Nouvelles lettres intimes (Renan)/64

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Quartier du Nouveau-Monde, Varsovie, Pologne.


Florence, 7 février 1850.

Que ta dernière lettre, chère amie, a mis de temps à me parvenir, et que j’ai failli en être à jamais privé ! J’étais parti de Rome quand elle y est arrivée, elle me fut expédiée à Naples, et elle a dû y arriver le jour même où nous quittions cette ville pour nous rendre au Mont-Cassin. A la fin de ma dernière lettre, je t’exprimais à cet égard mes inquiétudes. Par une providence inespérée, elle me fut remise à Rome, deux heures avant de monter en voiture pour Florence. Un retard du facteur, et j’étais privé à jamais, au moins pour bien longtemps, de lire ces pages si chères, si douces à mon cœur, bien qu’elles y aient laissé tant de tristesse. Je les ai lues et relues vingt fois en route et dans mon nouveau séjour, elles sont l’objet de mes perpétuelles réflexions, et je ne puis tarder, chère amie, à te communiquer ma pensée sur les divers points que tu y touches.

En ce qui concerne M. Gaugain, chère amie, j’avais bien des fois remarqué une étrange divergence entre sa manière de parler et d’écrire à notre mère, et ce que nous nous sommes mille fois répété l’un à l’autre. Je l’avais dit à maman et à Alain, qui en paraissaient parfois surpris, et je leur avais fait comprendre qu’il y avait là-dessous un malentendu, ou une interprétation fausse de tes paroles. Tout ce que tu me racontes m’étonne, en me montrant que les singulières prétentions de M. Gaugain allaient beaucoup au delà de ce que je pensais, et me prouve plus que jamais que j’avais bien auguré de ton bon sens et de ton cœur. Merci, mille fois merci, chère Henriette, d’avoir pensé à moi. Assurément, je ne t’ai jamais fait l’injure de croire que de tels projets eussent un moment arrêté ta pensée ; ton esprit me l’aurait garanti, quand même ton cœur ne m’eût pas rassuré. Mais qu’il m’a été doux, bonne Henriette, de voir mon souvenir se mêler à ta résolution, de t’entendre prononcer mon nom comme une objection à tout autre projet que celui de notre réunion ! Pourquoi suis-je obligé de te combattre, chère Henriette, dans les difficultés que tu élèves contre ce retour ? Non, en vérité je ne puis donner les mains, à aucune des considérations que tu m’adresses à cet égard. Les propositions de M. Gauguin ne peuvent être prises au sérieux, et ne peuvent entrer en ligne de compte dans une délibération aussi grave. Tu me dis que tu dois rester à l’étranger jusqu’à ce que cette malheureuse discussion soit apaisée. Oh ! par exemple, ma chère amie, c’est trop fort. Elle est apaisée, j’espère, il n’en peut plus être question, et puis, que nous importe ? Ne parlons plus de cette raison-la, au nom du ciel. Quant aux difficultés qui pourraient venir du comte, elles ne sauraient être plus sérieuses. Le terme de dix années est arrivé : il s’agit de savoir si tu partiras trois mois auparavant, ou trois mois après. Il y a, pour avancer ton départ, des motifs si raisonnables que le comte ne peut refuser de s’y rendre. Je suis égoïste peut-être, mais c’est que je t’aime ; je ne peux plus vivre sans toi, non, je ne puis concevoir comment à mon retour d’Italie, je reprendrais ma triste vie d’hôtel garni et de restaurant, si ingrate, si peu digne, si onéreuse, si mauvaise pour mon tempérament. Il faut que nous soyons réunis au mois d’octobre prochain, j’en ai formé l’espérance, je la nourris là dans mon cœur, tu ne me l’arracheras pas, bonne amie.

Que ce point-là ne soit plus sujet à controverse, je t’en supplie. Maintenant quand et comment s’opérera notre réunion ? Je t’ai dit mes désirs, plus que jamais je voudrais que nous rentrassions ensemble dans notre patrie. Mais j’accorde que ce plan souffre quelques objections, et bien qu’elles soient amplement compensées par les avantages, je ne voudrais pas sur ce point faire violence à ta manière de voir. Le voyage de Venise ou Vienne serait mon plus doux rêve : dis-moi que tu y consens, et nous fixons les jours, et je pars. Mais d’un autre côté la route de Berlin à Paris est si simple, si facile, que je te verrais, avec regret sans doute, puisque je serais privé du bonheur de t’accompagner, mais enfin sans inquiétude, prendre la route du nord. Tels sont les deux pôles entre lesquels je te laisse toute latitude, le mois de mars ou le mois de septembre, Venise ou Berlin. Mais tout autre plan, n’en parlons pas, chère Henriette.

