Nouvelles soirées canadiennes/Juil-Août 1883/Texte entier

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Nouvelles soirées canadiennes/Juil-Août 1883


EXIL[modifier]

Je sais une maison fleurie
D’où mon cœur n’est pas revenu,
Et qui m’est comme une patrie
Où l’exil m’a fait inconnu.

Comme une feuille au vent fanée,
A son seuil de lierre jeté,
En n’y restant qu’une journée
J’y laissai mon éternité.

Car mon rêve, au lierre fidèle
Mêlant mon âme, a suspendu
Au doux toit qui me parle d’elle
L’ombre de mon amour perdu.

Sitôt que son aile m’emporte,
C’est pour y ramener mes pas,
Et je revois la chère porte
Qui sur moi ne se rouvre pas ;

Le jardin tout plein de lumière
Où montait sur les cieux pâlis
L’orgueil de la rose trémière
Dominant la candeur des lys ;

Et, debout au fond de l’allée
De chênes aux feuillages lourds
Le vieux mur où la giroflée
Posait ses fouilles de velours !


IMPRESSIONS.



Vous tous qui fléchissez sous le travail pénible des villes, fuyez, si vous le pouvez un temps, les brûlants tourbillons de poussière qui vous aveuglent ! Parias de la multitude, prolétaires de ces grandes agglomérations étiolées que l’on appelle cités, artisans, hommes de tous les métiers, esclaves de toutes les professions, plumitifs blêmis des bureaux, désertez le pavé en feu de vos rues, et volez à la campagne, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures !

La campagne, c’est le séjour de tous les enchantements ; c’est le pays des resplendissants couchers de soleil et des superbes levers de lune ; c’est le rendez-vous des artistes aériens qui font entendre et jettent incessamment vers le ciel les harmonieuses combinaisons de leur incomparable musique ; c’est l’endroit où la forêt s’épanouit mystérieuse, prêtant la fraîcheur de ses ombres à la cascatelle qui bruit et soupire à ses pieds.

La fleur s’y pare de ses brillantes couleurs. Elle y exhale, en vous souriant, les parfums les plus pénétrants de sa corolle. Les émotions les plus douces et les plus pures y descendent sur l’âme comme une rosée embaumée, et l’homme sent le besoin de tomber à genoux devant le spectacle grandiose de toutes ces merveilles qui roulent paisiblement sous le souffle de Dieu ! J’ai assisté il y a quelque temps à l’un des plus beaux couchers de soleil qu’il m’ait jamais été donné de contempler. Je voudrais en balbutier les prodiges.

Le petit sentier qui mène à la falaise un peu plus bas que l’Église, et se dirige vers l’occident, est bordé de grands arbres dont la ramure épaisse se réunit à la cime et forme, au-dessous, un véritable tunnel d’où l’ombre ne sort pas.

Ce jour là, il y avait eu un orage formidable ; mais sur les cinq heures, la grande lutte des éléments s’était terminée : « Les clairons forcenés de l’espace s’étaient tus, » dirait le Maître ! Le soleil, dont les rayons avaient été interceptés par d’énormes nuages, pareils à de vastes lambeaux de draps mortuaires, s’étalait avec majesté !

Il s’était baissé jusqu’à l’ouverture du passage d’arbres. On eût dit l’œil d’un titan y plongeant un regard. Je parcourus d’un pas rapide, l’enthousiasme au cœur, l’espace enflammé qui me séparait de mon poste ordinaire d’observation. Le fleuve coulait silencieusement. Un souffle à peine sensible en ridait les flots qui avaient l’air d’envoyer au soleil une infinité de sourires que le grand astre se plaisait à iriser. Il me semblait que toute la poésie des Orientales tenait dans ma tête. Au fond de mon imagination, ces vers du poète m’apparaissaient en lettres de feu :

 « L’astre roi se couchait. Calme, à l’abri du vent,
La mer réfléchissait ce globe d’or vivant,
Ce monde, âme et flambeau du nôtre ;
Et dans le ciel rougeâtre et dans les flots vermeils,
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
Venir au devant l’un de l’autre. »

Des larmes d’admiration inondait ma figure ; car en présence d’une scène semblable, il ne reste à l’âme qu’un moyen de traduire l’exaltation de ses facultés : pleurer !

Le soleil descendait lentement. Il dansait maintenant sur la crête des Laurentides dont il poudrait d’or la luxuriante chevelure. Tout autour, se déroulaient des nuages aux réverbérations multicolores, suspendus comme des tentures somptueuses dans le palais d’un monarque. Un peu plus haut, les reflets devenaient plus pâles ; mais les nuages y épuisaient toute la gamme des nuances et des formes les plus fantastiques. C’étaient des pics abrupts à l’aspect sombre, des chutes immenses à l’écume blanchâtre, des montagnes de granit, de quartz, de neige que la lumière faisait étinceler. Les coquettes habitations de la rive Nord, que le regard peut suivre jusqu’à une assez longue distance, semblaient pousser vers Québec, une course de brebis blanches au fond de la forêt qui commençait à se chausser d’ombre ; la locomotive bruyante laissait derrière elle une épaisse colonne de fumée dont les spirales se perdaient dans l’espace.

Une heure après cette solennité, il ne restait de toutes les splendeurs qui m’avaient ébloui… que de la nuit… Triste image de la gloire qui décline et s’effondre dans l’oubli… Mais sur un autre point de l’horizon, la lune se balançait radieuse… Symbole de l’Espérance qui doit toujours verser son doux rayonnement sur l’âme que les blessures de la vie ont flétrie !

Par delà les merveilles de ce monde, il y a Dieu ! Au-dessus des amertumes de l’existence il y a la prière qui est un endroit rapproché de Dieu ! je priais !…

On peut s’accorder à discrétion, la jouissance d’un coucher de soleil ou d’un lever de lune, et ça ne coûte pas cher. Il y a bien parfois quelque grosse tempête qui nous en dissipe les charmes, mais les orages ont aussi leur sauvage grandeur ; elle vaut bien la peine d’un quart d’heure d’admiration.

Je voudrais être en état de parler des levers du soleil ; malheureusement, c’est l’astre roi qui me voit lever chaque matin et… je n’y mets pas tant d’éclat.

On peut ramasser bien d’autres miettes de bonheur à la campagne. J’aime les grèves ! Le murmure des flots captive mon oreille. L’ombrage des bosquets me fascine avec la mystérieuse solitude qui y séjourne ; la note suave que l’oiseau laisse tomber en passant me ravit et me remue.

Tous les jours après un bon déjeuner, je descends la falaise avec un livre de Victor Hugo ou de Lamartine. Je dois avouer que je ne suis pas encore assez poète, pour planer au-dessus de la prose d’un repas frugal ; je m’accommode facilement d’un bifteck avant de partir pour le pays des rêves.

Je les aime mes grèves de Lotbinière ! Comme elles sont belles avec leurs sables mouvants, leurs graviers que l’on dirait pailletés d’argent. J’y cours chaque jour, admirant l’intéressant phénomène de la marée qui couvre et abandonne successivement le rivage. Il y a çà et là de belles touffes d’arbrisseaux qui vous invitent à savourer une de ces sublimes prières dont Lamartine a si bien rempli ses méditations.

Rien ne vous empêche de graver sur l’écorce des arbres une date… un nom béni… tout un monde de souvenirs. Sur de petites pierres, je burine une lettre… deux lettres… trois lettres… et je les lance à la mer, où elles disparaissent en ricochant… Ne soyez pas surpris lecteur, si quelque vendredi, la pointe de votre couteau heurte un fragment de roche portant ces signes cabalistiques… M. L. L… 34… Mais… je m’arrête… Me voici sur le chemin d’une confidence…

Je raffole des bains, surtout quand la mer est calme comme de l’huile. Je me précipite dans les flots avec une indicible ivresse ; j’y fais bravement le plongeon, et j’en sors tout ruisselant de perles humides et rafraîchissantes. Et combien d’autres plaisirs dont la variété est vraiment inépuisable !

Au sein de toutes ces joies, je trouve de plus à la campagne, un régiment de cousines dont les tendresses me confondent. Il m’est arrivé un jour d’avoir une légère indisposition. Toute l’institution était sur pied. J’avais beau leur chanter comme la Duchesse dans « la Fille du Tambour Major » ; « j’ai ma migraine, mes vapeurs »… ça va se passer… Ce fut un assaut en règle. ― L’une m’arrivait avec une dose de camomille ; l’autre s’avançait avec une potion de tisane, une troisième me présentait je ne sais plus quelle décoction… c’était une vraie démonstration à donner envie d’être malade toute sa vie. La convalescence fit des pas de géant. Je parlais déjà de me baigner. Il fallait les voir… c’était une opposition formidable, un siége puissant… Mes cousines se récriaient ! c’était le temps de la canicule, c’est malin… je me sentais des ardeurs de scier tout le bois du canton !… mes cousines me prophétisèrent que le sang allait me monter à la tête… que je serais foudroyé… à table, on me servait un peu de tapioca… c’était si léger… et j’éprouvais la voracité de dévorer un rosbif. Et l’on allait ainsi, me dorlotant comme un mioche, moi… un colosse !…

Quelle bizarre institution que les cousines !

Geo. LeMay.


SOUVENIRS DE ROME.

II

SUR LA ROUTE D’OSTIE.


Rien n’exprime mieux l’action de l’Église à Rome que cette prophétie du prophète Isaïe : « Ils peupleront d’édifices les lieux déserts, ils relèveront les anciennes ruines ; » et nulle part cette prédiction n’a reçu un plus entier accomplissement.

Cette vérité est surtout frappante, lorsque, suivant la route d’Ostie, vous allez visiter Saint-Paul-hors-les-murs, et les autres églises qui peuplent cette solitude.

Avant d’atteindre la porte Saint-Paul, qu’on nommait jadis porte d’Ostie, vous traversez le Ghetto, (quartier juif), triste comme le peuple sans espérance qui attend toujours. Il semble que Dieu ait voulu que cette nation sans patrie, que cette famille sans chef, fût éternellement représentée dans la ville qui rappelle le triomphe éternel de leur Messie.

Il est là, comme un sombre témoin, debout, non plus sur le Golgotha, mais sur le Thabor ; et toujours aveugle, il ne voit pas la gloire de Celui dont il a vu l’ignominie !

De temps à autre cependant, un membre plus ou moins illustre de cette famille s’en détache, et confesse le Christ. Mais ses conversions sont rares : celle de M. de Ratisbonne, en 1842 fut une des plus retentissantes, et l’on sait qu’elle fut opérée par l’apparition miraculeuse de l’Immaculée-Conception. Une circonstance remarquable c’est que ce miracle a précédé la définition du dogme, comme pour en être la démonstration préalable tandis que l’apparition de Lourdes est venue après le dogme, comme pour en être la confirmation.

On ne franchit pas la porte Saint-Paul sans songer que très probablement saint Pierre entra par là dans Rome, et qu’il en sortit plus tard avec saint Paul pour aller au supplice. On assure aussi que dans les champs qui l’avoisinent, Totila vint camper au Vie siècle.

Quelques arpents plus loin, à gauche de la voie, une petite chapelle indique l’endroit où les deux apôtres se séparèrent — les genres différents de supplice auxquels ils étaient condamnés, à raison de leurs nationalités, devant être exécutés dans des lieux différents. Ils n’ont pas dû se dire « adieu », mais « au revoir » ; car ne devaient-ils pas se retrouver ensemble quelques heures après, aux côtés de ce Jésus pour lequel ils avaient tant souffert ?

Saint Pierre fut conduit sur le Janicule, et saint Paul continua sa marche vers les Eaux Salviennes, où il devait être décapité. Au milieu de cette campagne verdoyante mais déserte, il me semble voir saint Paul, courbé par l’âge, et marchant lentement, entouré de soldats auxquels il prêche encore l’Évangile. On sait en effet, que trois d’entre eux se convertirent, et furent plus tard martyrisés.

Mais cette route d’Ostie me rappelle d’autres souvenirs. C’est par cette voie que l’on vit un jour arriver d’Afrique un jeune homme d’environ trente ans, portant sur sa figure les caractères du génie, et les clartés voilées d’une grande âme, aux prises avec l’erreur. Il s’en allait à Rome, le rendez-vous de toutes les puissantes intelligences d’alors, enseigner à la jeunesse la Philosophie et les Belles-Lettres. Il avait laissé derrière lui, sur les rives de Carthage, une mère admirable qui avait combattu son projet, qui l’avait conjuré avec larmes de ne pas l’abandonner, qui lui avait arraché la promesse de renoncer à ce voyage, et qui s’était réfugiée dans une chapelle pour se consoler et prier Dieu pour lui. Mais pendant une nuit que cette sainte femme passait au pied des autels, il l’avait délaissée lâchement, et il avait mis un océan entre elle et lui !

Le jeune homme était saint Augustin, et la femme, sainte Monique.

Un an après, la mère ne pouvant plus vivre sans son fils, traversait le même océan au milieu des tempêtes, abordait au même port, et courait rejoindre son Augustin, que Dieu lui-même poursuivait avec une égale sollicitude.

Et quand le cœur du grand docteur fut changé, quand l’eau sainte du baptême eut coulé sur ce noble front, c’est encore à Ostie que l’on vit revenir un jour ce couple illustre et choisi de Dieu.

Ils s’en retournaient en Afrique, leur pays natal, pleins de projets et de rêves pieux. Ils allaient s’y créer une solitude austère et paisible, loin des bruits et des plaisirs du monde, une thébaïde délicieuse, où tous deux vivraient avec leurs amis, dans la méditation et l’étude des admirables mystères du Catholicisme.

Mais Dieu voulait autre chose. Une autre patrie appelait sainte Monique, et le chemin qui devait l’y conduire allait s’ouvrir sur une terre étrangère. Au milieu d’extases et de visions dont le récit jette dans l’enthousiasme, sainte Monique fut atteinte à Ostie d’une fièvre soudaine, et neuf jours après, elle expirait, les yeux dirigés peut-être vers l’Afrique, mais l’âme tournée vers le ciel !

