Nouvelles lettres intimes (Renan)/09

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MONSIEUR RENAN,
rue des Deux-Églises, 8, à Paris (France).


Dresde, 8 mars 1847.

Enfin, mon pauvre ami, je puis en t’écrivant entrevoir un peu de calme dans ta pensée, un peu de loisir dans tes jours ! Le dernier terme pour la remise de ton travail expire aujourd’hui ou demain, et j’en ressens une vraie joie, car te savoir occupé a ce point était souvent pour moi une source d’inquiétudes. Attendons maintenant la décision, et quelle qu’elle puisse être, félicite-toi toujours, mon ami, d’avoir pris le parti de concourir. Tu vois comme cette résolution a déjà porté de bons et d’heureux fruits ! Sous tous les rapports, elle n’en saurait avoir d’autres. — Les dernières lignes que tu m’as adressées m’ont fait un bien inexprimable, cher Ernest. Merci, ami, merci du soin que tu prends de ranimer mon pauvre cœur en me faisant partager tes espérances. Oui, tes travaux seront récompensés, bon et courageux ami  ; et c’est désormais sans inquiétudes que j’envisage ton avenir. Souvent, mon Ernest, souvent je pense que j’ai assez vécu puisque ce moment a lui pour moi !

Dans sa dernière lettre mademoiselle Ulliac me parle d’une affaire sur laquelle je veux te consulter, cher ami. Il s’agit d’acheter une demi-action du Journal des Jeunes Personnes, et mademoiselle Ulliac, quoiqu’elle n’y soit plus intéressée, m’engage fortement a faire cette acquisition. Comme dans tout ce qui est incertain, j’hésite et je réfléchis. L’affaire va bien, très bien ; les intérêts seront très forts, et iront au moins au double de ce qu’on peut espérer dans un autre placement ; mais le capital court nécessairement toutes les chances que court une somme placée dans une entreprise commerciale. La société actuelle, dans laquelle il s’agit d’entrer, est formée pour dix ans. Si au bout de ce temps le journal a plus de valeur qu’il n’en avait l’an dernier, je gagne sur mon avance ; s’il en avait moins, je perds. Crois-tu, mon ami, que je puisse, que je doive exposer deux mille ou deux mille cinq cents francs (je ne sais pas au juste le prix) sur de pareilles chances ? Dis-moi franchement ton avis. Il n’est plus question d’obliger mademoiselle Ulliac, dès lors je puis aussi facilement dire non que oui. C’est, je te le répète, une affaire de commerce, trouves-tu prudent que j’y prenne part ? Mademoiselle Ulliac me témoigne le désir de me racheter plus tard une partie de cette action ; mais ceci ne m’engage à rien… Dans cette année les abonnés du journal ont presque doublé ; le tout est de savoir si cela se soutiondra. — Communique-moi là-dessus, mon ami, ta pensée tout entière.

Oui, cher Ernest, il me faudra très prochainement reprendre la route de Pologne. Rien n’est encore décidé pour l’époque de ce retour, mais désormais ce ne saurait être chose éloignée. Un grand événement nous y ramène : l’aînée des jeunes comtesses se marie, et son mariage conclu ici ne sera célébré que lorsque nous aurons rejoint son père. Je pense que bien peu de temps après Pâques il faudra se diriger vers cette triste frontière. — N’importe, cher ami, partout je penserai à ton amitié ; dès lors je trouverai du courage.

J’ai reçu, il y a deux jours, une lettre de notre frère ; il se plaint de ton silence dont il ne devine pas le motif : comme tu le penses, j’ai scrupuleusement gardé ton secret. Tout est arrangé pour le local de maman ; elle habitera le second étage de la maison qu’occupe notre ami. D’après ce qu’il me dit, ses affaires ont été magnifiques dans le courant de l’année dernière. Remets, je te prie, la lettre ci-jointe à mademoiselle Ulliac.

Adieu, bon et très cher ami ! Écris-moi quand cela te sera possible, et crois que par le cœur je vis mille fois plus en toi qu’en moi-même. — Quand je te saurai heureux, mon Ernest, le plus vif souci de ma vie aura disparu, le plus cher désir de mon âme sera exaucé. — Sois tranquille pour ma santé ; elle est vraiment bonne, et s’est on général beaucoup améliorée depuis quelques mois. Adieu, ami, adieu ! — J’envoie vers toi mes meilleurs souvenirs, ma plus vive tendresse.

H. R.