porte
Se montre et dit : — « Avez-vous appelé ?
» Voulez-vous que je vous avance un siège ?
» Et que je porte le chocolat au père Franciscain ? »


— « Quel Franciscain ? Parle, je ne te comprends pas, »
Répliqua la Comtesse surprise,
Et la servante reprit : — « Un père à l’esprit vénérable,
» À la démarche majestueuse, passait dans la cour
» Il n’y a qu’un instant ; il m’a inspiré
» L’estime et le respect ; je dirai même la vénération.

» Son apparence n’était pas celle d’un mortel.
» Pendant que vers l’escalier il dirigeait ses pas,
» Autour de lui plus brillante paraissait
» La lumière de l’astre du jour.
» Je me suis empressée de venir alors
» L’annoncer… mais je ne le vois pas encore paraître. »

— « Oh ! » s’écria le Prêtre, « merveilleux prodige !
» Oh ! grâce vraiment étonnante !…
» Henriette… laissez-nous un moment
» En liberté… Il nous faut méditer
» Sur le très important motif
» De cette mystérieuse apparition. »

La fine commère partit ; alors don Berzighella,
Les yeux levés, resta quelque temps pensif,
Puis il éclata : — « Allons, dame Isabella,
» Déjà le Saint m’inspire pour le grand œuvre ;
» N’hésitons plus, pétrissons un beau garçon
» Et réparons l’erreur de direction commise. »

Ce disant, il se lève ; à la Comtesse
De sa propre main il enlève ses vêtements,
Et lorsque, nu lui-même, d’elle il s’approche,
On croirait voir Hercule auprès d’Iole.
Il ne résiste plus à sa fougueuse passion,
Il la prend à son cou et la porte sur le lit.


Il faudrait maintenant vous peindre
L’attrayante nudité d’Isabella ;
Mais contre moi mes Aristarques
Ont prononcé un jugement si sévère,
Que, pour éviter les ennuis qui pourraient m’arriver,
Je ferme les rideaux et me tais.

Je ne veux plus que ces gens-là disent de moi
Que je suis un poète ordurier, que je fais scandale ;
Si vous m’entendez dire fottere ou fica,
Sodomisez-moi, je vous le pardonne ;
Déjà j’ai fait des coglioni, des cazi et cazotti
Donation inter vivos aux hypocrites.

Voilà le motif pour lequel vous ne m’entendrez pas
Célébrer de ses tetons la blancheur immaculée,
Ni décrire de son corps les beautés secrètes
Qui enivrent le cœur d’incomparables délices :
Et puis, il n’est pas convenable que d’une comtesse
On découvre les cuisses, on regarde les fesses.

En historien fidèle, je vous dirai seulement
Que le travail fort longtemps se prolongea ;
Qu’avec un instrument fort long et fort gros
Sept fois l’enfant fut repétri,
Et que, achevée la cérémonie,
Enrichetta apporta le déjeuner.

Le Prêtre vida quatre tasses de chocolat
Et y trempa trente rôties ;
Et, comme si c’eût été peu de chose,
Il dévora encore une assiette de biscuits ;
Et quand il lui sembla être bien gavé,
Il fit signe à la servante, qui disparut.


Alors, à demi pensif, à demi joyeux,
Il dit : — « Signora, le mal est réparé,
» Mais ce que nous avons fait ensemble doit rester
» Secret pour tout le monde, même pour votre mari.
» En récompense d’un si grand service,
» Je ne vous demande que prudence et discrétion.

» Si vous parliez, le scandale serait à craindre…
» Ce sont choses où il va de l’excommunication…
» Laissez-moi faire : je trouverai l’occasion,
» Quand le Comte au tribunal de la pénitence
» Me confessera ses péchés,
» De lui faire un petit sermon pour moi, pour vous. »

Cela dit, il partit, espérant en vain
Que tout le monde ignorerait sa scandaleuse conduite ;
Le silence des femmes ne dure pas longtemps :
Elles étouffent, si elles retiennent leur langue,
Et leur bavardage, pour peu qu’on fasse silence,
Est comme le bruit des fourmis qui s’agitent dans la paille.