Je ne puis résister au plaisir de citer ici une page de l’Histoire de sainte Monique, par l’abbé Bougaud. C’est le récit d’un de ces ravissements qui la transportaient au-delà du monde réel :

« Elle était assise à une fenêtre sur le bord de la mer. C’était par une de ces soirées d’automne qui ne sont nulle part plus splendides qu’en Italie. Le soleil se couchait, et faisait étinceler de ses derniers feux les vastes et transparentes solitudes de la mer. Pour jouir de ce spectacle, Augustin vint s’asseoir près de Monique. Le silence du soir, la beauté du ciel, l’étendue illimitée des flots, l’infini plus grand encore qui remplissait le cœur de sainte Monique et de saint Augustin, la paix du dehors moins profonde que celle du dedans, tout cela éleva peu à peu leurs âmes, et amena sur leurs lèvres une de ces conversations qui ne sont plus de la terre. »

« Étant seuls à cette fenêtre, dit saint Augustin, nous commençâmes à nous entretenir avec une ineffable douceur ; et oubliant le passé pour ne plus penser qu’à l’avenir, nous en vînmes à nous demander ce que sera donc, dans la vie éternelle, le bonheur des saints, ce bonheur que nul œil n’a jamais vu, que nulle oreille n’a jamais entendu, et que nul cœur n’a jamais soupçonné. Et nous aspirions des lèvres de l’âme à ces sources sublimes de vie qui sont en vous, ô mon Dieu, afin que, en étant arrosés et fortifiés, nous pussions en quelque sorte atteindre à une chose si élevée. »

« Et bientôt nous eûmes vu que la plus vive joie des sens, dans le plus grand éclat de beauté et de splendeur corporelle, non seulement n’était pas digne d’entrer en parallèle avec la félicité d’une telle vie, mais ne méritait pas même d’être nommée. »

« Emportés donc par un nouvel élan d’amour vers cette immuable félicité, nous traversâmes l’une après l’autre toutes les choses corporelles, et ce ciel même tout resplendissant des feux du soleil qui allait disparaître, de la lune et des étoiles qui commençaient à rayonner sur nos têtes. Et montant encore plus haut dans nos pensées, dans nos paroles, dans le ravissement que nous causaient vos œuvres, nous arrivâmes à nos âmes ; mais nous ne nous y arrêtâmes pas, et nous passâmes outre pour atteindre enfin à cette région où est la vraie vie, abondante, inépuisable, éternelle. Et là, dès qu’elle nous apparut, nous eûmes vers vous, ô mon Dieu, un tel élan d’amour, si hardi et si puissant, que nous y touchâmes en quelque sorte par un bond du cœur. »

Sainte Monique et saint Augustin arrivant, par un élan d’amour, jusqu’à Dieu, et y touchant, pour ainsi dire par un bond sublime : voilà ce qu’on appelle un ravissement. Combien de temps demeurèrent-ils en cet état, muets, hors d’eux-mêmes ? Ni l’un ni l’autre n’auraient pu le dire. Car dans cette suspension de toutes les facultés, qu’on nomme l’extase, le temps ne pèse plus à l’âme heureuse. Eût-il duré un siècle, ce ne serait pour elle qu’un éclair, comme un rideau qui se soulève un instant et qui retombe trop vite. Aussi on ne sort d’un tel état qu’avec un gémissement. « Nous jetâmes un soupir, continue saint Augustin, en voyant qu’il fallait redescendre ; et y laissant du moins nos esprits et nos cœurs captifs, nous revînmes tristes à la région où retentit le bruit de la voix, la parole qui a un commencement et une fin. »

Oh ! qu’elle est bien divine la religion qui peut élever les âmes à de telles hauteurs !

Nous avons dépassé la basilique de Saint-Paul, à laquelle nous reviendrons, et nous laissons la route d’Ostie pour nous engager dans la nouvelle voie Ardéatine. En moins d’une demi-heure nous descendons au fond du petit vallon où l’apôtre des nations fut décapité, et où s’élèvent maintenant trois églises.

Celle de Saint-Paul des Trois-Fontaines tire son nom d’une ancienne tradition d’après laquelle la tête de l’apôtre, en tombant aurait bondi trois fois, et des fontaines auraient jailli des trois endroits. Un autel s’élève sur chacune de ces sources, et la tête de l’apôtre est sculptée sur le devant de chaque autel. On nous montre aussi, entourée d’une grille, la colonne qui servit à la décollation.

Quelques auteurs ont pensé que Néron assista à cette exécution, et s’appuient sur une épître de saint Clément, pape. Ce qui est certain, c’est que l’empereur était fort irrité contre Paul, parce que l’apôtre avait converti sa concubine favorite. Bien des fois, dans la suite des siècles, l’Église s’est attiré la haine des puissants du monde parce qu’elle gênait leurs amours illicites.

Les deux autres églises bâties au même endroit sont celle des saints Vincent et Anastase, qui n’offre guère d’intérêt, et Santa Maria Scala Cœli, ainsi nommée parce que, dans une vision, saint Bernard y vit une échelle miraculeuse dans laquelle montaient les âmes des fidèles trépassés, pendant qu’il disait la messe.

On voit dans la crypte un autel qui servit au saint, et un grand sarcophage de pierre où furent déposés les os de saint Zénon, tribun romain, et de ses soldats martyrisés avec lui. Si je ne me trompe, Mgr Bourget, archevêque de Martianopolis, a obtenu de Pie IX une partie de ces ossements, qu’il a transportés à Montréal.

Revenons maintenant sur nos pas, et arrêtons-nous, sur la route d’Ostie, à l’endroit où saint Paul fut d’abord enterré par la pieuse Lucine, noble matrone romaine, lieu que recouvre aujourd’hui la vaste basilique.

L’extérieur de Saint-Paul-hors-les-murs est triste à voir, et c’est avec un vrai chagrin que j’en détourne les yeux et que je m’empresse d’y entrer. L’intérieur dédommage, mais il ne console pas tout à fait, et Rome regrettera toujours la vieille basilique qui datait du Ve siècle, qui était si riche de souvenirs, de mosaïques et de marbres, et qu’un incendie détruisit en 1823.

Cependant de grandes richesses sont déjà accumulées dans la basilique actuelle, et le monde entier a voulu concourir à sa reconstruction. La double avenue de colonnes qui partage l’édifice en cinq nefs offre la perspective la plus brillante et la plus imposante.

Au-dessus des grands arcs que ces colonnes soutiennent à une hauteur immense, se déploie une galerie de médaillons unique au monde. Ce sont les portraits en mosaïque de tous les papes depuis saint Pierre jusqu’à Pie IX.

Quelle assemblée de pontifes ! Quelle collection sans parallèle de rois ! Y a-t-il dans toute l’histoire une dynastie royale qui puisse montrer au monde tant et de si illustres représentants ?

Les parois latérales sont ornées de pilastres et de plaques de marbre veiné, et tout l’édifice se mire dans son pavé, qui est d’un poli incomparable, et qui est composé de dalles de marbre de diverses couleurs et formant des dessins. L’autel papal est d’une richesse extraordinaire, et couronné d’un double baldaquin supporté par des colonnes de porphyre rouge, d’albâtre oriental, et de malachite.

C’est dans cette basilique que Pie IX, entouré d’un grand nombre d’évêques venus de toutes les parties du monde, proclama le dogme de l’Immaculée-Conception en 1854. Les noms des évêques présents sont inscrits sur un hémicycle en marbre blanc au fond de l’église.


III
L’APÔTRE DES NATIONS


Je ne connais pas de vie plus étonnante que celle de saint Paul, et je ne saurais dire assez combien je regrette qu’il y ait tant de lacune dans l’histoire de ce conquérant évangélique. Dieu l’envoya vers les nations, et fidèle à sa mission il les a conquises à Jésus-Christ.

Il est le type de l’apôtre dévoré du zèle apostolique, et courant plein de véhémence et d’ardeur à la conquête du monde, à peine assez grand pour son ambition. Il est le modèle des chrétiens militants, et il avait reçu cette mission de Jésus-Christ.

Persécuteur acharné du nom chrétien, il se trouve soudainement en face du Jésus qu’il poursuit de sa haine, et il est terrassé sur le chemin de Damas. C’était la foudre qu’il fallait pour convertir cet homme, et il est foudroyé.

En même temps, il entend une voix qui lui adresse ce reproche : Pourquoi me persécutes-tu ?

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il !

— Je suis Jésus !

— Seigneur, que voulez-vous que je fasse ?

Quelle rapidité ! remarque M. Hello, et comme voilà l’homme d’action ! Saisi, surpris, renversé, ébloui, foudroyé, il ne perd pas une seconde. Non seulement il ne le perd pas, mais il ne la passe pas en réflexion, ni en méditation, ni même en contemplation seulement intérieure… Saint Paul est tellement l’homme de l’action et de toutes les actions, qu’il lui faut tout de suite, hic et nunc, une vocation pratique intérieure. Il ne persécutera plus Jésus de Nazareth. Alors que fera-t-il ?

Il faut qu’il fasse autre chose, et il veut immédiatement savoir quoi.

Quand il se releva, le persécuteur était transformé en apôtre, le bourreau s’offrait comme victime.

Et la victime fut agréée : car Jésus-Christ dit à Ananie qu’il envoie vers Paul : « je lui montrerai quelles souffrances il lui faudra supporter en mon nom. » Parole terrible, qui a reçu le plus entier accomplissement.

À dater de ce jour, le persécuteur devient le persécuté, et toutes les puissances du monde et de la nature semblent déchainées contre lui. À Damas même, le gouverneur va le faire emprisonner, lorsqu’il s’échappe de ses mains en descendant par une fenêtre, le long du mur et dans une corbeille.

Plusieurs fois il est flagellé, battu de verges, emprisonné, lapidé, laissé pour mort, chargé de chaînes ; et malgré toutes les persécutions, malgré l’océan qui veut l’engloutir et sur lequel il fait trois fois naufrage, malgré les gouverneurs et les Césars, il poursuit ses courses apostoliques à travers l’Asie, l’Afrique et l’Europe, les seuls continents alors connus.

Dans les temples, dans les palais, sur les places publiques, sur le pont des navires, dans les prisons mêmes, il prêche Jésus-Christ. Devant les rois et les gouverneurs, en présence des grands et des savants, aux chefs et au peuple, qui hurlent souvent contre lui et demandent sa mort, il parle, et sa voix éloquente remporte des triomphes inouïs.

Un jour la fureur des juifs est à son comble. et Festus, qui, comme Pilate, ne voit aucun mal en cet homme, est tenté de leur livrer l’Apôtre. Mais saint Paul se redresse en face de l’injustice et s’écrie : « je suis citoyen romain, j’en appelle à César ! » Et Festus est obligé de le faire conduire à Rome.

Oh ! Quel incommode c’était pour les gouvernants d’alors !

C’est de ce procès devant César que j’aimerais à connaître les détails. Malheureusement les Actes des Apôtres ne nous en disent presque rien.

Ce qui n’est pas douteux, et que l’on peut induire des Épîtres, c’est que la défense de l’Apôtre devant Néron et les dignitaires de l’Empire eut un grand retentissement. Comme citoyen romain on le traita avec tous les égards dus à cette qualité ; on lui laissa une certaine liberté, et sa parole éloquente remua Rome toute entière.

Nul doute que l’école philosophique d’alors, et surtout Sénèque, eurent connaissance de ses prédications pleines de hardiesse, d’élévation et de nouveauté, et que les échos de sa parole pénétrèrent jusque dans le palais impérial. Quels furent ces hauts personnages que la doctrine du Christ entraîna ? Nous l’ignorons, mais c’était d’eux qu’il parlait évidemment quand l’apôtre écrivait de Rome aux Philippiens : tous les Saints vous saluent, mais principalement ceux de la Maison de César.

Ce qui est encore certain, c’est qu’après de longues procédures et plaidoieries dans le prétoire romain, saint Paul fut enfin mis en liberté, et courut à de nouvelles conquêtes. Il est à peu près sûr qu’il alla en Espagne et retourna en Grèce et en Asie. Quand il eut évangélisé l’Orient, il revint à Rome.

On ne sait presque rien de ce second voyage Mais lorsqu’il se retrouva aux côtés de son chef, Pierre, la persécution éclata plus terrible, et les deux apôtres furent emprisonnés. C’est pendant sa captivité qu’il écrivait à Timothée : Ah ! ils n’ont point emprisonné la parole de Dieu ! Défi sublime que la faiblesse croyante jettera pendant la suite des siècles à toutes les puissances humaines !

Quels furent les incidents du second procès que dut subir alors saint Paul, et de la condamnation prononcée contre lui ? Nous l’ignorons. Mais il dut être traîné au Colisée et livré aux bêtes — qui refusèrent de le dévorer, comme la chose arriva à plusieurs autres martyrs ; car il écrit à Timothée : j’ai été arraché à la gueule du lion.

Ce qui est certain, c’est qu’il passa neuf mois avec Pierre dans les sombres cachots de la Prison Mamertine, et qu’ils en furent tirés pour aller à la mort. À cette heure de ténèbres, Néron venait d’être fait dieu par ses pontifes, et la terre silencieuse s’inclinait devant lui.

« Lequel, s’écrie saint Jean Chrysostome dans le transport de son admiration, lequel des deux est l’illustre, le glorieux vainqueur ? Ce prisonnier qu’on traîne, chargé de fers, hors d’un cachot, ou ce prince qui sort couvert de pourpre des splendeurs d’un palais ? Eh bien ! c’est incontestablement le captif. Comment cela ? c’est que l’un, en dépit de ses armées et de sa domination splendide, n’arrivait pas à imposer à l’autre sa volonté. Ce misérable, chargé de chaînes, ce malfaiteur, ce pauvre en haillons, lui opposait une résistance invincible. Néron disait : cesse de répandre la parole évangélique. Paul disait : non ! la parole de Dieu ne s’enchaîne pas ! Et ce barbare, ce captif, ce faiseur de tentes, ce pauvre mourant de faim, se jouait du despote au comble de l’opulence, au faite de la domination, et qui voyait le monde entier tributaire de sa munificence. Qui donc étincelait de gloire et se couronnait de splendeurs ? Le vainqueur dans les chaînes, ou le vaincu sous la pourpre ? »

« Et que sera-ce si nous continuons à les contempler, Paul après son martyr, Néron après son égorgement ? De celui-ci on ne connait plus même la tombe : Paul repose plus magnifiquement qu’aucun roi aux lieux mêmes où vainqueur il a élevé les trophées de son triomphe. Si la mémoire de Néron s’éternise, c’est dans la honte : celle de Paul traverse les siècles, et s’étend dans tout le monde, couronnée de vénération et d’amour. »

« Ô Paul, qui me donnera de tenir embrassé ton Corps, de m’attacher à ta tombe, de contempler la poussière qui fut ce corps où s’achevait la passion du Christ, où s’imprimaient les divins stigmates ; char triomphal qui portait l’évangile aux extrémités du monde ; organe du Christ, foyer des plus resplendissantes lumières, porte-voix sacré d’où s’échappaient des paroles terrifiantes aux démons, comme autant de tonnerres, et d’autres magnanimes comme celle-ci ; J’aspire à être anathème pour mes frères ! Paroles qui retentissaient sans honte ni défaillance devant les rois, paroles qui nous révélaient Paul et le Maître de Paul, paroles qui entraînèrent les captifs par milliers, purifièrent le monde, dissipèrent les maladies, chassèrent le crime et ramenèrent la vérité. Le Christ y résidait sans cesse, et, porté par elles dans le monde entier, elles lui étaient comme d’autres chérubins, et elles en étaient dignes, ces paroles que les objets chers au Christ remplissaient seuls, et dont le vol était sublime comme le vol des séraphins. Oh ! oui, je voudrais voir la poussière, les restes sacrés de cette bouche de Paul, révélatrice de plus liants mystères que n’en découvrit le Christ lui-même. Que n’opéra pas cette bouche ? Elle chassa les démons, remit les péchés, imposa silence aux rois, fit taire l’orgueil des philosophes, conquit à Dieu tout un monde de barbares ! elle faisait des sages, réglait tout sur la terre et dans le ciel, absolvait les uns, retenait à gré les autres dans les chaines ; exerçait partout la plus souveraine domination. Oh ! oui, je voudrais voir le sépulcre où reposent ces membres, armes de justice, armes de lumière, membres pleins de vie dans la mort, comme ils étaient morts autrefois en pleine vie ; membres sacrés animés de l’esprit du Christ, crucifiés au monde, organes et vêtements de Jésus-Christ, temple du Saint-Esprit et son divin sanctuaire. »

