Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Épilogue

La bibliothèque libre.

ÉPILOGUE

Novalis avait à peine écrit les premières pages de la seconde partie de Henri d’Ofterdingen, lorsque la maladie éminemment romantique, — la phtisie, — l’emporta en pleins rêves de gloire et d’hyménée. Jamais il ne s’était cru si sûr de son avenir qu’à l’heure où il était déjà mortellement frappé. En août 1800 il s’occupait activement de son mariage, lorsqu’il fut pris de crachements de sang. Une première crise, facilement conjurée, ne l’empêcha pas de quitter le foyer paternel pour se rendre à Freiberg, auprès de sa fiancée. Une nouvelle crise, plus aiguë, l’obligea de rejoindre Dresde et de se confier aux soins des médecins les plus expérimentés de cette ville. Inutilement du reste. Le mal était trop profond pour que l’art en pût triompher encore. Entre temps la mort était de nouveau entrée dans l’intérieur des Hardenberg : pendant l’automne de cette même année on avait rapporté le corps d’un jeune fils de douze ans, trouvé noyé dans la Saale. La mère ne sortait plus de sa rêverie mélancolique. En janvier 1801 le jeune poète à son tour rentrait mourant au foyer, accompagné de sa fiancée. Les dernières pages de son Journal présentent avec une intensité poignante tous les symptômes d’angoisse, de peur délirante et de croyance mystique, qui déjà s’étaient déclarés dans le cours de sa vie antérieure. La présence de Sophie et d’Érasme semblait de nouveau se faire plus vivement sentir chez le mourant, en même temps qu’il reprenait son idée favorite de faire servir les souffrances et la maladie à l’éducation ascétique de son caractère.

Il vécut, sans grandes souffrances et avec une parfaite lucidité d’esprit, jusqu’au 25 mai 1801. Puis il s’éteignit doucement. Une de ses suprêmes joies fut de revoir son vieux compagnon Frédéric Schlegel, qui assista à ses derniers moments.[1] Celui-ci et Tieck devinrent les exécuteurs testamentaires de ses dernières volontés littéraires et les éditeurs posthumes de ses œuvres poétiques, dont les deux premiers volumes parurent l’année suivante en 1802, à Berlin. Schleiermacher s’employa à la correction des épreuves et dans la seconde édition de ses « Discours sur la religion » écrivait, d’une main émue, l’épitaphe du jeune poète, en qui la nouvelle génération littéraire voyait disparaître non seulement un artiste de grand avenir, mais encore un de ceux qui avaient exprimé avec le plus d’originalité ses aspirations essentielles.

Une « légende » a pris naissance, pour ainsi dire sur la tombe même de Novalis. L’artiste et l’homme se confondaient trop intimement chez lui pour que le culte rendu au premier ne transfigurât pas du même coup l’image du second. Même les témoins oculaires, tels que Tieck et Steffens, ont cédé à ce besoin d’idéalisation, de transfiguration mythologique inhérent au cœur humain, et, par un effet d’imagination rétro-active, se sont fait par le souvenir une image sensiblement différente de celle qu’ils avaient eue sous leurs yeux. Cette figure légendaire a reçu droit de cité dans la critique et, l’esprit de parti aidant, les traits en ont été plus ou moins exagérés, selon les dispositions du moment ou selon les besoins de la cause.

Il faut distinguer chez Novalis entre sa personnalité réelle et sa personnalité poétique. Les romantiques ont beaucoup surfait la première, ou plutôt ils l’ont très intentionnellement confondue avec la seconde. Il importait en effet pour eux que leur art, qu’ils sentaient malgré tout bien artificiel par certains côtés, parût plonger dans la vie elle-même et pût revendiquer lui aussi ses enthousiastes, ses apôtres et en une certaine mesure ses martyrs. Dans cette attitude d’illuminé, d’apôtre, presque de martyr ils ont fixé le souvenir du jeune poète. Et n’avait-il pas du reste lui-même contribué à répandre cette légende dans ses Hymnes à la Nuit et dans son Journal poétique ? Mais ce fut là chez lui une attitude purement poétique et théorique. Dans la vie quotidienne il resta un bon vivant qui, en fait de morale, ne pratiqua guère que celle du bon plaisir. Nature essentiellement voluptueuse et passive, placé par sa naissance dans un milieu privilégié et trouvant toutes les voies aplanies devant lui, il ne connut de l’existence que les crises sentimentales de la jeunesse et n’entra en conflit avec aucune puissance traditionnelle. Il réalisa ainsi dans la littérature le type du sensitif raffiné et maladif, du jouisseur intellectuel et mystique, tel qu’il se rencontrait fréquemment dans la société aristocratique et piétiste du temps.

