Nouvelles lettres intimes (Renan)/23

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MADEMOISELLE RENAN
chez monsieur le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 10 mars 1848.

Excellente amie,

La date de ta lettre me fait croire que celle que je t’ai écrite le 27 février ne te sera pas parvenue. Que celle-ci te rassure, ma bonne Henriette, si ma précédente ne l'a déjà fait. Je n’ai couru aucun danger, je n’en puis courir aucun. Laissons ce point qui ne peut faire difficulté, et parlons de toi, excellente sœur.

Ton retour me semble désormais tout à fait indispensable. Peut-être même les choses sont-elles bien avancées, et un jour de retard pourrait-il désormais être funeste. Je viens de voir dans les journaux d’aujourd’hui que les sujets russes ont tous quitté Paris. Veux-tu que j’aille au-devant de toi, excellente amie ? Il est dans les devoirs du comte de te faire reconduire jusqu’à une certaine limite. Ne serait-il pas nécessaire que pour le reste du chemin un homme t’accompagnât ? Il est vrai que par ma mine et mon inexpérience, je puis à peine m’appeler un homme. Mais je suis ton frère, cela me donnera de la force. Réponds-moi immédiatement sur ce point important. Mais quelle que soit ta décision sur cette question secondaire, maintenons comme définitivement arrêté le point capital, le retour, et le retour sans délai. Il me semble maintenant que tu ne dois pas attendre le départ du consul  ; les événements qui se pressent et se préparent sont de telle nature qu’il n’y a qu’à se serrer le plus vite possible, sans compter sur quoi que ce soit. Au nom du ciel, ma bonne amie, ne me cause pas de mortelles angoisses, ne m’expose pas à une éternelle douleur. Que ferons-nous ensuite ? C’est ce que nous examinerons, chère amie. Sois persuadée que nous trouverons quelque honorable moyen d’existence. Et quand même notre état serait moins que de l’aisance, la sécurité avant tout. Je suis bien inquiet sur le mode de paiement des sommes qui te sont dues. Sans doute tu n’auras point à les emporter en espèces ; mais toutes les relations sont devenues difficiles dans le moment où nous sommes. Au nom de tout ce que tu as de plus cher, n’expose pas par des retards imprudents des intérêts plus précieux encore. Il est d’ailleurs si évident qu’il faudrait tôt ou tard, et dans un terme rapproché, en venir de force à ce parti extrême.

Sois absolument sans inquiétude sur moi, bonne amie. Paris est dans ce moment le lieu le plus sûr de la France, peut-être du monde. Ne crains pas, je te répète, de m’appeler auprès de toi, si tu crois qu’un compagnon te soit utile ou nécessaire dans ce long et périlleux voyage. Qu’aucune considération ne t’arrête. Tu ne dérangerais même pas mes travaux : celui qui m’occupait depuis quelques mois est achevé dans ses parties essentielles, et pourrait être remis dans quelques jours. D’ailleurs, que sont de telles considérations en présence de telles circonstances ? Réponds-moi immédiatement, chère amie, je ne veux qu’un oui, parce qu’il n’y a pas de discussion possible. Adieu, peut-être à bientôt, ma bonne et bien-aimée sœur ; mon Dieu ! que de choses ! et n’en pouvoir parler ! Tu connais ma tendresse et mon dévouement sans bornes,

E. RENAN.