Nouvelles lettres intimes (Renan)/02

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MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe)


Paris, 23 octobre 1846.

Bonne nouvelle, chère amie. Je suis licencié depuis quelques heures, et cela dans un rang fort honorable. Laisse-moi me délasser de ces longues et pénibles épreuves, en l’on faisant le récit, ou pour mieux dire le journal. Tu ne saurais croire de quel poids je me sens délivré, et dans quelles angoisses j’ai passé ces derniers jours. Car je voyais qu’il y avait des inconvénients fort sérieux à n’être pas reçu, et j’ai cru un instant en avoir la fatale certitude. Reprenons.

La préparation à laquelle j’avais pu me livrer durant les vacances était loin de m’avoir satisfait, et je balançai longtemps si je ne différerais pas à une autre session une épreuve si difficile. Plusieurs même, à qui je fis part de mes craintes, m’engagèrent, si je voulais être reçu immédiatement, à aller passer mon examen dans quelque faculté de province, où il est infiniment plus facile. On me cita des noms célèbres dans la philosophie, entre autres M. Vacherol, directeur de l’École Normale, qui n’avaient jamais pu parvenir autrement au titre nécessaire pour l’agrégation, et je t’avoue que j’ai longtemps balancé ce parti. Je n’y ai renoncé qu’a cause des longues formalités qu’il eût entraînées. Quel bonheur, chère amie, et que je m’en suis félicité depuis ! Mes craintes redoublèrent quand, aux approches de l’examen, j’appris que ni M. Garnier, ni M. Damiron, que j’avais espéré avoir pour examinateurs, n’étaient du bureau, bien plus, qu’ils ne seraient à Paris que vers la fin du mois d’octobre, et qu’ainsi je serais même privé de leur recommandation, et obligé de paraître devant des juges auxquels j’étais entièrement inconnu. Jamais, je t’avoue, je ne vis plus mal s’annoncer aucune tentative, jamais je ne conçus moins l’espérance du succès.

Les épreuves écrites ont commencé, comme je te l’avais annoncé, le lundi 19 octobre. Le nombre des candidats, le premier jour, était d’environ trente-cinq, mais plusieurs perdirent courage et se retirèrent ; en sorte que vingt-neuf seulement terminèrent toutes les compositions écrites. Sur ces vingt-neuf, se montraient en première ligne douze élèves de l’École Normale, terrible avant-garde qu’il fallait percer pour arriver aux premières places. C’était d’autant plus formidable que le nombre des reçus ne pouvant dépasser douze ou quatorze, il restait à peine quelques places disponibles. Mais ce qui acheva de me faire perdre presque tout espoir, ce fut la nature des sujets de dissertation, entièrement en dehors de ma manière de penser et d’écrire, et tellement maigres et chétifs, que je ne puis concevoir encore comment j’en ai pu tirer deux discours qui aient mérité quelques éloges. Je te les donne par curiosité : 1° Dissertation latine : Pline le Jeune a-t-il bien fait de ne pas ranger ses lettres par ordre chronologique ? (quatre pages in-folio obligées) ; 2° Dissertation française : Expliquer cette pensée de la Bruyère : C’est une marque de médiocrité d’esprit que de toujours conter. — On avoue que jamais si minces sujets ne furent proposés à une licence, et j’étais tellement mécontent de mon travail que, regardant un refus comme inévitable, je ne jugeai pas à propos d’aller assister à la proclamation des admissibles. Quel fut mon étonnement, lorsque me rendant quelques heures après à la Sorbonne pour voir ceux de mes amis qui l’étaient, un des élèves de l’École Normale me rencontre et m’annonce que je suis du nombre des élus. Le fait est que sur les vingt-neuf concurrents, seize avaient été déclarés admissibles à l’examen oral, et que j’étais du nombre. On ne donne publiquement cette première liste que par ordre alphabétique, en sorte que je n’ai jamais su exactement ma place dans cette première série d’épreuves. Seulement les élèves de l’École Normale qui avaient vu la liste par ordre de mérite entre les mains de M. Vacherot me disaient placé honorablement ; les uns même me disaient le troisième. Grâce à ma lettre initiale, j’eus encore quelque temps pour revoir les matières de l’examen oral, et ce n’est que ce matin, à neuf heures, que j’ai subi cette seconde épreuve, qui n’est rien, il faut l’avouer, en comparaison de la première. Elle a été, chère amie, des plus satisfaisantes et des plus honorables, et je la préfère de beaucoup à celle des compositions écrites, bien que celles-ci m’aient valu beaucoup d’éloges. On a commencé par m’en rendre compte. Mon thème grec a paru irréprochable à M. Guigniaut, un de nos premiers érudits, et a été placé dans les premiers, peut-être même le premier ; car ils ne disent jamais les places partielles au juste. — Mes vers latins m’ont valu moins d’éloges ; M. Ozanam n’y a trouvé que de la correction et de l’exactitude, mais peu de composition. Il est vrai que je ne formais en les composant qu’un seul vœu : c’est que ce fussent les derniers de ma vie. Ma composition latine m’a obtenu de grands éloges de la part du sévére M. Le Clerc. la question lui a paru traitée à fond, et il m’a fait compliment de la connaissance que j’avais montrée des lettres de l’auteur en question. Je me suis gardé d’ajouter que je n’en avais jamais eu le recueil entre les mains. — Enfin M. Patin a trouvé dans la composition française une instruction variée et étendue  ; en effet, j’avais eu l’art d’y rattacher quelques idées tirées de mes connaissances des littératures orientales, ce qui les aura ébahis par la rareté du fait. — Je n’ai pas écouté moins curieusement toutes les conversations qu’ils tenaient entre eux pendant que je passais  ; le nom de Petit-Séminaire y revenait souvent, je te dirai tout à l’heure à quel propos, mais ne semblait causer aucun mauvais effet, grâce aux explications que j’avais données. Quant à l’examen oral lui-même, j’ai surtout satisfait M. Guigniaut, qui m’a examiné sur le grec. J’ai moins bien réussi sur les questions minutieuses que l’on m’a adressées sur la littérature latine ; mais je me suis pleinement relevé pour la littérature française, où un heureux sort m’a fait tomber sur l’auteur et les matières qui m’étaient le plus familiers : Descartes et la philosophie française. Enfin, bonne amie, voici le dernier résultat, tel qu’il a été définitivement proclamé. Sur les seize admissibles, quatorze ont été reçus, et sur ces quatorze, je suis placé le quatrième. Les deux premiers sont de l’École Normale : elle a pourtant cette fois éprouvé un échec, comparativement à ses succès passés ; car plusieurs de ses candidats ont été éliminés, soit à l’examen oral, soit aux épreuves écrites. Je n’ai qu’à me louer des égards et de la bienveillance de mes juges, bien que je ne leur fusse recommandé par personne. Comme on doit inscrire en tête de sa copie de composition le nom de l’établissement où l’on a fait son éducation, j’ai du parler du petit séminaire, mais comme on aurait pu en conclure que je me destinais à la carrière de l’enseignement ecclésiastique (équivoque d’autant plus facile que quelques autres ecclésiastiques faisaient partie du concours), j’ai écrit une lettre à M. Le Clerc, où je lui ai donné on quelques lignes significatives tous les éclaircissements nécessaires. J’ai songé quelque temps à profiter de cette circonstance pour lui faire une visite. Mais j’ai trouvé le prétexte trop vague : cela ne compterait que pour visite de formalité, et n’aurait pas eu de suite. Je m’en créerai dans quelques jours une occasion plus naturelle et plus personnelle.

