Aller au contenu

Nouvelles lettres intimes (Renan)/11

La bibliothèque libre.


MADEMOISELLE RENAN
chez Mme ta comtesse Zamoyska, Attmark, 2, Dresde (Saxe).


12 avril 1847.

Le succès a dépassé mon attente, chère amie. Le prix m’a été définitivement décerné, et avec des circonstances plus honorables que je n’aurais jamais osé l’espérer. La difficulté de M. Pillon, dont la commission a été très préoccupée, ainsi que je le présumais, n’a point arrêté ; il a été décidé que, par une exception unique, il y aurait cette année deux prix, l’un et l’autre de douze cents francs, mais que je conserverais la première nomination, que la commission m’avait tout d’abord décernée. MM. Reinaud et Burnouf se sont accordés à me dire de la manière la plus expresse que j’avais le prix, et que mon ouvrage avait été unanimement jugé supérieur. L’accord auquel on s’est arrêté était du reste rendu possible par une réserve de fonds provenant d’une des années précédentes, où le prix n’avait point été distribué, faute d’ouvrage qui le méritât. Pour ma part, chère amie, je préfère de beaucoup cet arrangement, qui associera mon nom à un autre déjà honorablement connu, à une simple primauté qui eût exprimé seulement la valeur comparative de mon travail relativement à d’autres ouvrages, la plupart assez médiocres.

Du reste, chère amie, la joie que j’éprouve de cet heureux succès est beaucoup moindre que la satisfaction intime que m’ont causée les témoignages de tous mes savants examinateurs. M. Reinaud m’a raconté tout le détail des séances de la commission, et m’a assuré que mon ouvrage a fait la meilleure impression, et que tous avaient conclu qu’il fallait me soutenir au début de ma carrière, en vue surtout de l’avenir. Sur le rapport avantageux que fit M. Reinaud de mon ouvrage, M. Burnouf, secrétaire de la commission, et auquel jusqu’ici les autres membres s’en étaient généralement remis pour la décision, a demandé à voir mon ouvrage, Ç’a été pour moi un grand bonheur, chère amie ; il a merveilleusement compris ma pensée, et a pris mon ouvrage par le côté que je désirais, et que n’avait nullement saisi M. Reinaud. Il a fait à son tour son rapport, et tout a été conclu. Sur le conseil de M. Reinaud, j’ai été ce matin faire une visite a M. Burnouf. Je ne saurais te dire, chère amie, combien cette heure passée avec cet homme vraiment supérieur me sera à jamais précieuse. À te parler franchement, je préfère de beaucoup la satisfaction profonde qu’elle m’a procurée, à tous les autres avantages extérieurs qui pourront résulter pour moi de ce succès. Et pourquoi, chère amie ? parce que j’ai trouvé dans ses paroles la confirmation de mes pensées les plus intimes, parce qu’il m’a prouvé que ces principes et cette méthode qui désormais sont chez moi arrêtés, ne sont point des imaginations conçues dans un travail solitaire, mais qu’ils se trouvent conformes aux idées de la plus solide science, qu’ils sont en un mot ceux de tous les hommes à la fois philosophes et érudits. Les succès partiels ont sans doute leur valeur ; mais ils ne sont rien, chère amie, comparés à l’avantage d’être à l’unisson de son siècle ; c’est ici le garant le plus sûr du succès définitif et durable, et ce qui vaut mieux encore, de la vérité dans ses formes les plus avancées. Tu comprends combien une vérification aussi sûre que le contrôle de mes idées par celles d’un homme aussi éminent a de prix à mes yeux. Or je ne puis te répéter, chère amie, dans quels termes flatteurs il a donné son approbation à toutes mes vues, m’assurant qu’elles étaient en parfaite harmonie avec les siennes, que c’était là la vraie manière philosophique et élevée. Tu seras peut-être surprise, chère amie, de trouver ces termes à propos d’un sujet en apparence purement grammatical. Mais mon plan a été de fondre les détails techniques dans un exposé théorique et raisonné, et d’insister surtout sur le côté historique, si fécond en aperçus importants. De là un aspect tout nouveau, où je voulais faire consister toute l’originalité de mon travail. C’est ce que n’avait nullement compris M. Reinaud, qui n’attachait de prix qu’aux patientes collections philologiques que j’ai faites sur quelques points. Il ne pouvait par exemple me savoir assez gré d’avoir prouvé par des nuées d’exemples et par des passages décisifs des auteurs anciens que l’r et l’s permutaient dans une foule de circonstances. Il est revenu plus de vingt fois sur cette misérable vétille, parce qu’elle fournissait une preuve décisive en faveur d’une dissertation où il avait essayé de prouver que le Kanisca des Indiens est identique au Kanerkès des Grecs, personnages qui sont, je crois, nommés l’un et l’autre sur de vieilles médailles indéchiffrables !!! Cet exemple peut te faire comprendre sous quel jour cet homme, si excellent du reste, et auquel je dois tant de reconnaissance, avait envisagé mon travail, ce qui ne l’avait pas empêché de lui donner les plus grande éloges. Mais les éloges sur les points accessoires nous touchent peu, quand nous croyons les mériter par des côtés plus importants. Juge donc combien ceux de M. Burnouf ont eu pour moi de prix, quand je les ai vus porter sur ce qui fait le fond de ma pensée la plus chère. Il a donné le dernier coup de marteau à tout mon système intellectuel, et l’a consolidé dans les parties où il pouvait être encore ébranlé. Il y a joint d’ailleurs les offres de services les plus obligeantes, l’invitation à lui faire part de tous les travaux que j’entreprendrais désormais, et enfin les sollicitations les plus pressantes de persévérer dans la branche d’études où mon premier essai me posait d’une manière si honorable (ce sont ses expressions). C’est surtout en cette circonstance que j’ai compris, chère amie, ce qu’il y a dans les savants de notre pays de bienveillance, d’affabilité dans l’accueil, d’empressement à soutenir les timides efforts de celui qui entre dans la carrière. J’ai aussi compris que la meilleure recommandation pour plusieurs carrières, et spécialement pour celle des langues orientales, était d’être jeune.

