Nouvelles lettres intimes (Renan)/46

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 29 décembre 1848.

Excellente sœur, Tu me demandais une prompte réponse pour calmer les inquiétudes que t’avaient fait concevoir sur l’état de notre pays des nouvelles inexactes. Bien que des récits plus véridiques aient dû les faire cesser, je ne veux pas tarder néanmoins à t’écrire. C’est d'ailleurs, je t’assure, une de mes joies les plus vives de trouver une affection comme la tienne dans le sein de laquelle je puisse épancher sans réserve ma pensée et mon cœur. Que je souffre de te voir, en ce qui concerne l’état de notre patrie, le jouet du premier nouvelliste extravagant ou ennemi ! Au nom du ciel, ne crois rien que ce que tu verras dans le Journal des Débats. Je suis loin sans doute de te donner cette feuille comme un juge impartial ; mais enfin sa publicité lui interdit les canards trop excentriques. J’en suis à me demander ce qui a pu faire voir au voyageur qui t’a alarmée quelque symptôme analogue aux fatales journées dans le grand acte que la France vient d’accomplir avec tant de calme et si peu d’enthousiasme. Depuis juin, l’esprit politique est mort dans le peuple ; il ne songe plus qu’à vivre. Sans doute il s’opère en ce moment un immense mouvement d’idées. Mais nul, je t’assure, ne songe à tenter de sitôt l’expérience des armes. Le premier coup d’État, la première illégalité (pour parler au point de vue sur lequel tu insistais avec tant de vérité dans ta dernière lettre) viendra, j’en suis sûr, du parti conservateur ou rétrograde. Malheur à lui, s’il réussit ! L’expérience a prouvé qu’un gouvernement qui agit en son nom personnel est, en France, la chose la plus facile à renverser, mais qu’un pouvoir qui n’est que la représentation nationale elle-même est invincible. Quel gouvernement eût résisté aux journées de juin ? et la République y a résisté. Si j’étais Montagnard, je souhaiterais un empire ou une restauration, car il est certain que dans un ou deux ans, plus peut-être, on en aurait beau jeu ; au contraire cette majorité personnifiée est un roc inébranlable, une vraie borne. Pour peu qu’un gouvernement ait d’autocratie, il est si facile de faire croire qu’il ne représente pas le pays  ; au lieu que dans l’état actuel, il n’y a pas moyen d’argumenter là-dessus. Je souhaite vivement pour ma part qu’on renonce à l’agitation de la rue et à l’émeute (qui est bonne aussi à son jour) pour ouvrir la lice à la lutte des esprits. Le grand effet de la révolution de février aura été de poser des problèmes auparavant inaperçus, (réveiller les esprits, de faire éclore des idées nouvelles. Rien de tout cela n’est encore mûr : il y a plus ; les idées d’avenir se sont, comme lors de notre première révolution, présentées avec un cortège repoussant, en mauvaise compagnie et sous des formes hideuses. Par un étrange contre-sens, les idées d’humanité et de fraternité se sont alliées à des souvenirs de terreur. De pauvres fous ont cru se montrer avancés en reculant à 93, je dis aux jours néfastes de 93, et on a confondu avec eux les vrais avancés, ceux qui sont pénétrés de la sainteté de l’humanité, et aspirent à substituer à l’iniquité actuelle un état plus juste et plus heureux. Je me creuse la tête pour trouver ce qu’il y a de commun entre de telles idées, toutes pleines de religion, de douceur, d’amour, et les tristes souvenirs de l’époque passée. L’œuvre de tout ce qu’il y a maintenant d’intelligent en France doit être de changer ce tour superficiel d’imagination, de détruire cette fatale association, de faire qu’en montrant l’avenir on ne se reporte plus effrayé vers le passé. Ce doit être de montrer les idées nouvelles, non plus sous l’image du cynisme, de la haine, d’une populace ameutée, mais sous les traits de l’idéal et de la morale, embellies par la poésie, appuyées sur la raison, et de montrer dans cette veine nouvelle une littérature nouvelle, une philosophie nouvelle, une morale nouvelle, un idéal nouveau, et pour les initiés, un Dieu nouveau. Le jour n’est pas loin ou le vieux parti conservateur-égoïste, celui que quelquefois je me laisse aller à appeler (improprement, je l’avoue), le parti bourgeois, autrement dit, les satisfaits matérialistes et financiers du vieux régime, le jour, dis-je, n’est pas loin