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Nouvelles récréations et joyeux devis/Nouvelle LXIII

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Du regent qui combatit une harangere du Petit Pont, à belles injures.


NOUVELLE LXIII.

Du regent qui combatit une harangere du Petit Pont, à belles injures[1].


Un martinet[2] s’en alla, un jour de caresme, sus le Petit Pont, et s’addressa à une harangere, pour marchander de la moulue[3] ; mais, de ce qu’elle luy fit deux liardz, il n’en offrit qu’un : dont ceste harangere se fascha et l’appella injure[4], en luy disant : « Va, va, Joannes[5] ! Porte ton liard aux tripes. » Ce martinet, se voyant ainsi outragé en sa presence, la menasse de le dire à son regent. « Et va, marmiton ! dit-elle, va le luy dire, et que je te revoye icy, toy et luy ! » Ce martinet ne faillit pas à s’en aller tout droit à son regent, qui estoit bon frippon, et luy dit : « Per diem[6], Domine ! il y ha la plus fausse[7] vieille sus le Petit Pont ! Je voulois achepter de la moulue : elle m’a appellé Johannes. — Et qui est-elle ? dit le regent ; la me montreras-tu bien ? — Ita, Domine, dit l’escolier ; et encore m’ha-elle dict que, si vous y alliez, qu’elle vous renvoyeroit bien. — Laisse faire, dit le regent ; per dies[8] ! elle en aura. » Ce regent se pensa bien que pour aller vers une telle dame, qu’il ne falloit pas estre despourveu, et que la meilleure provision qu’il pouvoit faire, c’estoit de belles et gentilles injures, mais qu’il luy en diroit tant, qu’il la mettroit ad metam non loqui[9], et en peu de temps il donna ordre d’amasser toutes les injures dont il se peut adviser, y employant encores ses compagnons : lesquelz en composerent tant, en choppinant, qu’il leur sembla qu’il y en avoit assez. Ce regent en fit deux grands rolletz et en estudia un par cueur ; l’autre, il le met en sa manche pour le secourir au besoing, si le premier luy failloit. Quand il eut bien estudié ses injures, il appella ce martinet pour le venir conduire jusques au Petit Pont et luy monstrer ceste harangere, et print encores quelques autres galochers[10] avec luy : lesquelz, in primis et ante omnia, il mena boire à la Mule[11] ; et quand ilz eurent bien choppiné, ils s’en vont. Ilz ne furent pas si tost sus le Petit Pont, que la harangere ne recongneust bien ce martinet, et quand elle les veid ainsi en trouppe, elle congneut à qui ilz en vouloyent. « Ah ! voy-les là! dit-elle ; voy-les là, les gourmands ! L’escole est effondrée. » Le regent s’approche d’elle et luy vient heurter le bacquet où elle tenoit ses harens, en disant : « Et que fault-il à ceste vieille dampnée ? — Oh le clerice ! dit la vieille ; es-tu venu assez tost pour te prendre à moy ? — Qui m’ha baillé ceste vieille macquerelle ? dit le regent. Par la lumière ! c’est à toy voyrement à qui j’en veux. » Et, en disant cela, il se plante devant elle, comme voulant escrimer à beaux coups de langue. La harangere, se voyant deffiée : « Mercy Dieu ! dit-elle ; tu en veulx donc avoir, magister crotté[12] ? Allons, allons, par ordre, gros baudet, et tu verras comment je t’accoustrerai. Parle ! c’est à toy. — Allez, vieille sempiterneuse ! dit le regent. — Va, ruffien[13] ! — Allez, villaine ! — Va, maraud ! » Incontinent qu’ilz furent en train, je m’en vins, car j’avois affaire ailleurs. Mais j’ay bien ouy dire à ceux qui en sçavoyent quelque chose que les deux personnages combatirent vaillamment et s’entredirent chascun une centaine de bonnes et fortes injures d’arrachepied ; mais il advint au regent d’en dire une deux fois, car on dit qu’il l’appela villaine pour la seconde fois. Mais la harangere luy en feit bien souvenir. « Mercy Dieu ! dit-elle, tu l’as desjà dict, filz de pulain que tu es ! — Et bien ! bien ! dit le regent, n’es-tu pas bien villaine deux fois, voyre trois ? — Tu as menty, crapaut infaict ! » Il fault croire que le champion et la championne furent tout un temps à se battre si vertueusement, que ceux qui les regardoyent ne sçavoyent qui devoit avoir du meilleur. Mais, à la fin, le regent, estant au bout de son premier rollet, va tirer l’autre de sa manche, lequel il ne sçavoit pas par cueur comme l’autre, et, pour ce, il se troubla un petit, voyant que la harangere ne faisoit que se mettre en train, et se va mettre à lire ce qui estoit dedans, qui estoyent injures collégiales, et luy vouloit despescher tout d’une traicte, pour penser estonner la vieille en luy disant : « Alecto, Megera, Thesiphone, detestable, execrable, infande[14], abominable ! » Mais la harangere le va interrompre : « Ha ! mercy Dieu ! dit-elle, tu ne sçais plus où tu en es ? Parle bon françois, je te respondray bien, grand niaiz ! parle bon françois ! Ah ! tu apportes un rollet ! Va estudier, maistre Jean ! va, tu ne sçais pas ta leçon ! » Et, comme à un chien, la déesse abbaye[15], et toutes ces harangeres se mettent à crier sus luy et le presser tellement, qu’il n’eut rien meilleur que se sauver de vitesse, car il eust esté accablé, le povre homme. Et pour certain, il ha esté trouvé que, quand il eust eu un Calepin[16], un vocabulaire, un dictionnaire, un promptuaire, un trésor d’injures, il n’eust pas eu le dernier de cette diablesse. Par ainsi, il s’en alla mettre en franchise[17] au collège de Montaigu[18], courant tout d’une allenée, sans regarder derrière soy[19].