« Voilà ton vrai rempart, ô Rome, et plus sûr et plus inexpugnable que les forteresses et les plus profondes circonvallations. Ô Rome voilà pourquoi je t’aime ! »

« Je pourrais exalter ta vaste étendue, ton antiquité, ta magnificence, et ton peuple innombrable, et ta puissance, et tes richesses, et les merveilleux triomphes de tes larmes ; mais non, pour moi, ta gloire, c’est que Paul ait daigné t’écrire, c’est qu’il aimait tes fils, c’est qu’il vint te voir et te parler, c’est que chez toi s’est achevée sa carrière. Voilà ta seule vraie gloire, ô Rome, géant immense, où brillent comme deux yeux étincelants les corps des deux apôtres. Le ciel ne resplendit pas sous les feux du soleil, comme tu resplendis toi-même sous l’éclat de ces deux flambeaux, dont tu illumines le monde. C’est de Rome que Pierre et Paul sortiront glorieux du sépulcre. Quel spectacle Rome alors contemplera, quand Paul, sortant du tombeau, s’élèvera avec Pierre, emporté dans les cieux à la rencontre du Seigneur ! Quelle rose offre Rome au Christ ! Quels diadèmes, quels colliers d’or, quelles jaillissantes fontaines, lui sont ces deux Apôtres ! Ô Rome, reçois l’hommage de mon admiration, non pas pour l’or qui te couvre, les trophées qui te parent, les monuments dont tu t’enorgueillis. Ces deux colonnes qui portent l’Église, voilà ce que j’admire en toi ! »

A. B. Routhier.

LES AQUEDUCS DE ROME ANCIENNE.



Quand on passe à travers la Campagne Romaine, on ne peut se défendre d’un profond sentiment de respect à la vue des ruines qu’on rencontre à chaque pas, restes d’une grandeur qui n’a jamais été surpassée, si tant est qu’elle ait jamais été égalée. Tous ces débris consacrés par le temps portent en eux-mêmes une poésie qui impressionne vivement l’esprit. Impossible, en les contemplant, de ne pas se reporter vers les siècles qui ont vu tant de magnificences. Les souvenirs vous assaillent en foule ; toutes les grandes figures dont l’histoire a enthousiasmé votre jeunesse se dressent devant vous entre ces monuments dont le moindre est une relique précieuse, et l’on oublie un instant le spectacle qu’on a sous les yeux pour revivre dans le passé glorieux qui a laissé, en s’en allant, tant de traces majestueuses. La pensée se prend à reconstruire ces temples, ces amphithéâtres, ces palais grandioses dont quelques-uns sont totalement ensevelis sous la poussière des siècles, et dont les autres sont encore en partie debout, malgré les assauts répétés du temps qui n’a pu les renverser tout à fait, mais dont l’œuvre de destruction se poursuit sans cesse et finira par triompher de leur force et de leur stabilité. Quand on songe à tant de splendeur anéantie, on ne peut s’empêcher de s’écrier, comme Massillon en présence du cercueil du grand roi : « Dieu seul est grand ! » Oui, Dieu seul est grand, et il y a plus de force et de durée dans la moindre de ses œuvres que dans toutes les œuvres humaines réunies. Cette plante frêle et délicate qui pousse sur les ruines de quelque amphithéâtre aux proportions colossales, elle existait, au moins en germe, dans les plantes de même espèce qui couvraient le sol au temps de la prospérité romaine. L’amphithéâtre s’est écroulé et la plante est toujours jeune. Ce principe de vie, ce souffle de Dieu, qui était porté sur les eaux au commencement, et qui vivifia le chaos, n’a pas cessé de flotter sur le monde ; il se transmet sans diminution, sans changement, sans interruption dans toutes les choses que Dieu a faites, mais les œuvres de l’homme ne durent qu’un jour, et c’est en vain qu’il cherche à leur donner la force qui brave les siècles, toutes portent en elles-mêmes un élément de faiblesse et de décadence, cause de leur ruine.

L’aspect de cette vaste plaine n’est pourtant pas aussi désolé qu’on pourrait se le figurer. Il y règne un certain mouvement, une vie à part qui lui donnent un cachet unique au monde.

De grands troupeaux de bœufs à demi-sauvages y paissent sous la garde de pasteurs au costume pittoresque, montés sur de petits chevaux, et ornés d’une grande lance qui les fait ressembler aux chevaliers du temps jadis. La vie pastorale prend ici le caractère grandiose des lieux, et quand vers la tombée du jour, vous voyez, passer au galop à travers les ruines ces grandes caravanes qu’on mène à la cité, les cris, le piétinement, le nuage de poussière qui s’élève, vous reportent encore involontairement au temps de Rome ancienne, et vous font penser à ces courses de chars, à ces combats dont les empereurs régalaient leurs sujets avides d’émotions. Ici tout est poésie, tout est souvenir, tout est enseignement, et il y aurait profanation à faire disparaître ces restes vénérables, pour lesquels quiconque a un peu d’élévation dans les idées et les sentiments, professe un véritable culte.

Parmi tous ces débris semés dans la campagne de Rome, il en est quelques-uns qui attirent surtout les regards par leur aspect grandiose et leur construction particulière. Ce sont de longues files d’arcades, tantôt à un seul étage, tantôt superposées, se dressant çà et là à des hauteurs parfois considérables, et laissant voir dans leur masse, les traces d’un ou de plusieurs conduits le plus souvent rectangulaires ou en plein-cintre. Ces ruines imposantes des anciens aqueducs romains présentent, dans leur mode de construction et dans la nature des matériaux mis en œuvre, des différences remarquables. « Les premiers construits, » dit M. Belgrand, dans son savant travail sur les aqueducs romains, « portent le caractère robuste des maçonneries des peuples primitifs des bons temps de la Grèce ; ils sont construits en pierre de taille simplement appareillée, mais ajustée avec précision. Les autres sont faits de matériaux plus petits, le plus souvent de briques. On voit que, dans l’intervalle qui a séparé la construction de ces deux séries d’aqueducs, les Romains étaient devenus maçons et qu’ils avaient compris », ajoute M. Belgrand « qu’avec de bons mortiers et de petits matériaux, on fait des ouvrages aussi solides qu’avec la pierre de taille et à beaucoup moins de frais. »

Ce ne fut que 442 ans après la fondation de Rome que fut construit le premier aqueduc. Jusque là les futurs maîtres du monde s’étaient contentés de l’eau du Tibre qui coulait à leur porte et de celle des sources qui jaillissaient en grand nombre à l’intérieur même de la ville.

Claudius Appius, constructeur de la célèbre Voie Appienne, fut chargé de surveiller les travaux de l’aqueduc qu’on appela de son nom l’Aqua Appia, et qui amenait à Rome l’eau de certaines sources encore visibles près du lieu nommé Rustica, sur la rive gauche de l’Anio, entre le 7e et le 8e milliaire de la Voie Prenestine. La longueur de ce conduit était de 11,190 pas romains, soit d’environ 10⅓ milles.

Il était tout entier sous terre, à l’exception d’une portion de 450 pieds de longueur supportée par des arcades ou des substructions.

Ce premier aqueduc ne fut bientôt plus suffisant, et l’on en bâtit successivement plusieurs autres.

Frontinus, curateur des eaux sous les empereurs Nerva et Trajan, nous apprend que, de son temps, ils étaient au nombre de neuf dont voici les noms dans l’ordre de date de leur construction : Anio Vetus, Marcia, Tépula, Julia, Virgo, Alsietina, Claudia et Anio Novus.

Procope qui, d’après le P. Aicher, fut conseiller adjoint de Bélisaire et suivit ce général en Italie vers l’an 500, en nomme cinq autres : Trajana, Severiana, Antoniana, Alexandria et Aureliana. Mais il paraît bien établi aujourd’hui que trois de ces derniers n’étaient que des branches détachées des aqueducs construits depuis longtemps. Ainsi Severiana n’était qu’une branche de Claudia alimentant les thermes de Septime Sévère, Antoniana se détachait de Marcia, pour se diriger vers les thermes de Caracalla, et Aureliana n’était qu’une simple dérivation de Trajana. Il n’y avait donc en réalité que deux nouveaux aqueducs au temps de Procope, Trajana et Hadriana. Ce dernier a été longtemps appelé à tort Alexandrina, mais M. Fabio Gori, ayant découvert, dans ces derniers temps, une inscription prouvant que cet aqueduc, commencé par Trajan, avait été terminé par Adrien, on lui restitua son vrai nom d’Hadriana. Cette erreur de Procope a donné lieu à des controverses qui ont duré jusqu’à nos jours entre les archéologues.

Le plus grand nombre des aqueducs dérivaient l’eau de sources situées à de grandes distances de la ville et à des altitudes considérables : ainsi Marcia avait une longueur de 57 milles, et sa source se trouvait à plus de 1000 pieds au-dessus de Rome. Au reste aucune ville au monde n’est aussi bien placée que la Ville Éternelle pour s’alimenter en eau de source, il en jaillit à chaque pas dans la campagne Romaine et dans la chaîne des Apennins. Chacune de ces eaux a des propriétés particulières qui les faisaient employer par les Romains à des usages différents. Il en fut ainsi au moins depuis le règne de l’empereur Nerva qui rendit un édit à cet effet. Ainsi l’eau de Marcia remarquable par sa fraîcheur et sa limpidité, fut réservée tout entière pour la boisson ; celle de l’Anio Vetus, qui était constamment trouble, fut destinée à l’arrosage des rues et aux emplois les plus vils.

C’est ici le lieu de parler du soin que mettaient les Romains dans le choix de l’eau qu’ils buvaient. Bien que dépourvus des procédés d’analyse que nous employons aujourd’hui, ils savaient néanmoins se rendre compte des propriétés des différentes eaux dont les caractère physiques et les effets sur la santé de ceux qui en faisaient un usage constant leur fournissaient les indications nécessaires. Ils regardaient comme bonnes celles qui cuisaient bien les légumes, qui ne formaient pas, par le repos, des dépôts vaseux, qui ne laissaient pas, par l’ébullition, des incrustations adhérentes sur les parois des vases. Ils recherchaient de préférence les eaux limpides, fraîches, sans saveur ni odeur. Enfin ils les considéraient comme excellentes « si les habitants de la contrée étaient vigoureux et bien colorés, s’ils n’avaient pas les membres grêles et les yeux lippeux. » Ces propriétés, on le voit, sont encore celles que l’on recherche de nos jours dans les eaux qui doivent servir aux besoins de la vie.

On comprend facilement les précautions que prenaient les Romains pour obtenir des eaux naturellement pures et saines, quand on songe qu’ils ne connaissaient pas, selon toute apparence, l’art de les filtrer. C’est pour cela sans doute qu’ils repoussaient de la consommation les eaux de rivière qui sont pourtant préférables à toutes les autres en raison de la grande quantité d’air qu’elles tiennent en dissolution. Aujourd’hui que les procédés de filtration sont très perfectionnés, on les préfère généralement aux eaux de source qui en outre sont ordinairement plus dures. Mais comme je viens de le dire, les Romains ne connaissaient aucun de ces procédés. Ils cherchaient néanmoins à obtenir, pour leurs eaux les moins limpides, une espèce de clarification au moyen de réservoirs ou piscines que traversaient quelques uns de leurs aqueducs. Mais ces réservoirs étaient beaucoup trop petits, et les eaux y séjournaient trop peu de temps (une heure à peine) pour y abandonner autre chose que les corps grossiers qu’elles charriaient, tels que le sable et le gravier. Aussi devaient-elles en sortir toutes chargées encore des matières ténues qu’elles tenaient en suspension.

Le nombre des aqueducs romains a été diversement apprécié, comme nous l’avons vu plus haut, par les différents auteurs qui s’en sont occupés ; leur longueur et le volume d’eau qu’ils débitaient ont aussi donné lieu à des recherches sérieuses et à des discussions intéressantes. Il est certain aujourd’hui que, du temps des empereurs Nerva et Trajan, c’est-à-dire environ un demi siècle avant J. C., les aqueducs étaient au nombre de neuf, et des recherches faites récemment ont démontré que leur longueur collective était de 294,014 pas romains, soit de 270 milles environ. Rondelet avait porté leur débit total à 330 millions de gallons par 24 heures, mais il paraît que ce chiffre est très exagéré, et que la quantité d’eau distribuée par les neuf aqueducs ne pouvait être, au maximum, supérieure à 210 millions de gallons en 24 heures. C’est ce qui ressort d’une savante discussion sur cette matière publiée en 1875 par M. Belgrand, dans son travail déjà cité sur les aqueducs romains.

Mais toute cette eau n’était pas à la disposition de la population de Rome ; un quart environ était réservé à César, une autre proportion considérable était distribuée dans la campagne. De plus, à l’époque dont nous parlons, l’eau de trois des principaux aqueducs Marcia, Julia et Virgo était tout entière frauduleusement détournée au profit de quelques particuliers demeurant hors de la ville, bien qu’elle fut portée aux registres de l’état comme si elle eut été régulièrement distribuée. En un mot, toutes déductions faites, chaque citoyen ne recevait en moyenne que 66 gallons par 24 heures avant la réforme de Nerva, et 110 gallons après cette réforme qui fit cesser le gaspillage et quelques unes des fraudes pratiquées par les fontainiers aux dépens du public.

Ces chiffres représentent toute l’eau concédée aux particuliers et aux différents services publics. Au temps de Frontinus, les services se répartissaient comme suit : 19 camps, 39 théâtres, 591 pièces d’eau ou lacs et 94 établissements publics, qui n’étaient autre chose apparemment que des fontaines à l’usage du peuple. Ces fontaines coulaient nuit et jour et les plébéiens pauvres y venaient puiser l’eau qu’ils n’avaient pas dans leurs maisons.

Si l’on rapproche ces données de celles que publiait dernièrement un journal américain au sujet de l’aqueduc de New-York, on pourrait croire, au premier abord, que la métropole américaine est mieux alimentée que ne l’était Rome avant la réforme de Nerva ; mais quand on songe que l’industrie romaine était insignifiante comparée à l’industrie de New-York, on comprend qu’avec une distribution moyenne de 75 gallons par tête et par jour, les habitants de cette dernière ville se trouvent infiniment moins bien pourvus que ne l’étaient les Romains avec 66 gallons.