Au bout de six mois, le Comte revint
Joyeux, parce qu’il avait gagné son procès.
Le soleil, pour apporter le jour nouveau,
Ne sortait pas encore du sein d’Amphitrite,
Lorsque le cornet du postillon
Annonça la voiture du maître.

D’une joie sans pareille la maison
Se remplit alors ; Isabella, réveillée,
Saute à bas de son lit doré, et à son impatience
Ne pouvant résister, en jupe courte
Et en chemise, devançant tout le monde,
Elle court embrasser son époux.


Il la reçut tendrement dans ses bras
Et l’y tint pendant un quart d’heure étroitement serrée ;
Il baisa son sein de neige, son beau visage,
Et comme l’air du matin alors
Le rendait capable de jouer au petit jeu de mariage,
Il monta dans le lit, sa femme entre les bras.

Il l’embrassa de nouveau
Et voulut faire un sacrifice au Dieu d’hyménée ;
Il pria Isabelle de vouloir bien sans tarder
Lui présenter crassas nates,
Parce que, pour danser la danse d’amour,
Cette posture lui plaisait plus que toute autre.

Elle refuse, et ce refus excite
Chez le Comte ardeur et désir ;
Il étend la main sur un sein gonflé,
Disant : « Ah ! soulage-moi, mon idole,
» Vois, sens comme arrigit mentula !
» Vite, vite, ce sera bientôt fait. »

— « Non, Monsieur, je vous l’ai dit, » répondit-elle en colère,
« Non, Monsieur, point ne veux le faire de cette façon.
» — Eh ! qu’est-ce que ces simagrées ?… Voyons, vilaine, »
Répliqua-t-il, « d’où vient ce caprice ?
» — Cela veut dire, » reprit-elle, « mon cher époux,
» Que je veux le faire comme Dieu l’ordonne. »

— « Isabella ! » s’écria-t-il alors très irrité,
« Je commande et veux être obéi.
» — Vous rêvez, » dit-elle ; « en telle matière
» J’écoute plus ma conscience que mon mari,
» Et ne veux pas profaner le mariage
» En suivant les rites de Calvin ou du démon. »


— « Que diable Calvin a-t-il à faire ici ? » reprit le Comte,
« D’où as-tu tiré ces extravagances ?
» Allons donc, tourne-toi, faisons notre affaire…
» Tourne-toi, ne dis plus de sottises.
» — Comment ! » dit-elle, « que je me retourne ?
» Ah brigand ! ah coquin ! ah débauché !

» Pauvre femme que je suis ! Sans monsieur le Curé,
» Dans quel embarras me trouverais-je !
» Je serais mère à présent d’un monstre étrange,
» Horrible, peut-être même de l’Antechrist,
» Grâce à votre vilaine et scandaleuse habitude
» D’entrer chez moi par le chemin de derrière !

» Bel amour que le vôtre ! entreprendre un voyage
» Et me laisser exposée à si grand malheur !
» Si j’avais fait un serpent, quel profit
» En auriez-vous retiré ? Grâce à Saint Pascal
» Et au Curé qui a repétri l’enfant,
» Un si grand danger est évité. »

Le Comte ne chercha pas l’explication
D’un langage si absurde et si confus ;
Il comprit l’apologue, en demeura pétrifié,
Et, dans le premier moment, l’air rechigné,
Voulut frapper un coup terrible ; mais il se retint,
Car il méditait un bon moyen de se venger.

Il feignit la douceur : — « Chère amie,
» Ma faute fut, je te le jure, involontaire, »
Dit-il ; « qui jamais aurait pu croire
» Qu’on fût près du précipice en un si doux combat ?
» Je supposais que cette position
» Était la plus naturelle de toutes.


» Mais, si elle est de l’invention de l’affreux Calvin,
» Comme tu dis, ne la prenons plus !
» Sitôt que dans le ciel apparaîtra l’étoile du matin,
» En raison de la grande faveur que nous avons obtenue
» De Saint Pascal, et pour lui rendre grâces,
» Le couvent recevra de moi un magnifique présent.

