Nouvelles de nulle part/Chapitre 11

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 123-129).


CHAPITRE XI

DU GOUVERNEMENT


— Maintenant, dis-je, j’en suis arrivé au moment de poser des questions, auxquelles je crois que les réponses seront arides et les commentaires difficiles pour vous ; mais j’ai prévu depuis quelque temps déjà qu’il faut que je les pose, bon gré, mal gré. Quelle sorte de gouvernement avez-vous ? Le républicanisme a-t-il finalement triomphé ? Ou en êtes-vous venus à une pure dictature, que plusieurs, au dix-neuvième siècle, prophétisaient devoir être l’issue dernière de la démocratie ? Et cette dernière hypothèse ne semble pas tellement absurde, puisque vous avez transformé votre palais du Parlement en marché au fumier. Ou alors, où avez-vous installé votre Parlement actuel ?

Le vieillard répondit mon sourire par un rire cordial, et dit :

— Bah ! bah ! le fumier n’est pas la pire sorte de corruption ; la fertilité peut en être la suite, tandis que la disette seule suivait l’autre sorte, dont ces murs autrefois enfermaient les grands soutiens. Eh bien, cher Hôte, permettez-moi de vous dire que notre parlement actuel serait difficile à installer en un seul endroit, parce que le peuple entier est notre parlement.

— Je ne comprends pas.

— Non, je le pense bien. Il faut maintenant que je vous choque en vous disant que nous n’avons plus rien de ce que vous, indigène d’une autre planète, appelleriez un gouvernement.

— Je ne suis pas aussi choqué que vous pourriez croire, ayant quelque connaissance des gouvernements. Mais, dites-moi, comment vous arrangez-vous, et comment en êtes-vous venus à cet état de choses ?

— Il est vrai que nous avons quelques mesures à prendre au sujet de nos affaires, et sur lesquelles vous pourrez questionner tout à l’heure, et il est vrai également que tout le monde n’est pas toujours d’accord sur le détail de ces mesures ; mais, d’autre part, il est vrai que l’on n’a pas plus besoin d’un système compliqué de gouvernement, avec armée, marine et police pour forcer chacun à se soumettre à la volonté de la majorité de ses égaux, que l’on ne recourrait à une machine analogue pour arriver à comprendre que sa tête et un mur de pierre ne peuvent occuper le même lieu au même moment. Désirez-vous de plus amples explications ?

— Oui, oui, je vous prie.

Le vieil Hammond s’installa dans son fauteuil avec un air de satisfaction qui m’inquiéta plutôt, et me fit craindre une dissertation scientifique : je soupirai donc, et j’attendis. Il dit :

— Je pense que vous savez assez bien quelle était la nature du gouvernement aux mauvais anciens âges ?

— Je suis censé le savoir.

Hammond. — Qu’était le gouvernement d’alors ? Était-ce vraiment le Parlement ou une partie quelconque du Parlement ?

Moi. — Non.

H. — Le Parlement n’était-il pas, d’une part, une sorte de comité de vigilance installé pour empêcher que les intérêts des classes supérieures subissent aucun dommage, et en même temps une sorte de masque pour tromper le peuple en lui donnant l’illusion qu’il avait un peu de part à l’arrangement de ses propres affaires ?

Moi. — L’histoire semble nous le montrer.

H. — Dans quelle mesure le peuple arrangeait-il ses propres affaires ?

Moi. — J’estime, d’après ce que j’ai entendu, qu’il obligeait quelquefois le Parlement à faire une loi pour légaliser quelque modification déjà effectuée.

H. — Rien d’autre ?

Moi. — Je ne crois pas. Ce que je sais, c’est que si le peuple faisait quelque tentative pour prendre en mains la cause de ses griefs, la loi intervenait et disait : ceci est sédition, révolte, ou quoi encore ? et elle massacrait ou torturait les chefs de pareilles tentatives.

H. — Si alors le Parlement n’était pas le gouvernement, et le peuple non plus, qu’est-ce qui était le gouvernement ?

Moi. — Pouvez-vous me le dire ?

H. — Je crois que nous ne nous tromperons pas de beaucoup en disant que le gouvernement c’était les tribunaux, appuyés par l’exécutif, qui maniait la force brute que le peuple trompé lui permettait d’employer à son propre service, je veux dire l’armée, la marine et la police.

Moi. — Les hommes raisonnables sont obligés de penser que vous avez raison.

H. — Et maintenant ces tribunaux. Étaient-ils lieux où l’on agissait loyalement selon les idées de l’époque ? Un pauvre homme avait-il chance d’y bien défendre sa propriété et sa personne ?

Moi. — C’est un lieu commun que même des gens riches regardaient un procès comme un affreux malheur, même s’ils le gagnaient ; et quant à un pauvre,… on considérait comme un miracle d’équité et de générosité, qu’un pauvre homme, une fois pris dans les griffes de la loi, échappât à la prison ou à la ruine totale.

