Nouvelles lettres intimes (Renan)/19

La bibliothèque libre.


MADEMOISELLE RENAN
au château de Clemensow près Zamosc, Pologne.


Paris, 2 janvier 1848.

J’ai encore retenu quelques jours, chère amie, la lettre de mademoiselle Ulliac, par l’impossibilité absolue ou j’ai été ces jours-ci de trouver un moment pour t’écrire. Admis depuis quelque temps à emprunter des livres à la Bibliothèque Royale, j’ai profité des quelques jours de vacances qu’amène le nouvel an pour emporter chez moi et dépouiller en vue de mes divers travaux les grandes collections bibliographiques, qui, aux termos du règlement, ne doivent jamais sortir de la Bibliothèque, mais que l'on m’a permis par exception d’emporter durant ces jours fériés, où ils ne sont point nécessaires au service du public. Je viens de terminer ce long et pénible travail, et veux te consacrer les restes de cette soirée. Ma première lettre de la nouvelle année aura été pour toi, chère amie. Que de réflexions sur le passé et sur l’avenir n’a point éveillées chez, moi ce passage qui ne laisse personne indifférent ! L’année qui s’ouvre sera-t-elle plus heureuse ? Amènera-t-elle dans ma vie quelque révolution importante ? Avancera-t-elle notre commun bonheur ? Réjouissons-nous, chère amie, que l’obscurité qui nous cache l’avenir, nous permette l’espérance, et ne laisse pas une vue trop précise glacer nos efforts. J’éprouve un sentiment de tristesse en voyant ainsi les années s’accumuler ; elles sont déjà bien avancées pour moi, celles qu’on a coutume d’appeler les belles années. Chose singulière, chère amie, qu’une moitié de la vie doive être employée à acheter l’autre ! Et encore celle-ci, la possède-t-on ? Ah ! que la vie est triste, prise sous certains jours ! J’aurais bien besoin de toi, ma bonne Henriette, dans ces moments où elle me parait si défleurie. Car ma philosophie est triste, et le point de vue scientifique qui me commande ne fait guère encore que critiquer et détruire. Il construira sans doute plus tard ; mais en attendant nous aurons souffert.