» Je veux pourtant te donner un conseil :
» C’est de ne raconter, à qui que ce soit au monde,
» Le procédé dont j’ai autrefois usé avec toi
» Et toute cette histoire de nouvelle façon.
» Il se pourrait, ma femme, que quelque vaurien
» Nous dénonçât à la Sainte Inquisition. »

Cela dit, il se tut, fit semblant de dormir, et quand
L’astre qui apporte le jour fut dans le ciel,
Toujours occupé de combiner sa vengeance,
Il se dirigea vers la demeure de Berzighella.
Il trouva monsieur le Curé dans un petit salon,
En robe de chambre et la pipe à la main.

Nombreux furent les embrassements, nombreux les baisers
Qu’ils échangèrent gaiement tous deux ;
Mais d’aucun côté ces témoignages n’étaient sincères,
Car l’un était préoccupé du désir de se venger,
L’autre craignait que de l’injure reçue
Le Comte un jour ou l’autre ne s’avisât.

Mais, comme il arrive toujours que l’offenseur oublie
L’outrage qu’il a fait, tandis que l’offensé
En a sans cesse l’esprit occupé,
Au bout de peu de temps, du Comte qu’il a pourvu de cornes,
Comme si rien absolument ne s’était passé,
Le lubrique Curé se montra grand ami.


Il le voyait venir souvent dans sa maison,
Rire et plaisanter avec sa sœur ;
Mais il crut découvrir, de façon claire et palpable,
Dans les manières du Comte, dans sa conversation,
Que l’amitié seule le guidait :
Aussi le laissa-t-il souvent seul avec elle.

Cependant le rusé Comte cherchait
À entrer dans les bonnes grâces de la belle fille ;
Il lui contait des histoires de sorciers et de sorcières,
Des choses étonnantes et horripilantes,
Et de quelle sorte, voyageant en compagnie
D’un Bohémien, il avait appris la magie.

Il lui disait qu’il savait faire un enchantement
Capable de dévoiler le voleur, même le plus malin,
Et de faire pénétrer dans la moelle
Des os d’autrui maître Tentennino,
Et d’appeler, du pays des ombres sur la terre,
La Sibylle et le vieux Siméon.

Qu’on parle de mensonges à un gazetier,
De fièvres inflammatoires à un docteur,
À un pâtissier de régler son compte,
D’affaires embrouillées à un procureur :
Ils n’éprouvent pas un plaisir aussi complet
Que la sœur du Curé aux propos du Comte Torso.

Le Comte, cependant, avait bien remarqué
Que, dans le mobilier précieux
Du Curé, resplendissait noblement
Un grand bassin d’argent ciselé,
Qui passait auprès des connaisseurs
Pour le plus beau travail de Benvenuto.


L’industrieux artiste y avait sculpté
Le roi David accoudé à un balcon,
D’où il voyait, sortant d’une onde fraîche,
Dans le vaste jardin de sa maison,
La ravissante Bethsabée
Dont les beautés réjouissaient le ciel.

Il semble qu’un doux zéphyr ride l’onde
Où elle a plongé ses beaux membres d’ivoire,
Et agite le bosquet qui entoure
Le petit lac, et les herbes, et les fleurs colorées :
Elle est pensive, et paraît attendre que ses servantes
Lui apportent ses beaux vêtements dorés.

On voit l’onde claire arroser en serpentant
Ses membres nus jusques aux pieds ;
De ses tetons roses et frais
On voit pour ainsi dire les lentes palpitations ;
Ses gestes gracieux, son tendre sourire,
Font de ce jardin le paradis.

Le roi, n’en pouvant détacher ses yeux,
Boit à longs traits le poison mortel,
Et pendant qu’il cherche en lui-même le moyen
D’éteindre la flamme qui le dévore,
Sur son front soucieux il semble qu’on aperçoive
Écrite la mort du fidèle Uri.

Rien n’était aussi cher au prêtre
Que ce meuble, qu’il préférait à tout autre.
Un drap de soie, broché d’or,
Dans un coffre d’ébène l’enveloppait ;
La gentille sœur du curé en avait la garde
Et le tenait sous triple serrure.