où ce parti sera réduit à une telle nullité, à une telle incapacité de produire quoi que ce soit, qu’il tombera de lui-même comme une bourse vide, qu’il mourra de bêtise bien plus que de mort violente. Nul plus que moi ne respecte les générations de leur vivant, si elles consentaient au rôle de momies. Je ne trouve même pas mauvais qu’elles ne prennent pas le ton nouveau  ; nous autres, nous aurons un jour à réclamer la même indulgence. Le vieillard n’est pas ridicule pour conserver le costume de son temps ; au contraire, cela lui donne un air original et vénérable qu’on aime, et qu’il perd, s’il cherche à prendre des airs de jeunesse et à suivre les modes du jour. Celui qui s’est moulé dans une forme roide et cassante ne peut s’en débarrasser, et (quoique nous ne concevions pas comment cela pourra arriver) il est bien probable qu’un jour nous aussi nous prononcerons l’anathème contre l’avenir au nom de ce que nous aurons considéré comme la perfection. Ainsi donc, respect à tout ce qui a été beau, à tout ce qui a servi le progrès ! Mais que ce respect ne soit pas une chaîne ! Où serions-nous, si les Cousin, les Villemain, les Guizot n’avaient poussé à la roue ? Pourquoi nous refuserait-on ce qu’on leur a accordé ? Combien d’ailleurs parmi les hommes de cette magnifique couvée qui prit la loge virile en 1815 ont continué à marcher sans s’arrêter ? Michelet, Lamartine, Lamennais, Quinet, Pierre Leroux lui-même (à ce nom, je crains tes anathèmes ; mais je respecte tout ce qui est original et pur, lors même que je suis dissident) ! Mais malheur à qui avait vingt ans en 1830 ; celui-là est entré dans le monde sous les influences de Mercure, et si son âme n’a noblement réagi et ne s’est formée dans la tristesse et la colère, celui-là ne peut comprendre le beau, le divin, le désintéressé, celui-là est exclu du royaume du ciel. Que ne puis-je te faire assister au prodigieux mouvement qui s’opère maintenant dans les esprits ! Sans doute il y a une puissante résistance, organisée par des hommes dont je ne nie pas la capacité, tous enchaînés au passé par leurs intérêts pécuniaires ou par des théories préconçues. Mais toute la jeunesse intelligente, comme tous les hommes indépendants, entre à pleine voile dans les idées d’avenir. Parmi mes connaissances, je n’en vois qu’un ou deux qui se rattachent au passé et songent à la résistance. Un jeune homme, appartenant à une famille aristocratique, à qui j’ai donné des leçons et qui fait maintenant son droit, m’assurait hier encore que tous les jeunes gens sérieux entraient dans la voie nouvelle avec enthousiasme, et que c’étaient seulement la jeunesse des estaminets et des cafés, ceux qu’on appelle en langage d’école les viveurs, qui se refusaient au dogme nouveau de la fraternité. Cela se conçoit. Il y a quelques jours, chez M. Garnier (qui est lui-même fort prononcé pour le sage progrès), je voyais le même fait se dessiner d’une manière frappante. Mais là il y avait d’un autre côté une résistance acharnée, haineuse, et avouant avec cynisme le plus hideux égoïsme. J’y ai entendu une femme distinguée soutenir, je dirai presque prêcher les idées nouvelles avec l’entrainement d’une foi religieuse, et produire sur tous ceux qui l’écoutaient une vive impression. Pour le dire en passant, les femmes seront le plus puissant appui du socialisme ; elles seront pour lui ce qu’elles ont été pour le christianisme naissant, plus que les apôtres. Car elles sentent plus vivement, elles ont plus de vérité ; quand un homme prêche une doctrine, il faut se demander avant tout s’il ne joue pas un rôle ; cela n’a pas lieu pour la femme. — C’est avec peine sans doute que je vois le socialisme prendre une forme religieuse, et par conséquent étroite, contre laquelle il faudra ultérieurement réagir. Ma conviction est qu’une religion durable est impossible en face du développement de l’esprit critique, si puissant chez les modernes. Au bout de quelques années, la forme dogmatique, qui autrefois résistait des siècles, sera percée à jour. Nous autres, philosophes, nous voudrions que tout se fît rationnellement et grandement. Mais les masses ne sont pas philosophes, il faut leur laisser ces formes étroites, mais puissantes, nécessaires au moins pour créer. Ensuite viendra le travail épuratoire et critique.

