Nouvelles de nulle part/Chapitre 30

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre Georget La Chesnais.
G. Bellais (p. 318-326).


CHAPITRE XXX

FIN DU VOYAGE


Nous continuâmes. Malgré mon récent enthousiasme pour Ellen et ma crainte croissante, — où cela me conduirait-il ? — je ne pus m’empêcher de prendre un vif intérêt au fleuve et à ses rives ; d’autant plus qu’elle ne semblait pas se lasser des changements de tableau et regardait chaque yard de rive fleurie et de remous murmurant avec la même sorte de tendre intérêt qui me remplissait moi-même autrefois et que je n’avais peut-être pas complètement perdu, même dans cette société étrangement transformée, avec toutes ses merveilles. Ellen parut enchantée de la joie que me causait ceci, cela, ou les autres preuves de sollicitude pour la rivière : les soins donnés aux jolis coins ; l’habileté à traiter les difficultés du service des eaux, de façon que les travaux les plus visiblement utiles paraissaient beaux et comme naturels. Tout cela, dis-je, me plut extrêmement et ma joie lui faisait plaisir — mais la surprenait aussi un peu.

— Vous avez l’air étonné, dit-elle au moment où nous venions de passer devant un moulin[1] qui prenait toute la largeur du lit, sauf un passage pour la circulation, mais qui était aussi beau dans son genre qu’une cathédrale gothique. Vous avez l’air étonné qu’il soit si agréable à regarder.

— Oui, dis-je, et je le suis, en un sens, quoique je ne voie pas pourquoi il ne serait pas agréable.

— Ah ! dit-elle avec admiration, mais avec un sourire voilée sur sa figure, vous savez tout de l’histoire du passé. N’ont-ils pas toujours été soigneux de cette petite rivière qui aujourd’hui ajoute tant au charme de la campagne par ici ? Il a dû toujours être facile de prendre soin de cette petite rivière. Ah ! j’oubliais, dit-elle en saisissant mon regard, à l’époque à laquelle nous pensons, on ne tenait aucun compte de l’agrément en pareille matière. Mais comment traitaient-ils la rivière, au temps où vous… — elle allait dire « viviez », mais elle se reprit — au temps dont vous avez souvenir ?

— Ils ne la soignaient pas, ils l’abîmaient. Jusqu’à la première moitié du dix-neuvième siècle, lorsqu’elle constituait encore une route plus ou moins importante pour les gens de la campagne, on prit quelque soin du fleuve et de ses rives, et sans que, je crois, personne se préoccupât de son aspect, il était cependant propret et gentil. Mais lorsque les chemins de fer — dont certainement vous avez entendu parler — commencèrent à régner, ils ne permirent plus aux gens de la campagne de se servir des voies navigables, naturelles ou artificielles, et celles-ci étaient très nombreuses. Je pense que nous en verrons une quand nous serons arrivés un peu plus haut, une très importante, que l’un de ces chemins de fer ferma entièrement au public, de façon à obliger les gens à envoyer leurs denrées par leur route à eux, et ainsi imposer des taxes aussi lourdes que possible.

Ellen rit de bon cœur.

— Cela n’est pas, dit-elle, rapporté assez clairement dans nos livres d’histoire, et cela vaut la peine d’être connu. Mais, certainement, les gens de cette époque étaient une curieuse collection de fainéants. Nous ne sommes pas emportés ni querelleurs aujourd’hui, mais si quelqu’un essayait avec nous un pareil acte de folie, nous nous servirions des canaux, malgré toutes les interdictions du monde. Je me rappelle pourtant d’autres cas de cette absurdité : lorsque j’ai été sur le Rhin, il y a deux ans, je me rappelle qu’on nous a montré des ruines de vieux châteaux qui, à ce qu’on nous a dit, ont dû être construits à peu près dans le même but que les chemins de fer. Mais j’interromps votre histoire de fleuve ; continuez, je vous prie.

— Elle est courte et bien stupide. La rivière ayant perdu sa valeur pratique et commerciale, c’est-à-dire ne pouvant plus servir à gagner de l’argent…

Elle fit un signe de la tête.

— Je comprends ce que signifie cette phrase bizarre. Continuez !

— Elle fut donc absolument abandonnée et finit par devenir un fléau…

— Oui, dit Ellen, je comprends, comme les chemins de fer et les chevaliers voleurs. Oui !

