Nouvelles lettres intimes (Renan)/05

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MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


Paris, 14 décembre 1846.

je reçois le même jour, très chère amie, tes deux dernières lettres dont l’une accompagnait le paquet de mademoiselle Ulliac. J’ai fidèlement accompli tes prescriptions quant à ce dernier et j’ai été immédiatement le porter a son adresse, ou il a été reçu avec beaucoup de joie et d’amitié. J’ai aussi lu avec beaucoup de plaisir les deux articles dont le fond et la forme m’ont semblé également intéressants. Le second surtout peint avec beaucoup de vérité une des scènes les plus pittoresques qui se puissent imaginer. J’espère aussi que cette fois on leur trouvera la dimension convenable, car, autant que j’ai pu m’en apercevoir, le principal mérite d’un article de journal est de n’être ni trop long, ni trop court.

J’ai été bien heureux, chère amie, de voir que tu approuvais mes plans pour mon travail de cette année. La réflexion n’a fait que m’y confirmer davantage. Il est essentiel qu’avant mon agrégation je me sois fait connaître avantageusement, soit dans les langues orientales, soit dans la philosophie. D’ailleurs, chère amie, il est bien probable que dès l'année prochaine, je trouverai à me placer convenablement, soit dans un collège, soit dans un établissement particulier. Je suis résolu à la fin de l’année scolaire à faire activement toutes les démarches nécessaires. Si ces démarches n’entraînaient pas d’immenses pertes de temps, je t’assure que je les eusse immédiatement tentées. Car bien que je puisse trouver difficilement une place où les occupations fussent moins nombreuses, ma position est peu lucrative et d’ailleurs sujette à tant de désagréments de toute sorte, que c’est, je crois, un acte de courage d’y rester. Mais j’évalue à quinze jours la perte de temps que cela me causerait, et un tel retard me serait fatal pour le travail que j’ai entrepris. Du reste, bonne amie, je crois t’avoir déjà dit que je suis infiniment peu sensible à toutes ces misères et n’était la peine que j’ai à faire solder mon compte et surtout à obtenir intégralement ce qui m’est dû, je passerais, je crois, volontiers, sur tout le reste, L’avenir et l’espérance me consolent du présent, et ta pensée aussi, chère Henriette. Rien ne m’est plus pénible, quand je songe que toutes ces épines passagères me préparent un bonheur qui ne sera pas pour moi seul.

Mon travail avance, chère amie, d’une manière satisfaisante ; je suis content de la tournure qu’il prend, et je crois qu’il sera dans le bon genre. Néanmoins le terme est bien court pour les développements que je voulais lui donner, et à la lettre, je n’ai plus un instant à perdre. Ce qui me rassure un peu, c'est que j’ai remarqué dans les procès-verbaux de la commission, que souvent elle accordait la préférence moins à des ouvrages achevés et complets, qu’à ceux qui pouvaient prêter à d’heureux développements et en contenaient le germe. M. Reinaud, que je vois fort souvent depuis l’ouverture des cours, se doute de l’affaire. Il était placé à côté de M. Julien, à la Bibliothèque Royale, lorsque je lui en parlai pour la première fois, et il entendit toute notre conversation ; il n’est guère facile, en effet, de parler bas avec M. Julien. Depuis, il me témoigne des égards tout particuliers à son cours, et toutes les fois qu’il me rencontre travaillant à la Bibliothèque de l’Institut, il examine mes travaux avec une curiosité fort significative. Tu comprends, chère amie, que le succès en un tel concours ne peut toujours être que fort incertain  ; mais qui n’agirait jamais sur des probabilités, par crainte exagérée d’un échec, se priverait de la possibilité du succès.

Quelques lettres que j’ai reçues dernièrement de notre mère, me prouvent qu’en effet la peine qu'elle avait pu éprouver de mes nouvelles résolutions est bien adoucie. Ses projets de Saint-Malo paraissent l'occuper beaucoup. Elle paraît décidée à choisir l’été prochain pour l'époque de son déménagement. La société de ma tante Forestier, qui, comme tu sais, est déjà établie à Saint-Malo, contribuera beaucoup, je l’espère, à lui en rendre le séjour agréable.

Je ne sais si je t’ai parlé de l’utile connaissance que l’on m’a fait faire d’un Allemand fort distingué de Brème, venu en France pour se perfectionner dans la langue française, et qui échange avec moi des leçons d’allemand contre des leçons ou plutôt des conversations françaises. Il a en outre attiré à nos conférences un professeur de philosophie à Osnabrück, envoyé en France dans le même but par son gouvernement. Nous avons ainsi des séances fort intéressantes et surtout fort utiles qui me procurent l’avantage que je désirais depuis longtemps d’apprendre l’allemand d'un Allemand même. D'ailleurs c’est un moyen commode d’obtenir tous les éclaircissements dont j’ai besoin pour les passages des auteurs allemands que je suis obligé de consulter pour mon travail, et dont la pensée abstruse et compliquée ne laisse pas quelquefois de m’embarrasser.

Je serai obligé de me confiner si étroitement pour mon travail jusqu’au mois de mars que jusque-là je ne pourrai guère étendre le cercle de mes relations extérieures. Aussi bien je préfère attendre pour me produire plus avant que j’aie à présenter quelque titre honorable. Je serai également obligé, chère amie, de me condamner avec toi à un laconisme, qui m’est bien pénible, lorsque j’aurais tant de choses dont je voudrais m’entretenir avec toi. Mais tu sais que ni l’un ni l’autre nous ne pouvons prendre nos désirs pour règles de notre conduite, trop heureux encore d’entrevoir une issue à ce pénible état. Tant d’autres sont plus à plaindre et le sont sans espérance. La seule pensée qui m’afflige est de songer aux cruels sacrifices que tu es obligée de t’imposer pour moi et pour les tiens. Sois bien persuadée, bonne amie, que les raisons les plus graves pourront seules me décider à prolonger un état si pénible pour toi. Mais serait-ce bien calculer que d’accepter à mon âge une de ces positions qu’on peut appeler avantageuses pour le présent, mais qui n’ont presque pas d’avenir, et qui d’ailleurs nous fournirait à peine les moyens de mener une vie convenable ? Il est bien dur, chère amie, d’être obligé de répéter sans cesse : Patience, patience ! mais qu’y faire, quand c’est en effet le seul moyen de se frayer une voie honorable ? Un jour, espérons-le, bonne amie, nous éprouverons une grande et douce joie, en nous rappelant les sacrifices par lesquels nous aurons acheté quelques instants de bonheur. En attendant, ma chère Henriette, soutenons-nous en nous aimant et nous encourageant l’un l’autre ; pour moi, il me semble que rien ne saurait m’arrêter, tant que je pourrai recevoir de toi ces conseils et ces bonnes paroles qui portent la vie et la joie jusqu'au fond de mon cœur. Adieu, bonne amie, tu connais la tendresse sincère et sans bornes de ton frère et ami.

E. RENAN.