Lorsque le nouvel aqueduc de la rivière Croton sera construit, les New-Yorkais n’auront rien à envier, sous le rapport de l’approvisionnement d’eau, à aucune ville du monde, car ils auront alors à leur disposition toute celle qui tombe annuellement dans le bassin de la rivière, c’est-à-dire un volume représentant une consommation journalière de 250 millions de gallons. La population actuelle de la ville n’atteint pas un million et demi, et quand elle sera de deux millions, chaque habitant recevra encore 125 gallons en 24 heures, ce qui est énorme.

Le cadre de cet article ne me permet pas d’entrer dans les détails de la construction des aqueducs Romains, et du mode de distribution des eaux dans Rome, je me contenterai de faire ici quelques remarques qui me paraissent intéressantes.

J’ai déjà dit que presque tous les aqueducs étaient construits en petits matériaux ; seuls les trois plus anciens, Appia, Anio Vetus et Marcia sont en pierre de taille. Ils chevauchaient souvent les uns sur les autres, se séparaient, et se rejoignaient pour se séparer encore. Tous se composaient d’un radier en maçonnerie, de deux pieds-droits et d’une voûte ordinairement en plein cintre. Ils étaient construits si solidement qu’ils seraient restés debout quand même on leur aurait enlevé l’appui des terres qui les soutenaient.

La pente adoptée par les constructeurs des aqueducs étaient toujours fort exagérée. Vitruve la fixe au minimum à . Il est certain pourtant que sept des aqueducs qui existaient de son temps avait une pente moindre, bien qu’encore beaucoup trop forte. Il résultait de cette disposition que si les sources n’étaient pas très élevées, l’aqueduc débouchait dans la ville à une hauteur relativement petite et ne faisait pas tout le service qu’on aurait pu lui demander.

Supposons que la pente eût été fixée au minimum généralement adopté aujourd’hui, c’est-à-dire à , l’altitude d’arrivée de Virgo, par exemple, aurait été de 212 pieds 9 pouces, et son eau, qui est excellente, aurait pu être amenée à rez de chaussée presque partout, jusque sur le Mont Esquilin, la plus haute des collines romaines, dont l’altitude extrême est de 236 pieds 9 pouces, tandis qu’elle ne desservait et ne dessert encore que les points les plus bas de la ville, son altitude d’arrivée n’étant que de 34 pieds 3 pouces au-dessus du quai du Tibre.

Cette exagération de pente due sans doute à l’imperfection des instruments alors en usage, qui ne permettaient pas de faire un nivellement parfaitement exact, était un moyen simple et facile d’éviter les contrepentes, inadmissibles dans un aqueduc.

L’eau une fois arrivée à la ville, il s’agissait de la distribuer. De nos jours les tuyaux en partie à grand diamètre, et d’une force de résistance considérable, permettent de faire cette distribution par une canalisation peu compliquée. On fait déboucher l’aqueduc dans un grand réservoir d’où un certain nombre de conduites maîtresses amènent l’eau dans chaque quartier, puis se subdivisent aux carrefours en ramifications secondaires qui la portent dans toutes les rues. C’est de ces ramifications que partent les tuyaux qui conduisent l’eau dans les maisons.

Mais les Romains, qui ne connaissaient que les tuyaux en plomb et en poterie et à petit diamètre, n’avaient pas le choix du système, et force leur était de recourir aux châteaux d’eau qu’ils établissaient en grand nombre dans toutes les parties de la ville et que desservaient directement les aqueducs. De là l’eau était conduite à la résidence de l’usager jusque dans la cour intérieure, le cavaedium, où elle s’épanchait nuit et jour dans un grand bassin appelé l’Impluvium.

Le niveau des châteaux d’eau étant généralement peu élevé, il était très rare que l’on pût faire arriver l’eau aux étages supérieurs des maisons ; aussi maintenait-on généralement l’écoulement le plus près possible du sol, de façon à obtenir tout le volume d’eau concédé.

La négligence que les Romains apportaient dans l’entretien de leurs aqueducs faisait que le cours en était souvent interrompu : des fuites se manifestaient dans les arcades, qui, faute des réparations nécessaires tombaient en ruine ; les particuliers détournaient à leur profit l’eau qui s’échappait par ces fissures qu’ils ne se faisaient pas scrupule d’agrandir. Ces faits expliquent les nombreuses restaurations des aqueducs par les empereurs. Mais à mesure que l’autorité des souverains s’affaiblissait, l’administration des services publics devenait de plus en plus défectueuse et bientôt le plus grand nombre des aqueducs tomba en ruines. Puis vint l’invasion des barbares et, pendant plus de cent ans, l’histoire ne fait aucune mention de ces superbes monuments. Vers l’an 500 Théodoric les fit restaurer tous, mais de nouvelles hordes de Goths et de Burgondes se répandirent bientôt sur l’Italie et moins de cinquante ans après, le dernier qui se tint encore debout, Trajana, cessa d’apporter de l’eau à Rome.

Ce ne fut qu’en 776, c’est-à-dire après un intervalle de 200 ans que les papes entreprirent de les rétablir. Adrien Ier en restaura quatre, Trajana, Marcia, Claudia et Virgo, mais pendant la période troublée qui va du règne de ce pontife au XVe. siècle, ces aqueducs furent encore tellement négligés qu’ils cessèrent d’alimenter la ville éternelle.

Nicholas V, porté au trône pontifical en 1447, entreprit de réparer l’antique Virgo, qui avait moins souffert que les autres. On lui donna alors son nom moderne de la Vergine. Trente ans après l’aqueduc était encore en ruines et ce n’est que depuis 1570 que son cours n’a pas été interrompu.

En 1587, le pape Sixte-Quint construisit La Felice, qui conduit à Rome, par un tracé nouveau, les eaux autrefois dérivées par Hadriana. En 1609, Paul V restaura l’antique Trajana qui prit le nom d’Acqua Paola. Enfin le souverain pontife Pie IX ayant fait faire des recherches pour retrouver les sources perdues de Marcia, et ces recherches ayant été couronnées de succès, fit conduire ces belles eaux à Rome par un aqueduc de construction moderne, l’Acqua Pia, qui a été mis en service quelques jours seulement avant l’occupation de la ville par l’armée de l’Italie en 1870.

Malgré le titre de ce travail, j’ai cru devoir dire un mot des aqueducs de Rome moderne, qui, comme on l’a vu, se rattachent très-intimement aux anciens.

Pour terminer cette étude, encore fort incomplète, je donne ici un tableau des volumes d’eau débités en 24 heures par les quatre aqueducs qui alimentent la ville des papes,

La Virgine 13,349,080 gallons.
La Félice 14,894,665 
La Paola 16,674,430 
La Pia 16,655,720 

Total 31,573,890 gallons ou en nombres ronds, 31,574,000 gallons.

La population de Rome étant de 250,000 habitants, le volume d’eau distribués par tête et par jour est donc d’environ 126 gallons et l’on pourra ajouter encore à l’approvisionnement actuel plus de 11 millions de gallons par jour provenant des sources de la Pia, dont on n’utilise guère qu’un tiers de la portée totale.

Ernest Marceau.

Ottawa, 1er août 1883.


LES ASSOCIATIONS OUVRIÈRES ET LES GRÈVES.



En principe les associations ouvrières sont bonnes et peuvent donner d’excellents résultats. Le travail en commun a toujours un avantage sur le travail isolé. L’association fait naître et développe un esprit d’ordre et de régularité en même temps qu’une saine émulation dont l’industrie particulière des sociétaires ne peut que bénéficier. Elle régularise le travail et assure au bon ouvrier, à celui qui a du cœur en même temps que de l’habilité, sa juste part de rétribution et cette influence qu’obtient presque toujours le succès. Elle oblige à l’économie, et, par un système de légère contribution hebdomadaire ou mensuelle, assure à la veuve et aux enfants de l’ouvrier dont un accident ou la mort a suspendu le travail, un petit revenu qui les aide à se tirer d’embarras. Un autre avantage de ce système de contribution à une caisse commune est de laisser l’esprit de l’ouvrier libre de toute inquiétude sur l’avenir de sa famille et par conséquent de lui donner plus de cœur à l’ouvrage. Bien plus, les enfants eux-mêmes s’habituent à pratiquer l’économie et à déposer à la caisse leurs petites épargnes ; ils apprennent à connaître la valeur de l’argent et à l’employer judicieusement ; c’est un véritable apprentissage de la vie qu’ils devront vivre plus tard.

Dans certains endroits, non-seulement les ouvriers sont ainsi associés entre eux et possèdent une caisse d’épargnes commune, mais ils ont même une part dans les bénéfices de la fabrique. Cet intérêt dans les fonds d’exploitation constitue un des motifs les plus puissants d’émulation : l’ouvrier sait qu’en travaillant pour son patron, il travaille aussi pour lui-même. Plus l’ouvrage sera bien fini, plus les produits seront parfaits et plus aussi les bénéfices seront considérables, plus, par conséquent, sa part de profits sera accrue. Il est donc intimement lié au sort de la fabrique et le succès de son patron devient son propre succès.

Il n’y a donc, dans ces associations, que des avantages à recueillir de part et d’autre et si l’ouvrier voulait s’en tenir à cet excellent système il n’y aurait qu’à le féliciter et à l’encourager. Mais souvent, malheureusement, il veut aller plus loin. Ne se contentant pas de sa légitime part d’intérêt et de contrôle, il veut aller trop vite et se substituer complètement à l’autorité qu’il avait reconnue jusqu’ici : il veut prendre lui-même la haute direction, le premier rôle. C’est ici que commence l’abus, et c’est de cet abus que doit provenir, dans un avenir plus ou moins éloigné, la ruine de l’ouvrier et celle du patron. Les ouvriers s’étaient associés dans un but de protection mutuelle, pour mettre en commun leur travail et leur intérêt, pour assurer l’avenir de leurs familles ; cela ne leur suffit plus. Grâce aux conseils pervers de quelques paresseux pleins d’ambition, beaux parleurs qui travaillent plus de la langue que des bras, et qui sont les véritables frelons de la ruche, ces honnêtes artisans commencent à trouver que leur travail quotidien n’est pas assez rétribué, que leurs bénéfices dans l’exploitation ne sont pas assez élevés.

Le patron mène assez grand train, pourquoi ne feraient-ils pas comme lui ? Après tout, n’est-ce pas leur travail qui fait sa richesse ? Et puisqu’il en est ainsi, ne devrait-il pas partager avec eux ce luxe apparent qui l’entoure ? Ils ne réfléchissent pas que c’est le patron qui fournit et risque son capital et que s’il est vrai qu’ils sont les bras, il est également vrai que c’est lui qui est la tête, et que tout ce qu’ils lui enlèveront d’influence et de liberté d’action sera autant de retranché sur le fonds commun qu’ils exploitent. Leur bon sens a été surpris par les phrases ronflantes des beaux parleurs ; ils ne voient plus que le mirage qu’on a fait briller à leurs yeux, ils lâchent imprudemment la proie pour courir après l’ombre, et voici venir cette plaie hideuse qui dévore nos sociétés, qui démoralise en même temps l’ouvrier et le patron : la grève ! Nous l’avons enfin nommé cette maladie funeste, aussi dangereuse pour ceux qu’elle attaque que pour celui qui veut tenter, d’y apporter remède, virus mortel qui demande le traitement le plus violent et qu’il ne faut toucher cependant que d’une main prudente et délicate.

Grâce au système d’association et d’économie qu’il a pratiqué, l’ouvrier en est arrivé à acquérir une certaine aisance, une indépendance relative. Il a accumulé un fonds destiné à l’aider en cas d’accident ou de maladie, et à subvenir dans une certaine mesure à l’existence de sa famille, en cas de décès. La création de ce fonds avait un but non-seulement légitime mais fort louable. Voici maintenant que d’une chose très-bonne en elle-même, on va faire un engin de discorde et de malheur ; d’un excellent, remède, on va faire un poison.

L’association ouvrière est dirigée par un comité ou conseil de direction. Ce comité est presque toujours composé des ouvriers les plus populaires de la société. Or, on sait que les gens les plus populaires, — surtout parmi les classes moins instruites, — ne sont pas toujours les plus méritants. Au contraire, ce sont, en général, les moins laborieux, qui laissent volontiers chômer l’ouvrage pour s’employer à capter la faveur de leurs compagnons. Ce sont des faiseurs, disons le mot, des farceurs, qui s’en tirent plutôt par un mot plaisant que par un acte de courage et dont l’activité consiste plutôt en paroles qu’en œuvres. Ils sont pour le progrès, la réforme, l’émancipation, mais un progrès, une réforme, une émancipation suivant leurs propres idées. Il y a longtemps que le patron les gène, les exploite, les pressure, ils trouvent que cela doit finir : il faut qu’ils aient leur tour. Et pourquoi pas ? Sont-ils moins intelligents que certaines personnes ? N’ont-ils pas eux aussi de la tête et du cœur ? Il est temps que l’ancien ordre de choses soit aboli et qu’un nouveau système s’établisse. Voilà leur opinion. Il faut s’affirmer. Que ceux qui ont peur le disent de suite, ils ne veulent pas de lâches parmi eux, pas de femmelettes, mais des hommes qui sachent défendre leurs droits et revendiquer leurs privilèges. C’est assez longtemps se faire opprimer, il faut lever la tête.

Voilà par quels moyens on fausse l’esprit de la plupart des ouvriers ; voilà comment on les engage dans une voie dont on leur cache les dangers. Le conseil règle, décide, organise, puis se fait approuver par la majorité. Il y en a bien qui protestent, mais leurs voix sont étouffées sous les quolibets, on les traite de lâches, de peureux ; ce sont des rétrogrades, des gâte-métier. De guerre lasse ils se soumettent et la grande affaire est décidée : on commence la grève, c’est-à-dire, on cesse le travail, il faut que les ateliers se ferment.

On ne considère point le tort qu’on peut se faire à soi-même, le tort qu’on fait certainement au patron : on s’abstient, on reste chez soi. Eh ! bien, jusqu’ici, je ne suis pas encore prêt à condamner parce qu’on a au moins un semblant de droit : la liberté d’affermer ou de ne pas affermer son travail. Mais on va plus loin. Si l’on ne travaille pas on ne veut pas que d’autres travaillent. La tâche qu’on a laissée inachevée, personne ne doit la terminer. Voici où commence, non-seulement l’injustice, mais l’abus révoltant. Si l’on est libre de s’abstenir, on n’a pas le droit de gêner l’action des autres. Et voilà pourtant ce que l’on fait : tous les jours. Non-seulement on emploie la persuasion pour engager toute une classe de travailleurs à se mettre en grève, mais quand la persuasion est insuffisante, on a recours à la force. Ceux qui se contentent du salaire offert et veulent prendre la place des grévistes, sont d’abord avertis, puis violemment éconduits : on pourchasse, on bat, on tue même, tous les moyens sont bons ; si cela ne suffit pas, on brûle les ateliers.