— Et alors on se mit à y faire le trafic de dernière catégorie, et on la passa à une compagnie de Londres qui, de temps en temps, afin de montrer qu’elle avait quelque chose à faire, y causa çà et là quelque dommage, abattit des arbres, ruinant par là les berges ; dragua la rivière (là où ce n’était pas toujours nécessaire) et jeta la vase dans les champs pour les gâter, et ainsi de suite. Mais, surtout, cette compagnie pratiquait la « parfaite inaction », comme on disait alors, c’est-à-dire qu’elle touchait ses revenus et laissait aller les choses.

— « Ils touchaient leurs revenus », dit-elle. Je sais, cela veut dire qu’ils étaient autorisés à prendre une part supplémentaire du bien des autres pour ne rien faire. Et si ce n’eût été que cela, cela aurait vraiment valu la peine de les laisser faire, si vous ne trouviez aucun autre moyen de les faire tenir tranquilles ; mais il me semble qu’étant ainsi payés, ils ne pouvaient s’empêcher de faire quelque chose, et ce quelque chose ne pouvait être qu’un méfait, — car, dit-elle en s’enflammant d’une soudaine colère, tout le système était fondé sur des mensonges et des hypocrisies. Je ne parle pas seulement de ces administrateurs de rivière, mais de tous ces patrons que je connais par la lecture.

— Oui, dis-je, vous êtes heureux d’être sortis de la médiocrité des temps d’oppression !

— Pourquoi soupirez-vous ? dit-elle avec bonté et quelque inquiétude. Vous paraissez croire que cela ne durera pas ?

— Cela durera pour vous.

— Et pourquoi pas pour vous ? demanda-t-elle. Cela est certainement pour le monde entier ; et, si votre pays est un peu arriéré, il se mettra au niveau avant longtemps. Ou bien, dit-elle vite, pensez-vous qu’il vous faudra bientôt revenir en arrière ? Je vais vous faire tout de suite la proposition dont je vous ai parlé, et peut-être cela détruira votre inquiétude. Je voulais vous proposer de venir vivre avec nous là où nous irons. Il me semble que nous sommes de vieux amis et je regretterais de vous perdre.

Puis elle me sourit et dit :

— Savez-vous, je commence à vous soupçonner de vouloir entretenir un chagrin factice, comme ces ridicules personnages, dans plusieurs de ces vieux romans bizarres que j’ai parcourus quelquefois.

J’avais vraiment commencé à le soupçonner presque moi-même, mais je me refusais à le reconnaître ; je ne soupirai plus et je me mis à raconter à ma délicieuse compagne tout ce que je savais d’histoire sur le fleuve et le pays qu’il traverse ; et le temps se passa assez agréablement, et, à nous deux (elle ramait mieux que moi et semblait tout à fait infatigable), nous tînmes pied à Dick fort bien, si chaude que fût l’après-midi, et fîmes beaucoup de chemin à grande allure. Enfin, nous passâmes sous un autre pont ancien, et entre des prairies bordées d’abord d’immenses ormes mêlés de châtaigniers plus jeunes et très élégants ; puis les prairies s’élargirent tellement que les arbres semblaient maintenant n’être plus que sur les collines, ou autour des maisons, excepté les saules sur les berges mêmes, en sorte que le large espace d’herbe était ici ininterrompu. Dick s’animait maintenant beaucoup et souvent se levait dans sa barque pour nous crier que celui-ci était tel ou tel champ, et ainsi de suite ; et son enthousiasme nous enflamma pour les foins et la fenaison, et nous tirions l’aviron de notre mieux.

Enfin, comme nous étions dans un bras de la rivière, bordé, du côté du chemin de halage, par un talus montant, précédé d’un berceau touffu de roseaux murmurants, et de l’autre côté par un talus plus élevé, couvert de saules qui plongeaient dans la rivière, ou couronné de vieux ormes, nous vîmes des personnes resplendissantes approcher sur la berge comme pour regarder quelque chose ; c’était bien en effet ce qu’ils faisaient, et nous étions — c’est-à-dire Dick et ceux qui l’accompagnaient — l’objet de leur attente. Dick laissa reposer ses avirons, et nous suivîmes son exemple. Il salua les gens de la rive d’un cri joyeux, et l’écho de nombreuses voix, profondes et doucement aiguës, lui répondit ; car il y avait plus d’une douzaine de personnes, hommes, femmes et enfants. Une grande belle femme aux cheveux noirs ondulés et aux yeux gris profonds, s’avança sur le bord, et agita gracieusement la main vers nous, et dit :

— Dick, mon ami, vous nous avez presque fait attendre ! Qu’avez-vous fait de votre ponctualité, et quelle est votre excuse ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous surprendre en arrivant hier ?

