Nouvelles lettres intimes (Renan)/17

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MADEMOISELLE RENAN


Paris, 21 octobre 1847

Qu’il y a longtemps, chère amie, que nous ne nous sommes entretenus ensemble ! et avec quelle joie je reprends l’ordre accoutumé de notre correspondance interrompue par la vie toute nouvelle que j’ai menée depuis quelques semaines ! Ce n’est pas, chère amie, que j’aie à t’annoncer de ces heureuses nouvelles, dont il m’aurait été si doux de te faire part à mon arrivée. Les choses en sont à peu près au même point où elles étaient à mon départ, et c’est dire assez qu’elles ne sont pas fort avancées. Mais c’est là même ce qui m’inspire un si vif besoin de converser avec toi, et de te confier toutes les peines que j’éprouve, comme je l’ai fait, hélas ! trop rarement, pour les courtes joies que j’ai ressenties. Jamais ta pensée, chère Henriette, ne m’a été plus présente que depuis mon retour à cette vie extérieurement si triste, si défleurie, et rendue maintenant si pénible par le contraste de la vie que je viens de quitter.

Mes vacances, chère amie, ont été fort douces et fort agréables. J’ai trouvé dans la famille de notre frère un accueil affectueux et vrai. Leur union, leur prospérité toujours croissante, la vue de leurs jolis enfants ont été pour moi un spectacle vraiment délicieux, et qui me laisse de très chers souvenirs. J’ai aussi retrouvé notre mère telle qu’elle fut toujours. Pas un nuage, pas un retour pénible sur le passé ; tout au contraire, une certaine joie du nouvel ordre de choses, depuis qu’il se colore plus avantageusement. Je pensais toujours qu’il en serait ainsi, chère amie, et que maman oublierait tout, sitôt qu’elle me verrait réussir dans ma nouvelle carrière. Mais la vraie difficulté à mes yeux était d’opérer la transition, et de couvrir à ses yeux les premiers instants, qui devaient avoir dans son esprit de si fâcheuses couleurs. Enfin c’est chose achevée, qu’il n’en soit plus question. — Je ne me suis pas cru obligé dans cette circonstance, chère amie, par la promesse que je t’avais faite relativement aux envois d’argent. Faisant séjour chez maman, il était juste que je la défrayasse de toute chose ; elle m’avait d’ailleurs témoigné qu’elle s’y attendait, et c’était encore un moyen d’achever de tout cicatriser. Je suis persuadé que la gestion des finances sera maintenant plus régulière, et qu’ainsi ce que l’un fera sera autant de moins à faire pour l’autre.

