Nouvelles lettres intimes (Renan)/54

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 21 juillet 1849.

Je tenais pour si formelle ta promesse de retour, chère amie, que m’attendant de jour en jour à recevoir l’ordre du départ, j’avais déjà transporté mon domicile de Versailles à Paris. Mon séjour à Versailles eût pu en effet être une cause de retard, surtout à cause de l'intention que j’avais de prévenir plusieurs personnes de mon voyage. J’avais d’ailleurs d’autres raisons que je te dirai tout à l’heure. Et voilà que cette fois encore tu trompes nos espérances, et tu échappes à nos prières ! Pauvre amie, que tu me fais peine ! Au moins, cette fois, il me reste l’espérance ; car j’ai conclu de tout ce que tu dis, chère Henriette, que tu consens enfin au retour avant l’hiver. Sans doute, si le choléra avait en effet disparu de Varsovie, s’il était vrai surtout qu’il fût très grave dans les lieux intermédiaires que nous devrions traverser, je concevrais un retard de quelques mois, pour tout arranger dans la famille que tu dois quitter. Mais si la maladie continuait encore ses ravages, aucune raison ne devrait tenir. Un mois par ce temps d’épidémie offre plus de dangers qu’une année de séjour en temps ordinaire. Je me fie sur ce point à ton jugement, chère amie ; mais ce à quoi je tiens par-dessus tout, c’est qu’il soit bien convenu que l’automne ne se passera pas sans que tu sois de retour parmi nous.

Avec quelle joie je t’ai entendu dire que la maladie de madame Gaugain déterminerait ton retour ! Ajouterai-je à ces motifs, chère sœur, les considérations tirées de mon propre avantage ? Quelque position que j’occupe l’an prochain, il n’est pas probable que je vive comme par le passé  ; dès lors, une foule de soins essentiels, où je suis complètement inexpert, et les nécessités de la vie ne me sont pas tolérables. Ma santé n’est pas mauvaise, chère amie, cependant le moindre dérangement suffit pour l’altérer. Mon estomac surtout est détestable, et sans me causer jamais de grave indisposition, m’accuse immédiatement la plus légère dérogation à mon régime. Le travail après les repas commence à me devenir impossible. Certes, je suis loin de te dire, chère amie, que ma santé soit altérée, mais tu conçois pourtant que cette vie nomade, celle pension de restaurant si artificielle, si irritante, n’est pas ce qu’il me faut. En outre, cette vie est à elle seule presque aussi dispendieuse que le serait celle de deux personnes. Les frais de mon entretien, par exemple, sont, j’en suis sûr, aggravés au moins d’un tiers par mon inexpérience du prix réel des choses, et le mauvais parti que je sais tirer de mes effets. Enfin, ma chère amie, cette vie m’est réellement préjudiciable sous tous les rapports. Je ne parle pas de ce qu’elle a de pénible, pour moi surtout qui me lie si peu, et ne peux jamais nie résoudre à nouer de ces relations vulgaires, qui trompent la solitude de la vie. Tu reviendras, n’est-ce pas, ma bonne Henriette ? Ce moment-ci eût été, je le répète, plus commode. Mais n’importe, pourvu qu’il ne s’agisse bien certainement que d’un retard de quelques mois.

Je suis donc de retour à Paris. Outre la raison de l’éventualité d’un prochain départ, Versailles cessait de m’offrir des ressources suffisantes pour mon travail. J’ai une foule de vérifications qui ne se pouvaient faire que dans les bibliothèques de Paris. En outre, il ddevenait essentiel de me rapprocher des personnes que je devais voir pour l’an prochain. Je n’ai encore rien fait d’efficace parce qu’un travail tout à fait spécial et d’un bon caractère[1] que j’insère en ce moment au Journal de l'Instruction Publique et que je veux présenter à diverses personnes, a éprouvé beaucoup de retard. Le tirage à part ne sera fini que dans huit ou quinze jours. J’ai inséré dans la Liberté de Penser du 15 juillet dernier un fragment de mon Essai futur, qui à fait fort bon effet. Mon travail de révision touche à sa fin, mais le tirage de cet article dont je te parlais tout à l’heure m’occupe beaucoup, et offre de grandes difficultés à cause des caractères orientaux.

J’ai pris une chambre dans mon ancien quartier, rue d’Enfer, 39, vis-à-vis l’École des Mines et par conséquent tout près du Luxembourg. M. Crouzet m’a indiqué cette maison meublée, ou l’on est parfaitement bien en effet. Je suis loin de la rue, au fond des cours, entre la cour et les jardins, qui sont fort spacieux en ce quartier. On ne peut désirer mieux pour la salubrité et l’agrément. J’en ai pour vingt-cinq francs par mois. Le choléra a totalement disparu et il parait qu’à Saint-Malo il est aussi à peine sensible. Comme il arrive d’ordinaire, le chiffre moyen des décès de toute sorte est, après la retraite de l’épidémie, fort au-dessous du niveau commun. Sois donc sans aucune inquiétude à cet égard, chère amie. L’époque de mon départ pour Saint-Malo est encore incertaine, et je ne sais en vérité si je dois faire mes plus actives démarches avant ou après ce voyage.

