Nouvelles lettres intimes (Renan)/50

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Versailles, 15 mai 1849.

Je veux profiter, chère amie, de deux jours de vacances forcées qui me sont imposées pour m’entretenir à mon aise avec toi. Le manuscrit de mon essai (que j’ai achevé) est entre les mains de M. Egger ; en sorte que le principal instrument de mon travail me fait défaut. Les événements politiques de l’Europe centrale me paraissent d’ailleurs d’une si haute gravité que je ne peux tarder plus longtemps à t’en écrire.

Ces événements, ma bonne amie, me causent, je te l’avoue, de graves inquiétudes, d’autant plus graves que, comme tu nous l’as dit cent fois, et comme je le comprends à merveille, il nous est impossible d’en recevoir d’information exacte et de nous en faire une juste idée. Je me demande souvent s’il ne serait pas temps, et plus que temps, de partir chacun de notre côté, si nous ne voulons pas qu’une terrible tempête nous sépare. S’il s’agissait de ces guerres qui se prévoient et se déclarent ; à la bonne heure ; je dirais alors qu’il faudrait attendre le jour décisif. Mais en sera-t-il ainsi ? Je n’entre dans aucun détail, excellente amie, parce que sans doute tu les connais mieux que nous, et que d’ailleurs mademoiselle Ulliac m’écrit qu’elle a su que plusieurs lettres pour Varsovie ont été interceptées. Je ne sais où elle a pris cela, mais s’il en était ainsi, quelle position serait la nôtre ? Henriette, ma bonne amie, plus que jamais nous avons besoin de te dire : Au nom de Dieu, sois juge pour nous, vois pour nous ce que nous ne pouvons voir, et juge, non comme te l’inspirera ton dévouement, mais comme nous jugerions nous-mêmes. Songe que depuis le détroit de la Baltique jusqu’aux Dardanelles, depuis le Rhin jusqu’à la Vistule, il n’y a pas un pays qui ne soit en guerre ou sur le qui-vive. La position de l’Allemagne entre autres n’est-elle pas des plus propres à inspirer de sérieuses réflexions ? J’attends impatiemment ta prochaine lettre, qui m’entretiendra, j’en suis sûr, de ces graves incidents, et peut-être m’instruira de la résolution que tu auras prise. Songe bien que je puis partir le lendemain du jour où je recevrais ta lettre. Mes fonctions à Versailles ne seraient pas un obstacle et d’ailleurs elles touchent peut-être à leur terme. M. Bersot reviendra probablement la semaine prochaine, s’il n’est pas élu. En cas d’événement tout à fait imprévu et d’importance majeure, je partirais sans attendre d’ordre, en te donnant l’adresse où nous nous rencontrerions à Berlin. Sois bien persuadée que pour me décider à une démarche aussi grave, j’attendrais et que le fait qui l’aurait déterminée fût parfaitement et officiellement constaté, et que sa gravité fût aussi tout à fait indubitable. Si tout ceci ne devait aboutir qu’à nous réunir, je ne regretterais pas les inquiétudes que nous aurions éprouvées ; mais craignons de rendre cette réunion difficile ou dangereuse. Songe surtout que tu devras transporter des valeurs à la frontière, et que pour cela certaines conditions sont nécessaires dans l’état du pays. Il est temps définitivement, ma chère amie, et j’ai la confiance que cette fois tu le reconnaîtras comme moi-même, il est temps, dis-je, de mettre un terme à cette vie d’alarmes perpétuelles. Certes ces événements nouveaux n’étaient nullement nécessaires pour motiver une détermination, que depuis si longtemps nous aurions dû prendre ; mais enfin que ce soit le dernier coup. L’occasion est d'ailleurs bonne, ce me semble, pour que ta séparation du comte ait l’air de t’être imposée par la force des circonstances et non par un libre choix. J’ai la ferme espérance, ma chère amie, que ta prochaine lettre aura devancé mes propres réflexions à cet égard.