H. — Il semble donc, mon fils, que le gouvernement par les tribunaux et la police, qui était le véritable gouvernement du dix-neuvième siècle, n’était pas très merveilleux, même pour les gens de cette époque, vivant sous un régime de classes qui proclamait l’inégalité et la pauvreté comme la loi de Dieu et le lien qui maintenait le monde.

Moi. — Oui, il semble.

H. — Et maintenant que tout cela est changé, et que les « droits de la propriété », — c’est-à-dire les poings crispés sur un stock de marchandises, et le cri aux voisins : vous ne les aurez pas ! — maintenant que tout cela a disparu si complètement qu’il n’est même plus possible de plaisanter ces absurdités, un pareil gouvernement est-il possible ?

Moi. — Il est impossible.

H. — Oui, heureusement. Mais pour quel autre objet que la protection des riches contre les pauvres, des forts contre les faibles, ce gouvernement existait-il ?

Moi. — J’ai entendu dire que l’on affirmait que son rôle était de défendre les citoyens contre les attaques d’autres pays.

H. — On l’a affirmé ; mais pouvait-on s’attendre à ce que personne le crût ? Par exemple, le gouvernement anglais a-t-il défendu le citoyen anglais contre le gouvernement français ?

Moi. — C’est ce que l’on disait.

H. — Alors, si les Français avaient envahi l’Angleterre et l’avaient conquise, ils n’auraient pas permis aux ouvriers anglais de bien vivre ?

Moi, riant. — Autant que je puis en juger, les maîtres anglais des ouvriers anglais se chargeaient de cela : ils prenaient à leurs ouvriers le plus qu’ils osaient de leur subsistance, à leur propre profit.

H. — Mais si les Français avaient conquis, n’auraient-ils pas pris encore plus aux ouvriers anglais ?

Moi. — Je ne crois pas ; car, dans ce cas, les ouvriers anglais seraient morts de faim ; et alors la conquête française aurait ruiné les Français, tout comme si les chevaux et le bétail anglais avaient péri par insuffisance de nourriture. En sorte qu’après tout, les ouvriers anglais n’auraient pas autrement pâti de la conquête : leurs maîtres français n’auraient pas pu tirer d’eux plus que ne faisaient leurs maîtres anglais.

H. — C’est vrai ; et nous pouvons reconnaître que la prétention du gouvernement de protéger les gens pauvres (c’est-à-dire utiles) contre les autres pays aboutit à rien. Mais cela est bien naturel ; car nous avons déjà vu que c’était la fonction du gouvernement de protéger les riches contre les pauvres. Mais le gouvernement ne défendait-il pas ses hommes riches contre les autres nations ?

Moi. — Je ne me rappelle pas avoir entendu dire que les riches eussent besoin de défense ; car on dit que lorsque deux nations étaient en guerre, les hommes riches de chaque nation jouaient entre eux à peu près comme d’habitude et même se vendaient des armes qui servaient à tuer leurs propres compatriotes.

H. — Bref, on aboutit à ceci que, tandis que le soi-disant gouvernement de protection de la propriété au moyen des tribunaux signifiait destruction de richesse, cette défense des citoyens d’un pays contre ceux d’un autre pays au moyen de la guerre ou de la menace de guerre signifiait sensiblement la même chose.

Moi. — Je ne peux le nier.

H. — Alors le gouvernement existait en réalité pour la destruction de la richesse ?

Moi. — Il semble. Et pourtant…

H. — Pourtant quoi ?

Moi. — Il y avait beaucoup de gens riches, dans ce temps-là.

H. — Vous apercevez les conséquences de ce fait ?

Moi. — Je crois les voir. Mais expliquez-les moi.

H. — Si le gouvernement détruisait habituellement la richesse, le pays doit avoir été pauvre.

Moi. — Oui, certainement.

H. — Pourtant, au milieu de cette pauvreté, les personnes en faveur desquelles le gouvernement existait exigeaient la richesse, quoiqu’il pût arriver.

Moi. — C’était bien cela.

H. — Qu’est-ce qui doit arriver si, dans un pays pauvre, quelques gens exigent la richesse aux dépens des autres ?

Moi. — Une pauvreté inouïe pour les autres. Toute cette misère, alors, était causée par le gouvernement destructeur dont nous avons parlé ?

H. — Non, il serait inexact de dire cela. Le gouvernement lui-même n’était que le résultat nécessaire de la tyrannie insouciante, sans but, de ces temps-là ; ce n’était que le mécanisme de la tyrannie. Maintenant la tyrannie a pris fin, et nous n’avons plus besoin d’un pareil mécanisme ; nous ne pourrions nous en servir, puisque nous sommes libres. Donc, dans le sens que vous donnez à ce mot, nous n’avons pas de gouvernement. Comprenez-vous cela, maintenant ?

Moi. — Oui. Mais je vous poserai quelques autres questions sur la façon dont vous, hommes libres, réglez vos affaires.

H. — De tout mon cœur. Demandez !