Nouvelles de nulle part/Chapitre 19

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Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 219-226).


CHAPITRE XIX

RETOUR À HAMMERSMITH


Je ne dis rien, car je ne me sentais pas disposé à des paroles de pure politesse après une conversation si grave ; le fait est que j’aurais aimé à continué à causer avec ce vieillard, qui du moins pouvait comprendre quelque chose à ma manière habituelle de regarder la vie, tandis qu’avec les personnes plus jeunes, malgré toute leur prévenance, j’étais vraiment un être d’une autre planète. Pourtant, je fis de mon mieux, et souris aussi aimablement que je pus au jeune couple ; et Dick répondit au sourire en disant :

— Eh bien, Hôte, je suis heureux de vous retrouver et de voir que vous et mon parent ne vous êtes pas envolés dans un autre monde, à force de causer ; je me doutais presque, tout en écoutant les Gallois, là-bas, que vous alliez disparaître à nos yeux, et je commençais à m’imaginer mon cousin, assis dans la salle, fixant le vide, et découvrant qu’il avait longtemps parlé… à personne.

Ces paroles me firent éprouver une sensation désagréable, car aussitôt le tableau de la lutte vile, du drame sale et misérable de la vie que j’avais quittée pour un instant, parut devant moi ; et j’eus, pour ainsi dire, une vision de toutes mes aspirations vers le repos et la paix dans le passé, et un dégoût me prit à l’idée d’y revenir. Mais le vieillard rit tout bas, et dit :

— N’ayez crainte, Dick. En tout cas je n’ai pas parlé à l’air léger ; ni même uniquement à notre nouvel ami. Qui sait si je n’ai pas parlé à beaucoup ? Car peut-être notre hôte retournera quelque jour vers le peuple d’où il est venu, et pourra emporter un message qui pourra profiter à ce peuple et par conséquent à nous aussi.

Dick, d’un air embarrassé, dit :

— Je ne comprends pas très bien, père, ce que vous voulez dire. Tout ce que je sais, c’est que j’espère qu’il ne nous quittera pas : car, voyez-vous, il est différent des hommes auxquels nous sommes habitués, et il nous fait penser à toutes sortes de choses ; déjà il me semble que je pourrais mieux comprendre Dickens, maintenant que j’ai causé avec lui.

— Oui, dit Clara, et je pense qu’en quelques mois nous le ferons paraître plus jeune ; et j’aimerais voir comment il est, une fois les rides aplanies sur sa figure. Ne croyez-vous pas qu’il paraîtra plus jeune après quelque temps passé avec nous ?

Le vieillard branla la tête et me regarda, mais ne lui répondit pas, et nous nous tûmes tous pendant un moment. Puis Clara rompit le silence :

— Père, je n’aime pas cela : il y a quelque chose qui n’inquiète, et j’ai une sensation telle que si quelque chose de fâcheux devait arriver. Vous avez parlé des misères passées à notre hôte, et vous avez vécu les malheureux temps d’autrefois : cela reste dans l’air qui nous entoure et nous fait éprouver comme un désir de quelque chose que nous ne pouvons avoir.

Le vieillard lui adressa un bon sourire et dit :

— Eh bien, mon enfant, s’il en est ainsi, allez vivre dans le présent, et vous aurez bientôt secoué cette impression.

Puis il se tourna vers moi et dit :

— Vous souvenez-vous de rien de pareil, Hôte, dans le pays d’où vous venez ?

Les amoureux s’étaient éloignés et causaient tendrement ensemble, sans prendre garde à nous ; je dis alors, mais à voix basse :

— Oui, lorsque j’étais un heureux enfant, par un jour de fête ensoleillé, et que j’avais tout ce que je pouvais désirer.

— C’est cela. Vous vous souvenez que vous m’avez reproché tout à l’heure de vivre dans la seconde enfance du monde. Vous verrez que c’est un monde où l’on vit heureux ; vous y serez heureux — pour un moment.