Mais, par un phénomène étrange de dédoublement, on a vu chez Novalis une seconde personnalité imaginaire se développer au-dessus de la première. Ce dédoublement particulièrement intense et fiévreux de la personnalité semble avoir été préparé chez lui par des dispositions biologiques profondes, qui se sont révélées, sous leur aspect mental, par une sorte de désappropriation imaginative et presque délirante de la vie instinctive. Le désir au lieu de s’affirmer fortement au dehors, se détache peu à peu de son objet réel ; il le « brûle » en quelque sorte dans ses propres flammes et dans l’exaltation délirante qui accompagne cette immolation illusoire il trouve ses voluptés les plus raffinées. Là est le nerf caché de cette frénésie idéaliste, de cette démence mystique, qui est un des traits fondamentaux de la physionomie morale du poète. — Cependant chez cette individualité dédoublée, à la fois passionnée et instable, idéaliste et voluptueuse, sujette aux illusions fiévreuses et aux réactions extrêmes, capable de se passionner jusqu’à l’idée-fixe et moralement indolente, oscillant sans cesse entre l’exaltation délirante et la dépression routinière, s’affirme comme une aspiration « idéale » vers l’unité du caractère et de la vie. Mais cette aspiration morale et philosophique à son tour revêt un caractère éminemment passionnel et imaginatif. C’est un état de monoïdéisme sentimental, se traduisant d’abord par des vocations illusoires, puis par une conception mystique et romanesque de l’amour et enfin, à la suite d’un « choc » moral plus profond, se manifestant par une crise maladive de la personnalité, sorte de mélancolie hystérique, qui a inspiré le Journal du poète et les Hymnes à la Nuit. Toutefois, après une première phase aiguë, par une rémission progressive, ce délire a pris un caractère de plus en plus spéculatif et poétique et a abouti, en fin de compte, à un « mythe » tout à fait personnel, véritable délire allégorique, qui recélait une formule originale d’art et de méditation philosophique.

Tout naturellement les auteurs romantiques ont été amenés à surfaire la réelle valeur philosophique de cette œuvre littéraire. Peut-on même parler d’une œuvre « philosophique » chez Novalis ? Assurément non, si on entend par la philosophie une vision impersonnelle du monde, une « Weltanschauung », fondée sur une théorie raisonnée de la connaissance et sur une interprétation méthodique de la nature et de l’histoire. L’auteur des fragments philosophiques est de la famille de ces penseurs originaux, mais incomplets, de ces défricheurs d’énigmes intérieures, qui ne sortent jamais de la contemplation passionnée d’eux-mêmes et qui substituent arbitrairement leur intuition personnelle et géniale à l’effort méthodique de la pensée philosophique. Rêveurs prophétiques, improvisateurs brillants et fragmentaires, parfois aussi virtuoses prestigieux du Verbe, ils jonglent avec les hypothèses scientifiques les plus audacieuses ou avec les plus subtiles abstractions de la métaphysique. Mais de ce travail vertigineux ne sort le plus souvent rien de durable. Il semble que les rouages de la pensée tournent à vide, parce qu’il leur manque ce cran d’arrêt, qui est aussi un cran de sûreté, et qui s’appelle le sens du réel, le contact direct avec le monde, avec les intérêts objectifs et matériels de la vie.

Toute la philosophie de Novalis, si on la debarrasse de sa gangue scolastique, n’a été en somme qu’un plaidoyer brillant en faveur d’un arbitraire illimité. Fort de cet arbitrage, qu’il croyait découvrir à l’origine de toute activité humaine, il a passionnément revendiqué le droit absolu à l’illusion poétique et il a proclamé cette illusion artistique préférable à toute vérité et à toute réalité. Déjà pendant cette crise morale, qui a inspiré le Journal de l’année 1797, on a vu se développer chez lui avec une rare intensité ses facultés d’auto-suggestion et d’illusion volontaire. Novalis a voulu croire à la poésie, comme le mystique croit à ses visions, comme le religieux croit à une révélation surnaturelle. Toute son énergie de penseur et toute son imagination d’artiste il les a employées à justifier cette loi poétique, à l’enraciner dans son esprit. À ce titre il peut passer pour le représentant le plus conséquent et peut-être le plus sincère de l’idéalisme romantique celui qui en a le plus résolument développé les paradoxes, jusqu’en leurs extrêmes conséquences. « La poésie — disait-il — est le Réel absolu. Tel est le noyau de ma philosophie. Plus il y a de poésie, plus il y a de vérité. »