Cependant les fonds s’épuisent, la faim commence à se faire sentir, alors les sociétés-sœurs dans le pays, dans les états voisins, de l’autre côté même de l’Océan, font parvenir des secours pour prolonger la situation et forcer les patrons à capituler.

Voilà un état de choses dont on n’a pas l’air de prévoir toutes les conséquences. On fait la guerre à l’intempérance, on fait une grande dépense de forces et d’argent pour combattre certains abus que l’on considère comme des dangers qui menacent l’existence sociale, mais on ne semble pas comprendre que la grande, l’immense plaie des sociétés modernes, c’est la grève. C’est vers elle que doivent converger toutes les forces morales et légales, c’est à la détruire que doivent travailler tous ceux à qui leur position donne quelque pouvoir ou quelque influence sur le peuple. Sachons-le bien, la grève sera la source de tous nos malheurs.

Que ceux donc qui peuvent se faire entendre de l’ouvrier, se hâtent de lui ouvrir les yeux par tous les moyens possibles. Qu’ils lui représentent le mal qu’il fait aux autres, le mal qu’il se fait à lui-même. Qu’ils lui fassent toucher du doigt les criantes injustices qu’il commet sans s’en douter probablement. Mais, pour cela, qu’ils ne se contentent pas de faire des phrases et de rester dans les abstractions. Il faut non-seulement lui dire les choses, mais les lui faire comprendre.

Ainsi, les ouvriers ont-ils jamais songé que, lorsque cinquante d’entre eux demandent une augmentation de 10 ou 20 sous par jour, cela fait pour le patron un retranchement de 5 et 10 piastres par jour. C’est souvent tout son bénéfice et, à certaines époques de stagnation, c’est plus que son profit quotidien. Cette minime augmentation parait insignifiante si on la considère dans chaque individu, mais elle devient énorme quand on la multiplie par le total des ouvriers. Elle suffit souvent pour amener la gêne et même la ruine d’une fabrique. Il y aurait lieu de faire le même calcul sur le retranchement dans les heures de travail, qui peut suffire pour désorganiser complètement l’économie intérieure d’un atelier. L’ouvrier a-t-il de plus songé que, s’il a le droit de s’abstenir de travailler, il n’est pas maître du travail d’autrui ; que le travail est une marchandise comme une autre, et qu’il trouverait dur, sans doute, qu’un épicier, qui refuserait de lui vendre une livre de sucre à moins de dix sous brûlât la boutique de son voisin par ce que ce dernier trouverait convenable de lui vendre une livre de sucre à huit sous. D’un autre côté, si l’ouvrier a le droit de ne pas travailler, est-il relevé de l’obligation qu’il a contractée envers sa famille ? Ses enfants n’ont-ils pas droit au produit de son travail quotidien ? Cela est tellement vrai, que non-seulement les lois divines, mais les lois humaines mêmes les tiennent responsables de cette obligation.

Encore un autre point sur lequel les ouvriers n’ont pas réfléchi. C’est que, dans la plupart des cas, ils quittent l’ouvrage sans avoir donné au patron un avis qui le mette en mesure de les remplacer en temps utile. C’est ce qui est arrivé lors de la dernière grève des agents du télégraphe. Non-seulement, les compagnies n’ont pas reçu l’avis requis, mais le public lui-même a été pris au dépourvu, et le commerce de tout un continent s’est trouvé gêné, et, en certains endroits complètement enrayé par la volonté de messieurs les agents qui ont jugé à propos, à un moment donné, de prendre congé sans attendre le signal. Ici encore les lois divines et humaines s’accordent pour les condamner.

Je me demande donc si les grévistes de tous les pays ont bien réfléchi à la position, dangereuse à tous les points de vue, qu’ils occupent ; et comme je crois qu’ils agissent plutôt par irréflexion qu’autrement, plutôt par des conseils pervers que par leur impulsion délibérée, je les conjure de s’arrêter et de regarder autour d’eux pendant qu’il en est temps encore. Je conjure en même temps tous ceux qui ont la volonté et les moyens d’agir, de se mettre à l’œuvre pour tâcher d’arrêter ce déraillement funeste qui doit conduire inévitablement à la ruine et à la perdition de la société.

Du reste, celui qui peut apporter le remède le plus efficace à cet état de choses, c’est le législateur. Si j’ai peu de confiance dans une législation faite en vue de réprimer l’intempérance ; je suis persuadé que la loi seule peut, lorsqu’il s’agit de grèves et des désordres qui en résultent, frapper le mal dans sa racine. Je sais que la tâche est difficile et qu’il faut pour l’accomplir, chez le député, un grand fonds de patriotisme et de désintéressement personnel. Je n’ignore pas combien il est dangereux même pour l’écrivain de se prononcer dans ce sens. Mais ce que je sais aussi c’est que le temps presse, et qu’il ne sera plus temps d’essayer à appliquer ce suprême remède, lorsque nous serons tombés jusqu’au suffrage universel, vers lequel descendent peu à peu, mais sûrement, toutes les nations modernes.

Napoléon Legendre.


À TRAVERS LES RONCES.

(Fragments d’un journal intime.)


À Madame S. S.,



Vous m’avez dit souvent que toute étude de l’âme vous intéressait. Voilà ce qui m’engage à vous communiquer quelques fragments d’un journal intime que des circonstances un peu singulières m’ont mis entre les mains.

Mais, chère amie, il ne faut s’attendre à ce qui fait le charme du roman. Je vous le dis d’avance, il n’y a là que les pensées d’une femme dont la vie a été singulièrement aride et monotone. Ainsi ne comptez ni sur la poésie de l’amour, ni sur la poésie de la douleur.

Malheureuse d’abord dans sa famille, malheureuse ensuite dans son mariage, Valérie B… n’a guère connu que les petits chagrins et la misère de vivre toujours sans sympathie et sans joie ; elle n’a eu qu’à triompher d’elle-même pour se résigner à une vie plus triste et plus terne que la vie ordinaire.

Mais cela, elle l’a fait. Cette nature molle et passionnée a su s’arracher à la rêverie, surmonter ses dégoûts, s’attacher à tous ses devoirs. Et n’est-ce pas une chose admirable ?

Madame Swetchine disait, que pour l’âme humaine le besoin d’aimer l’emporte de beaucoup sur celui d’être heureuse. Pensée très vraie, qui m’est revenue souvent pendant que je lisais cet entretien d’une âme avec elle-même. Mais je veux bien vous faire grâce de mes réflexions.

Les pages que je vous envoie sont choisies parmi les premières et les dernières du journal. Cette année 1881, dont l’approche l’agitait d’une émotion solennelle, madame *** a été bien loin d’en voir la fin.

Donnez-lui un peu de sympathie et gardez-moi votre bonne amitié.

Malbaie, le 15 août 1883.



Des aîles !……………
Des aîles par dessus la vie
Des aîles par-delà la mort ?

(Ruckert.)


15 mai. — Voilà le mois de mai bien avancé, et nous n’avons pas encore vu le soleil.

Toujours de la pluie mêlée de neige, ou une brume presque aussi froide, presque aussi triste. Cela m’affecte étrangement.

Dans ce printemps sans éclat, sans verdure, sans poésie, sans vie, je vois si bien l’image de ma jeunesse.

Pauvre jeunesse ! Rien n’est triste comme le printemps quand il ressemble si fort à l’automne.

D’un jour à l’autre, je sens cela plus douloureusement. J’éprouve aussi un singulier besoin d’écrire. Que faire du trop plein quand l’on n’a d’intimité avec personne ? On ne peut tout garder au dedans : cela produit une fermentation trop dangereuse ou du moins trop douloureuse.

Si triste et si terne qu’il soit, le printemps n’est jamais l’automne. Je le sens à la surabondance de vie qui m’accable.

Chez les heureux, cela s’épanouit en mille songes charmants, en mille rêves de bonheur et d’amour ; mais pour d’autres c’est différent : tout reste au dedans ou se répand en flots de tristesses et de larmes.

16 mai. — Sans doute, on ne doit pas souhaiter une jeunesse toujours joyeuse, pas plus qu’un printemps toujours serein.

Que deviendrions-nous, mon Dieu, si les jours de pluie ne se mêlaient aux jours de soleil ? et dans un ordre supérieur, combien encore plus à plaindre nous serions peut-être si les pleurs ne se mêlaient à nos joies ?

Ah ! je comprends cela, je comprends que la douleur est nécessaire pour féconder la vie. Mais la joie l’est-elle moins ? À qui servirait la pluie sans les chauds rayons du soleil ? et que peut-on espérer d’une vie toute de tristesse ?

Je pense à cela souvent, trop souvent même. À quoi bon ! Ne faut-il pas me résigner à voir tout languir, tout dépérir dans mon âme ?

Dans l’ordre spirituel comme dans l’ordre naturel, n’y a-t-il pas une atmosphère où rien ne vit, où toute flamme s’éteint ?

17 mai. — Chose triste à penser ! La flamme est si belle ! elle éclaire, elle réchauffe, elle nourrit, elle réjouit. Ardente et pure elle tend toujours à s’élever.

Mon Dieu ! ne la laissez pas s’éteindre dans mon âme avant d’avoir brûlé.


20 mai. — D’aussi loin que je me rappelle, je retrouve le même intérieur froid et troublé. J’en ai toujours souffert, mais il y a des peines qui vont s’aggravant.

Oh ! quelle âcre et corrosive tristesse certaines larmes déposent au plus profond du cœur. Quelle pénétrante, quelle dangereuse amertume elles répandent sur la vie entière.

On dit que le danger est partout. Soit. Mais les saines joies du cœur ne sont-elles pas un peu comme les feuilles qui purifient l’air de bien des poisons ?

Au moins cela me paraît ainsi et je redoute l’avenir qui m’attend.

S’il est des douleurs qui fortifient l’âme, qui l’enrichissent, n’en est-il pas d’autres qui la flétrissent et la dessèchent ?


21 mai. — On plaint les malheurs éclatants, on s’intéresse à ce qu’on appelle les grandes douleurs. Oh ! combien les souffrances misérables me semblent plus difficiles à supporter ! Combien surtout l’effet m’en semble plus à craindre sur l’âme ! Le vent et l’orage donnent aux plantes plus de force et de sève, mais qui n’a vu de ces arbres dépouillés, déchiquetés, rongés jusqu’au faîte par les larves ?

Douloureuse image qui m’a fait songer plus d’une fois. Pour peu qu’on s’observe on sent si bien comme les chagrins misérables appauvrissent l’âme, la vulgarisent, la déflorent.

C’est triste, mais c’est vrai.


22 mai. — Qui sait, peut-être n’est-ce vrai qu’autant qu’on souffre mal ? Et si je suis aussi sensible à mes peines est-ce bien parce que je les crois nuisibles à mon âme ?

S’il y a du danger dans la privation de toute sympathie, dans les froissements perpétuels du cœur, dans les ennuis et les dégoûts de tous les instants, il y en a aussi dans les douceurs de la vie — il y en a surtout dans les enivrements du bonheur.

Ceux-là les redouterais-je beaucoup ? Me faudrait-il bien du temps pour m’y résigner ? Oh, qu’on est peu sincère même avec soi-même !


23 mai. — Puis le cœur… le pauvre cœur si lourd à porter quand il est vide ! Comment l’habituer à jeûner de toute sympathie et de toute joie ? Au premier coup d’œil il semble qu’il suffit d’un peu de foi et de réflexion pour mépriser les joies qui passent ; mais c’est le contraire. Du moins, j’ai beau faire, je ne puis m’amener à ces austères dédains.

Pourtant, je sais par cœur bien des belles phrases sur la vanité de l’amour et du bonheur, mais n’y a-t-il pas là-dedans beaucoup d’exagération ?

Et quand même tout finirait par se faner, par se flétrir, faut-il mépriser tout ce qui ne dure pas éternellement ?

Ni la verdure ni les fleurs ne durent toujours. Cependant qu’elles sont belles et sans elles que la terre serait triste !


29 mai. — Oui, la verdure est belle et enfin voici le printemps sérieusement à l’œuvre. On sent circuler partout la vie fraîche, puissante, exubérante.

J’ouvre ma fenêtre dès le matin. J’aime ce soleil éclatant, cet air tiède chargé des senteurs nouvelles, et je voudrais n’avoir rien à faire qu’à regarder verdir, qu’à regarder fleurir, qu’à écouter ces bruits agrestes et charmants.


10 juin. — L’humeur noire que j’avais dans le cœur s’en va. À vrai dire ma tristesse n’est plus qu’une brume légère souvent transpercée de soleil.

Sans doute, rien n’est changé dans ma vie intime, mais dehors tout est si vivant, si lumineux, si beau que le froid et le terne du dedans s’oublient — et l’on trouve du plaisir à se sentir vivre.


15 juin. ― Je suis avec charme l’œuvre du printemps.

Qu’est-ce que la sève ? Merveilleuse, ouvrière celle-là ! Si invisible et silencieuse, cependant si vive, si active, si ardente. J’avoue qu’elle me fait songer.

Si j’étais une mystique, je verrais dans la sève mystérieuse la gracieuse image de la grâce de Dieu. L’une comme l’autre ne produit-elle pas la plus étonnante variété de feuilles, de fleurs et de fruits ?

Je lis la vie des saints depuis quelques jours. Beau livre qui me fait prendre la résolution de bien souffrir et de bien agir.

Toute position que nous n’avons pas choisie est bonne sans doute, puisque c’est Dieu qui nous y a mis. La foi dit cela, mais…


16 juin. — Pourquoi s’inquiéter, se tourmenter ? nul ne sait ce qui lui convient.

Il y a des fleurs qui s’épanouissent mieux à l’ombre qu’au soleil, d’autres vivent parmi les rochers qui mourraient dans la mousse, et le beau nénuphar qui périt dans les jardins s’élève blanc et parfumé au-dessus de la vase et des eaux mortes.


26 juin. — Journée belle au dehors, mais bien triste au dedans.

Je lisais tout à l’heure, que dans les forêts des tropiques où le danger est partout, rien n’exerce si terriblement le courage que la piqûre des insectes.

Ne pourrait-on pas en dire autant de la vie et de ces petits chagrins, qui, à force de se renouveler deviennent de véritables tourments, et causent d’insupportables angoisses.

De même, qu’est-ce qui fait une vie heureuse ? Un grand succès ? quelque bonheur éclatant ? Il me semble que c’est bien plutôt la multitude des petits bonheurs, et si j’avais été consultée j’aurais pris pour ma part les doux contentements, les humbles joies de chaque jour qui sont à la vie ce que l’herbe est à la terre. La belle herbe si aimable avec ses faibles parfums et ses douces petites fleurs !


27 juin. — Mais il y a des vies dont il semble que Dieu a dit, comme de la terre aux premiers jours : que l’aride paraisse. Et celles-là ne sont-elles pas tristes entre toutes ?