Quant à l’état de notre pays, c’est une énigme, ma chère amie, et tout en conservant mon optimisme pour l’avenir définitif, je ne vois point en beau la situation actuelle. Les élections vont dire le grand mot ; mais ce grand mot ne sera certes pas la pacification. Si la Chambre est favorable au pouvoir, le pouvoir ne résistera pas à la tentation hautement avouée de changer la constitution ; or les exaltés n’attendent que cela pour une épouvantable guerre civile. Si la Chambre est hostile au pouvoir ou du moins ferme dans ses droits, on verra d’étranges choses avec un esprit étroit et entêté a la tête du pouvoir exécutif, et une constitution qui n’offre aucune solution à de tels conflits. On verra… voilà tout ce qu’on peut dire, et je crois franchement que les plus fins, quelques vastes plans qu’on leur prête, n’ont pas eux-mêmes autre chose à dire. Le suffrage universel a mis dans les affaires une si forte portion de hasard et d’imprévu, que tout calcul est devenu impossible : il n’y a plus qu’à vivre au jour le jour. Ce qu’il y a de certain c’est que personne ne croit plus à rien en politique  ; chose singulière ! la constitution qui devrait être l’infaillibilité vivante et permanente d’une république, n’a la confiance de personne ; et il n’est pas un seul parti (sans excepter celui des républicains) qui ne soit suspect de conspirer contre elle ! L’étrange état de l’armée vient compliquer la position : on ne saurait s’en faire une idée à moins de l’avoir vu de près. Je le vois ici d’une manière frappante. La moitié de la population de Versailles est militaire ; dans les restaurants, aux chemins de fer, dans tous les lieux publics on un mot, on ne rencontre que soldats de toute arme et de tout grade. Eh bien ! il y a là pour l’observateur un fait unique peut-être dans l’histoire. C’est une armée qui raisonne, qui délibère, qui refuse de se laisser conduire en machine, mais veut avoir la raison de ce qu’on lui fait faire, qui ne croit plus à l’autorité. Je ne dis pas que l’armée est démocrate socialiste comme prétendent les adeptes, et pourtant s’il fallait la caractériser exclusivement par un nom de parti, ce serait celui-là qu’il faudrait prendre ; non, l’armée est sceptique, comme tout le reste, et n’est disposée à servir personne, si ce n’est la cause militaire de la France vis-à-vis de l’étranger. Pour comble de malheur, la malheureuse affaire de Rome[1] vient de blesser le seul sentiment vif et vrai qui lui restât.

Plus que jamais, ma chère amie (et c’est ici une des thèses que je développe dans mon essai), je pense que la question est transportée hors de la politique, qu’il n’y a plus rien à faire dans ce monde épuisé, que le remède viendra d’ailleurs. Évidemment la politique a fait tout ce qu’elle pouvait faire, nous avons la mesure de sa capacité ; n’espérons pas trouver des hommes plus habiles que M. Guizot ou M. Thiers, un chef de l’État plus avisé que Louis-Philippe. Eh bien ! les voilà tous déclarés impuissants. Ce n’est pas leur faute, c’est la faute du temps, et des besoins terribles qui s’agitent dans l’humanité, sans trouver à se satisfaire. La révolution à faire n’est pas politique ; elle est religieuse et morale. La politique n’est plus qu’une vaine agitation, une affaire de coteries et de partis, d’où ne peut venir le salut. La plus haute question de la politique est celle-ci : qui sera ministre ? Grand Dieu ! peut-on croire après tant d’expériences, qu’un changement de plus guérira le mal ! Évidemment il n’y a que des esprits étroits ou des intrigants qui puissent s’y laisser prendre. Voyez les philosophes du xviiie siècle : ceux-là assurément ont changé la face du monde ; se sont-ils mêlés de politique ? Nullement. Ils ont laissé la politique mourir en s’agitant inutilement dans son cercle épuisé, et pendant ce temps, ils jetaient les fondements d’un nouveau monde. Que sont maintenant Fleury, Choiseul, Richelieu, Maupeou, auprès de Voltaire, Rousseau, Montesquieu, je ne dis pas seulement au point de vue littéraire ou philosophique, mais au point de vue de l’action qu’ils ont opérée sur le monde ? Qu’est-ce que la guerre de Sept ans ou le pacte de famille auprès du Contrat social ou de l’Esprit des Lois ? Je me figure la politique comme ces moutons de nos maigres pâturages de Bretagne, de Bréhat par exemple, attachés à un pieu central par une corde, dans le rayon de laquelle ils ne peuvent brouter qu’une herbe rare. Le pâturage est épuisé, et ils n’ont pas la liberté d’aller chercher leur vie ailleurs. Non, l’esprit n’est plus là. Le mouvement nouveau, comme le christianisme, comme la philosophie du xviiie siècle, naîtra hors du monde officiel, grandira parallèlement à lui, sauf à devenir politique à son tour, quand le jour de son triomphe et de son action extérieure sera venu.

