Nouvelles lettres intimes (Renan)/75

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MADEMOISELLE RENAN.


Venise, 17 mai 1850.

Avec quelles émotions diverses, ma chère amie, j’ai parcouru la triste chronologie de tes souffrances, telle que me l’ont apprise les nombreuses lettres de toi que j’ai trouvées ici ! Les nouvelles indirectes que j’avais trouvées à Bologne ne m’avaient pas fait supposer à ton mal une telle gravité. Quelques expressions de tes lettres m’ont fait frissonner, ma bonne amie. Mon Dieu ! ne te disais-je pas bien qu’en prolongeant ton séjour sous ce climat déplorable, tu nous préparais de terribles angoisses ! Je ne puis croire, ma chère Henriette, que tu cherches à me rassurer au delà de ce qui est la pure vérité sur les progrès de ton rétablissement. Ce serait là un jeu bien cruel, une faute contre laquelle la droiture de ton jugement me rassure. Je n’ai pu lire pourtant sans une vive peine que tu avais écrit à M. Daremberg de ne pas m’envoyer tes premières lettres, où tu me disais la vérité. Est-il possible qu’après nous être tant de fois promis la plus parfaite franchise, tu aies pu concevoir une telle idée ? Combien d’ailleurs, ma chère amie, les consolantes nouvelles que tu me fais parvenir sous des dates plus récentes, laissent encore de place à l’inquiétude ! je vois bien que de longtemps nous ne pouvons espérer une parfaite sécurité. Je ne puis te dire toute la tristesse que cela met dans mon âme. Voila tous mes plans, voilà tout mon idéal gâtés ! le conseil qui t’est donné, de passer l’hiver prochain dans les contrées méridionales ne m’attriste, chère Henriette, que par la gravité même qu’il suppose à ton mal, et les craintes qu’il me laisse sur sa réapparition. Moi-même j’avais souvent pensé que quelques mois passés sous ce beau soleil, au sortir des tristes et ingrates régions que tu as trop longtemps habitées, te seraient bien salutaires. Qui sait, ma chère amie, si pour accomplir ce projet devenu nécessaire, il faudra nous séparer ? je ne te verrais qu’avec une peine extrême partir seule pour un pays où tu devrais vivre sans relation aucune, l’année prochaine passée en province n’aurait pour moi nul inconvénient ; tu le verrais si je t’exposais ou détail mon plan de travail. Or je crois bien que j’obtiendrais, si je le demandais, une suppléance dans une faculté du Midi, à Aix par exemple, ou à Toulouse. Un autre séjour en Italie ne serait pas non plus chose impossible. Enfin, chère sœur, je me berce de l’espérance que l’exécution du conseil de ton médecin ne nous imposera pas de séparation. Ne me parle plus, je t’en supplie, de nuire à mon avenir, de t’imposer à ma jeunesse (grand Dieu ! tu es donc décidée à me faire de la peine avec de telles paroles), et autres choses de cette sorte qui m’attristent toujours quand je les trouve sous ta plume. Quoi, elle a pu penser cela, cette idée a pu lui venir ! Notre nouvelle mission est toujours indéterminée surtout quant à l’époque. Les réductions absurdes des économes de l’assemblée sur notre pauvre petit budget la rendront peut-être moins facile que nous n’avions pensé d’abord. Daremberg a d’ailleurs été l’objet à l’Académie de médecine de taquineries mesquines, dont il a, du reste, très honorablement triomphé. J’ai toujours été frappé du caractère de coterie et de niais commérage du monde médical. C’est un guêpier, ou je plains bien mon pauvre ami d’être engagé. Nous avons du reste indiqué au ministre une foule de postulata, pour lesquels il serait bon de passer encore un hiver à Rome ou à Florence. Si Daremberg ne pouvait venir, un seul suffirait. Je t’avoue, chère amie, que je ne vois pas pourquoi tu préférerais le midi de la France à l’Italie, dans l’hypothèse même où tu devrais être seule. La vie n’est pas plus chère en ce pays, tu n’y serais plus éloignée de nous que de deux ou trois jours, et quel charme de plus n’y trouverais-tu pas ! Florence serait un séjour charmant, un peu cher peut-être. Naples de même, et puis je ne voudrais pas te voir seule au milieu de ces barbares. Mais Rome ! La vie y est à un prix très modéré : cette ville est toute française ; tu y trouverais la plus excellente société, société exactement telle qu’il te la faudrait ; enfin tu y serais en pleine France. Le docteur Lacauchie, chirurgien en chef de l’armée, qui nous a rendu de vrais services d’ami, vient de m’écrire à Bologne qu’il a reçu avis du ministère que ses fonctions en cette ville seraient prolongées indéfiniment. Sa grande habileté médicale serait pour moi une sécurité. C’est d’ailleurs un homme d’une délicatesse d’esprit vraiment rare. Montpellier, ma chère, est une ville bien triste. La proximité des lagunes de Cette, sa situation dans une plaine basse, au niveau de la mer (quoique semble dire son nom, assez trompeur), y donne à l’atmosphère la qualité nuisible, qu’on te conseille précisément d’éviter. Sa vieille réputation de salubrité nous parut un mythe, à Daremberg et à moi. Nous en parlâmes à quelques professeurs de la Faculté, qui nous répondirent en riant qu’il ne fallait pas détruire l’auréole de la vieille Faculté, mais que la renommée seule de cette grande école avait fait considérer cette ville comme la ville de la santé par excellence. Montpellier est d’ailleurs le chef-d’œuvre de nos villes françaises sans caractère : pas un monument, des maisons parfaitement blanches, une insipide promenade, une campagne qui n’est à perte de vue qu’une monotone plantation d’oliviers. J’y ai trouvé des hommes de la plus haute distinction, dignes de Paris  ; mais le fanatisme du parti légitimiste religieux m’y a paru extrême. Figure-toi bien ce qu’est le midi à cet égard, rappelle-toi Nîmes, Toulouse, 1815, Avignon. Je crois vraiment, ma chère amie, que tu devras préférer l’Italie, à moins que nous trouvions moyen de combiner ensemble quelque chose pour le midi. Nous avons heureusement le temps de causer de ceci. Je dis causer, car nous nous serons embrassés avant ce temps-là.