Comment supporter cette pesante, cette horrible monotonie ? Comment s’habituer à la privation de tout ce qui fait l’intérêt, la douceur et le charme de l’existence ? Mais à quoi bon s’affaiblir dans ces considérations ? La raison dit qu’il faut accepter la réalité. Oui, il faut l’accepter, il faut recommencer sans cesse la lutte pénible et stérile, sans rien de ce qui excite l’ardeur du combat, sans rien de cette noble joie qu’on sent dans son âme quand on s’est vaincu soi-même. Et quoi d’étonnant ? Le refoulement de tout ce qui en nous appelle la joie, la vie, la paix, l’amour, la beauté, est-ce une lutte ? Pourtant voilà ce qui, pour moi, s’appelle accepter la réalité.


28 juin. — Mon Dieu, que je ne souffre pas inutilement.

Voilà une prière que je fais fréquemment. Oh que je me sens triste ! Malgré moi je pleure souvent. Mais je sens que ces pleurs ne valent rien.

Ô larmes de ceux qui ont lutté et souffert, larmes du soldat vainqueur ou vaincu, larmes sacrées, larmes bénies qui fécondez la vie, ceux-là ne vous connaîtront jamais qui n’ont rien à faire qu’à végéter.


29 juin.Rien à faire. Je regrette cette parole et toutes les amères pensées où je m’empêtre souvent.

L’Imitation dit : C’est faire beaucoup que d’aimer beaucoup. C’est faire beaucoup que de faire bien ce que l’on fait.

Il y a dans cette parole la condamnation de bien des rêves et des regrets. Qu’importe à nous-mêmes et aux autres, l’éclat de nos œuvres ?

Se trouver mal placée, mal partagée, n’est-ce pas dire à Dieu : Je sais mieux que vous ce qui me convient. Grande audace, ma pauvre Valérie.


30 juin. — Il est des libertés que Dieu permet. Le plus aimable, le plus tendre des pères ne s’offense pas quand son enfant, trouvant la soumission trop difficile, se jette entre ses bras et lui crie : Mon père. J’aime cette pensée qui me rappelle un souvenir de lumière et de joie.

Un jour du mois de mars dernier, malgré le plus mauvais temps, je m’étais rendue de bonne heure à la messe, parce que j’avais plein le cœur de tristesse et d’âcreté. Je m’en revenais en songeant amèrement à tout ce que j’avais souffert et à tout ce que je souffrirais encore, et le dégoût de la vie s’augmentait de la révolte contre Dieu dans mon âme.

Mais sur cette triste pente, je m’arrêtai tout-à-coup, saisie d’un sentiment involontaire de respect et de crainte ; je ne sais quoi de doux et d’ardent coula à travers mon cœur et me fit crier à Dieu : Mon Père, mon Père.

Parole puissante qui fondit à l’instant tout ce que la tristesse avait amassé de froideurs et de défiances. Je pleurai longtemps, mais humblement, tendrement, comme on ferait dans les bras d’un père adoré contre lequel on aurait follement nourri bien des ressentiments, et qui loin de s’indigner des colères et des reproches les fondrait en regrets et en amour dans le plus étroit et le plus délicieux embrassement.

Puis, quand je fus dans ma chambre, ouvrant l’Évangile j’y lus : Parce que vous êtes enfants, Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son fils qui crie : Mon Père, mon Père.

Oh, que les troubles, que les défiances étaient loin ! Je restai plusieurs jours avec ce sentiment de soumission si profond et si tendre, et le souvenir m’en est resté – pour ma confusion peut-être — car je vais encore bien près du découragement et du murmure.


2 juillet. — Il me semble que ce qui perd la plupart de nous ce n’est pas le plaisir, mais le mauvais usage des peines. La nature répugne si invinciblement à la souffrance. C’est un feu que la passion du bonheur, un feu étrange qui s’attise surtout de toutes les souffrements, de toutes les douleurs.

5 juillet. – Quand je regarde dans mon cœur, j’y trouve bien des sentiments qui m’inquiètent et m’humilient. Rien d’étonnant. Un arbre creux n’est-il pas toujours habité par de vils insectes qui dévorent sa sève ?


7 juillet. – Comment se défendre de l’ennui ? Le cœur vide s’en remplit et rien n’est si difficile à porter. On ne s’habitue pas à se passer d’amour et ce qui m’en a été donné me rappelle l’eau qu’on distribue à ceux qui traversent le grand désert : eau si insipide et si rare et qui ne fait qu’irriter la terrible soif.


8 juillet. – Il me faudrait la piété, cette vie des femmes, comme disait une âme tendre. Quoiqu’ils aient à souffrir d’ailleurs, ceux-là sont les heureux dont un sentiment puissant remplit le cœur. Mais ce sentiment où le trouver, sur la terre ? Que de foyers d’où l’amour est absent ! Combien qui sont unis par le sang sans l’être par le cœur ? Parfois j’incline à croire qu’une grande affection est l’une des raretés de ce monde. Comment donc se flatter de l’avoir jamais ? Mais aussi comment se contenter d’un sentiment sans élévation, sans profondeur, sans charmes.

Il est clair que beaucoup s’en contentent. Serait-ce donc un tort d’avoir le cœur difficile ? On a l’air d’en juger ainsi, mais il me semble que c’est plutôt un malheur. Je sais que d’après quelques-uns, une disposition de ce genre annonce souvent de l’élévation. Est-ce vrai ? Ce qui est sûr, c’est que sur la terre, les grandes ailes sont parfois un empêchement, et l’oiseau le plus puissant au vol,[1] celui qui trouve le calme par-dessus la région des orages et des tempêtes, périt souvent misérablement parce que pour s’enlever, il lui faut beaucoup de vent ou un endroit élevé.


10 juillet. – Restée longtemps à regarder la mer. On dit que le cœur chrétien devrait être comme la mer, au fond toujours calme si troublée qu’elle soit à la surface. Pour moi le calme est à la surface et le trouble est au fond.


15 septembre. – Je n’ouvre pas souvent mon cahier. Qu’y mettrais-je ? Mes jours se ressemblent comme des grains de poussière, et je n’ose pas souvent regarder dans mon cœur. Plus la vie est triste et monotone, plus les troubles du cœur y sont dangereux : le vent brûlant, redoutable toujours, ne l’est jamais autant que lorsqu’il soulève les sables arides du désert.


27 septembre. – Il y a des excès de sensibilité que la raison réprouve sévèrement, mais la fâcheuse n’est pas toujours écoutée. La modération répugne tant – du moins à certains moments.

J’envie les gens fortement occupés, ceux que l’action arrache à eux-mêmes. De combien de tristesses ne sont-ils pas préservés ?

Lorsqu’on surabonde de force et de vie, il est dur de n’avoir rien à faire qui prenne l’esprit ni le cœur. Et quand on souffre autant de la réalité, comment ne pas se laisser entraîner souvent dans le beau pays des songes ? Je sais que ce n’est pas sage. On revient toujours plus faible et troublée de ces beaux voyages. Mais on échappe à l’ennui comme on peut. D’ailleurs, parce qu’on a toujours marché dans une route aride, s’en suit-il qu’il n’y a pas de doux sentiers… de doux sentiers verts et sombres où l’on a de la fraîcheur et du soleil ?

Faut-il nécessairement que l’avenir ressemble au passé ?




(Quatre ans d’intervalle.)


20 août. – Feuilleté par hasard mes cahiers de jeune fille.

Voilà longtemps que j’écrivais ces lignes. Depuis ma vie a bien changé et… je commence à croire que l’avenir pourrait bien ressembler au passé.

Triste pensée ! mais à quoi servent les illusions ? Pourquoi toujours les garder ? toujours les nourrir ? Et combien les plus chères sont à jamais fanées, décolorées ! Je le sens encore plus ici qu’ailleurs, il semble. Tout m’y rappelle si vivement les pensées qui m’occupaient alors. Alors et maintenant. Deux mots bien différents parfois.

Mais que le souvenir est puissant ! et quelle tristesse m’a laissée la route de J… ! Belle route pourtant ! si sauvage et si charmante !

Quand j’y passai le jour de mon mariage, je me souviens que j’en fus ravie. Alors je croyais aller à la paix, à la vie, à l’amour.

Les illusions sont mortes, mais le charme de ce voyage peut-il s’oublier ? Oh, que tout me semblait beau ! que je lui étais reconnaissante de ses tendres paroles, de sa vive gaieté, de ses aimables soins ! Comme il me semblait que j’allais l’aimer ! Par moments, je ne sais quoi d’ardent éclatait dans mon cœur : Ô mer, ô soleil, ô rose, aurais-je volontiers chanté.

En repassant là hier, cachée dans le fond de ma voiture, j’ai pleuré. Mon Dieu, adoucissez mes regrets. Faites-moi comprendre que vous n’avez pas fait pour la terre, le ravissement d’admirer et d’aimer.


22 août. – Quoi ! ne saurait-on accepter la vie telle qu’elle est. Ne saurait-on s’aider de sa raison ni de sa foi. La foi. Mon Dieu ! elle est bien peu de chose, quand elle ne pénètre pas la vie même. Voilà la plus belle partie de ma jeunesse écoulée – oui, écoulée à jamais. – Qu’en ai-je fait ? Cette forte et généreuse sève du printemps, à quoi m’a-t-elle servi ? Sinon à nourrir ce qui est déjà mort ou ce qui devrait l’être.


25 août. – Je pense à cela souvent, sérieusement, et je voudrais un peu de courage ! On n’appauvrit pas un arbre en arrachant ses feuilles flétries, ni en retranchant ses branches inutiles. Au contraire, ceux qui cultivent les plantes savent comme on les affaiblit en laissant la sève se consumer inutilement. Et ceux qui cultivent les âmes, que ne savent-ils pas ? Qui peut dire jusqu’à quel point on se débilite dans les vains espoirs et dans les vains regrets ?


4 septembre. – Oh ! que de peines, que de fautes on s’épargnerait si l’on restait toujours dans le vrai, si l’on voulait comprendre qu’on n’est pas sur la terre pour être heureux.

Mais cette vérité est dure à entendre et la raison n’y sert pas à grand chose.

Non, ce n’est pas avec des raisonnements qu’on calmera jamais l’impétueuse, la brûlante passion du bonheur. Autant vaudrait essayer d’éteindre un volcan avec des morceaux de glace ou d’arrêter un torrent avec quelques branches.

Mais si la raison (la mienne du moins) est impuissante, la foi peut tout. C’est elle qui répétant sans cesse que la vie n’est pas la vie m’a sauvée de la tristesse désespérée.

Chose étrange peut-être, toutes mes peines ensemble ne m’ont pas dégoûtée de la vie comme ce que je pourrais appeler mes joies. Pauvres joies ! pauvres fleurs si attendues, si cultivées, mais restées si faibles, si chétives et qui n’ont déjà plus ni éclat, ni parfum. N’en est-il pas de certaines existences comme de ces sols stériles où rien ne croîtra jamais ?


5 septembre. – On peut toujours ce qu’on doit. Donc, je puis me résigner.

D’ailleurs, tout charme s’efface bientôt, paraît-il. Entre fleurs avortées et fleurs flétries, la différence est-elle si grande ?


6 septembre. – Il est des dégoûts salutaires – des dégoûts qui élèvent l’âme plus que tous les enchantements, que toutes les ivresses. Je le sais, mais je ne sais pas supporter cette misère qui s’engendre de l’absence de tout sentiment vif : misère très réelle et profonde, et qui va croissant. L’habitude qui peut tant de choses ne peut rien en cela.

Si désillusionnée que l’on soit, le besoin d’aimer reste le même au fond du cœur. L’amertume de la tristesse le prouve, comme l’âcreté de la fumée prouve la présence du feu.


15 septembre. – Grand vent depuis deux jours. Souvent, je vois de pauvres oiseaux saisis, emportés par la tempête.

Mon Dieu, que deviendrais-je sans la prière, la prière qui calme, qui fortifie.

Oui, mais il faut prier avec un cœur sincère, et ne pas entretenir ce qui en nous aime le trouble, l’agitation, l’écume.


17 septembre. – L’inexprimable tristesse de la vie ne vient-elle pas du terne qui en fait le fond. La douleur passe mais le terne demeure. Et le cœur a des exigences si impérieuses, un si terrible besoin de vie et de bonheur. Sans doute, on sait quelle effroyable disproportion il y aura toujours entre nos désirs et ce que la chétive réalité peut donner. Cependant la seule apparence d’une joie vive nous séduit, et l’on reste un peu comme les enfants qui s’imaginent qu’en montant sur une montagne, ils toucheraient le ciel avec la main.


18 septembre. – Souffrir patiemment dissipe bien des fantômes. Il faut donc tâcher de bien souffrir. Puisque le cœur est le grand coupable, n’est-il pas juste qu’il soit aussi le grand pénitent ?


20 octobre. – N’est-ce pas une chose singulière comme des paroles qu’on a entendues toute la vie, nous touchent à certains moments.

Ce matin j’assistais à la messe et hélas, j’étais bien loin, quand le sursum corda a frappé mon oreille distraite. J’en ai ressenti une émotion profonde, un ébranlement puissant et délicieux.

Mais la couleuvre voleuse, comme disent les Indoux, a bien fait son œuvre et, à part ces moments où la grâce nous soulève, l’amour de Dieu nous répugne.

Ce n’est pas, dit l’Imitation, ce n’est pas sans beaucoup de peines et de combats qu’on parvient à mettre en Dieu seul ses affections.


31 octobre. – Un bon prêtre m’a dit : Vous n’avez plus d’illusions, cultivez l’espérance.

Parole que j’aime. Mais qui donc songe au ciel ? Il semble que ce qui n’est pas fugitif, périssable et borné, n’est pas digne de nos pensées.

Pourtant, ce soir, à genoux dans l’ombre de l’église, je pensais à la fête de demain, je pensais à cette tendre et puissante fidélité de Dieu qui nous a promis une part de son propre bonheur, et un sentiment d’inexprimable douceur me faisait pleurer.

« La clef du ciel, c’est la prière
Et Dieu l’a mise dans ma main. »


1er novembre. – L’espérance a des clartés magnifiques, elle a aussi des ombres bien profondes, mais ces ombres sont pleines de charmes. Cet invincible besoin de bonheur, Dieu ne l’a pas mis en nous pour notre tourment. Il entend le satisfaire. Beau rêve de l’amour immortel et sans bornes ! il n’y a pas de folie à vous nourrir dans mon cœur. Au contraire, c’est un devoir sacré.

Ah ! si l’espérance tenait sa place dans notre âme, est-ce que la vie, au lieu de s’assombrir, n’irait pas s’embellissant, s’illuminant, comme les chemins verdissants et réjouissants du printemps.

Qui ne sait ce que l’illusion fait de la vie à certains moments, et l’illusion qu’est-elle ? Sinon l’ombre, la seule ombre de l’espérance.