De nouveau, sa menace à peine voilée me fut pénible et je commençais à faire des efforts pour tâcher de me rappeler comment j’étais venu parmi ces gens bizarres, lorsque le vieillard éleva la voix joyeusement :

— Et maintenant, mes enfants, emmenez votre hôte et soignez-le bien ; c’est à vous de veiller à ce qu’il ait le corps souple et l’esprit tranquille : il n’a pas été, loin de là, aussi heureux que vous. Adieu, Hôte ! Et il me saisit la main vigoureusement.

— Au revoir, dis-je, et mes vifs remerciements pour tout ce que vous m’avez raconté. Je viendrai vous voir dès que je reviendrai à Londres. Le permettez-vous ?

— Oui, certainement, si vous pouvez.

— Ce ne sera pas avant quelque temps, reprit Dick de sa voix gaie ; car lorsque les foins seront rentrés dans la vallée supérieure, je serais d’avis de lui faire faire un tour dans le pays entre le fanage et la moisson, pour voir comment vivent nos amis dans le Nord. Puis, à la moisson, nous donnerons un bon coup de collier, j’espère, — de préférence dans le Wiltshire ; car il aura gagné un peu de force dans toute cette vie en plein air, et moi je serai solide comme un bâton.

— Et vous me prendrez avec vous, n’est-ce pas, Dick ? dit Clara en posant sa jolie main sur son épaule.

— Certes ! fit Dick impétueusement. Et nous veillerons à ce que vous soyez bien fatiguée en vous couchant tous les soirs ; vous serez si belle, le cou tout bruni, et les mains aussi, dans votre robe d’une blancheur de troène, que cela vous débarrassera la tête de ces bizarres lubies chagrines, ma chère. Mais notre semaine de fanage arrangera tout cela.

La jeune femme rougit très gentiment, non de honte, mais de plaisir ; et le vieillard rit et dit :

— Hôte, je vois que vous serez aussi à l’aise que possible ; car vous n’avez pas à craindre que ces deux-ci s’occupent trop de vous : ils auront tant à faire ensemble qu’ils vous laisseront beaucoup à vous-même, je prévois, et cela est d’une véritable prévenance envers un hôte, après tout. Oh ! vous n’avez pas à craindre non plus d’être de trop : c’est là précisément ce qu’aime un couple d’oiseaux comme ceux-ci, d’avoir un bon ami commode à qui s’adresser, de façon à se reposer des extases d’amour, grâce au solide ordinaire de l’amitié. De plus, Dick, et Clara bien plus encore, aiment causer un peu de temps en temps, et vous savez que des amoureux ne causent pas, à moins qu’ils n’aient quelque chagrin ; ils babillent seulement. Au revoir, Hôte, soyez heureux !

Clara s’approcha du vieil Hammond, lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa cordialement, puis dit :

— Vous êtes un bon vieillard et vous pouvez plaisanter à mon sujet tant que vous voudrez ; nous ne tarderons pas à vous revoir ; vous pouvez être sûr que nous rendrons notre hôte heureux ; mais, vous savez, il y a du vrai dans ce que vous dites.

Je lui serrai encore la main et nous sortîmes de la salle, traversant les galeries, et dans la rue nous trouvâmes le grison attelé qui nous attendait. Il était bien surveillé : un petit garçon de sept ans environ tenait les rênes et le regardait gravement dans la figure ; en outre, il y avait derrière lui une fillette de quatorze ans, qui tenait devant elle une sœur de trois ans ; enfin, une autre fillette, plus âgée que le garçon d’à peu près un an. Tous trois étaient occupés tantôt à manger des cerises, tantôt à tapoter et à bourrer le grison, qui prenait fort bien toutes leurs caresses, mais dressa les oreilles lorsque Dick parut. Les fillettes, quittant le cheval, vinrent au-devant de Clara, lui firent fête et se serrèrent contre elle. Puis nous montâmes en voiture, Dick secoua les rênes et nous partîmes aussitôt au trot modéré du grison, entre les arbres gracieux des rues de Londres qui répandaient des ondes de parfums dans l’air frais du soir, car le soleil approchait de son coucher.