Tu vas être surprise d’apprendre, chère amie, que la malheureuse démarche que j’avais faite au ministère, et à laquelle on avait fait une réponse négative, a failli se renouer de plus belle, dans le sens même où on l’avait d’abord interprétée, et qui l’avait fait ajourner. Le fait est que dans le courant du mois d’août, et quelques jours après la lettre qui me notifiait l’ajournement, mes pièces (à l’exception de la lettre de M. Reinaud) ont été transmises à M. Auvray, inspecteur de l’Académie de Paris, afin qu’il en fît son rapport au ministère. Comment une demande refusée dans un sens pouvait-elle encore être objet de rapport dans le sens même où elle était refusée (car j’étais présenté à M. Auvray comme demandant une place dans un collège de Paris), c’est ce que je ne me charge pas d’expliquer, chère amie ; toute cette affaire est un vrai labyrinthe dont le fil en certains endroits est pour moi tout à fait rompu. Quoi qu’il en soit, M, Auvray désira quelques renseignements précis sur mon âge, le lieu de ma naissance, etc. et s’adressa pour cet effet à M. Crouzet, car j’étais déjà parti à cette époque. M. Crouzet promit de m’écrire, et prétend qu’il la fait en effet. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai rien reçu, et que la lettre n’a pourtant pu être égarée à Saint-Malo. C’est un nouveau procédé ajouté à tant d’autres, qui m’imposeront envers cet homme une éternelle reconnaissance. Il dit pour s’excuser qu’il ne sait pas s’il a mis l’adresse à Saint-Lô ou Saint-Malo !!! Enfin, chère amie, aussitôt mon arrivée a Paris, c’est-à-dire quelques jours avant la rentrée des classes, je me rends chez M. Auvray. Celui-ci avait déjà expédié son rapport, mais défectueux en quelques points par suite du manque de renseignements. Il l’a immédiatement complété sur mes indications, en insistant sur les mêmes conclusions, qui, à ce qu’il m’a assuré, étaient très favorables. En effet, il m’a semblé très bien disposé, et m’a écrit deux ou trois jours après une lettre fort obligeante où il me conseillait d’insister par moi et mes connaissances pour une place dans une bibliothèque croyant qu’elle me conviendrait mieux qu’une place dans un collège. Quoi qu’il en soit, j’espère peu de chose, chère Henriette, de ce prolongement inopportun d’une démarche avortée. Je les laisse faire, mais vraiment je compte très peu sur toute cette administration paperassière, où les formalités étouffent la véritable appréciation des choses. Quant aux bibliothèques, il m’a encore été impossible d’obtenir aucun renseignement exact, M. Constant Berrier, chef de ce bureau, n’étant pas de retour de la campagne. Voilà donc une année qui commence assez mal, chère amie. Il est inutile de te dire que provisoirement j’ai dù reprendre mes fonctions de l’an dernier, malgré les motifs sérieux qui rendraient un changement urgent pour tout autre. Mais je trouverais, je crois, difficilement ailleurs une place qui me donnât si peu d’occupations, à causo surtout de la diminution continuelle du nombre des élèves. D’ailleurs, chère amie, il n’est que trop vrai que tous ces établissements particuliers se valent, et que ceux qui ont quoique renom n’offrent pas à ceux qui y sont employés des avantages beaucoup plus grands que ceux qui sont placés au dernier rang. Il était dans les données des choses et probablement aussi de mon caractère, que ma position extérieure serait longtemps disproportionnée à ma vie intérieure. J’accepte comme une fatalité cette loi pénible, et quoique dure qu’elle soit pour le présent, je ne m’en effraie pas trop, je te l’avoue, pour l’avenir. Cela devait être du moment où, tout bien balancé, je me décidais à ne pas suivre la voie commune, qui est celle de l’agrégation le plus vite possible, et du séjour en province. Mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait avec réflexion, et nous n’en sommes pas à le regretter.

