Nouvelles lettres intimes (Renan)/68

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MADEMOISELLE RENAN
chez M. le comte André Zamoyski, Nouveau-Monde, (Varsovie).


Rome, 9 avril 1850.

Je reçois à l’instant, ma chère Henriette, ta lettre numéro huit, qui me cause des émotions si opposées, et à laquelle je ne veux pas tarder un jour à répondre. Oui, grâce à notre éloignement et à ma position toujours flottante, notre correspondance n’est qu’un contre-sens et une rectification perpétuelles. Uno seule chose reste toujours claire et évidente pour nous deux au milieu de tous ces malentendus ; c’est notre inaltérable affection et notre confiance sans bornes l’un dans l’autre. Sur ce point-là aucune explication n’est nécessaire.

Est-ce la joie, est-ce l’inquiétude, ma bien-aimée, qui l’a emporté en mon âme en lisant pour la première fois ces lignes que depuis quelques heures je relis sans cesse, et dont je voudrais rendre chaque parole significative ? Comment ne craindrais-je pas, te sachant en proie à des souffrances que tu avoues et auxquelles tu consens à faire attention ? C’est maintenant, ma chère amie, que je me mets à genoux devant toi pour te conjurer, si tu me portes quelque affection, de ne pas tarder au delà de l’automne prochain. Ç’a toujours été là ma pensée fixe, et si, dans ma dernière lettre, j’ai paru céder, c’est devant des considérations qu’il eût été presque indélicat de ma part de combattre. Mais désormais je serai inébranlable : il ne dépend pas de moi d’influencer tes libres déterminations, dans une affaire surtout où à tant d’égards je te demande de te sacrifier à moi  ; mais laisse-moi te dire que tu me causeras la peine la plus vive, que tu repousseras la prière la plus instante qu’un frère puisse adresser à sa sœur, si tu n’acquiesces sur ce point à mes vœux. Il y a plus, chère amie : j’ai donc repris le projet de mon voyage de Venise ; pourquoi ne reprendrions-nous l’annexe de ce projet primitif, notre réunion dans cette ville ou à Vienne ? Ce voyage ne pourrait-il servir au moins comme raison plausible pour accélérer ton départ ? je laisse cela à ton appréciation, et ne veux trop insister sur cette question secondaire, afin que tu me permettes d’être plus pressant sur le point essentiel, notre réunion avant l’hiver prochain. Mais en vérité au mois de novembre, n’auras-tu pas fini tes dix années, et qu’est-ce que deux ou trois mois de plus ou de moins sur un laps de temps si considérable ? Une prolongation de séjour si insignifiante dans la famille du comte mérite-t-elle d’être considérée devant l’immense avantage d’éviter un hiver dans ces régions si funestes à ta santé ? Il est impossible que le comte ne comprenne pas une chose si évidente. Remarque bien que la question ne se pose pas pour moi : s’il faut finir ou non tes dix années. Je me place toujours a ce point de vue que si tu attends l’automne prochain, les dix années peuvent raisonnablement être considérées comme terminées, eu égard a la raison si plausible qui t’oblige à écourter un peu les derniers jours. Je suis convaincu que le médecin, quelque jugement qu’il porte sur ton mal (et plaise à Dieu qu’il ne soit que rassurant !) sera le premier à te dire, que, si tu es décidée à ne pas dépasser le terme de tes dix années (et ce point tu me l’as accordé, chère amie, il n’y a plus à y revenir !), il est du plus simple bon sens d’éviter, en devançant ton départ de quelques semaines, une saison qui décuple les chances défavorables à ta santé. Je ne sais quoi m’assure que la chose est conclue ; car ta raison est trop droite pour ne pas saisir une considération si péremptoire, et ce que tu m’as dit souvent du caractère du comte me donne la certitude qu’il ne t’opposera aucune difficulté. Si ton mal continuait obstinément, chère amie, il ne faudrait même pas attendre l’automne, et si le voyage de Vienne ne le semblait pas trop fatigant, il faudrait nous réunir de ce côté. Nous en avons parfaitement le temps : cette lettre te parviendra vers l’époque où je quitterai Rome. Adresse-moi la réponse poste restante à Venise : comme j’ai à m’arrêter à Ravenne deux ou trois jours, à Bologne cinq ou six jours et à Padoue à peu près autant, je pourrai trouver ta réponse à mon arrivée à Venise, et dès lors être fixé sur nos résolutions. De Venise à Varsovie, il sera d’ailleurs plus facile d’échanger nos lettres. Je t’y attendrai tant que tu voudras, je partirai pour Vienne au besoin. Enfin, ma chère aimée, use de moi, commande-moi ce qui te plaira, et songe que mon plus grand bonheur serait d’être au plus, tôt réuni à toi.

