Nouvelles lettres intimes (Renan)/48

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 février 1849.

Que ta lettre m’a fait de bien, excellente amie ! Avec quelle impatience je l’attendais, non pas certes pour rassurer mon cœur, qui n’a pas douté un instant du tien, mais pour entendre de toi-même ce mot qui était devenu pour moi un si impérieux besoin : Eh bien ! oui, il y a eu un malentendu. Cela une fois dit, excellente sœur, n’insistons plus sur ce singulier débat, qui n’aurait pas dû commencer entre nous. J’avais bien raison de te dire qu’au fond nous étions d’accord, et ta dernière lettre est venue me le prouver. J’y souscrirais comme à ma profession de foi, et, à part quelques très légères dissidences sur la manière d’envisager certains faits, je prétends bien n’avoir jamais dit autre chose. Que disais-je en effet : J’adopte les principes théoriques du socialisme (solidarité de tous dans la production, et droit d’intervention de l’État entre le travail et le capital) ; je crois qu’ils renferment pour l’avenir le germe d’une amélioration pour l’état de l’humanité ; mais je maudis les excès, les exagérations, les tentatives d’application de doctrines qui ne sont pas mûres ; je déteste quelques-uns des prétendus apôtres de la doctrine nouvelle et pour d’autres, je les respecte, sans être leur disciple aveugle. Et toi : Je maudis le socialisme, à cause des excès qu’on a voulu en déduire pratiquement ; toutefois je reconnais que quand on aura séparé le bon grain de l’ivraie, il en résultera un bien incontestable. En vérité, si la différence qui sépare ces deux énoncés, différence qui est toute, ce me semble, en ce que l’un met en phrase principale ce que l’autre met en phrase subordonnée, si, dis-je, cette différence méritait que nous nous fissions de la peine à cinq cents lieues de distance, il faudrait que le démon de la dispute eût de merveilleuses subtilités. Quant à la question politique, au jugement sur les hommes de février, je t’ai dit mille fois que je te les abandonne. Si cela pouvait te faire plaisir, je taperait sur eux encore plus fort que tu ne le fais toi-même. Je n’ai rien à faire avec ces gens-là. Tu te rappelles que l’an dernier, à pareille époque, je n’étais guère de bonne humeur. Si ensuite je me suis radouci, c’est quand j’ai vu l’abominable machiavélisme du parti Thiers, et cette apostasie sans exemple de toutes les idées libérales. Et je maintiens par exemple que ce triste gouvernement n’eût jamais commis une escobarderie comme celle du 20 janvier : supposer une conspiration, et pour y faire croire, opérer de nombreuses arrestations, et cela pour intimider la Chambre et rendre odieux le parti républicain. Puis refuser toute explication, sous prétexte que la justice est saisie, qu’il faut s’adresser à la justice. Puis la justice déclare non lieu sur tous les prévenus. Et ceux qui font cela sont des honnêtes gens ; et ces pauvres malotrus qui n’ont eu d’autres torts que de ne pouvoir et de ne savoir rien faire, sont traités de profonds scélérats. Je le répète, comme je n’ai rien de commun avec eux, cela me touche peu, toutefois ces curieuses injustices de partis me font beaucoup rire. Et pour te le dire franchement, un passage de ta lettre me laisse incrédule ; c’est celui ou tu m’assures que tu n’es d’aucun parti. Je ne doute pas que tu ne le croies, puisque tu me le dis. Mais je t’affirme que tu te trompes toi-même. Pose-toi vis-à-vis d’un fait arrivé il y a cinq cents ou six cents ans, et demande-toi si tu jugerais de même, décidée à enfler les peccadilles et les maladresses d’un côté et à tout pardonner de l’autre.