31 décembre, 11½ heures. – Je ne sais pourquoi je veille encore. J’ai cette fantaisie d’entendre sonner minuit, ou plutôt quelque chose de solennel m’obsède et ce bruit du vent qui fait tourbillonner la neige n’est pas distrayant.

Voilà l’année qui finit, qui s’en va disparaître comme les autres si loin, si à jamais hors d’atteinte.

Cette terrible rapidité avec laquelle on se sent emporter fait songer, car dans la voie où nous passons nul ne repassera jamais.

Grave pensée ! et qui n’est pas sans tristesse pour ceux mêmes qui ont toujours marché dans le sable et les ronces. La jeunesse a le pas si élastique, si léger. Malgré tout, on l’aime, on voudrait la retenir.

Hé mon Dieu ! que ne voudrait-on pas ? Comme volontiers souvent on se remettrait à la poursuite des chimères ! Et avec quelle étrange peine on commence à réaliser soi-même l’incroyable brièveté des années !

Mon Dieu ! délivrez-moi de la folie des regrets et des rêves. Faites-moi comprendre la gravité de la vie. Qu’importe qu’il me manque un peu plus qu’aux autres ; aux plus favorisés il manque encore bien des choses, et sur la terre chacun connaît la tristesse profonde de l’impuissante aspiration.

Jamais nous n’aimerons comme nous aurions besoin d’aimer ; jamais nous ne serons aimés comme nous aurions besoin de l’être. La réalité n’est pas le roman, et l’important dans la vie, c’est de se résigner à l’insuffisant, au vide, au froid, au terne.

Mais s’y résigner, est-ce s’en contenter ? Non, Dieu ne veut pas cela, et s’il a frappé de néant nos bonheurs et nos tendresses, c’est pour nous faire mériter l’amour jusqu’à l’adoration, la joie jusqu’à l’extase.

Oh, que nous devrions bénir nos intimes tristesses ! La souffrance, disait un saint, la souffrance est la fleur des biens que nous attendons.

Laure Conan.
  1. La frégate.
LE COMTE DE CHAMBORD.


La mort d’Henri V donne tort à de nombreuses prédictions et brise de chères espérances. La France n’aura pas son Roi. Cela prouve une fois de plus que les voies de Dieu ne sont pas nos voies et que ses pensées ne sont pas nos pensées. Pour l’exécution de ses mystérieux desseins, il ne consulte pas les désirs des hommes ; quand il a besoin d’un instrument de sa miséricorde ou de sa justice il le choisit où il veut et ne l’appelle que lorsqu’il veut. Toutes nos prévisions, tous nos petits calculs sont trompeurs.

Voilà la vérité que nous tenons à proclamer tout d’abord. Mais, de grâce, quelles que soient vos opinions et vos préférences politiques, n’insultez pas aux espérances déçues. Ne blâmez pas ces milliers de cœurs français qui pleurent aujourd’hui sur la tombe du dernier représentant de la branche aînée des Bourbons, et laissez-nous, nous fils de France, partager leur douleur.

Oui, la France peut gémir, car dans le comte de Chambord elle a perdu un grand homme, un grand chrétien, un grand prince. L’Église a ressenti son malheur et s’est affligée en apprenant que le cœur du petit-fils de saint Louis avait cessé de battre :

Tous ceux qui, dans notre mère-patrie, sont restés fidèles aux traditions monarchiques regardent cette mort comme un châtiment ou une terrible épreuve. Ils soupiraient depuis si longtemps après le jour où le roi, revenant au milieu de son peuple, travaillerait à sa pacification et à son bonheur ! Ils attendaient de lui de si grandes choses ! Tant d’œuvres nationales naîtraient et grandiraient à l’ombre de son drapeau pour le bien du pays et pour l’honneur de Dieu ! Ce vieux drapeau avait-il toujours été sans tache ? Nous sommes loin de le prétendre, mais convenez-en, il portait dans ses plis des siècles de gloire et de vertus. Un canadien peut-il oublier qu’il fut le premier étendard planté sur notre sol à côté de la croix ?

Le Roi !… Vienne le Roi, tel était le cri de plusieurs millions de Français. Le peuple, le bon peuple priait, allant de pèlerinage en pèlérinage, et se disant que le ciel ne pouvait rester sourd à ses supplications ardentes. Chaque année, quand venait la fête de l’illustre proscrit, les royalistes réunis dans quelque ville de la Bretagne, ou du midi de la Vendée exprimaient hautement sous les yeux de la République leurs espérances et leurs vœux. Qui osera leur reprocher de s’être plaint au milieu de leurs souffrances et de leurs larmes ? Persécutés sans cesse dans leurs convictions, dans leurs croyances, dans tout ce qu’ils avaient de plus sacré et de plus cher, aurait-on voulu qu’ils se condamnassent à un perpétuel silence ? Un homme leur apparaissait comme le plus sûr salut de leur patrie : c’était le Roi : ils l’appelaient. Ils avaient foi en sa mission et reposaient en lui leur confiance. Qui pourrait leur en faire un crime ?

On connaît le testament politique de Berryer : « Ô Monseigneur, ô mon Roi ! On m’a dit que je touche à ma dernière heure. Je meurs avec la douleur de n’avoir pas vu le triomphe de vos droits héréditaires, consacrant l’établissement et le développement des libertés dont notre patrie a besoin. Je porte ces vœux au ciel pour Votre Majesté, pour Sa Majesté la Reine, pour notre chère France… Adieu, Sire, que Dieu vous protège et sauve la France ! »

Ces paroles étaient écrites en 1868. Depuis lors que d’événements néfastes ont justifié l’amour du peuple pour le comte de Chambord ! La défaite et l’humiliation de Sedan, les horreurs de la Commune, la guerre déclarée ouvertement, dans la presse et dans les lois, à la famille, à la magistrature, à la liberté de l’enseignement, au clergé, aux ordres religieux, au Christ lui-même dont on a enlevé l’image des écoles, n’en était-ce pas assez pour donner à la France le droit d’appeler un libérateur ?

Ah ! si, dans ces jours de tourments et d’angoisses, tous les partis politiques avaient imposé silence à leurs rancunes personnelles ; si, en présence de la patrie déchirée, renonçant à leurs prétentions ambitieuses, ils avaient tendu les bras à l’exilé de Frohsdorf, quel sublime et consolant spectacle aurait alors été donné à l’Europe et au monde ! Sur les autels de la vieille cathédrale de Reims où Clovis reçut le baptême, le Roi aurait juré à Dieu et à l’Église amour et fidélité. Son front, avant de ceindre la couronne aurait été consacré par l’huile sainte ; le cantique d’allégresse aurait retenti sous les voûtes du temple ; puis à l’heure de l’enthousiasme patriotique aurait succédé l’heure de l’action, et l’on aurait vu se fonder « un gouvernement vraiment national ayant le droit pour base, l’honnêteté pour moyen, la grandeur morale pour but ». Tout pour la France, par la France et avec la France disait Henri ! Voulez-vous connaître son programme ? Le voici : « Un pouvoir fondé sur l’hérédité monarchique, respecté dans son principe et dans son action, sans faiblesse comme sans arbitraire ; le gouvernement représentatif dans sa puissante vitalité ; les dépenses publiques sérieusement contrôlées ; le règne des lois ; le libre accès de chacun aux emplois et aux honneurs ; la liberté religieuse et les libertés civiles consacrées et hors d’atteinte ; l’administration intérieure dégagée des entraves d’une centralisation excessive : la propriété foncière rendue à la vie et à l’indépendance : par la diminution des charges qui pèsent sur elle : l’agriculture, le commerce et l’industrie constamment encouragés ; et au-dessus de tout cela, une grande chose : l’honnêteté ! l’honnêteté qui n’est pas moins une obligation dans la vie publique que dans la vie privée ! l’honnêteté qui fait la valeur morale des États comme des particuliers !

Dans l’éducation de l’enfance et de la jeunesse, le comte de Chambord voyait « l’un des plus sûrs moyens de remédier aux maux présents de la France et de lui préparer un meilleur avenir. » Aussi, voulait-il en faire l’objet incessant de sa sollicitude : « De nombreuses et graves atteintes, disait-il, ont été portées à la loi de 1850. Il faut protéger intrépidement ce qui en reste, revendiquer avec une persévérante énergie ce qui nous a été enlevé, et réclamer hautement l’exécution fidèle de la loi dans toutes ses dispositions. Surtout, préservons les classes populaires du joug tyrannique et de l’odieuse servitude de l’enseignement obligatoire qui achèverait de ruiner l’autorité paternelle et d’effacer les dernières traces du respect dans la famille et dans l’État. »

Touchant les rapports de l’Église et de la société civile, il avait des idées qu’on dirait être l’énonce fidèle d’une thèse de théologie ou de droit canon : « Pleine liberté de l’Église dans les choses spirituelles, indépendance souveraine de l’État dans les choses temporelles, parfait accord de l’un et de l’autre dans les questions mixtes, tels sont les principes qui, au sein des sociétés chrétiennes, doivent, aujourd’hui plus que jamais, régler les rapports des deux puissances pour le bien de la religion et le bonheur des peuples. »

Nous ne pouvons parcourir ici tous les points de la politique du prince défunt, mais le peu que nous en avons dit doit suffire, il nous semble, pour la faire admirer.

Quelle grandeur de vue ! quelle sûreté de doctrine ! quel esprit chrétien ! quel magnanime désintéressement ! Oui, certes, il était beau le rêve de la France catholique et royaliste. Il était trop beau et ne devait pas s’accomplir… le Roi est mort ! « 

Il est mort loin de sa patrie, et reposera loin d’elle auprès de son noble aïeul Charles X.

Plus tard, la France entière — fasse le ciel que ce ne soit pas après des jours d’expiation et de deuil — élèvera sans doute un monument à l’illustre et infortuné fils de la Maison de Bourbon. Ce sera tout à la fois un monument d’admiration et de profond regret. Mais sous le marbre funéraire orné des fleurs de lys, il n’y aura rien de ce qui fut Henri V.

L’ange du Seigneur apparaissant un jour au prophète Daniel l’appela « homme de désirs », vir desideriorum. Ce mot nous paraît convenir parfaitement au comte de Chambord et résumer sa vie. Toujours, en effet, il a désiré ardemment se dévouer, se sacrifier, servir et faire triompher toutes les causes nobles et saintes. Ses désirs hélas ! il ne lui a pas été permis de les réaliser ici bas ; il les a emportés avec lui aux pieds de l’Éternel. Là-haut, nous en avons l’espoir, l’exilé de la France se fera son intercesseur.

Ah ! lorsque le 29 septembre 1820, le canon des Invalides annonçait à Paris la naissance du duc de Bordeaux ; lorsque Louis XVIII tenant son petit-neveu dans ses bras, disait à la foule immense qui se pressait devant les Tuileries : « Cet enfant sera un jour votre père, » qui eût pu prévoir les événements dont nous avons été les témoins ? « Jeune enfant, écrivait alors Chateaubriand dans le Journal des Débats, objet de tant d’amour et de vœux, vous nous apparaissez dans nos orages politiques, comme l’étoile apparaît en dernier signe d’espérance au matelot battu par la tempête. » Et la poésie tressaillant de bonheur, trouvait pour chanter le berceau de Dieudonné des accents inspirés comme le grand siècle de Louis XIV n’en avait pas entendu :

Il est né, l’enfant du miracle,
Héritier du sang d’un martyr !
Il est né d’un tardif oracle,
Il est né d’un dernier soupir !
Aux accents du bronze qui tonne
La France s’éveille, et s’étonne
Du fruit que la mort a porté !
Jeux du sort, merveilles divines !
Ainsi fleurit sur des ruines
Un lis que l’orage a planté.

Sacré berceau, frêle espérance
Qu’une mère tient dans ses bras.
Déjà tu rassures la France :
Les miracles ne trompent pas !
Confiante dans son délire,
À ce berceau déjà ma lyre
Ouvre un avenir triomphant,
Et comme ces rois de l’Aurore
Un instinct que mon âme ignore
Me fait adorer un enfant !

Et en même temps que Lamartine, Victor Hugo, écho de la nation entière entonnait l’hymne de l’allégresse et de l’action de grâces :

Ô joie ! ô triomphe ! ô mystère !
Il est né l’enfant glorieux,
L’ange que promit à la terre
Un martyr partant pour les cieux
L’avenir voilé se révèle.
Salut à la flamme nouvelle
Qui rallume l’ancien flambeau !
Honneur à ta première aurore,
Ô jeune lis qui vient d’éclore,
Tendre fleur qui sors d’un tombeau !

Ô toi, de ma pitié profonde
Reçois l’hommage solennel,
Humble objet des regards du monde
Privé du regard paternel !
Puisses-tu, né dans la souffrance,
Et de ta mère et de la France
Consoler la longue douleur.
Que le bras divin t’environne,
Et puisse, ô Bourbon, la couronne
Pour toi ne pas être un malheur !

Oui, souris, orphelin, aux larmes de ta mère. Écarte, en te jouant, ce crêpe funéraire Qui voile ton berceau des douleurs du cercueil ; Chasse le noir passé qui nous attriste encore,                   Sois à nos yeux comme une aurore ; Rends le jour et la joie à notre ciel en deuil !

Impénétrables vues de la Providence ! Le « lis » devait être de bonne heure tourmenté par l’orage, « l’enfant glorieux » ne devait jamais monter sur le trône de ses pères. Il n’avait pas dix ans lorsqu’il commença à connaître les tristesses de l’exil, de l’exil où il devait mourir !

Sa vie reste pour nous un mystère. Dans ce martyre continu d’un grand cœur impuissant à accomplir le bien qu’il rêvait, dans ce dévouement sublime resté inefficace, dans ces nobles sentiments incompris par un grand nombre, est un problème dont l’avenir nous donnera peut-être la solution. En attendant, il faut adorer sans les comprendre les décrets de Dieu.

Henri V n’a pas régné, mais il laisse une mémoire sans tache. Ses ennemis eux-mêmes lui rendront ce témoignage : son âme est restée grande toujours, elle n’a connu ni haine, ni bassesse. Il a pu mourir sans avoir à rétracter une seule parole, sans avoir à répudier un seul de ses actes. L’histoire le montrera aux générations futures le front brillant de la triple auréole de la vertu, de la majesté et du malheur. L’histoire dira que si la France n’a pas voulu de lui, lui n’a jamais cessé d’aimer la France. Recueillons ici quelques-unes de ses admirables paroles :

« Quoique forcé de vivre loin de ma patrie, je ne puis jamais rester étranger ou indifférent aux maux qu’elle endure.

« Tous ceux qui me connaissent savent qu’il n’y a dans mon cœur et qu’il n’est jamais sorti de ma bouche que des vœux pour le bonheur de la France.

« Ma plus grande consolation sur la terre étrangère est de m’occuper de tout ce qui peut contribuer au bonheur, à la gloire et à la prospérité de la France.

« Vous savez combien j’aime la France. Je ne me console de vivre loin d’elle que dans l’attente du jour qui me rouvrira ses portes et où je pourrai me consacrer tout entier à son bonheur.