Si tu étais parmi nous, que tu étudierais tout cela avec intérêt ! Ta force de raison te rangerait sans doute parmi les philosophes ; tu resterais en dehors de toute forme sectaire ; comme nous tu refuserais de porter aucun nom ; un nom est une limite, et quand on me demande si je suis socialiste, je réponds résolument : Non. Je suis homme raisonnable et sensible ; tout ce qui est raison et humanité est ma loi. D’ailleurs, parfaitement d’accord avec les socialistes pour les tendances et les principes théoriques, je crois tous les moyens qu’ils proposent chimériques et contraires au but qu’ils veulent atteindre, l’avenir résoudra le problème d’application, ou plutôt (disons-le, quoique ce soit triste à dire), la brutalité des faits s’en chargera. Voilà comment se tranchent les questions de l’humanité. Nous voudrions abattre les obstacles tout doucement et sagement. Mais la sotte résistance provoque un effroyable déluge où ceux qui attaquent, ceux qui résistent, ceux qui détruisent, ceux qui bâtissent sont roulés pêle-mêle. Dieu soit loué ! quand l’orage a cessé, l’obstacle est détruit, et le champ est libre pour recommencer. Que tous les raisonnements et toutes les politiques sont faibles contre ces forces-là !

La vertu les conçoit, le crime les consomme ;
L’ouvrier est divin, l’instrument est mortel ;
L’un veut changer le Dieu, l’autre brise l’autel ;
L’un sur la liberté veut fonder la justice ;
L’autre sur tous les droits fait crouler l’édifice ;
Puis vient la nuit fatale où l’esprit combattu
Ne sait plus où trouver le crime et la vertu ;
Chaque parti s’en fait d’horribles représailles ;
Les révolutions sont des champs de bataille
Où deux droits violés se heurtent dans le temps ;
Quel que soit le vainqueur, malheur aux combattants !
L’un, possesseur jaloux d’un héritage inique,
Se fait un titre saint d’une injustice antique,
Veut que l’oppression consacre l’oppresseur,
Et croit venger le ciel en défendant l’erreur ;
L’autre, le cœur aigri par une vieille offense,
Dans la raison qui luit ne voit qu’une vengeance,
Et s’armant à sa voix d’un droit ensanglanté,
Brûle, pille et massacre à coups de vérité ;
Aussi l’abîme appelle un plus profond abîme ;
Qu’y faire ? La raison n’a que le choix du crime ;
Faut-il que le bien cède et recule à jamais ?
Faut-il vaincre le mal à force de forfaits ?
Devant ces changements, le cœur du juste hésite ;
Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite ![1]

O Jocelyn ! Jocelyn ! ton âme est la mienne. Un de mes plus sensibles déplaisirs est de songer que tu vois un journal qui apprécie M. de Lamartine comme un vulgaire intrigant. En général, ma bonne amie, je souffre beaucoup de voir un prisme entre toi et nous. Je ne te demande pas d’être d’un avis, mais de suspendre tout jugement, Ceci est de la pure critique. Je conçois que nous devons être souverainement ridicules quand nous jugeons d’après nos vues personnelles les affaires d’Allemagne ou de Pologne. En vérité, chère amie, es-tu dans une meilleure position pour juger de nos affaires ? Car enfin le meilleur œil du monde ne peut bien voir à travers des verres qui déforment les objets.

Je me suis laissé aller à te dire tout, chère amie, même dans une forme que je me permets rarement, comptant sur ta haute intelligence. N’y a-t-il absolument aucun moyen de te faire parvenir des imprimés, sous forme de commission, ou par l’entremise du consul ? J’ai plusieurs choses que je veux te faire lire, et je vois que le Journal de l’Instruction Publique ne te parvient pas. — je t’enverrais entre autres un article sur le Cosmos que j’ai inséré dans la Liberté de Penser et où j’ai rendu compte du deuxième volume, traduit par un de mes amis, M. Caluski. — L’objet du deuxième volume est tout historique. C’est le Cosmos dans la conscience humaine, ou l’histoire des idées que l’homme s’est faites de l’univers, aux diverses époques de son développement, « Reflet du monde extérieur dans l’imagination de l’homme. Poésie de la nature chez tous les peuples. — Peinture de paysage, son histoire. — Histoire du goût de la nature, du site pittoresque. — Phases diverses du développement progressif de l’idée de l’univers. Bassin de la Méditerranée, point de départ ; commerce et navigation antiques ; Alexandre ; les Ptolémées ; l’empire romain ; les Arabes ; — découvertes du xv° et xvi° siècles, achevant l’idée du Cosmos. » Ce deuxième volume est inférieur au premier pour l’unité et la majesté de l'ensemble et de l’exposition. Mais il est plein de documents inappréciables et de vues particulières pleines d’originalité.

J’ai vu M. Cousin il y a quelques jours, Cet homme est si étendu, si multiple qu’il ne se ressemble jamais à lui-même deux jours de suite. Cette fois il m’a fait une impression tout autre. Il venait d’obtenir de M. Freslon de très importants arrêtés relatifs aux agrégés des Facultés, et était tout préoccupé de ses plans d’organisation : il ne m’a parlé que de cela une heure durant, avec sa verve habituelle. Dieu me garde de le regretter. J’aime cet homme comme un père, bien plus certes que ceux qui sont ses disciples officiels. La Liberté de Penser ne s’est pas, à mon avis, montrée assez reconnaissante envers lui. Dans un article regrettable, M. Jacques a presque renié sa paternité, la trouvant compromettante pour le moment. C’est moi qui dans un article philosophique ai parlé de lui de la façon la plus convenable, et qui ai hautement avoué toute l’admiration que je professe pour ce grand homme. Ces passages ont été remarqués. — Adieu, excellente amie ; l’espace me manque, mais tu sais combien je t’aime.

E. RENAN.
  1. Jocelyn, Deuxième époque, p. 38-39 (édit. Hachette, 1900).