Ce que tu me dis sur la tolérance est très finement pensé. Je pense comme toi que toute doctrine qui dit : Hors de moi, point de salut, doit être intolérante par charité. Mais c’est précisément dans cette exclusion qu’est l’erreur : car il n’est pas de doctrine, du moment où elle arrive à un prosélytisme étendu, qui ne renferme des germes de salut, par cette raison, je le répète, que l’esprit humain n’est pas sympathique au faux ; il peut suivre, et de fait il suit toujours la vérité incomplète, jamais l’erreur. La comparaison de la mère chrétienne du xvie siècle, appelle deux observations : 1o En comparant le socialisme à la Réforme, je ne devrais pas être mis sur le même pied que les hommes qui à cette époque embrassèrent le culte nouveau ; mais je ressemblerais à la plupart des hommes distingués de ce siècle, Erasme, Robert Estienne, etc., qui, sans admettre le dogmatisme nouveau, en embrassaient les tendances. Je plains fort ceux qui de 1620 à 1660 sont restés purs catholiques, à moins qu’ils n’eussent plus de cinquante ans. — 2o C’est dur à dire : mais la mère avait tort, et le fils avait raison. Il faut marcher, marcher à tout prix, sans regarder ce qu’on brise et ce qu’on renverse. Où en serait l’humanité, si on s’était arrêté à ces scrupules ? La Révolution de 89 (celle-là au moins tu l’acceptes, j’espère) se fût-elle opérée, si on eût ainsi atermoyé ? A chacun son rôle : plus que personne je reconnais la nécessité d’un énergique contre-poids, dans la machine humanitaire. Un navire sans lest, qui n’a que des voiles, et un navire pesamment chargé, sans moyens de locomotion, sont deux machines également imparfaites, et encore la seconde est préférable, car au moins elle se tient sur l’eau. Ceux qui tirent en arrière rendent donc un véritable service à l’humanité ; mais il en faut aussi qui tirent en avant. Or, qui le fera, sinon la jeunesse ? C’est un triste sire, que celui qui, à vingt-cinq ans, boude son siècle, ou même qui n’est qu’à son unisson. Celui-là peut bien s’attendre à être au bout de quarante ans au rang des fossiles. Hélas ! viendra aussi le jour où nous serons dépassés ; laisse-nous jouir de notre petite verdeur, et de cet aimable moment où l’on s’indigne tout de bon contre le présent, sûr qu’on est de l’avenir. — C’est avec grand plaisir que je vois devant nous une perspective de trois ou quatre années de ronde et ferme opposition, surtout au point de vue intellectuel, le seul qui me regarde. La lutte est déjà engagée ; la Liberté de Penser est depuis quelques semaines sous le feu continu des journaux du parti Falloux. Nous avons de très spirituels collaborateurs qui ne laissent pas languir la riposte. Plus que jamais, je me renferme exclusivement dans la partie scientifique et littéraire, et toujours sous le pseudonyme, depuis que la lutte est devenue personnelle. Je viens de leur épicer une salade au plus haut goût, une série d’articles sur Strauss et les historiens critiques de Jésus. Ce va être un plaisir piquant de contempler à l’ombre les hauts cris qu’ils vont pousser. — Je le répète toutefois, je n’ai pour ces messieurs qu’une demi-sympathie ; et quand nous serons définitivement posés en face l’un de l’autre, nous ne resterons pas longtemps d’accord. Plus je vais, plus je découvre que ce J. Simon est une vilaine âme, qui ne croit et n’aime rien. Nos relations sont du reste les meilleures qui se puissent imaginer.

J’ai parlé à M. Burnouf de mon projet d’opuscule, où je voulais associer son nom. Il en a été ravi, et a trouvé l’idée excellente. Il m’a vivement engagé à le réaliser le plus tôt possible ; il faut, dit-il, saisir ce moment fugitif ; plus tard vous ne pourrez plus dire de pareilles choses, et il m’a fait confidence du regret qu’il avait de ne pas avoir profité de sa jeunesse pour certaines publications, qui ne sont plus maintenant au ton de son Age plus objectif, comme disent les Allemands. J’ai renoncé à la forme de lettre d’un bout A l’autre ; en tête seulement je mettrai une lettre adressée à M. Burnouf. Je ne puis te dire les choses délicieuses, fines, admirables, qu’il m’a dites. C’est un homme unique, unique sous tous les rapports. C’est un ton de morale, de vertu, une manière sérieuse de prendre la vie, qui m’enchante et pénètre mon idéal. M. Garnier l’égale presque sous ce rapport : c’est le type de l’honnête homme ; mais quelle différence pour la portée intellectuelle ! Je commence demain la rédaction définitive de mon opuscule. Je suis plein de vie et d’espérance à cet égard  ; je le tiens et le possède très fortement, je veux que ce premier essai me représente tout entier. Ce sera fini dans six semaines. Ne t’inquiète pas des fonds, chère amie ; supposé que je fasse les frais de la publication, j’aurai un recours direct sur les deux mille francs de l’Institut, auxquels je n’ai pas encore touché pour mes frais courants. Mes finances sont cette année dans un état très satisfaisant. Je suis toujours au-dessus de mes affaires, et il m’est dû, soit pour répétitions, soit pour rédaction au Journal de l’Instruction Publique, beaucoup plus que je ne dépenserai jusqu’à la fin de l’année. Resteront donc en dehors des comptes les six cents francs de l’agrégation sans compter l’action de la Liberté de Penser sur laquelle je spécule tout à fait peu ; car je crois que les bénéfices à partager seront très minces.