Et l’avenir, bonne amie ? tel est désormais l’objet de mes réflexions. Quel plan vais-je adopter pour mes études ?… Chercherai-je à améliorer immédiatement une position qui n’est qu’à peine tolérable ?… Il m’est impossible d’avoir sur tous ces points une décision arrêtée avant quelques jours. Il faudra que j’en cause avec M. Garnier, M. Egger, avec qui je me suis lié durant les vacances d’une manière plus intime, et même avec M. Le Clerc, à qui j’écrirai à ce sujet. Il est très accessible, et je sais d’ailleurs qu’il est très flatté qu’on lui demande des conseils. — L’agrégation à laquelle j’ai assisté durant les vacances m’encourage à me présenter le plus tôt possible ; je crois franchement que je pourrais être reçu à la fin de cette année scolaire, mais peut-être pas dans les premiers ; or ceci est nécessaire pour rester à Paris. En attendant deux années, je puis concevoir les espérances les plus fondées de succès. D’ailleurs je pourrais alors préparer plus à loisir mon baccalauréat es sciences, qui du reste ne m’inspire aucune inquiétude, et enfin continuer plus à l’aise mes travaux sur les langues orientales dont je compte spécialement parler à M. Le Clerc. Si je parviens à me faire un provisoire honnête, ce sera, je crois, le parti que je prendrai. — Quant à ma thèse de docteur, comme elle est facultative, il vaut mieux la remettre. Ce ne serait qu’au cas ou je trouverais un provisoire très honnête que je la préparerais avant mon agrégation. J’en parlerai à M. Garnier et à M. Damiron que j’ai vu durant les vacances. Je vais aussi tâcher de voir bientôt M. Cousin, auquel il est indispensable de se présenter quand on se destine à la philosophie. Il n’était pas malheureusement de l’examen de licence.

Je n’oublie pas aussi, chère amie, que désormais mon titre me donne droit à une place dans l’Université. C’est une sécurité pour moi de songer qu’au premier jour où une nécessité quelconque viendrait m’obliger de mettre un terme à mon état actuel, je n’aurais qu’à envoyer requête au ministère pour recevoir un emploi suffisant à une vie honnête. Il y a plus : comme je suis le premier des licenciés de la dernière session qui soient actuellement disponibles (les deux premiers étant encore pour deux ans à l’École Normale, et le troisième ne se destinant pas à l’Université), je songe très sérieusement à faire immédiatement cette démarche, mais en faisant observer qu’il m’est impossible d’accepter pour la province, et que je me contenterai pour Paris d’une place bien inférieure à celle que je pourrais réclamer indépendamment de cette restriction. Mes études dans les langues orientales me serviront ici à merveille. J’oserais même espérer que M. Quatremère voudrait bien attester que j’ai fait des études spéciales dans cette partie, et cette simple attestation serait plus que suffisante. M. Reinaud, de la Bibliothèque Royale, excellent homme, qui m’a toujours témoigné beaucoup d’intérêt, ne me refuserait pas, je l’espère, le même service. Mon seul embarras est de trouver une place qui convienne à ma position actuelle. Une chaire de professeur est trop occupée, et d’ailleurs je ne pourrais obtenir qu’une classe inférieure. Une place de professeur suppléant, ou de maitre de conférences dans un collège pourrait seule me convenir. Je vais faire toutes les recherches nécessaires, et toi aussi, chère amie, écris-moi ton avis le plus tôt possible.