Nous ne pouvions guère aller que fort doucement tout le long du chemin, tant il y avait de monde dehors à cette heure fraîche. En voyant tant de gens, je remarquai mieux comment ils étaient ; et je dois dire que mon goût, cultivé dans la grisaille sombre, ou plutôt le noir du dix-neuvième siècle, était assez porté à condamner la gaieté claire et brillante des vêtements, et je me risquai même à le dire à Clara. Elle parut assez étonnée, et même un peu choquée, et dit :

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que cela fait ? Leur travail n’est pas salissant ; ils s’amusent simplement par cette belle soirée ; il n’y a rien qui puisse abîmer leurs costumes. Voyons, est-ce que tout cela n’est pas très joli ? Ce n’est pas un jour de fête, vous savez.

C’était vrai, car beaucoup étaient vêtus de couleurs peu voyantes, quoique belles, et l’harmonie des couleurs était parfaite et tout à fait charmante.

Je dis :

— Oui, je le vois ; mais comment peuvent-ils tous se permettre de si riches costumes ? Regardez ! voilà un homme entre deux âges avec un habit gris qui n’est pas voyant, mais je peux juger d’ici qu’il est de très belle étoffe de laine et couvert de broderies de soie.

Clara dit :

— Il pourrait porter des vêtements râpés si cela lui faisait plaisir, — c’est-à-dire s’il ne croyait pas blesser les impressions des autres en le faisant.

— Mais, dites-moi, je vous prie, comment ils peuvent se le permettre ?

Je n’avais pas plus tôt parlé que je m’aperçus que j’étais revenu à mon ancienne faute, car je vis les épaules de Dick secouées par le rire, mais il ne dit pas un mot et me laissa à l’indulgente compassion de Clara qui reprit :

— Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire. Bien entendu, nous pouvons nous le permettre, sans quoi nous ne le ferions pas. Nous pourrions bien convenir que nous ne dépenserons notre travail qu’à faire nos vêtements confortables : nous préférons ne pas nous en tenir là. Quel tort trouvez-vous que soit le nôtre ? Croyez-vous que nous nous privions de nourriture pour nous faire des vêtements élégants ? ou pensez-vous qu’il y ait du mal à aimer voir nos corps couverts d’habits beaux comme nos corps eux-mêmes, — de même que la peau d’un daim ou d’une loutre a toujours été belle ? Voyons, qu’est-ce qui vous gêne ?

Je m’inclinai devant l’orage et murmurai une excuse quelconque. Il faut dire que j’aurais dû comprendre que des gens si amateurs d’architecture en général ne pouvaient manquer de se décorer eux-mêmes ; d’autant mieux que le dessin de leurs vêtements, en dehors de la couleur, était beau et sensé, voilant les formes sans les alourdir ni les caricaturer.

Clara fut bientôt apaisée, et, lorsque la voiture longea le bois dont il a été parlé déjà, elle dit à Dick :

— Il faut que je vous dise, Dick : maintenant que père Hammond a vu notre hôte dans son costume bizarre, je crois que nous devrions lui trouver quelque chose de convenable à mettre pour notre voyage de demain, d’autant plus que, si nous ne le faisons pas, nous aurons à répondre à toutes sortes de questions à propos de ses vêtements et de leur origine. Et puis, dit-elle avec malice, quand il sera vêtu de beaux habits, il ne se hâtera pas tant de nous reprocher comme un enfantillage le temps que nous perdons pour nous rendre agréables les uns aux autres.

— Parfaitement, Clara, il aura tout ce qu’il vous… tout ce qu’il lui faut. J’irai lui chercher quelque chose avant qu’il se lève demain matin.