J’ai fait part cet après-midi à M. Quatremère du jugement favorable dont mon travail a été l’objet. Sans quitter sa froideur habituelle, il en a paru surpris, et m’a témoigné en être satisfait ; j’ai remarqué immédiatement une grande différence dans sa manière d’agir à mon égard. Il m’a témoigné le regret de n’avoir point été membre de la commission, et a semblé agréer avec plaisir la proposition que je lui ai faite de lui porter le manuscrit, quand il serait à ma disposition. Veux-tu que je te dise toute ma pensée, chère amie ? je ne puis expliquer les divers traits de la conduite de M. Quatremère jusqu’ici à mon égard, et spécialement cette affectation qu’il mmettait à m’éloiguer en quelque sorte de ces études, et à me déclarer qu’elles ne pouvaient mener à rien, qu’en supposant qu’il a des vues sur quelqu’un, et qu’il verrait avec peine quoiqu’un qui pût entraver son candidat favori. Toutefois d’autres faits me prouvent aussi que ce choix ne doit point être chez lui entièrement arrêté, et j’ai la certitude qu’il ne l’a point manifesté dans le monde savant, puisque M. Reinaud, qui doit être le plus versé dans ces matières, m’a encore assuré de la manière la plus expresse qu’il ne voyait personne qui pût présenter un titre à comparer au mien.

