Novalis. Essai sur l’idéalisme romantique en Allemagne/Chapitre 6

La bibliothèque libre.

CHAPITRE VI
LA RELIGION NATURISTE
ET LE CATHOLICISME POLITIQUE

LE CATHOLICISME POLITIQUE
LES « FLEURS ». — « FOI ET AMOUR. LE ROI ET LA REINE »


La Révolution française avait été acclamée en Allemagne par une élite d’idéologues : mais la pensée révolutionnaire ne pouvait pénétrer dans les masses populaires, trop arriérées encore et trop superstitieuses, — surtout dans les régions du Nord et de l’Est. » Dans toute la Saxe » écrivait Fichte au lendemain de la Révolution — » il n’y a pas eu peut-être d’endroit plus calme que Leipzig. Les paysans étaient très montés contre leurs seigneurs. Mais voilà bien un trait du caractère national : quelques régiments ont marché, un certain nombre de seigneurs ont fait quelques concessions et, à l’heure où j’écris ces lignes, tout est rentré dans l’ordre. Le paysan, qui seul aurait quelque chose à gagner au change, est trop peu éclairé, et les classes supérieures ne peinent qu’y perdre. »[1] Sans doute la jeunesse universitaire s’était d’abord laissée séduire par un certain « romantisme » révolutionnaire : — mais c’était là, avons-nous vu, un enthousiasme éphémère, sans racines profondes. Du jour où la Révolution française passa de la défensive à l’offensive, elle se trouva face à face avec une puissance historique nouvelle, qu’elle contribua à susciter partout : le sentiment national. Ce sentiment s’était déjà réveillé auparavant, dans les hautes couches de la pensée allemande. Mais il avait revêtu ici une forme toute littéraire et n’était guère sorti du domaine artistique. À la suite de Lessing on partait en guerre contre l’esthétique classique française, ou encore, avec Klopstock, on aimait à errer dans les forêts héroïques et fabuleuses du passé germanique. Dans les dernières années du 18me siècle seulement, ces aspirations encore confuses et, dans les débuts, assez artificielles, trouvèrent un allié nouveau dans la propagande anti-révolutionnaire, particulièrement dans la réaction piétiste.

Ce parti de réaction piétiste avait établi son quartier général dans la ville même qui passait pour être le foyer par excellence des « lumières » et du progrès : à Berlin ; — il recrutait ses plus zélés collaborateurs dans cette association, plus ou moins occulte, de penseurs et de philanthropes, qui s’était proposé pour but de hâter l’affranchissement intellectuel et politique de l’humanité : dans la Franc-Maçonnerie. Les tendances les plus contradictoires s’affirmaient en réalité sous le couvert de cet Ordre secret, travaillé presque dès ses débuts par des dissentiments profonds. Les uns — c’étaient les Francs-Maçons « vieux-jeu », ceux qu’on ridiculisait à présent sous le nom d’Aufklærer — mettaient toute leur confiance dans une éducation philosophique et rationnelle de l’humanité. D’autres, tels que les Illuminés de Weishaupt, rêvaient la conquête des pouvoirs politiques et la réforme des institutions publiques, par l’organe d’une ligue secrète et puissante. Mais ici encore, en dépit des principes égalitaires, solennellement proclamés, et d’une hiérarchie, qui prétendait se fonder sur le seul mérite, la pensée révolutionnaire n’avait pu s’enraciner profondément, puisqu’on avait eu le tort, pour se ménager de hautes sympathies, de donner les premières charges à des aristocrates ou même à des chefs d’État. D’autres enfin — les illuminés mystiques ou théosophes — prétendaient que l’œuvre de régénération universelle ne pouvait être menée à terme que par une restauration religieuse et théocratique. Différentes branches mystiques, inspirées de cet esprit, s’étaient greffées sur l’ancienne Franc-Maçonnerie. Elles n’hésitaient pas, dans leur œuvre de restauration religieuse, à faire, plus ou moins ouvertement, cause commune avec les partis religieux extrêmes, — avec les sectes piétistes d’une part, avec les ordres religieux catholiques d’autre part, particulièrement avec les jésuites qui, quoique récemment expulsés, n’en consen aient pas moins toujours une influence occulte indéniable.[2]