Voilà ce qui me semble un rêve, voilà ce qui m’enchante, me transporte, me fait par moments oublier le douloureux motif qui va nous procurer tant de bonheur. Dans deux mois, nous serons réunis. Oui, deux mois, puisqu’en août, m’assure-tu, ce serait déjà trop tard. Tout à l’heure, en contemplant cette ravissante place de Saint-Marc, et cette Piazzetta, qui, vue du bord du grand canal, est bien vraiment, je crois, la perle des choses humaines, cette idée m’est venue. Saint-Marc alors m’a semble incomparable, et j’ai cru vraiment faire un rêve des Mille et une Nuits. Ah ! que je comprends bien maintenant tout ce que tu me disais de Venise ! Oui, c’est une ville sans pareille ; je ne sais si aucune autre se fait tant aimer. Rien n’égale pourtant l'épouvantable tristesse et le deuil qui, en ce moment, pèsent sur cette noble et héroïque cité. Toute la partie du côté de la terre, ou l’on aborde, n’est qu’un tas de ruines. Ces canaux déserts, où notre gondole seule circulait, ces maisons abandonnées, d’où ne descend aucun bruit, aucun signe de vie, me firent d’abord une impression funèbre que ni Pérouse, ni Assise, ni Ravenne, ni Ferrare, que j’avais prises tour à tour pour l’idéal d’une ville abandonnée, n’avaient produite en moi. A Saint-Marc, j’ai retrouvé la vie, et ce style énergique et prononcé qu’on ne rencontre qu’en Lombardie et dans les Romagnes, et qui contraste si singulièrement avec le type italien par des contrées plus méridionales. Quelque chose vit encore dans ces ruines. Ma vue donne sur le grand canal ; le ciel est adorable ; les cloches de Saint-Marc sonnent à toute volée, et leur son se prolonge au loin sur les eaux. Plût à Dieu qu’il pût arriver jusqu’à toi ! Cela te guérirait, je crois. Quant à l’Adriatique, je suis définitivement irréconciliable avec elle, et en dépit du Bucentaure, je ne consentirai jamais à l’épouser. Elle n’est pas claire comme notre mer de Bretagne ; elle est boueuse ; ce bord de terre est insupportable. A la lettre, depuis Ancône, je n’ai pas trouvé un rocher. Et ces fleuves de boue, qui arrivent tous à la mer, sous forme de canaux, avec des parapets et des écluses, font pitié vraiment, quand on les compare à nos beaux estuaires, à l’embouchure de la rivière de Saint-Malo, de Tréguier, etc. Si nos côtes de Bretagne étaient bien éclairées, ce serait la plus belle chose du monde.

J’attendrai encore la réponse à cette lettre, chère Henriette ; ainsi écris-moi dès que tu l’auras reçue. Je te répète encore que je suis prêt à partir le lendemain du jour que tu m’indiqueras. Si tes souffrances s’aggravaient, je ne puis croire qu’il me fût impossible de pénétrer jusqu’à Varsovie. C’est là et en ce moment que je voudrais te rejoindre. Est-ce tout à fait impossible ? Toujours au moins compte sur mon inaltérable tendresse.

E. R.