Plus je vais, chère amie, plus je reconnais l’absolue nécessité de rester à Paris à tout prix. Eh bien ! je t’affirme qu’une voie un peu exceptionnelle comme celle que je vais m’ouvrir par ce petit essai est un meilleur moyen que l’emploi exclusif de moyens légaux et officiels. Le cercle de mes relations s’est beaucoup étendu. M. Guigniaut est devenu pour moi un très chaud protecteur et ami. Un très savant homme de notre voisinage, dans la rue d’Enfer, M. Daremberg, à qui j’apprends l’arabe, me répand beaucoup. Il me revient de divers côtés des attentions et des bruits qui m’étonnent, et cela toujours dans les deux cercles qui m’importent le plus, l’Institut et le Collège de France. Il ne faut plus songer aux bibliothèques : M. de Falloux y déplace tout le monde pour y placer ses amis, rédacteurs de journaux légitimistes en province, littérateurs de sacristie, etc. Et puis, ces places ont peu d’avenir ; elles ne produisent pas dans la parole publique. Une conférence à l’École Normale serait mon idéal. Le titre d’agrégé est la condition de ces places, données sur la présentation du directeur de l’école, M. Dubois, que je ne connais pas, il est vrai, mais que je puis aborder de divers côtés. Si M. Egger est élu à l’Académie des Inscriptions pour remplacer M. Letronne, comme cela est possible, peut-être sa conférence resterait-elle vacante. C’est en pensant à toi, ma chère amie, que je tourne de ce côté une sérieuse attention. Sans toi, je serais d’une déplorable apathie pour ma position extérieure. Tu me disais bien des choses dans ta dernière lettre sur notre avenir que je ne comprenais pas très bien ; c’est pourquoi je ne te prends pas à partie sur ce chapitre. Écoute, chère amie, je n’y mets pas de finesse : j’entends purement et simplement que nous nous réunissions, aussitôt que nous pourrons ylvre honorablement ensemble. Ne vois pas en tout ceci d’arrière-pensée ni d’innocence d’ignorant. Je sais qu’il y a peu d’amour plus doux que celui du frère et de la sœur, je sais pourtant (ne fût-ce que pour l’avoir lu) qu’il y en a un autre. Mais celui-là me sera à tout jamais défendu, non que mon cœur n’y soit très sensible, mais par mille raisons extérieures et surtout par la vocation intellectuelle qui m’est dévolue, et qui exige la plus parfaite indépendance. M. Cousin, qui m’a prêché sur ce chapitre, me disait en déplorant la funeste habitude des élèves de l’École Normale qui en sortant n’ont rien de plus pressé que de prendre une femme et une place : Croyez-vous que si je m’étais marié, j’aurais pu me faire cette magnifique bibliothèque ? C’est un peu cru, et ce n’est pas ainsi que je dis. Mais dans l’état actuel des choses, plus que jamais, pour jouer un rôle intellectuel, il faut être libre, c’est-à-dire prêt à se briser soi-même le jour où l’intérêt de ce rôle l’exige. Il est indubitable que nous traverserons des circonstances où il faudra jouer sa vie, pour être libre. Cela n’est pas permis à une mère ou à un père. Certes ce n’est pas avec cette humeur aventureuse que j’irais m’imposer de tels devoirs, quelque doux qu’ils fussent. Ne t’imagine donc pas, excellente sœur, que tu m’imposes des chaînes ; c’est moi qui ne voudrais pas t’en imposer, car je sens que le célibat de la femme est fort différent de celui de l’homme. Mais moi te dire une fois pour toutes, que, soit que tu attaches ta vie à un autre, soit que tu me la laisses, je ne m’imposerai jamais de devoirs inconciliables avec ma vocation. Voilà des choses comme nous ne nous en étions jamais dites, mais il faut bien à un certain jour arriver à en parler.

Tu me désoles, chère amie, quand tu me répètes sans cesse dans tes lettres que tu n’oses songer à un long avenir. Et pourquoi ? grand Dieu ! Es-tu donc malade ? Dis-le, excellente amie. Mais au nom du ciel, pourquoi regarder aussi tristement l’avenir ? Non, ma bonne Henriette : nous sommes destinés à être heureux ensemble. Sachons attendre ; ne sacrifions pas l’avenir à de faux calculs  ; conservons notre stoïcisme et notre détachement de ce qui n’est que douceur et plaisir. Mais espérons, et surtout aimons-nous sans arrière-pensée. N’assemblons pas par jeu des images entre nous. Certes elles ne peuvent tenir longtemps ; mais n’est-ce pas trop déjà qu’elles aient pu tenir un instant ? Adieu, excellente amie ; une chose au moins sera toujours entre nous à l’abri des malentendus ? c’est notre amitié réciproque. A toi de toute mon âme.

E. RENAN.