Que fut chez lui cette poésie, et par quelle faculté maîtresse pourrait-on la définir ? Elle plongeait par ses racines profondes non dans le monde réel, objectif et plastique, mais dans la vie du rêve et des sensations organiques. Ce qu’il s’était attaché à rendre, avec parfois une rare virtuosité, ce sont les visions kaléidoscopiques et fantastiques du rêve, toutes les créations mentales, illusoires et fugaces, tout le pittoresque intérieur et la modulation infinie de la vie organique, — ce sont aussi les affections fondamentales et les intuitions primaires, qui déterminent instantanément la manière dont chaque être sent son existence, en même temps que les rapports élémentaires de sympathie ou d’antipathie qu’il soutient avec l’ensemble des êtres et des choses, — bref tout le pathétique intime de la vie. Il semble que la maladie ait encore contribué à affiner chez lui ce sens organique et divinatoire de la vie, si proche parent, par un autre côté, du sens de la volupté et du sentiment religieux mystique, — qu’elle lui ait révélé des « latences » inconnues, tandis que certaines dispositions psychologiques exceptionnelles, voisines de l’extase somnambulique, lui permettaient d’étendre au delà des zones normales ce mode organique de sentir et d’imaginer. Plus que tout autre il a exploré ces régions ténébreuses et parfois morbides du « Gemüt » romantique, auxquelles on pourrait appliquer les vers du prologue de Henri d’Ofterdingen : « La tristesse et la volupté, la mort et la vie se confondent ici dans une étroite sympathie. »

Quelle formule d’art répondait, le mieux à ces dispositions intimes ? D’instinct Novalis s’est détourné du théâtre, sentant bien qu’une œuvre dramatique ne se soutient à la longue que par un sens très aigu de la vie active et de la réalité. La formule d’art qu’il a esquissée dans son Henri d’Ofterdingen était-elle un genre vraiment viable ? Le vice secret de l’œuvre nous est apparu dès la conception première : C’est un « roman de réflexion », né d’une rumination philosophique solitaire, — une « théorie » métaphysique et schématique du roman, plutôt qu’un roman réel et vivant. Un métaphysicien et un poète lyrique ont successivement pris la plume pour écrire cette œuvre ; ils ont juxtaposé bout-à-bout leurs improvisations, leurs « bouts rimés », mais sans réussir à les souder organiquement ; bien plus, — à mesure qu’ils avançaient dans la composition il semble qu’ils se soient de moins en moins pénétrés l’un l’autre et qu’ils aient parlé chacun un langage différent, inintelligible pour l’autre. « Le jeune auteur » écrivait Hegel, mettant à nu la contradiction initiale et insoluble, « s’est laissé entraîner par une première invention brillante, mais il n’a pas vu combien une pareille conception est défectueuse, précisément parce qu’elle est irréalisable. Les figures incorporelles et les situations creuses se dérobent sans cesse devant la réalité, où elles devraient pourtant s’engager résolument si elles-mêmes prétendaient à quelque réalité. »[2] Après avoir pris pour point de départ les expériences les plus intimes et les plus individuelles, l’auteur en arrivait à chercher de plus en plus des sources factices d’inspiration dans des lectures théosophiques ou historiques, dans un univers allégorique et artificiel. Plus le héros se rapprochait de son idéal, plus il s’éloignait de la vie réelle et moins cet idéal devenait réalisable, ou tout au moins artistiquement représentable : tel est le cercle vicieux où l’œuvre reste emprisonnée.

