Nouvelles lettres intimes (Renan)/57

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Paris, 24 septembre 1849.

J’ai quitté notre mère mercredi dernier, 19 septembre, ma sœur bien-aimée. Mes affaires me rappelaient à Paris de la manière la plus pressante. Depuis mon arrivée, j’y ai vaqué sans relâche et désormais la solution est à peu près acquise. Bien que nous n’ayons pas encore de signature ministérielle, le voyage est décidé, et il ne semble nullement probable qu’aucun obstacle vienne désormais l’empêcher. J’ai sous les yeux le rapport adressé par l’Institut au ministère. Il est impossible de désirer plus de bienveillance et une manière plus distinguée. Ce rapport est l’œuvre de M. Le Clerc ; mais la partie principale de ce qui me concerne est due à M. Burnouf. M. Génin à d’ailleurs dit aujourd’hui à M. Daremberg qu’il ne s’agissait plus que de quelques formalités officielles, et que nous devions considérer la chose comme terminée. Les cinq cents francs nous seront accordés dans leur intégrité, et payés d’avance par quartiers. MM. Le Clerc et Guigniaut m’ont vivement félicité, et m’ont fait envisager ce voyage comme devant exercer la meilleure influence sur mon avenir. Il n’en a pas été tout à fait ainsi de M. Cousin. Bien que son opposition ait été fort amicale, il eût souhaité que j’eusse pris de l’emploi en province, et m’avait déjà désigné pour le lycée de Bourges. Il a été jusqu’à me promettre de me faire obtenir par la suite une mission analogue de l’Académie des Sciences morales et politiques. Ç’a été une vraie bataille entre lui et M. Le Clerc. Mais ce dernier a tenu ferme et réponse expresse a été faite par l’Académie au ministère qu’il ne fallait pas compter sur moi pour cette année. Ne crois pas que ceci tienne à aucune malveillance de la part de M. Cousin ni qu’il m’en garde rancune. Tout au contraire ; il aime assez à se donner ainsi un air de pédant universitaire et de vieux bonhomme dur à cuire, et trouve bon qu’on l’agace sur ce point. Nous nous sommes quittés meilleurs amis que jamais, et je suis sûr qu’au fond il eût été fâché que j’eusse cédé à ses gronderies.

Les instructions de l’Académie sont fort détaillées. Les commissions et les indications que nous recevons de divers côtés suffiraient déjà à elles seules pour remplir un laborieux voyage. Nous ferons ce que nous pourrons : tel va être pour longtemps notre éternel refrain. La grande question est de savoir quelles dispositions nous rencontrerons à Rome. Les bibliothèques seront-elles rentrées sous la garde soupçonneuse du clergé ? La Propagande en particulier a-t-elle retrouvé ses anciens maîtres ? On raconte des faits inimaginables sur les entraves apportées autrefois aux recherches savantes par les scrupules de l’orthodoxie romaine. Nous fondons une partie de nos espérances sur quelque révolution diplomatique qui chasserait de Rome, ne fût-ce que pour quelques jours, les cardinaux, et remettrait les clefs en des mains françaises. Cela ne semble pas probable ; pourtant la politique suivie par le cabinet dans cette misérable expédition nous a ménagé assez de surprises pour que celle-ci ne soit pas tenue pour impossible.

Mes dispositions à l’égard de ce voyage sont toujours les mêmes. Pourtant, depuis ces derniers jours, j’y tiens un peu plus et je suis plus frappé des avantages qu’il présente. L’excellent accueil que j’ai reçu de l’Académie y est pour beaucoup. M. Quatremère pourtant m’a fait une assez vive opposition personnelle. On y a fait peu d’attention et lui-même s’est rallié, puisqu’une partie de mes instructions vient de lui. M. Littré est resté muet. T’ai-je dit que j’avais fait la connaissance de cet homme admirable, l’un de ceux qui, je crois, attireront le plus puissamment ma sympathie, et auront le plus agi sur moi, en me présentant le type de ce que je rêve ? Non que je partage entièrement ses opinions radicales ; mais c’est un sérieux, une conscience, une vertu, dans le sens le plus élevé du mot, vraiment sublimes. M. Littré était par la nature du sujet appelé à juger notre plan qui se rattache directement à la plupart des branches de ses études. Il n’a pas voulu on dire un mot, ne jugeant pas, dit-il, qu’il fût permis de participer à une expédition criminelle, ni par conséquent de contribuer aux instructions relatives à un voyage qui s’y rattache. « Tu es ridicule, Littré », lui dit sans se gêner M. Burnouf. M. Littré est un dévot scrupuleux dans son genre. C’est lui qui ayant eu besoin d’un manuscrit de Vienne, et sollicité par M. Villemain de permettre qu’on fît venir le manuscrit par la voie de la diplomatie, refusa constamment, disant qu’il ne voulait rien devoir à un tyran. M. Villemain fut obligé de faire copier le manuscrit aux frais du ministère, et eut encore toutes les peines du monde à le lui faire accepter.

J’attends impatiemment les conseils sur l’hygiène à suivre à Rome ; toutes les indications locales que tu pourrais nous donner nous seront précieuses ; car nous arriverons là entièrement neufs.

Adieu, mon amie bien chère, confie-toi à mon inaltérable tendresse.

Ton frère et ami,
E. RENAN.

M. Augustin Thierry vient de me faire savoir par M. Egger qu’il désire me voir.