  1. Le récit qu’on voit dans Bruscambille, de la querelle d’un pédant avec une harengère, ne vaut pas celui-ci à beaucoup près. (L. M.)
  2. On appeloit autrefois, dans l’Université de Paris, martinets les écoliers qui changeoient souvent de collège, par rapport vraisemblablement à ces oiseaux nommés martinets, qui changent tous les ans de demeure, venant au mois de mars et s’en retournant à la Saint-Martin, ce qui leur a fait donner le nom de martinets. (L. M.)
  3. Pour : morue.
  4. Équivoque sur in jure. La Monnoye met en note : « Appeler injure, pour chanter injure, est une façon de parler inconnue, mais qui néanmoins tient un peu de parler procès, parler Balzac. » etc. M. Lacour croit tout simplement que l’adjectif est mis pour l’adverbe, et qu’on doit lire : « et l’appela injurieusement. »
  5. Joannes est le nom qu’on donne aux valets des régents de collège. Le nom de Jean, respectable dans son origine, est devenu méprisable dans la suite, pour avoir été trop commun. Voyez le Capitolo du Casa sur son nom Giovanni, dont il paroissoit fort malcontent. En Italie, fare il Zanni, c’est faire le bouffon bergamasque sur le théâtre ; ce que les praticiens de ce pays-là, dans les actes qu’ils expédient en latin, expriment par facere Joannem, parce que Zanni, en bergamasque, c’est Jean. Les Espagnols ont aussi dans leurs farces un bobo, c’est-à-dire un benêt, qu’ils appellent Bobo Juan. En françois, un Jean, un Joannes, un Jannin, est celui dont la femme se gouverne mal. (L. M.) — Voici le Capitolo de Jean de La Case, dont La Monnoye vient de parler :

    S’io havessi manco quindici a vent’anni,
    Messer Gandolfo, i mi sbattezzerci,
    Per non haver mai più nome Giovanni.

  6. Au lieu de per diem, jurement déguisé. Un bon curé disoit que c’étoit le jinement de David et le prouvoit par le verset 6 du psaume cxx : Per diem sol non uret te. À quoi Bèze, dans son Passarantius, a fait allusion en ces termes : Per diem, sicut dixit David. Ce qui en cet endroit signifie : Pardieu, comme dit David. Nous avons inventé dans notre langue une infinité de correctifs à ce jurement, tous plus ridicules les uns que les autres : Pardi, pardienne, pargué, parguienne, parguieu, parbieu, parbleu, pardigues, pardille, pargoi. (L. M.)
  7. Méchante, fourbe.
  8. L’écolier n’avoit juré que per diem ; le régent, croyant, comme La Roche Thomas (voy. ci-dessus, Nouvelle XIV) que le pluriel avoit plus de force, jure per dies. (L. M.)
  9. La Monnoye dit que c’est une phrase d’Olivier Maillard ou de Michel Menot,sermonnaires bouffons de la fin du quinzième siècle.
  10. Les écoliers externes, c’est-à-dire ceux qui ne demeuroient pas dans le collège, nommés alors galochers, et depuis galoches, parce que en y allant ils portoient des galoches par le mauvais chemin, pour se tenir le pied sec et garantir leurs souliers de la crotte. (L. M.)
  11. C’était sans doute l’enseigne d’un cabaret renommé dans le quartier de l’Université.
  12. « Au dix-huitième siècle, dit M. Lacour, le mot de crotté est entré dans les qualifications injurieuses dont on accablait les jésuites. C’était l’héritage que leur avaient légué les pauvres élèves de l’Université, connus dans toute l’Europe sous le surnom de Crottés. »
  13. Maquereau ; de l’italien rufiano.
  14. C’est le latin infanda, qui signifie une chose dont on ne peut parler sans horreur.
  15. Cette phrase est certainement altérée. La Monnoye croit pouvoir lire : « Et là-dessus comme à un chien abbaye. » Nous proposons de mettre : « Et comme un chien à la déesse abbaye, » c’est-à-dire : comme un chien aboie à la lune.
  16. Le grand dictionnaire polyglotte de Calepinus avait fait donner le nom générique de Calepin à toute espèce de vocabulaire, eût-il paru sous le titre de promptuarium ou de thesaurus.
  17. C’est-à-dire : en sùreté, comme un criminel poursuivi se réfugiait dans certains lieux d’asile inviolable.
  18. Ce collège, fondé en 1314 par Gilles Aiscelin, archevêque de Rouen, et situé sur la montagne Sainte-Geneviève, au coin de la rue des Sept-Voies, était célèbre par la pédanterie de ses régents et par la malpropreté de ses écoliers, qu’on appelait Capetes ; voy. ce qu’en dit Rabelais dans son Gargantua. La bibliolhcque de Sainte-Geneviève occupe aujourd’hui l’emplacement de ce collège, qui a subsisté jusqu’à la Révolution.
  19. Ici le régent est obligé de céder à la harengère ; mais, dans le petit livre macaronique imprimé à Genève, in-8, 1556, et intitulé Censura Theolog. Paris, in Rob. Cænalem, p. 68, on voit un exemple tout contraire d’un pédant, qui, ayant d’abord eu la patience de laisser cracher à ces harengères tout leur venin, prit son temps de leur chanter pouilles, lorsqu’elles étoient épuisées et n’en pouvoient plus ; et, victorieux (dit l’auteur, que je crois être Bèze), reportavit unum bonum bombycinum de Satino, pro quo deposuerat nisi ipsas vinceret. (L. M.)