J’aurais désiré attendre à t’écrire, chère amie, jusqu’au dénouement d’une tentative, qui, d’après certaines apparences, paraîtrait devoir amener le résultat après lequel nous avons fait depuis longtemps d’inutiles efforts. Mais j’ai éprouvé tant de déceptions que je suis devenu, comme tout homme qui a été souvent trompé, très sceptique sur les réussites éventuelles. Une place de surnuméraire est venue à vaquer à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Cet ami que j’ai auprès du ministre, et qui remplit chez lui les fonctions de précepteur, en a eu connaissance et lui a rappelé ma demande. Le ministre m’aurait d’abord accordé la place en question, en exprimant le regret de n’avoir que si peu de chose à m’offrir, En effet ces places n’ont point d’appointement, et d’autre part il est reçu que le surnuméraire ne va jamais à la Bibliothèque  ; mais elles donnent droit aux prochaines places vacantes. Quoi qu’il en soit, le ministre contremanda le lendemain son premier dire, sons apparence qu’une telle place ne pouvait me convenir, et annonça qu’il allait me nommer employé en titre à la Sorbonne. Il y a dix ou douze jours de cela, et depuis je n’ai reçu aucune nouvelle. Il est certain, chère amie, que de toutes les bibliothèques de Paris, celle-ci serait celle qui me conviendrait le mieux. Elle est très peu fréquentée, et tout le service actif de recherche des livres y est fait par des employés inférieurs ; en sorte que les bibliothécaires n’ont jamais à se déplacer, et que tout leur service se réduit à consulter le catalogue ou à donner des indications dans les cas difficiles ou douteux. Enfin, chère amie, une foule de raisons me feraient désirer la réalisation de cette promesse. Malheureusement je n’ose l’espérer. Je soupçonne dessous encore quoique machine, et je n’y croirai que quand j’en aurai l’acte officiel en bonne et due forme. J’avais d’abord résolu de ne point te parler d’une possibilité aussi chanceuse ; mais pourquoi te cacherais-je, chère amie, les moindres espérances qui viennent me sourire ? En tout cas, la place serait assez minime ; les appointements, bien qu’on n’ait pu me les fixer précisément, ne dépasseraient guère mille francs. Mais aussi je n’aurais de service que trois fois par semaine, et ce service, je le répète, loin de m’être une charge, serait une facilité pour mes travaux. Je fais maintenant des séjours bien plus longs dans cette bibliothèque ou dans d’autres, et avec bien moins de commodités que je ne le ferais comme bibliothécaire. Une circonstance à laquelle j’avais peu songé jusqu’ici, a failli modifier considérablement mon plan d’études pour cette année. On vient de publier le programme d’un concours d’agrégation devant la Faculté des Lettres de Paris, lequel s’ouvrira le 1er octobre prochain. Cette agrégation est toute différente de l’agrégation des collèges, à laquelle seule j’aurais songé, sans les instances de M. Garnier, qui de lui-même m’a engagé à choisir la première, et qui y met une insistance qui m’étonne. Quant au fond des matières, cette épreuve n’est pas plus difficile que celle des collèges ; au contraire le programme proposé pour la première me conviendrait beaucoup mieux que celui de la dernière. La difficulté vient uniquement de la force des antagonistes, qui naturellement doit être ici bien supérieure. M. Garnier, qui connaît la plupart de ceux qui doivent se présenter, m’assure qu’aucun d’eux n’est réellement redoutable, et que je trouverais difficilement une occasion préférable. La seule considération qui me fasse impression, c’est la rareté de ces concours, qui ne se présentent qu’à d’assez longs intervalles. Il est toutefois bien difficile que je suive ce conseil. Car le titre de docteur est requis pour se présenter à ce concours. Or je ne pourrais en neuf mois achever le travail que j’ai commencé pour l’Académie, faire mes deux thèses et me préparer à cette difficile épreuve. Quelquefois je songe à sonder le terrain pour voir s’il ne serait pas possible d’obtenir une dispense sur l’article des deux thèses, surtout en faisant valoir mes titres académiques. Dans la Faculté des sciences, il est reçu que deux mémoires insérés au recueil des savants étrangers à l’Académie des Sciences équivalent au titre de docteur. Deux mémoires couronnés n’en pourraient-ils faire autant dans la Faculté des lettres ? Je ne demande pas le titre, je passerais plus tard mes thèses, mais seulement à subir l’épreuve sous condition. Je pourrais même passer une de mes thèses avant le terme fixé ; car rien n’oblige à passer les deux simultanément. Ces considérations seraient, ce me semble, d’autant plus fondées, que c’est par mon choix que j’ai pris des sujets de thèse aussi difficiles, et qu’il eût dépendu de moi d’en choisir d’autres, qui au bout de quelques mois de travail m’eussent valu le même titre. Toutefois je comprends que ces motifs qui seraient décisifs, s’il ne s’agissait que d’un examen, souffrent de graves difficultés pour un concours ; car ici vient se mêler une question de justice pour les autres candidats. Après tout, le travail des deux agrégations est à peu près le même, et je ne m’engagerais à rien en essuyant la première.

La Revue dont je t’avais parlé a éprouvé bien des traverses pour son apparition. Les patrons ont trouvé la jeune école trop explicite pour les circonstances ; la jeune école a accusé ses maîtres de timidité. MM. Cousin et Rémusat ont déclaré que si l’article prospectus restait tel qu’on l’avait fait d’abord, ils retiraient leur concours et leur patronage. Enfin un virulent article de politique qui terminait le premier numéro a achevé de tout gâter. J’ai cru prudent de retirer mon article qui devait d’abord paraître en ce premier numéro qui a soulevé tant d’orages, et j’ai prié ces messieurs de l’ajourner à un ou deux mois, c’est-à-dire au temps où la marche régulière et calme aura commencé. Le premier numéro a paru il y a quelques jours.

Adieu, très chère amie ; j’attends sans tarder une lettre de toi. Je te ferai part immédiatement du dénouement de l’affaire dont je t’ai parlé, s’il on vaut la peine. Appuie-toi, chère amie, sur ma constante affection ; espérons l’un et l’autre qu’un avenir plus heureux succédera aux épines du présent ; soutenons-nous l’un par l’autre, et continuons de nous aimer,

Ton frère et ami,

E. RENAN.


J’ai lu avec un extrême plaisir ton article sur Rollin et l’Histoire ancienne. C’est parfait, chère amie. Je lisais il y a quelques jours dans le Moniteur un article sur le Journal des J. P. où l’on parlait de la série d’articles que tu vas y insérer, avec des éloges sur leur auteur, auquel il ne manquait qu’un nom propre.