Nouvelles lettres intimes (Renan)/73

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MONSIEUR ERNEST RENAN
à Venise, poste restante, (Par Vienne).


Varsovie, 21 avril 1850.

J’ai eu la bonne pensée de devancer ta recommandation, très cher Ernest, je t’ai déjà écrit Venise. Dans le doute, j’ai même employé deux moyens : j’ai adressé une lettre au consulat, et l’autre poste restante. J’espère que tu les recevras toutes deux, que tu les auras même avant diverses autres missives que j’ai adressées précédemment à M. Daremberg et qui étaient écrites au milieu de vives et graves souffrances. Je te répète, cher ami, qu’en ce moment je suis mieux, infiniment mieux, tout à fait eu voie de guérison  ; mais depuis ma lettre numéro 8, adressée à Rome, j’ai été dans un bien triste état. Dans les jours qui suivirent celui où je te l’adressai, le mal de gorge dont j’étais atteinte fit de grands progrès ; j’arrivai à ne respirer qu’avec douleur, et à ne pouvoir prononcer un seul mot sans les plus vives souffrances. Et j’étais toujours dans le désert de Clemensow, avec une température de quinze degrés au-dessous de zéro ; impossible de me procurer du secours, impossible de partir ! Le 8 avril, le temps s’adoucit un peu ; je déclarai que je voulais partir tout de suite pour Varsovie, afin d’avoir au moins l’avis d’un médecin. J’eus a vaincre beaucoup d’obstacles ; mais je pensai à notre mère, à toi, mon cher Ernest, je ne fléchis point et je partis le 4. J’arrivai très fatiguée, mais contente de m’être rapprochée des miens, d’avoir enfin l’avis d’un homme éclairé, m’inspirant toute confiance. Dès que le médecin que je venais chercher de soixante lieues eut visité ma gorge, il me dit que ce mal, causé par le froid, était déjà passé à l’état chronique ; que c’était grave, qu’il fallait y apporter de grands soins, mais qu'il avait pourtant tout espoir de guérison, à l’aide des beaux jours qui commençaient enfin à paraître. Il ajouta qu’après une pareille secousse, lors même que dans quelques semaines il me verrait guérie, il ne pensait pas que je dusse m’exposer à passer un nouvel hiver en Pologne. Bien plus, hélas ! mon bon frère, et c’est ici le point le plus douloureux de tout ce qui me frappe, il ne croit pas que pour le premier hiver le climat de Paris puisse me suffire, il voudrait au moins le midi de la France. « Ce mal, me dit-il, est de ceux qui reviennent, lorsque les conditions nuisibles se représentent. Pendant une année, vous aurez à prendre les plus grandes précautions contre le froid et l’humidité. Si vous passez un hiver sans accident, habitez ensuite tel point de la France que vous voudrez, mais pour le premier hiver je dois vous conseiller le midi. » Il s’est formellement opposé à un voyage immédiat ; il ne veut pas que je me mette en route avant juin, ni que je reste ici après août. Ainsi, cher ami, comme je te l’écrivais il y a deux ou trois jours, finis en paix ton voyage ; nous nous entendrons ensuite pour le mien. Non seulement il ne m’est pas possible d’aller te rejoindre maintenant, mais la route par Vienne ou Venise serait pour moi trop longue et trop dispendieuse. Dans ma lettre adressée poste restante à Venise, je te dis qu’il n’est pas impossible que mon entourage aille passer l’hiver en Italie ; ceci est bien vague, mon Ernest, et j’ai bien peu à y compter.

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Donc, très cher ami, si l'on ne me parle point de ce voyage d’Italie, je partirai pour la France dans le courant de l’été, au plus tard dans le mois d’août. Le comte m’a promis de me faire conduire chez sa fille ainée (près de Posen), le mari de celle-ci m’accompagnera jusqu’à Berlin ; si je suis bien, je ferai seule le reste du voyage ; si je continuais à être malade, je le demanderais de venir me chercher jusqu’à cette dernière ville, mais tout me permet d’espérer que ce ne [sera pas nécessaire].

En ce moment, je suis hors de tout danger. Je n’ai plus du tout de fièvre ; j’ai retrouvé le sommeil et de l’appétit ; je ne suis plus faible ; quand le temps est beau, je sors dans le jardin, au soleil, et je m’en trouve bien : en un mot, mon bon frère, la main sur la conscience, je t’affirme que tu n’as pas à t’inquiéter. Pour l’avenir, nous prendrons si bien nos mesures que nous empêcherons, je l’espère, ce mal de revenir ; quand je serai près de toi, cher ami, il me semble qu’aucun mal ne pourra plus m’atteindre. Ah ! si je pouvais me passer de ce séjour dans le midi ! — Quant à rester ici un nouvel hiver, sois certain, cher Ernest, que je n’y songe aucunement. Écris-moi à Venise.

22 avril. — Involontairement, j’ai manqué le courrier d’hier, mon ami ; mais je n’en espère pas moins que ma lettre te précédera à Venise. On vient de me faire une nouvelle cautérisation de la gorge, et je l’ai bien supportée, mon bon Ernest ; sois donc tranquille, je t’en supplie. Le médecin a été content de l’état où il a trouvé cette malheureuse gorge. Les boursouflements sont beaucoup moins grands, et surtout ne menacent plus de s’étendre jusqu’au larynx. Du courage donc, mon bon frère ! je verrai peut-être bientôt un terme heureux à ces souffrances. — Je reçois à l’instant une lettre de notre frère. L’excellent ami m’offre de venir me chercher à Berlin, si je veux partir avant que tu ne puisses te rendre dans cette ville ; je lui ai déjà écrit que je ne dois pas voyager avant le mois de juin, que je pourrai même attendre un peu plus tard, qu’à cette époque je serai probablement assez bien rétablie pour faire seule le voyage, mais que dans tous les cas je puis t’attendre, cher ami, et que je lui demande par conséquent de ne point quitter ses affaires. Je te répète, mon bon frère, que si je ne suis pas plus souffrante, je puis très bien faire seule le voyage de Berlin à Paris. — Avec les plus vives instances, très cher ami, je te demande que ce qui me frappe ne change en rien tes vues ou tes projets. J’ai foi en ton avenir : que j’en sois ou non témoin, c’est aujourd’hui tout pour moi. Je te supplie donc de toute mon âme de n’y porter aucune atteinte à ma considération ; ce serait me causer la plus vive des douleurs. — Accepte la nouvelle mission que M. Daremberg arrange ; je désire de tout cœur que ce projet réussisse. Si Dieu prolonge mes jours, comme tout me permet de l’espérer, je passerai ce temps près de notre mère. — O mon Ernest, comprends-tu avec quelle vivacité je tends vers toi, avec quel cœur je désire le revoir ? Depuis que tu le rapproches de Venise, il me smble que je suis moins seule sur cette froide terre ; te sentir moins loin m’est déjà une joie. Cher, cher ami, en toi sont désormais toutes les miennes ; que suis-je encore par moi-même ? À toi de cœur, mon cher Ernest ; à toi de toute mon âme.

H. R.