Un jour le Comte, par malice et par ruse,
Trouva moyen d’avoir les clefs en main,
Et emporta le bassin, sans être aperçu,
En le cachant sous un ample manteau ;
Son larcin demeura ignoré
Jusqu’au jour de la fête de Saint Toto.

Le prêtre, qui, par concession papale,
Officiait ce jour-là comme un évêque,
Devant célébrer une messe pontificale,
Voulut se servir de ce bassin ;
Il le demande à sa sœur et la prie
De le mettre avec les autres ornements dans la sacristie.

La pauvre enfant s’était aperçue
Depuis plusieurs jours du vol, et ne disait mot ;
À semblable demande, elle faillit tomber morte,
Et eut peine à rester debout ;
Elle répondit enfin, le visage décoloré :
— « Je vous demande pardon, on me l’a volé. »

Le galant empoisonné par sa maîtresse,
Le pédagogue qui entend un solécisme,
L’hôte que le voyageur a attrapé,
Le diable qui subit le plus terrible exorcisme,
Le joueur réduit à se sauver en chemise,
Sont moins en fureur que ce curé.

Il veut exhaler sa colère, mais une perte si cruelle
Le chagrine et le tourmente bien trop.
Un épouvantable courroux étouffe sa voix
Qui s’arrête dans son gosier
Et ne peut faire entendre qu’un bruit rauque et confus,
Comme un chaudron de macaroni sur le feu.


« Effrontée coquine ! » dit-il enfin, « par Dieu !
» Si tu l’as perdu, arrange-toi pour le retrouver,
» Ou tu le paieras bien cher !…
» Je te le jure par la chape de Saint Charles,
» Si tu ne le retrouves pas, je te ferai mourir sous les coups,
» Quand même tu te réfugierais dans le ciboire.

» Remercie Dieu de ce que je ne veux faire d’esclandre
» Aujourd’hui, que nous avons messe pontificale et musique ;
» Mais si demain tu ne viens me le présenter,
» Tout l’art des chirurgiens ne pourra te sauver :
» Quand même le Souverain Pontife te défendrait,
Il ne pourra m’empêcher d’être ton bourreau. »

Longtemps il continua sur ce ton
Et le dîner fut presque suspendu ;
Mais les prêtres avaient chanté tierce et sexte,
Et l’on entendait les sonneurs branler les cloches à l’unisson ;
Il se tut donc et descendit dans la sacristie.
Là, pas de bassin, ce qui augmenta encore sa colère.

Il déchira les fines aubes, il donna un coup de dent
À l’étole, tant il était furieux !
Il marcha comme un fou vers l’autel
Et scandalisa toute l’assistance ;
Il détonna au Gloria, au Credo, il maltraita
Les oraisons et malmena la préface.

Il s’enferma dans sa chambre et ne parut pas
À table pour faire les honneurs du repas :
À Vêpres, il eut l’air d’un vrai basilic,
Et l’on ne put achever le Concerto,
Parce qu’avec une moue longue d’une aune,
Il fit, au beau milieu, attaquer le psaume suivant.


Vêpres finies, il fila à San-Fabiano.
Pour ne pas faire quelque grosse sottise,
Il resta six jours avec le bon curé de l’endroit
Tranquille et gai en apparence,
Mais, le septième jour, il écrivit à sa sœur
Qu’il sentait sa rage augmenter d’heure en heure

Que, si le bassin n’était pas retrouvé,
Pour sa peau elle devait trembler,
Que dans six jours au plus il serait de retour
Et qu’il entendait tenir ce qu’il avait promis,
C’est-à-dire, si le bassin était perdu,
L’assommer, ou la saigner avec un couteau.

Ce que dormit, après avoir lu cette lettre,
La pauvre fille, point ne le saurais dire.
Le comte Torso, auteur de cet imbroglio,
Voyant son projet réussir,
La rassurait : « Je puis retrouver le bassin
» Par des enchantements, » lui disait-il.

En attendant, des affiches à tous les coins de rue
Furent placées par les soins de la jeune fille ; elle promit
Cent sequins et plus à qui rendrait le bassin à certain moine,
Sacristain des Pères Capucins ;
Elle eut recours au tribunal, elle fouilla le Ghetto,
Et dépensa inutilement un beau sac d’écus.