Reste toujours, chère amie, la grave difficulté dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre, et qui préoccupe toutes mes pensées. Tronquer mes résultats critiques me coûtera toujours outre mesure, d’autant plus que l’exposition nette et pleine de ma pensée, dans les formes modérées et respectueuses dont je ne sortirai jamais, sera, je le vois maintenant mieux que jamais, le moyen le plus sûr de m’acquérir les suffrages qui sont à mes yeux les plus honorables. D’autre part, M. Reinaud ne cesse de me prêcher le système des précautions, et je sens bien qu’il n’a pas tout à fait tort quant au fait des obstacles que cela pourrait me susciter. Je réfléchis beaucoup sur ce sujet, à propos du choix de mes sujets de thèses de doctorat, auxquelles je songe définitivement, et que je devrai prendre dans le monde des littératures sémitiques. Mon intention est de faire l’une d’elles, la thèse latine, exclusivement érudite ; et de faire l’autre philosophique et littéraire. Comme l’usage des dédicaces est passé en loi pour ces sortes d’ouvrages, il serait possible, si j’en voyais par la suite la convenance, que je dédiasse la première à M. Quatremère. Quant à la seconde, je la dois a M. Garnier. Les divers sujets qui se présentent à moi, sans qu’aucun d’eux fixe encore mon choix d’une manière définitive, sont : De la philosophie rationnelle chez les Sémites ou chez les Hébreux.Histoire littéraire et philosophique de Babylone (son influence sur le développement intellectuel de l’Orient et du monde). Comparaison de l’ancien génie poétique des Grecs et des Hébreux.Du commerce intellectuel et mythique des Grecs et des Sémites, etc. Quant à la thèse latine, si je l’offre à M. Quatremère, je prendrai probablement : Influence de la langue et de la littérature grecques sur la langue et la littérature syriaques. — Je ne puis arrêter mon choix avant d’avoir parlé à M. Garnier, à M. Le Clerc, et à plusieurs autres personnes. Or je ne dois point faire cette démarche avant la séance du 2 mai, c’est-à-dire aujourd’hui en trois semaines. — je m’occupe en attendant d’un travail assez intéressant dont on m’a chargé pour le Journal de l’Instruction Publique, et où j’ai trouvé moyen de raccoler un fragment considérable de mon ouvrage. Comme j’ai mis dans mon travail un peu de tout, ce sera pour moi un excellent répertoire, où je pourrai puiser au besoin. C’est un grand avantage d’avoir ainsi un travail en réserve ; car en vertu de la connexité de toutes les questions de la science, celui qui en a traité une seule à fond est déjà riche pour la solution de toutes les autres. Quelque temps après la séance, j’écrirai aussi au ministère pour présenter ma requête pour l’année prochaine. Je crois, chère amie, qu’une place dans une bibliothèque serait plus commode pour moi qu’une place subalterne dans un collège. Je me mettrai à la disposition du ministre, lui indiquant seulement mes vues et l’absolue nécessité où je suis de ne pas quitter Paris, ce qui serait renoncer à mes études orientales. A défaut de résultat de ce côté, je m’adresserai aux grands établissements particuliers, mais universitaires, et relevant des collèges, tels que Sainte-Barbe, l’institution Jauffret, etc., où les places de répétiteur équivalent presque à des places de professeur dans les collèges.

— J’ai reçu il y a quelques instants une lettre d’Alcide qui vient d’arriver à Paris, en poursuite de mariage, La même occasion m’a apporté des nouvelles de la famille de Saint-Malo. Elles sont satisfaisantes, sauf relativement au petit Henri, qui reste toujours très faible. — Mes longues narrations m’empêchent de causer plus longuement avec toi de plusieurs autres sujets importants. Adieu, chère amie ; j’attends incessamment une lettre de toi, je ne sais où te trouvera cette lettre ; puisse-t-elle au moins te causer quelque joie, et le faire comprendre toute l’affeclion et le dévouement de ton frère et ami,

E. RENAN.


13 avril, au matin.

Je reviens à l’instant d’une conférence gratuite de philosophie, dirigée par M. Jacques, un des meilleurs professeurs de Paris, a laquelle M. Egger m’a procuré entrée. On y a longuement parlé du nouveau projet de loi lu hier à la Chambre, et dont j’ai été prendre connaissance au cabinet de lecture. C’est incroyable, chère amie. Tout est bouleversé. La philosophie surtout est équivalemment rayée de l’enseignement, par l’arrêt du Conseil d’État qui accompagne ce projet. Tous les membres de la conférence ont paru mettre en question s’il valait la peine désormais de se préparer à l’agrégation. Et ce qu’il y a de pis, c’est que M. Cousin, dit-on, est résolu de donner les mains à ce fatal arrangement. Tout cela me fait beaucoup réfléchir. Je t’en parlerai, quand tout sera mieux dessiné.