— Oh, dit Dick avec un rapide mouvement de tête presque imperceptible vers notre barque, nous ne voulions pas remonter le fleuve trop vite ; il y a tant à voir pour ceux qui ne sont pas encore venus jusqu’ici.

— C’est vrai, c’est vrai, dit la majestueuse dame, car majestueuse est le mot qui lui convenait ; et nous désirons qu’ils connaissent le chemin parfaitement, car il faudra qu’ils le prennent souvent maintenant. Abordez tout de suite, Dick, et vous, chers voisins ; il y a une ouverture dans les roseaux, et un bon endroit pour débarquer, tout de suite après le tournant. Nous pouvons emporter vos affaires, ou les envoyer chercher par quelques-uns des garçons.

— Non, non, dit Dick ; il est plus facile d’aller par eau, même pour quelques pas. D’ailleurs, je veux mener mon ami au bon endroit. Nous continuerons jusqu’au gué et vous pourrez nous parler de la berge pendant que nous ramons.

Il enfonça ses avirons, et nous continuâmes, tournant à angle aigu, et nous dirigeant un moment vers le nord. Bientôt nous vîmes devant nous un talus d’ormes qui supposait une maison au milieu d’eux, et pourtant je cherchai vainement les murs gris que je m’attendais à voir ici. Chemin faisant, les gens sur la rive causaient, mêlant leurs voix douces au chant du coucou, au fort sifflement des merles et à la note incessante du râle de blé, qui se faufilait entre les hautes herbes du champ de fauchage, d’où le trèfle en fleur parmi l’herbe mûre envoyait des ondes parfumées.

En quelques minutes, après avoir traversé un passage tourbillonnant, puis le vif courant qui venait du gué, nous échouâmes nos barques sur une minuscule plage de sable calcaire, et mîmes pied à terre pour tomber dans les bras de nos amis du haut fleuve, notre voyage terminé.

Je me dégageai de la mêlée joyeuse, et montant sur la route de voitures qui suivait le cours du fleuve à quelques pieds au-dessus de l’eau, je regardai autour de moi. À ma gauche, la rivière descendait au milieu d’une large prairie, toute grise maintenant des herbes mûries qui grenaient ; l’étincellement de l’eau m’échappait en ce moment, caché par la berge, mais au-dessus de la prairie je pouvais voir les pignons d’une maison, là où je savais que devait être l’écluse, et qui semblait attenir maintenant à un moulin. Une ligne boisée peu élevée limitait le bassin du fleuve vers le sud et le sud-est, d’où nous étions venus, et il y avait quelques maisons basses au pied de cette arête, et au sommet de sa pente. Je me tournai un peu vers la droite, et à travers les branches d’aubépine et les longues pousses des églantiers, je pus voir la plaine s’étendre au loin sous le soleil du soir calme, jusqu’à une douce ligne bleue, où quelque chose comme des collines semblait servir de pâturages de moutons. Devant moi les bouquets d’ormes cachaient la plupart des habitations humaines qu’il y avait de ce côté de la rivière ; mais, à droite de la route de voitures, quelques constructions grises des plus simples se montraient çà et là.

Je restai là dans une disposition rêveuse, et je me frottais les yeux comme lorsqu’on n’est pas bien éveillé, et je m’attendais presque à voir cette société de beaux hommes et de belles femmes aux gais costumes se changer en deux ou trois hommes à jambes de fuseau, tout courbés, et en femmes hagardes, aux yeux creux, déjetées, telles qu’autrefois elles foulaient le sol de ce pays de leurs lourds pas désespérés, tous les jours, par toutes saisons, chaque année. Pourtant il ne se produisit aucun changement, et mon cœur se gonfla de joie en pensant à tous les jolis villages gris, depuis le fleuve jusqu’à la plaine et de la plaine aux collines, que je pouvais si bien me représenter, tous peuplés maintenant de ces gens heureux et aimables, qui avaient rejeté la richesse et atteint la prospérité.



  1. J’aurais dû dire que, tout le long de la Tamise, il y avait quantité de moulins servant à divers usages ; aucun d’entre eux n’était déplaisant à voir et beaucoup d’une beauté frappante, et les jardins qui les entouraient avaient un charme merveilleux. (Note de l’auteur.)