À cet égard Henri d’Ofterdingen restera toujours singulièrement instructif, comme la mise en œuvre la plus réfléchie, la plus philosophiquement, combinée d’une donnée primitivement contradictoire, Car en dépit des plus belles théories abstraites, le roman pas plus que le théâtre ne se prête à cette esthétique transcendantale du rêve philosophique, à cette annihilation systématique de tout élément dramatique-social. Or c’était là, avons-nous vu, l’aboutissement nécessaire de toute l’esthétique romantique : en prenant son point d’appui en dehors de la vie réelle et active, en nous présentant tous les conflits extérieurs, tous les intérêts objectifs, toutes les formes historiques, concrètes et résistantes, comme de simples fantômes allégoriques, comme des illusions poétiques, l’auteur devait sentir la matière plastique se subtiliser peu à peu entre ses doigts et se dérober toujours plus l’intérêt humain, sans lequel une œuvre littéraire ne saurait vivre et subsister. Ni l’historisme sentimental ni le lyrisme philosophique ne pouvaient dissimuler ce manque organique de vitalité intime.

Mais on pourrait se demander si cette contradiction ne tenait pas surtout à la forme d’art choisie par le poète et à une sorte de méprise initiale sur les moyens d’expression dont il disposait. Cet art romantique « absolu » qu’il rêvait, pouvait-il être réalisé par les seules ressources de la littérature ? Le langage n’est-il pas déjà, par définition, une expression artificielle et réfléchie de la vie intérieure, une adaptation conventionnelle de la pensée individuelle à la pensée sociale et aux réalités communes ? Seule la musique pouvait réaliser, ou tout au moins rendre réalisable l’idéal artistique du premier romantisme. Seule en effet celle-ci peut saisir la vie dans les régions obscures de la spontanéité instinctive, où elle n’est pas encore parvenue jusqu’à la conscience distincte du monde extérieur, jusqu’à la réflexion consciente et individuelle sur elle-même. Seule aussi elle peut replonger, par un véritable ensorcellement, l’homme de culture moderne dans cet état de croyance féerique, où l’âme se prête au rêve sans entrer en un conflit conscient avec les puissances du monde réel, avec les volontés étrangères. Indépendante du monde extérieur, elle évoque elle-même son propre monde et ce monde peut se résumer en quelques symboles très simples, en quelques affections fondamentales et presque anonymes de joie ou de tristesse, d’espérance ou de crainte, de courage ou d’abattement, — insuffisantes certes pour soutenir l’intérêt d’une œuvre exclusivement littéraire, mais à qui elle sait, par ses propres ressources, communiquer un pathétique inépuisable. À une esthétique musicale nouvelle devait donc aboutir tout le mouvement de rénovation artistique qu’avait entrepris le premier romantisme. Là est le secret de cette « poésie de l’avenir », de cette œuvre d’art future, synthétique, religieuse et symboliste, que Novalis annonçait prophétiquement.

Ainsi se définit en même temps la valeur documentaire particulière de l’œuvre de cet auteur. Située au confluent de deux siècles et de deux époques très différentes, tournée d’une part vers l’Allemagne religieuse et piétiste du 18me siècle, d’où elle tire sa substance intime, et d’autre part vers l’Allemagne romantique du 19me siècle qu’elle annonce et prépare déjà, elle établit entre ces deux époques des termes de liaison innombrables ; elle est, malgré son caractère incomplet, un chaînon de première importance dans une longue évolution religieuse et artistique, — un chaînon, sans lequel bien des séries voisines ou apparentées ne se rejoindraient pas nettement sous nos yeux. Elle révèle en même temps un des aspects les plus originaux de cette mentalité romantique, profondément inhérente à la race germanique, préparée et comme accumulée par des siècles de religiosité mystique et de repliement intérieur, refoulée un instant par la culture rationaliste et classique du 18me siècle, mais toujours présente et populaire alors même que dissimulée, et qui, au 19me siècle, est parvenue à la conscience théorique d’elle-même la plus distincte, parfois la plus aiguë et la plus douloureuse, dans la philosophie d’un Schelling ou d’un Schopenhauer et enfin a reçu dans le drame wagnérien son expression artistique la plus compréhensive en même temps que la plus profondément religieuse et nationale. C’est avec la pensée d’esquisser un chapitre de cette évolution philosophique et artistique que nous avons pris l’empreinte, jusque dans ses moindres particularités, de cette figure expressive de poète.

Séparateur

  1. La tombe de Novalis se trouve au cimetière de Weissenfels.
  2. Jahrbücher für wissenschaftliche Kritik, Mærz 1828, p. 415.