Quelque position que je doive occuper cette année, le plan de mes études est désormais, chère amie, très décidément arrêté. Je suis décidé à me présenter à tout prix au prochain concours d’agrégation. Supposé même que ce titre ne me soit pas directement nécessaire, comme dans le cas où je serais appelé à une bibliothèque, il peut m’être néanmoins fort utile, comme donnant accès à plusieurs autres places de l’Université, dont quelques-unes ne sont que d’honorables sinécures, et que l’on peut facilement cumuler avec d’autres. Enfin, chère amie, ma position est telle que je dois parer à tout événement, et me ménager mille issues. Il est du reste bien entendu que le travail de mon agrégation ne sera pas ma seule occupation, surtout dans ces premiers mois. Après bien des délibérations, je me suis décidé à exécuter le projet que je t’avais confié relativement à la question proposée par l’Institut. Il y avait bien à cela, je l'avoue, de graves inconvénients. Cette question, quoique intéressante, n’est pas des plus importantes, elle ne rentre pas directement dans le cadre de mes études, elle me force à reculer le travail de mes thèses, etc. Mais une raison décisive l’a emporté dans mon esprit. J’ai fait durant mes vacances, chère amie, des trouvailles fort curieuses, et même importantes, lesquelles assureraient au moins à mon travail le mérite de la nouveauté. Je savais que la bibliothèque du Mont-Saint-Michel, riche en très anciens manuscrits, avait été transportée a Avranches. Or l'abbaye du Mont-Saint-Michel, comme celle du Bec, de Conches, et tant d’autres de la Normandie, était une abbaye savante, où surtout l’étude du grec parait avoir été assez, florissante. J’ai donc eu la curiosité de voir ces manuscrits, et à mon retour j’ai passé à Avranches deux journées que j’ai employées presque uniquement à compulser ces précieux monuments. Mon attente n’a pas été trompée, j’ai même fait des découvertes tout à fait inattendues, et auxquelles, je crois, on n’aurait guère songé. Ainsi par exemple, j’ai rencontré un ouvrage inédit du célébré helléniste et philosophe Jean Scot Erigène, qui vivait du temps de Charles le Chauve, un autre manuscrit avec des gloses autographes de ce même personnage, un dictionnaire grec-latin totalement inconnu, du xe siècle, et ce qu’il y a de plus curieux peut-être, la copie d’un thème grec de quelque écolier du xie siècle, servant de couverture à un manuscrit. J’ai transcrit ce curieux document, remarquable par les solécismes et les barbarismes qui lui donnent un nouveau prix, et nous introduisent, pour ainsi dire, dans les écoles du temps. Ces documents joints à une foule d’autres également précieux, sont, je crois, de nature à assurer à mon travail un rang à part. — Tous les ouvrages doivent être remis au 1er  avril. Je n’emploierai pas tout le temps qui doit s’écouler jusque-là à ce travail, et je pourrai avancer en même temps les recherches de mes thèses. Toutefois il est encore douteux pour moi si je pourrai en exécutant ce travail, et me préparant à l’agrégation et commençant l’étude du sanscrit, achover et surtout faire imprimer mes thèses avant ce concours. C’est là, je l’avoue, un inconvénient, qui renverse tous mes plans primitifs. Mais aussi, si le jugement de l’Institut m’était favorable, ce serait un antécédent qui équivaudrait sans doute aux yeux des juges, au titre de docteur. Le résultat sera proclamé les premiers jours d’août, c’est-à-dire quelques jours avant l’ouverture du concours. J’entremêlerai à ces travaux d’autres essais moins importants pour diverses revues. J’achève en ce moment mon travail sur l’origine du langage, qui doit paraître dans le premier numéro de la Revue Philosophique. Je ne sais si je t’ai parlé de cette nouvelle publication entreprise sous l’influence de M. Cousin par ses élèves les plus distingués. Ce fut M. Jacques, l’un d’eux, qui me demanda la rédaction d’une leçon que j’avais faite sur ce sujet à la conférence que nous tenions chez lui l’an dernier. Tiré à part, cet article formera une brochure de longueur raisonnable, qui me sera d’autant plus utile que je pourrai ne la communiquer qu’à qui je voudrai. J’ai affaire à des personnes si différentes que ce qui convient aux unes ne convient pas aux autres. L’important, c’est qu’elle m’introduira définitivement chez M. Cousin. — je viens aussi d’être admis comme collaborateur pour la partie orientale dans la Revue Encyclopédique, publiée chez Firmin-Didot.

Que je te dise maintenant, chère amie, une inquiétude qui depuis quelque temps me tourmente cruellement, et me fait suivre les feuilles publiques avec une pénible anxiété : ce sont les rapides progrès du choléra dans la direction fatale qu’il avait déjà suivie, et qui le mènerait dans les contrées que tu habites. Tantôt ou le dit à Odessa, tantôt à Jassy, tantôt à Moscou, on parle de précautions sur la frontière de Galicie. Grand Dieu ! on regarde donc l’au-delà comme sacrifié. Chère amie, songe bien qu’aucun calcul ne devrait tenir, si le fléau recommençait ses premières fureurs, qui, je me le rappelle, furent terribles en Pologne. J’ose croire quelquefois que les opulents chez qui tu habites calculeraient peu dans une pareille circonstance pour avoir la vie sauve. Je t’assure que je suis bien tourmenté de ces fatales nouvelles. Ce serait manquer cruellement à notre affection, chère amie, que de ne pas fuir le danger. Songe donc, ma sœur bien-aimée, ce que je serais sans toi ! Mon imagination se trouble quand j’y pense. Adieu, chère amie.

E. R.