Elle ne cessa non plus d’implorer le Comte
Pour qu’à l’aide de tout son art magique,
Il forçât quelqu’un des noirs esprits
Qui hantent l’Achéron, à dénoncer le voleur.
Et il lui répondait : — « Ayez confiance
» En moi ; comptez sur mon art. »


Mais un jour il vint la trouver, triste, affligé,
Et lui dit : — « Votre cas est extrêmement sérieux ;
» En vain je trace les cercles magiques, je prépare les talismans.
» Et j’use d’incantations : à notre désir
» Les démons résistent, et… chose extraordinaire !
» Ils ont l’air d’autant de novices de Chartreuse.

» Un enchantement plus puissant, à ces gueux
» Ferme la bouche et les force à se taire.
» Je saurais bien, avec cercles et signes,
» Les obliger à parler, les forcer à dire ce qu’ils savent ;
» Mais il me faudrait faire, pour réussir,
» L’extraction de l’onguent virginal.

» Les jeunes filles possèdent cette liqueur
» Au plus profond des parties qu’elles ont pudeur de montrer ;
» Pour pouvoir la recueillir comme il faut,
» J’ai fait venir de Hollande un instrument
» Qui, loin de causer de la douleur, fait tant de plaisir
» Qu’on voudrait qu’il fonctionnât des heures entières.

» Si vous le voulez bien, nous l’extrairons cette nuit ;
» Mais il nous faut être seuls et sans lumière
» Dans votre chambre ; là Astaroth,
» Cédant à une toute puissante conjuration,
» Apportera le bassin qui vous fait tant pleurer…
» Que faisons-nous ? que décidez-vous ? »

La jeune fille haussa les épaules,
Accablée de honte et d’effroi ;
Cependant elle dit : — « S’il me faut faire,
» Pour sortir de peine, une pareille folie,
» Si à mon malheur autre remède
» Vous ne pouvez trouver… agissons sans retard. »


Ils convinrent entre eux du temps et du lieu.
Quand la nuit fut au ciel arrivée au milieu de son cours,
Le Comte, désireux de mener à fin l’aventure,
En robe noire alla trouver Assunta,
Et, avant d’entrer, cacha le bassin grâce auquel
Il vit enfin ses désirs exaucés.

Une fois entré, il jette à terre un grand manteau,
D’une lanterne creuse il tire une lumière,
Dessine un cercle, puis au milieu de ce cercle
Secoue sa verge, selon le rite des magiciens.
Trois fois de son pied déchaussé il frappe le sol,
Et il murmure ces paroles bizarres :

« Par Kanuska, Kinkin, Asckra, Mirabra,
» Astaroth, Belial, Cacasego,
» Par Kekera, Akrakas… Abracadabra !
» Vite, vite… Paraissez !… Jam !… Quosego !…
» Belphégor, Balaam, Baciapile…
» Par le nom de Dieu !… Rapportez ce bassin !… »

Il éteignit la lumière, sa conjuration finie,
Et, pour faire au Curé un sanglant affront,
Mettant à l’air son dur instrument,
Il fit étendre Assunta sur le lit ;
Puis, lui levant la jupe jusqu’au menton,
Il commença à extraire l’onguent virginal.

Au commencement, cette opération
Parut fort douloureuse à la pauvrette ;
Mais ensuite elle la trouva si savoureuse,
Qu’elle y prit bien vite goût
Et qu’elle bénit et le voleur, et le démon
Qui s’obstinait à retenir le bassin.


Le Comte, arrivé au comble du bonheur,
Voulut rengainer son instrument ;
Mais Assunta lui dit : « Quoi ! Messer,
» La magie est si vite finie ?
» ― Non, » répondit-il, « il faut cinq reprises
» Pour extraire le bon onguent. »

Et cinq fois il répéta la douce extraction.
À la cinquième, il n’avait plus de souffle,
Et la renommée prétend qu’il eut beau faire effort,
Le cinquième coup fut tiré à sec.
Ah ! combien de gens en amour veulent faire des prodiges,
Et prétendent agir en moines, en capucins !

