Nouvelles lettres intimes (Renan)/07

La bibliothèque libre.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, 2 Attmarkt, Dresde (Saxe).


Paris, 11 janvier 1847.

Mademoiselle Ulliac a désiré te répondre immédiatement, chère amie, pour te demander à terme fixe l’article que tu lui as promis sur la semaine sainte à Rome. Je ne puis me décider à t’envoyer sa lettre sans y joindre quelques mots, ne fût-ce que pour te donner signe de vie et d’amitié. D’ailleurs je sens le besoin de me délasser un instant de mes travaux arides et continus en m’entretenant avec celle dont la pensée fait toute ma consolation. Quand je suis trop fatigué, je m’arrête et je pense à toi ; telle est, chère amie, la seule récréation que je doive et que je veuille me permettre. Je t’assure du reste que je n’en désire pas d’autre. Quand je songe aux sacrifices bien plus pénibles que tu t’imposes pour nous, je rougis de faire si peu, moi homme, et plus jeune que toi. Mais un jour ce sera mon tour, bonne amie, oui, il faut que je me le dise, pour me rassurer et me contenter moi-même.

Mon travail avance d’une façon satisfaisante, bonne amie. Cette fois comme toujours il m’arrive qu’à mesure que j’avance, le cadre s’élargit et devient à la lettre infini. Heureusement que, ne m’étant point engagé à être complet, je trouverai toujours moyen de finir, en conservant une certaine unité. Le volume devient réellement formidable ; j’ai dépassé hier le chiffre de 400 pages, très grand format, et pour ce qui me reste, la rédaction étant beaucoup plus facile, j’irai bien plus rapidement encore. Plus j’avance, chère amie, plus je suis satisfait d’avoir entrepris ce travail. Le succès, je le répète, en un pareil concours, est toujours fort incertain, d’autant plus incertain que l’on n’apprécie point la bonté des ouvrages, mais leur bonté comparative, qu’un médiocre ouvrage peut réussir, si les autres sont encore pires que lui, et qu’un bon travail peut échouer, s’il s’en présenta de meilleurs. Mais j’ai au moins la conscience que ce travail sera honorable et témoignera des études assidues. Or c’est beaucoup, chère amie, que je sois connu des hommes spéciaux pour avoir fait dans cette partie des études avancées. Les manuscrits déposés au concours, restent à la bibliothèque de l’Institut, avec toute liberté de les reprendre momentanément pour l’impression. C’est donc comme un titre déposé en bon lieu, et auquel on peut en appeler au besoin. Enfin, bonne amie, supposé que je n’en retire aucun avantage, le temps que cela m’aura pris aura été bien court, puisque j’y aurai à peine consacré trois mois entiers. Et l’exercice intellectuel et moral que cela m’aura coûté me restera toujours.

Merci, mille fois merci, chère Henriette, de la proposition pécuniaire que tu me faisais dans ta dernière lettre. De longtemps encore, j’espère, bonne amie, je ne serai obligé d’y avoir recours. Il reste chez les Mallet une somme assez considérable, et il m’est dû cent-vingt-cinq francs encore pour répétitions. Je cherche à retirer ceux-ci peu à peu, car j’imagine ce que ce serait, si je venais à quitter la maison, mais j’ai toutes les peines du monde. Je crois pourtant qu’ils ne seront pas perdus. Pourquoi donc, bonne amie, m’as-tu envoyé ces cent francs qui me sont tombés du ciel, sans que je susse ni d’où ni pour quelle cause ? J’imaginais d’abord que ta prochaine lettre me ferait connaître la destination à laquelle tu les réservais. Je t’assure, chère Henriette, que la somme déposée chez les Mallet est très suffisante pour subvenir longtemps encore à mes besoins, que je fais, tu le sens bien, les plus restreints possible, sans toutefois me rien refuser du nécessaire. Les livres forment ma dépense la plus ruineuse ; le cours de M. Reinaud que je dois suivre plus régulièrement, m’a surtout obligé à des achats fort dispendieux ; les libraires orientaux sont dans l’habitude de se dédommager sur le petit nombre d’amateurs du grand nombre qui ne leur achète rien. Néanmoins, chère Henriette, n’aie sur ce point aucune inquiétude. Je te promets du reste de te le dire tout franchement, du moment où les fonds feront déficit.

Tu ne me parlais pas de ta santé dans ta dernière lettre, chère amie. Dis-moi, je te prie, si elle n’a rien éprouvé depuis la cruelle secousse qui l’a dernièrement ébranlée. Je frémis en songeant au froid terrible qui doit se faire sentir dans le pays que tu habites, et dont il ne se peut faire que tu ne ressentes plus ou moins les atteintes. Rassure-moi, je t’en prie, dans ta prochaine sur ce point le plus capital pour moi.

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les divers articles que tu as envoyés à mademoiselle Ulliac, et j’attends impatiemment ceux que tu lui promets encore. C’est un vrai bonheur pour moi que tes lettres se multiplient au moment même où la plus urgente nécessité m’empêche de t’écrire aussi longtemps que je le voudrais. Heureusement tu sauras t’expliquer ce laconisme forcé, et loin d’y voir l’indifférence, tu l’interpréteras par la confiance d’une affection qui s’entend à demi-mot. Adieu, chère amie, j’entends mon travail qui me rappelle et voudrait me reprocher les courts instants que j’ai passés avec toi, mais Dieu sait si j’aurais le courage de supporter tant d’heures laborieuses et ardues, s’il ne m’était donné de temps en temps de venir reprondre des forces dans ton cher entretien. Tu connais ma tendresse.

Ton frère et ami,

E. RENAN.