Mon essai, t’ai-je dit, est terminé. Mais il faudra bien du temps encore pour le revoir et le mettre définitivement on état d’être publié. Je suis fort content d’avoir réalisé ce plan, et je persiste à croire que j’ai bien fait. Le moment est bon : tous les esprits sérieux sont portés à la pensée, et l’activité intellectuelle est plus grande qu’on ne pourrait croire au premier coup d’œil. Je vois beaucoup M. Cousin depuis quelque temps. Nous sommes décidément tout à fait bien ensemble : il veut m’associer à une espèce de publication hebdomadaire qu’il médite, analogue aux traités de l’Académie des Sciences morales, et où, avec ceux de ses disciples qui lui sont restés fidèles, il essaierait d’une manière suivie une sorte de morale philosophique à l’usage du peuple. Bien que nos vues diffèrent à beaucoup d’égards* je prendrai part très volontiers à ce travail, pour les parties où mes opinions concorderont avec la rédaction générale, et en morale cela à lieu presque sur tous les points. M. Cousin est un esprit d’une extrême finesse et d’une admirable critique, mais un peu timide, quand il s’agit de créer. Il voudrait purement et simplement le catéchisme chrétien appuyé sur la raison. Eh bien ! nous autres, de la Liberté de Penser, ne pouvons nous arrêter là, et disons que, quant à prendre le christianisme, mieux vaut le prendre tout d'une pièce, tel que le donne l’Église, appuyé sur la révélation, etc., que de se faire un christianisme à sa guise, une trinité de fantaisie, une incarnation de même nature, etc. Voilà bien un peu ce que fait M. Cousin, et ce qui ne réussit à contenter personne. Mais il y a dans cet homme une ardeur philosophique vraiment admirable : ou dirait un jeune homme qui aspire pour la première fois la vie de l’esprit. Il ne rêve plus qu’à sa nouvelle entreprise, et nous réunit à tout propos pour nous on parler.


Jeudi, 17 mai
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Voilà encore des nouvelles de l’étranger qui m’atterrent, excellente amie. Au nom du ciel, si tu ne m’as pas écrit, ne tarde pas un instant à le faire. On dit que la grande ligne de chemin de fer qui nous aurait réunis en si peu de jours est rompue en plusieurs endroits, surtout dans la Prusse rhénane. Il n’y a plus à hésiter, chère amie, je n’attends de toi qu’une seule réponse. — Ici tout est calme ; les élections ne sont pas encore suffisamment dessinées. Le vote de l’armée seul fait beaucoup parler. Mon Dieu  ! ne parlons pas de tout cela ; car une seule chose est maintenant sérieuse pour nous ; c’est ton retour, et en vérité pour ma part, je n’ai pas le loisir de penser à autre chose. Adieu, bonne amie, compte sur l’affection éternelle de ton frère et ami,

E. RENAN.


M. Cousin m’a appris que c’était lui qui m’avait proposé a M. de Falloux pour Versailles.

  1. L’expédition de Rome entreprise dans le but de rétablir le pape Pie IX.