Le Comte alors recommença ses conjurations,
Et d’un ton impérieux ajouta :
« Au nom de la puissance de ces cinq onguents,
» Rapportez le bassin, misérable canaille ! »
Cela dit, il s’approche de la porte, empoigne l’objet perdu,
Et, avec un léger bruit, le jette à terre.

Assunta de joie fit une culbute,
Elle ne tenait dans sa peau, tant elle était contente !
Elle jeta ses deux bras autour du cou du sorcier ;
Disant : — « Ah ! béni soit l’onguent
» Qui a si bien arrangé mes affaires,
» Que je perdrais volontiers encore le bassin ! »

Ils se séparèrent alors, et, le jour suivant,
Assunta apprit la nouvelle au Curé,
Lequel, à peine ce message reçu,
Partit de San-Fabiano comme un trait
Et fit, tant il avait hâte d’arriver,
Crever deux chevaux sous lui.


Près de son logis il trouva sa sœur
Qui, le bassin à la main, venait à sa rencontre.
Quel fut le plaisir de Berzighella,
Point ne le saurais dépeindre : aussi je n’en parle pas.
Il baisa son bassin, le serra sur son cœur
Et se mit à sauter comme un cabri.

Autour de lui un grand cercle
S’était formé, de paysans, de gens en villégiature,
Qui de le féliciter de sa bonne chance et de son heureux retour
Avaient grande envie, tous tant qu’ils étaient.
Il ne vit qu’Assunta et voulut savoir
Comment elle avait retrouvé le bassin, et qui l’avait volé.

La jeune fille, qui n’avait aucun scrupule,
Et ne croyait pas avoir mal fait,
Se mit à raconter tout simplement
L’extraction de l’onguent virginal,
Et comment le Comte avec elle, dans l’obscurité,
Avait employé cette affaire raide venue de Hollande.

Don Berzighella, qui comprit au premier mot,
S’écria bien des fois : — « Tais-toi, sotte ! »
Elle, pour cela, ne change pas de langage,
Et enfile un interminable discours.
Le Curé alors, blasphémant, lui mit la main
Sur la bouche et la fit rentrer à la maison.

Mais en vain : déjà tout le monde avait compris l’histoire,
Et l’on en fit des gorges chaudes dans le pays.
Le Curé, fou de rage et de colère,
Crachait du feu et ne pouvait avaler l’injure.
Un mauvais tour, en général, est bien plus déplaisant
À qui on le rend qu’à qui on le fait.


À la fin, sa fureur ne connut plus de bornes ;
Il fit sa plainte et la présenta
Effrontément au tribunal ; il insista
Avec tant d’ardeur et de violence,
Que le Podestat, don Carlo Scapponeo,
Fut obligé de faire citer l’accusé.

Le Comte se défendit et riposta
Par le plus fulminant des mémoires,
Dans lequel du prêtre il exposa clairement
La méchanceté, la fourberie et l’imposture,
Et dit de quelle façon avec sa naïve épouse
Il avait assouvi ses appétits impurs.

Ouï les parties contradictoirement
Et le procès étudié avec grand soin,
Le Podestat, à la fin des fins,
Prononça un jugement très sage
Auquel les parties ne purent rien comprendre,
Sinon qu’il fallait payer six cents livres.

Des deux parts on en appela à l’Évêché ;
Ce fut là que le feu s’alluma réellement :
Le Vicaire, le Docteur et l’Avocat
Vidèrent peu à peu la bourse des adversaires,
Qui, n’ayant pour cela la tête moins dure,
Portèrent le procès à la Nonciature.

Elle l’envoya vite à Rome
Et l’inquisition mit la main dessus ;
Le Prêtre, dégradé, comme il l’avait mérité,
Perdit et sa paroisse et la messe et la confession ;
Le Comte, qui avait fait le magicien,
Laissa dans cette affaire ses biens et son comté.


S’il me faut dire mon avis sur telle mésaventure,
Je prétends que ce fut bien fait pour l’un et pour l’autre ;
Mais quel tort avait dans tout cela Saint Pascal,
Qui perdit tant de cierges et de neuvaines ?
Voilà le mal que font les ignorants,
Lorsque, à la légère, ils font agir les Saints.