Que te dirai-je donc de la proposition que tu m’adresses et qui, en toute autre hypothèse, m’eût ravi de joie, celle du voyage de Vienne ou de Venise, non pas pour nous retrouver et revenir ensemble, mais pour nous voir et puis nous séparer ? Inutile de te dire, chère amie, que cette entrevue eût été ma plus douce joie, si tu ne m’avais permis d’espérer davantage ; inutile de te dire que je serais inconsolable de l’avoir refusée, si la fatalité reculait encore le terme de notre bonheur. Et pourtant, ma bien-aimée, telle est ma confiance, tel est mon désir, que fermement et réflexion faite, je dis non à ce projet d’ailleurs si cher. Non, parce que nous revoir un instant, ce serait ajourner la réunion définitive. Non, parce que ce serait renoncer à nos promesses réciproques, reconnaître que ton retour peut être reculé au delà du terme de dix années, pensée horrible, qui n’a pu entrer dans ton esprit. O Dieu ! tu ne me soupçonneras bien sûr jamais de n’être pas pressé de te voir. Mais j’aime mieux, chère amie, retarder ce bonheur, j’aime mieux m’en priver pour un temps que d’ajourner un vœu plus cher, et de te dire encore une fois adieu. Oh ! non, non, cela ne sera pas. Tu reviendras cette année, par Vienne ou par Berlin. Nous nous reverrons à Venise ou à Paris. Mais ce sera cette fois pour toujours, et sans qu’il puisse être question de séparation. Et puis, comme tu le dis, les difficultés pour ce voyage seraient presque aussi grandes que pour un retour définitif. Parlons donc seulement de celui-ci.

Ce que tu me dis de la santé ne serait-il pas suffisant pour me rendre inébranlable dans ma volonté ? Tu me perces le cœur quand tu me parles de ces affreux pressentiments. Grand Dieu ! y penses-tu ? me parler de ces choses, et toi, y penser, t’arrêter à de telles idées ! Il faut ne pas penser à cela, ma chère amie. Dis-moi toujours quand tu seras malade, mais jamais ne t’abandonne à de tels cauchemars. Mourir en Pologne, loin de moi, oh ! Henriette, qu’avais-tu, le jour ou tu fis ce mauvais rêve ?

Daremberg me quitte dans trois ou quatre jours. Il n’est pas bien décidé si je resterai après lui à Florence, ou si je me rendrai avec lui à Livourne, si je retournerai à Rome par mer, par les Maremmes ou par Sienne. Mais je suis bien décidé à retourner à Rome. Je ne puis rester à Florence jusqu’à ce que je reçoive ta réponse. C’est donc à Rome que j’apprendrai de toi si tu veux que je fasse le voyage du nord. Je suis décidé à ne pas le faire seul. Si tu ne le veux pas, je resterai à Rome, tant que mon argent durera et que les chaleurs ne m’en chasseront pas. Rome est maintenant une ville de France, l’hôtel de la Minerve est une maison à part, très simple, sans embarras et sans luxe, mais d’une sûreté parfaite, une vraie maison de confiance. Je suis acclimaté à cette vie-là comme à celle de la rue d’Enfer. J’y travaillerai beaucoup et j’apprendrai Rome à fond. Je la sais déjà assez bien ; nous avons été vraiment favorisés sous ce rapport, et il n’est pas de partie de cette ville admirable que nous n’ayons visitée avec les personnes les plus compétentes. Je veux vivre encore de sa vie, et la voir au printemps : c’est en automne qu’elle m’est apparue d’abord dans sa ravissante beauté. L'hiver, quoi qu’on dise, est un temps détestable pour voir l’Italie.

Florence m’a beaucoup plu. Cette originalité de la vie municipale en Italie aux xive et xve siècles m’a vivement frappé. Quelles pages d’histoire que ce palais Vieux, ce dôme, ce baptistère, cet adorable Campanile ! Te rappelles-tu Santa-Maria Novella ? Je suis tenté de l’appeler comme Michel-Ange, mia sposa. C’est mon petit coin de préférence ; j’y vais tous les jours  ; cette chapelle où est peinte la trilogie de Dante par Orcagna, cette vierge de Cimabue, cette chapelle des Espagnols surtout, avec tout son poème florentin en peinture, tout cela est à ravir. Santa-Croce m’attire aussi bien souvent : le nom de Zamoyska sur un beau tombeau dans la croisée à gauche m’a fait une douce surprise, car je pensais que probablement tu étais venue en ce lieu. Le temps est bien mauvais, depuis que nous sommes ici. Nous n’avons eu qu’un seul beau jour : nous en avons profité pour monter à Fiesole. Quel ravissant pays que cette Toscane ! Et puis on trouve ici quelque vie contemporaine. À Rome on se console d’habiter avec les morts. Je crois même qu’on en voudrait aux vivants, de faire entendre leur voix dans ce grand silence, et de venir jaser ou intriguer au Capitole ou au Forum. Quant à Naples, c’est la terreur, on n’y vit pas ; pour supporter Naples, il faut être assez léger ou assez fort pour se fermer les yeux sur les hommes et ne voir que la nature. Ici, la vie est plus active, plus libre, plus distinguée. Florence est bien une ville civilisée : certes, ce ne sont pas des magasins plus ou moins semblables à ceux de Paris, des rues charmantes, un aspect général de bien-être qui me la font aimer. Mais enfin, au sortir de Naples, ce doux et tranquille reflet de la vie européenne plaît et repose. Il y a peu d’institutions en ce pays, mais il y a des mœurs : une absurdité, ou un abus trop criant y serait impossible, eu égard au milieu général et au ton donné. Les idées françaises ont tout envahi le pays. J’allai l’autre jour pour voir Stenterello, qui de temps immémorial, comme le Pulcinella de Rome et le Sebeto de Naples, à le privilège de faire rire les joyeux habitants des bords de l’Arno. Hélas ! quelle fut ma surprise ! L’innocent Stenterello était devenu le Chiffonnier de Florence, et le Chiffonnier de Florence, c’était la traduction fidèle du Chiffonnier de Paris de Félix Pyat. Il n’y a plus de peuple, ma chère amie.

E. RENAN.