Mes finances sont dans un état satisfaisant ; en quittant Rome, j’aurai encore quinze cents francs, parfaitement intacts devant moi, sans compter des avances considérables pour achat de livres pour la bibliothèque de l’Institut ou pour commissions particulières, avances qui bien entendu me rentreront à Paris, — sans compter aussi la valeur intrinsèque des copies que je rapporte, faites par moi ou à mes frais, lesquelles, représentant des textes uniques, ont une valeur vénale qui ne peut aller qu’en augmentant. Il est expressément stipulé que tous nos papiers sont exclusivement notre propriété. Un arrêté de novembre, dernier, relatif aux missions scientifiques et dont tu as peut-être eu connaissance, ne s’applique pas à nous, d’abord par le principe de la non rétro-activité, et puis parce que l’objet de notre mission est l’exploration et la description, bien plus que l’acquisition des monuments littéraires. La publication nous est aussi entièrement abandonnée, bien qu’on nous offre place dans un recueil savant fondé expressément pour les résultats des missions, offre dont nous avons déjà commencé à profiter. Je ne renonce nullement au projet d’une seconde mission formé par Daremberg, et qui semble prendre de plus en plus de consistance. Cela dépendra du temps, des circonstances, de l’urgence de mes travaux, et d’une foule d’autres considérations qui ne peuvent se prévoir un an d’avance. Mais il est bien sûr, ma chère amie, qu’avant ce temps-là nous serons réunis. Loin de contrarier le plan de cette seconde mission, mon voyage en Vénétie ne fera qu’y préparer les voies. Mon exploration à Bologne, Padoue et Venise se bornera au point de vue de l’histoire philosophique ; à Milan et à Turin, elle sera nécessairement bien incomplète, vu le peu de temps qui me restera.

Je n’ai jamais pensé, ma chère amie, que l’enseignement des collèges m’ouvrît un grand avenir. J’ai pris le titre d’agrégé, d’abord parce qu’il exigeait de moi bien peu de préparation spéciale, puis parce qu’il est toujours rassurant d’avoir derrière soi une planche de sûreté, un pis-aller supportable, puis enfin parce que ce titre est nécessaire pour l’École Normale, pour toute fonction universitaire un peu élevée, et qu’il est d’usage universel qu’on le prenne avant l’agrégation des facultés et même avant le doctorat. Si l’enseignement secondaire était mon recours, en vérité, dans le moment présent, je serais bien à plaindre. On m’écrit de Paris des choses désolantes sur la désorganisation des collèges : le nombre des élèves est réduit de moitié ; les classes supérieures sont désertes depuis la suppression du certificat d’études : il y a une classe de philosophie à Paris qui compte deux élèves ! ! Voilà le chef-d’œuvre de nos législateurs de province, qui, le jour ou Jules Simon se permit de leur dire que pour juger ces questions il fallait être un peu spécial, le prirent comme une injure et lui répondirent : « Nous sommes tous spéciaux. » Et néanmoins, ma chère, tout cela ne m’effraie pas autant que bien d’autres, autant que mes amis les libres penseurs, par exemple, qui font en ce moment de grandes sottises, dont je me lave les mains. Je n’ai jamais craint que l’éducation par le clergé fit une génération de fanatiques : Voltaire et le xviiie siècle sont sortis des collèges des Jésuites et de l’Oratoire. On nous prépare un beau rôle  ; il semblait que nous n’eussions plus qu’à dormir sur les conquêtes de nos pères, et voilà qu’on va nous donner l’occasion de les refaire à notre maniéré et pour notre compte. Quoi qu’il en soit, les témoignages positifs et pratiques que je reçois de France me prouvent que les personnes dont l’estime m’est la plus chère me portent autre chose qu’une bienveillance vulgaire. Je te parlerai de ceci une autre fois ; mais je crois sans pousser trop loin l’optimisme, les nouvelles que je reçois sont toutes à l’espérance.

Quand je pense, ma bien-aimée, que dans six mois nous serons réunis, je me possède à peine. Cela seul peut me faire oublier un instant que tu souffres, et que pendant que je vais chercher l’ombre sur le Pincio ou du côté de Sainte-Croix de Jérusalem, tu ne vois autour de toi que neiges et frimas. Adieu, ma tendre sœur.

E. RENAN.

Le pape rentre vendredi 12 à quatre heures du soir. On promet de l’enthousiasme.