Quant à la phrase que je t’avais citée[2] et que tu as crue une réminiscence, je la prends dans un sens tout opposé à celui des Montagnards, et je ne crois pas d’ailleurs qu’ils aient dit exactement la même chose. Je me rappelle bien que Pierre Leroux me dit un jour une grosse bêtise, quand il fut question de savoir si les voleurs seraient éligibles, prétextant qu’a ce prix Jésus aurait été exclu de l’assemblée. Je ne me rappelle pas autre chose. Voilà du reste le passage entier, il faisait partie du fragment que j’ai inséré dans la Liberté de Penser : « Cette liberté formaliste, a dit M. Villemain, faisait naitre plus de tracasseries que de grandes luttes, plus d’intrigues que de grandes passions. » Ce n’est pas beaucoup dire que d’avancer que les libertés publiques sont maintenant mieux garanties qu’à l’époque où apparut le christianisme, et pourtant je mets en fait qu’une grande idée trouverait de nos jours plus d’obstacles pour se répandre que n’en rencontra le christianisme naissant. Si Jésus paraissait de nos jours, on le traduirait en police correctionnelle, ce qui est pis que d’être crucifié. On se figure trop facilement que la liberté est favorable au développement d’idées vraiment originales. Comme on a remarqué que, dans le passé, tout système nouveau est né et a grandi hors la loi, jusqu’au jour où il est devenu loi à son tour, on a pu penser qu’en reconnaissant et légalisant le droit des idées nouvelles à se produire, les choses en iraient beaucoup mieux. Or c’est le contraire qui est arrivé. Jamais on n’a pensé avec moins d’originalité que depuis qu’on a été libre de le faire. L’idée vraie et originale ne demande pas la permission de se produire et se soucie peu que son droit soit ou non reconnu ; elle trouve toujours assez de liberté, car elle se fait toute la liberté dont elle a besoin. Le christianisme n’a pas eu besoin de la liberté de la presse, de la liberté de réunion, pour conquérir le monde. Une liberté reconnue doit être réglée. Or une liberté réglée constitue en effet une chaîne plus étroite que l’absence de lois. En Judée, sous Ponce-Pilate, le droit de réunion n’était pas reconnu, et de fait, en n’en était que plus libre de se réunir, car par là même qu’il n’était pas reconnu, il n’était pas limité. Mieux vaut, je le répète, pour l’originalité, l’arbitraire et les inconvénients qu’il entraîne que l’inextricable toile d’araignée où nous enserrent des milliers d’articles de loi, arsenal qui fournit des armes à toute fin. Notre libéralisme formaliste ne profite réellement qu’aux agitateurs et à la petite originalité, si facile en ce qu’elle déprécie la grande, mais sert très peu le progrès véritable de l’esprit humain. Nous usons nos forces à défendre nos libertés, sans songer que ces libertés ne sont qu’un moyen, qu’elles n’ont de prix qu’en tant qu’elles peuvent faciliter l’avènement des idées vraies. Nous tenons par-dessus tout à être libres de produire, et en fait, nous ne produisons pas. Nous voulons être libres de penser, et de fait, on a pensé plus librement et plus hardiment, il y a un demi-siècle, à la cour de Weimar, sous un gouvernement absolu, que dans notre pays qui a livré tant de combats pour la liberté. Gœthe, l’ami du grand-duc, aurait pu se voir en France poursuivi devant les tribunaux. Le traducteur de Feuerbach, auteur d’un ouvrage intitulé : Das Wesen des Christianismus, n’eût pas trouvé d’éditeur qui osât publier son livre. Occupons-nous donc un peu plus de penser et un peu moins d’être libres d’exprimer notre pensée. Je le répète, l’homme qui a raison est toujours assez libre. Ah ! n’est-il pas bien probable que ceux qui crient à la liberté violée ne sont pas tant des gens qui, possédés par le vrai, souffrent de ne pouvoir le divulguer, que des gens qui, n’ayant aucune idée, exploitent à leur profit cette liberté qui ne devrait servir que pour le progrès rationnel de l’esprit humain. Les novateurs qui ont eu raison aux yeux de l’avenir ont pu être persécutés ; mais la persécution n’a pas retardé d’une année peut-être le triomphe de leurs idées, et leur a plus servi par ailleurs que n’eût fait un triomphe immédiat.

» Sans doute nous devons maintenir soigneusement des libertés que nous avons conquises avec tant d’efforts, mais ce qui importe bien plus encore, c’est de nous convaincre que ce n’est là qu’une condition avantageuse si l’on a des idées, funeste si l’on n’en a pas. Car à quoi sert d’être libre de se réunir, si l’on n’a pas de bonnes choses à se communiquer ! À quoi sert d’être libre de parler ou d’écrire, si l’on n’a rien de vrai et de neuf à se dire ? »

Rien de moins montagnard, ce me semble, que ce fragment. Tu remarqueras en général que libéralisme n’est pas mon mot, et que si je me dis libéral, c’est uniquement dans un sens plus large et comme opposé de rétrograde. Je trouve la liberté assez indifférente, le progrès rationnel est tout. Si le Napoléon qu’il nous faut, le grand organisateur scientifique, venait, je lui dirais : Usez de moi, si vous voulez. La liberté n’organise pas. Je ne blâme pas du tout l’ancien régime comme ayant comprimé la liberté, jamais on n’a été plus libre que de 1830 à 1848 et de longtemps on ne jouira d’une aussi grande latitude. Mais je le blâme de n’avoir pas eu d’initiative, d’avoir négligé la tutelle du peuple qui lui était confiée, de n’avoir songé (depuis 1840) qu’à un but tout égoïste, sa conservation, l’établissement d’une cour et d’une dynastie.

Adieu, amie bien-aimée. Songe à notre tendresse quand il s’agit de ta santé. Soigne-toi, et surtout commence dès à présent à préparer le comte à ton prochain départ. Que serais-je sans toi, amie chérie ! Ah ! puissé-je te prouver un jour la part que tu as tenue dans ma vie. En attendant, crois à toute ma tendresse.

E. RENAN.

  1. Il s’agit des Éclaircissements tirés des langues sémitiques sur quelques points de la prononciation du grec.
  2. Voir le sommaire des chapitres de l’Avenir dt la Science, p. 531.