J’ai outre mesure à me plaindre de mon maître de pension. Je lui fais durant les vacances trois fois plus de service que je ne lui en devais, leurré par la promesse qu’il me déchargerait des retenues et des services extraordinaires, et ensuite il vient me dire que cela est impossible, qu’il faut continuer comme par le passé. Bien plus ; le peu que je gagne, non seulement ne peut m’arriver à temps, mais ne peut m’arriver en entier. Par des manœuvres dont je t’épargne le détail, parce que je ne puis les appeler que des friponneries, il m’enlève une partie de ce qui m’était dû pour des instants si précieux pour moi, et que j’ai libéralement dépensés à son profit. Il exploite ma réserve, et arrange les choses de manière à ce que je ne puisse m’en tirer qu’on lui disant équivalemment qu’il est un fripon ; car il sait fort bien que je ne le lui dirai jamais. D’ailleurs il m’est presque matériellement impossible de garder cette année les retenues, vu qu’elles interdisent les longues séances a la Bibliothèque Royale, lesquelles sont pourtant indispensables pour mes travaux.

Aussitôt, chère amie, que ce moment de fluctuation aura amené un résultat, je t’en ferai part. Il y a un an à cette époque que je me trouvais dans un état presque semblable ; mais quelle différence, chère amie ! le chemin fait me console, et me fait marcher avec confiance vers l’avenir, qui après tout ne peut être pire que le passé. — Quand on a su que j’étais admis à l’examen oral, on est venu de nouveau me solliciter pour l’affaire de Bourges[1], en m’offrant la chaire de rhétorique, mais j’ai refusé, disant que ma famille y mettait obstacle. En effet j’aurais droit à la même place en province dans un collège de l’Université. — Ayons confiance, chère amie, des jours meilleurs nous attendent.


24 octobre 1846.

J’ai vu hier soir les dames Ulliac. je ne voulais pas expédier ma lettre avant de leur avoir annoncé que je t’écrivais. Mademoiselle Ulliac était tellement occupée qu’elle n’a pu trouver un instant pour t’écrire. Elle demande avec empressement les divers travaux que tu lui as promis pour son journal, et spécialement celui des catacombes de Rome. Il en est un surtout sur lequel je réclamerai ton assiduité ; c’est celui des énigmes historiques. Car mademoiselle Ulliac, qui a voulu t’en réserver la propriété exclusive, me charge de suppléer à tes lacunes, ce qui me met dans un terrible embarras. Juge avec quel plaisir, quelques jours avant mon examen, j’en reçus d’elle la demande, à laquelle pourtant je ne pouvais me refuser. Je suis enfin parvenu à nouer un raisonnable imbroglio sur Valentine de Milan. Il ne me reste plus qu’à en donner l’explication, plus ennuyeuse encore. Au nom du ciel, délivre-moi de cette corvée.

J’ai reçu il y a deux ou trois jours des nouvelles de notre mère. Elle parait toujours décidée au voyage de Saint-Malo, et ravie surtout de ce que tu l’y engages. Rassure-moi dans ta prochaine sur ta santé, qui ne cesse pas de me laisser toujours des inquiétudes. La mienne s’est bien soutenue, malgré ces fatigues : je prends maintenant quelques jours de demi-repos, que je consacre à mes affaires, et à mes visites, que depuis bien longtemps j’ai laissé s’arriérer. Ma prochaine lettre te fera connaître mon plan d’études ultérieur, lequel dépendra nécessairement de la résolution que je prendrai.

L’heure du courrier me presse, chère amie. Les visites amies ont occupé presque toute ma matinée. Plusieurs de ceux qui ont été reçus à la licence m’étaient spécialement connus. Nous nous réunissions durant les vacances en longues et studieuses conférences, et nous avons tous fort bien réussi. Nous nous voyons maintenant avec beaucoup de plaisir, J’étais le seul d’entre eux qui n’eût pas déjà échoué, et mon succès est regardé comme une exception honorable. Adieu, chère amie. Sois bien persuadée que la joie que je ressens de ces bonnes nouvelles n’est si vive que parce que je songe que tu la partages. Je m’estime heureux quand je songe que je puis causer quelque douceur à celle à qui je dois tant ! Adieu, tu connais ma tendresse.

Ton frère et ami,

E. RENAN.

  1. On avait offert à Renan une place dans un établissement libre à Bourges.