« Mon vœu le plus ardent est de m’éclairer, afin d’être plus en état de travailler un jour efficacement, si la Providence m’y appelle au bonheur et à la gloire de la France.

« Je n’ai qu’une pensée, une intention, une volonté : c’est de servir la France et de me dévouer tout entier à son bonheur.

« Si, dans les épreuves que mon pays peut encore avoir à traverser, la Providence m’appelle un jour à le servir, n’en doutez pas, vous me verrez paraître résolument au milieu de vous pour nous sauver ou périr ensemble.

« Puisse-t-il venir ce jour si longtemps attendu où je pourrai enfin servir mon pays ! Dieu sait avec quel bonheur je donnerais m’a vie pour le sauver ! »[1]

On le voit, la France fut l’objet continuel des pensées et de la tendre affection du comte de Chambord. Elle le fut quand il était plein de force et d’espoir, elle le fut encore lorsque le mal le cloua sur un lit de douleur ; elle le fut jusqu’à son dernier soupir, car au moment suprême, le nom de la France est l’un de ceux que ses lèvres mourantes ont prononcées.

Et maintenant tout est-il donc fini ? Non, non : la France a perdu Henri V, mais le Christ lui reste, et le Christ aime toujours ses Francs ; il ne les laissera pas périr. En lisant hier les journaux catholiques de Paris, il nous semblait entendre la voix de tout un peuple en deuil et nous constations que l’espérance est toujours vivante au fond de son âme. Cette espérance ne sera pas confondue. Le tombeau du comte de Chambord est celui d’un grand prince, mais non le tombeau de la monarchie.

Il est aujourd’hui un autre roi, héritier légitime de la couronne : le comte de Paris. Henri expirant l’a pressé sur son cœur, tous les regards sont fixés sur lui : attendons.

Puisse-t-il, à son tour en se présentant à ses sujets, leur tenir le noble langage de celui dont il vient de recueillir l’héritage les droits et le drapeau :

« Pour que la France soit sauvée, il faut que Dieu y rentre en maître, pour que j’y puisse régner en Roi.

« J’ai la vieille épée de la France dans la main, et dans la poitrine, ce cœur de Roi et de Père qui n’a point de parti. Je ne suis point un parti, et je ne veux pas revenir pour régner par un parti. Je n’ai ni injure à venger, ni ennemis à écarter, ni fortune à refaire, sauf celle de la France, et je puis choisir partout les ouvriers qui voudront loyalement s’associer à ce grand ouvrage. »[2]

Quelles sont les destinées du comte de Paris ? Nul ne le peut dire, mais nous répéterons en terminant le mot sublime d’Henri V :

« La parole est à la France, et l’heure à Dieu. »

Louis des Lys
Québec, 12 septembre 1883.
CHRONIQUE.


Déjà la saison des eaux est terminée, déjà les vacances sont finies ! Il a passé comme un éclair cet été si désiré, et nous avons dû nous arracher à la nature enchanteresse où nous avions mis une si large part de notre âme. Adieu grève solitaire où le flot murmurant venait bercer nos rêveries ; adieu vastes horizons où le regard se perdait à suivre le vol incertain de l’oiseau voyageur, adieu fraîcheur des bois et parfum des prés, bruits agrestes et voix aériennes. Il faut encore une fois se déprendre de vos enivrantes délices pour retourner à la tâche habituelle, au labeur quotidien.

Que la campagne est belle aux jours d’été ! La vie s’y déploie de toutes parts avec une puissance et une expansion merveilleuses. Elle se manifeste dans l’épanouissement des fleurs, dans la germination et la fructification des semences et des arbres, dans les frêles éclosions des nids. La terre fermente, frémit et se dilate sous les chauds rayons qui la vivifient. Les milliers d’insectes ailés que chaque jour voit naître et mourir, remplissent les airs de leurs rumeurs indécises. Toute la création semble enveloppée de lumière et d’harmonie. Il se dégage de la nature vivante ou inanimée dont l’œuvre mystérieuse s’accomplit sous nos yeux, je ne sais quelle impression de calme majestueux. de sérénité glorieuse, et en même temps d’activité puissante. L’âme s’élève et s’emplit d’un sentiment de quiétude, de recueillement, d’admiration silencieuse dont rien ne saurait rendre le charme profond.

Hélas ! Et toutes ces beautés se flétrissent, toute cette lumière pâlit, toutes ces harmonies s’évanouissent, toute cette vie surabondante touche au terme fatal. Sans doute il y aura renaissance et renouvellement, car la nature est immortelle. Mais nos impressions ont-elles le même privilège  ? L’an prochain, la solitude des champs aura-t-elle pour nous les même attraits ? Les couchers de soleil nous plongeront-ils dans le même ravissement ? Les flots nous parleront-ils le même langage ? Ce jeu de lumière sur le flanc lointain des Laurentides, le reverrons-nous jamais comme nous l’avons vu un soir, et si nous le revoyons, produira-t-il en nous la même impression intime, nous donnera-t-il les mêmes émotions enthousiastes ? Qui peut se promettre de retrouver dans l’avenir ses joies et ses ivresses passées ; qui peut être assuré de revoir sous le même jour et dans le même éclat les objets et les lieux qui ont une fois remué l’âme et fait battre le cœur ? Ils sont bien profondément vrais ces vers de Victor Hugo.

Que peu de temps suffit pour changer toutes choses !
Nature au front serein, comme vous oubliez !
Et comme vous brisez dans vos métamorphoses
Les fils mystérieux où nos cœurs sont liés !

Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds,
Et les cieux azurés ; et les lacs et les plaines,
Pour y mettre nos cœurs, nos rêves, nos amours !

Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme.
Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons,
Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.

Mais je m’aperçois que je sors du genre chronique. Je disais donc que les vacances sont finies. Elles sont finies pour tout le monde, car maintenant tout le monde prend plus ou moins des vacances. Les élèves des couvents et des collèges achèvent d’essuyer leurs dernières larmes avant de se remettre sérieusement à l’œuvre. Les avocats secouent la poussière de leurs dossiers, et se préparent à dépenser dans l’atmosphère lourde du palais les trésors pulmonaires que le salin leur a donnés. Les hommes politiques convoquent des assemblées immenses pour se dire des choses aimables coram populo. Les journalistes, remis des fatigues de leur excursion triomphale, font gémir la presse avec une ardeur nouvelle, pour prouver qu’ils sont dignes des ovations qu’on leur a faites. La halte est terminée, la trêve est expirée. Partout c’est le travail et la lutte qui recommencent.

Après avoir fait dans leur monastère des travaux considérables pour satisfaire aux plus rigoureuses exigences de l’hygiène, les religieuses Ursulines de Québec ont obtenu de Mgr l’Archevêque la permission d’ouvrir les portes du cloître aux parents des élèves, et aux bienfaiteurs de la mission de Stanstead. Plusieurs centaines de personnes ont profité de cette occasion unique pour aller visiter l’une des plus anciennes institutions de notre pays. « Le cloitre des religieuses, » dit un correspondant de La Vérité, «leur a révélé les saintes austérités et les pures jouissances de la vie monastique, et les souvenirs de madame de la Peltrie, de la Vénérable Marie de l’Incarnation et de sa compagne Marie Savonnières de la Troche de Saint-Joseph, de Marie Magdeleine de Repentigny et de plusieurs personnages historiques, les ont vivement impressionnées.

« L’histoire du monastère des Ursulines est, en résumé, l’histoire de la colonie fondée sur les rives du St-Laurent par les rois très-chrétiens. Une visite même rapide du vieux monastère, de la chapelle, des oratoires, des cellules, des pensionnats, du demi-pensionnat, des jardins etc., etc. ne dure pas moins de 3 heures. On sort d’une pareille visite l’esprit reposé par de consolants souvenirs et le cœur plein des plus douces émotions. »

Dans le vieux monde, des catastrophes épouvantables ont signalé l’été qui s’achève. Le tremblement de terre d’Ischia qui a fait tant de ruines et englouti tant de victimes, est rejeté dans l’ombre par l’effroyable cataclysme de Java. Quinze volcans en éruption, des trombes formidables, une chaîne de montagne de 65 milles complètement disparue dans la mer, ici des îles submergées, là des îles nouvelles surgies comme par enchantement du sein de l’océan. 75.000 victimes, des nuages de cendre, de poussière, de pierres, des flots de lave brûlante tombant sur l’île comme la pluie de feu qui consuma les villes maudites, n’est-ce pas là un de ces désastres inouïs dont la seule pensée fait trembler.

Notre pauvre France n’a pas été visitée par ces terribles bouleversement de la nature, mais elle n’en est pas moins éprouvée. La république vient de porter la main sur l’inamovibilité de la magistrature, et Henri V est mort. Oui il est mort cet homme loyal et grand, qui aurait pu être roi de France et qui ne l’a pas voulu pour rester fidèle à son principe et à son honneur. Suivant les vues humaines, cette mort paraît être pour la malheureuse France, un suprême châtiment. Le comte de Chambord avait toutes les qualités et toutes les vertus royales : une vaste intelligence, une parole éloquente et sans détours, un cœur généreux, une âme religieuse et tendre, un caractère ferme et loyal. Il repose à Goritz, loin de la patrie qu’il aimait tant, à côté du vieux roi Charles X, son aïeul, mort aussi dans l’exil. Quels seront les suites et les résultats de ce grand événement ? Nul ne peut le prévoir, dans l’état actuel de la France. Le parti légitimiste devra se rallier autour du comte de Paris, héritier légitime de la couronne. Le comte de Chambord l’a désigné lui-même comme son successeur et l’a accueilli auprès de son lit de douleur avec les effusions d’une tendresse presque paternelle. Il ne doit plus y avoir dorénavant de légitimistes, ni d’orléanistes, il n’y a plus de place que pour le grand parti monarchiste, dévoué au relèvement du trône et de la France.

Le comte de Paris sera-t-il à la hauteur des circonstances ? Aura-t-il cette probité éclatante, cette sûreté de principes, cette fermeté de conduite, cette ardeur de foi chrétienne qu’on admirait chez Henri V. L’avenir le dira. Jusqu’ici, le nouveau chef de la maison de Bourbon a joué un rôle assez effacé. Il avait seulement fait acte d’honnête homme, en allant de lui-même à Froshdorf, en 1873, pour y reconnaître solennellement le comte de Chambord comme le roi légitime de la France. Cette démarche indiquait chez lui de la loyauté et de l’énergie.

Il paraîtra dur, sans doute, à certains légitimistes fidèles, de reconnaître pour leur roi l’arrière petit-fils de Philippe Égalité : Mais après tout, les fautes sont personnelles : la raison d’état doit suspendre la solidarité de la race, et l’on ne doit pas oublier que le petit-neveu de Louis XVI, en pressant sur son cœur l’arrière-petit-fils d’Égalité, a donné un exemple souverain de pardon et d’oubli.

Les lecteurs des Nouvelles Soirées aimeront peut-être à connaître la lignée du comte de Chambord et celle du comte de Paris, et à constater comment il se fait que l’un est héritier de l’autre. Voici un tableau généalogique sur lequel il suffit de jeter un coup d’œil pour se rendre compte du lien qui unissait ces deux Bourbons dont l’un représentait la branche aînée et l’autre la branche cadette. C’est Louis XIII qui est l’auteur commun.

Comme on le voit, le comte de Paris est petit-fils de Louis-Philippe. Sa mère fut la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin, et non pas la reine Amélie, comme l’ont dit presque tous nos journaux. La reine Amélie, épouse de Louis-Philippe, était son aïeule.

Une édition complète des œuvres de Crémazie vient de paraître. Elle est publiée sous les auspices de l’Institut Canadien de Québec et contient une préface de M. l’abbé Casgrain. Je n’ai pas encore parcouru ce livre, mais je suis sûr que tous les amis des lettres dans notre pays l’accueilleront avec joie. La correspondance de Crémazie en exil, son journal durant le siège de Paris, doivent contenir des pages d’un vif et poignant intérêt. Pauvre Crémazie ! pauvre grand poète, coupable sans doute, mais aussi bien malheureux, quelle amère destinée que la sienne ! Loin de sa patrie, de ses amis, de sa famille, condamné à une vie obscure et misérable, comme il a dû souffrir dans son cœur, dans ce cœur ardent où prirent naissance tant de sublimes inspirations. Lui, le chantre de la patrie, il se voyait pour jamais éloigné de cette terre aimée dont il avait écrit :

Heureux qui la connaît, plus heureux qui l’habite,
Et, ne quittant jamais pour chercher d’autres cieux
Les rives du grand fleuve où le bonheur l’invite,
Sait vivre et sait mourir où vivaient ses aïeux.

Lui, l’un des pionniers de notre littérature, il

se trouvait arrêté dans son vol, condamné à l’impuissance, et voué à la stérilité. Lui à qui Fréchette avait dit,


Comme autrefois Reboul au divin Lamartine :
Mes chants naquirent de tes chants.


il pouvait croire à ses heures d’angoisses, que dis-je, il pouvait nourrir le triste espoir que son nom disparaîtrait de notre souvenir, et que le même oubli ensevelirait au moins sa faute avec sa gloire. Eh bien non ! l’épreuve courageusement supportée a racheté la faute, et la gloire apparaît aujourd’hui radieuse comme le soleil d’un jour orageux, dont les rayons vainqueurs dissipent les nuages passagers qui avaient obscurci son éclat.

Thomas Chapais.

NOUVELLES SOIRÉES CANADIENNES.


COMITÉ DE RÉDACTION
M. J. C. Taché, L’hon. A. B. Routhier,
M. Ernest Gagnon, L Abbé App. Gingras,
L’Abbé Bruchési, M. Thomas Chapais

COLLABORATEURS
L’hon. P. J. O. Chauveau, L’hon. Hector Fabre,
M. Arthur Buies, M. Louis F. Frechette,
M. Oscar Dunn, M. Napoleon Legendre,
M. Jos. Marmette, M. Faucher de St-Maurice,
M. J. A. N. Provencher, M. Benj. Sulte,
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M. Ernest Marceau, M. A. Michel,
Geo. Lemay. M. Jas. Prendergast.

Directeur :
LOUIS H. TACHÉ,
P. O. Boîte 945, Québec.

Toutes correspondances concernant la rédaction devront être adressées au directeur de la Revue.

AU PUBLIC

L’administration des Nouvelles Soirées Canadiennes a décidé de continuer leur publication sur papier de luxe : La livraison de janvier, imprimée sur papier blanc ordinaire, sera réimprimée dans le cours de l’année, et envoyée à tous nos abonnés.

Des travaux littéraires considérables sont entrepris par plusieurs de nos rédacteurs et collaborateurs, et nous en commencerons bientôt la publication.

  1. Extraits de la correspondance du comte de Chambord, de 1841 à 1879.
  2. Lettre du comte de Chambord à un membre de l’Assemblée nationale, mai 1871.