Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Appendice/Conclusion

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CONCLUSION

Il est peu d’auteurs qui aient été aussi arbitrairement défigurés ou si partialement jugés que Novalis, parce que précisément la critique doit atteindre ici à une souplesse pour ainsi dire infinie et parfois même jusqu’à la négation de ce besoin d’unité morale et intellectuelle, si essentiel à l’esprit humain. Épicurien raffiné et monomane mystique, fonctionnaire zélé et poète exalté, chrétien croyant et panthéiste libre-penseur, aristocrate réactionnaire et révolutionnaire enthousiaste, — il fut tout cela à la fois, selon l’heure, selon les dispositions passagères. Son âme a reflété son temps, comme elle reflétait la nature, en ses aspects les plus divers, les plus mobiles, les plus illusoires. Et cependant, à défaut d’unité, il y a en lui une certaine fixité, cette fixité mêlée d’incohérence qui s’observe dans certains états prolongés de rêve ou de délire, — et qui a fini par évoquer autour de lui un monde très particulier et très insolite. Sa pensée était trop dépendante, trop passive à certains égards, pour qu’elle eût pu tirer ce monde d’elle-même, par le seul effort de la réflexion personnelle. Et elle était trop originale, pour qu’elle n’eût pas marqué d’une empreinte neuve tous les éléments qu’elle assimilait fiévreusement. On la pourrait comparer à une sorte de prisme poétique, par qui la pensée romantique ambiante a été comme décomposée. Une critique vraiment libérée de partis-pris cherchera simplement, en étudiant ce prisme, à découvrir les lois de sa structure interne et à explorer les ondes diffuses, qui sont venues frapper ses multiples faces de cristal. Après tant de jugements contradictoires, de formules dogmatiques et absolues, elle s’efforcera de se conformer à la définition de Taine : « Quand nous essayons de raconter la vie ou de figurer le caractère d’un homme, nous le considérons assez volontiers comme un simple objet de peinture ou de science : nous ne songeons qu’à exposer les divers sentiments de son cœur, la liaison de ses idées et la nécessité de ses actions ; nous ne le jugeons pas, nous ne voulons que le représenter aux yeux et le faire comprendre à la raison. »

VU ET PERMIS D’IMPRIMER
Le Vice-Recteur de l’Académie de Paris
L. LIARD
VU ET LU
En Sorbonne, le 29 juillet 1903
Par le Doyen de la Faculté des Lettres
de l’Université de Paris
A. CROISET