La nouvelle tendance mystique avait fini par triompher dans les congrès maçonniques et ce triomphe ouvrit l’ère des persécutions gouvernementales contre les éléments révolutionnaires. Dans les États catholiques du Sud les Illuminés de Weishanpt furent les premiers frappés. Mais l’impulsion donnée par le Sud catholique eut bientôt sa répercussion dans le Nord protestant. Ce fut ici le parti piétiste et romantique qui mena la campagne réactionnaire contre les Aufklærer rationalistes et qui popularisa l’œuvre de restauration religieuse. Le trône de Prusse était alors occupé par Frédéric-Guillaume II, célèbre par ses mœurs dissolues autant que par sa crédulité mystique, et que ses ministres Wœllner et Bischoffswerder, adeptes du spirite Schrepfer, et eux-mêmes francs-maçons théosophes, pliaient à leurs desseins à grand renfort de spectres et d’apparitions, ils prenaient à leur tour le mot d’ordre dans une loge berlinoise de la Rose-Croix, la loge Frédéric-au-Lion-d’Or et ils avaient réussi à y faire initier leur maître, sous le nom d’Ormesus Magnus. Des espérances toutes particulières s’attachaient donc, pour les adeptes de la Franc-Maçonnerie mystique, an trône de Prusse. La pensée politique de Wœllner avait été d’encourager le mysticisme dans toutes ses manifestations, afin de trouver un contre poids moral à la propagande révolutionnaire. Il songea même un instant à rattacher en bloc à l’Ordre de la Rose-Croix l’organisation des frères Moraves, restés sans chef à la mort de Zinzendorf. En même temps une censure ecclésiastique fut instituée à Berlin, avec mission de réprimer tous les ouvrages qui contiendraient des principes contraires à la religion. Le libraire Nicolaï, Franc-Maçon selon la vieille formule et adversaire inlassable des innovations mystiques, où il flairait — non sans raison parfois — des influences jésuitiques. Nicolaï dut abandonner la direction de l’« Neue Allgemeine deutsche Bibliothek », qui fut pendant quelque temps interdite, comme « ouvrage dangereux pour la religion ».[3]

À ce parti de réaction piétiste se rattache aussi l’œuvre politique et religieuse des romantiques, et particulièrement, de Novalis. Nous y retrouverons la même conception théocratique de l’État, et aussi le rêve d’une restauration religieuse universelle, affectant la forme d’une sorte de catholicisme idéal — très différent du reste encore, par ses traits essentiels, du catholicisme historique romain. Le jeune poète romantique se rattacha-t-il effectivement à une de ces innombrables sectes illuministes ou maçonniques qui pullulaient alors sur le territoire allemand et qui attiraient à elles toute l’élite cultivée, désireuse d’exercer une action sociale ? Il nous a été impossible de trouver à ce sujet aucun témoignage précis. Cependant déjà dans sa philosophie de la nature on a découvert beaucoup d’éléments théosophiques et occultistes. Le cercle des physiciens romantiques qui entouraient Ritter rappelle, à s’y méprendre, par les préoccupations qui s’y faisaient jour et par les méthodes qu’on y préconisait, certains groupements secrets, se rattachant à l’ordre plus ou moins imaginaire de la Rose-Croix. Les deux fragments, qui se trouvent en tête du recueil d’aphorismes politiques de Novalis intitulé « Foi et Amour », semblent pareillement faire appel, dans le public des lecteurs, à des intelligences secrètes. « Lorsque dans une société nombreuse et mêlée — ainsi débute l’auteur — on veut s’entretenir avec quelques-uns seulement d’un sujet secret, et qu’on ne se trouve pas assis à côté d’eux, il faut parler une langue particulière… Il serait curieux de voir, si on ne pourrait pas s’exprimer dans la langue populaire et courante de manière à être compris de ceux-là seulement qui doivent comprendre. »[4]

Après avoir esquissé les intluences diffuses où cette œuvre doit être située, il nous reste à en examiner par le détail les intentions particulières, mieux apparentes, ainsi qu’à en noter les divers aspects.

En l’aimée 1798 le roi de Prusse Frédéric Guillaume II venait de mourir. L’avènement du jeune roi Frédéric. Guillaume III et de sa gracieuse épouse, la reine Louise, fut salué par une explosion unanime de loyalisme monarchique. Le jeune couple symbolisait aux yeux des populations les principes de la contre-révolution et aussi, — ce qui avait manqué au règne précédent. — le respect de la morale familiale, l’attachement religieux au foyer domestique. Si grandes furent les espérances, qu’une société berlinoise fonda une Revue, qui devait suivre le nouveau souverain pas-à-pas dans les annales glorieuses de son règne. Ce furent « Les livres annuels de la monarchie prussienne sous le règne de Frédéric-Guillaume III ». Dans le cahier de juin de la première année un poète, encore inconnu du grand public, avait tressé au jeune couple royal une guirlande de vers, sous le titre symbolique de « Fleurs ». Le cahier de juillet apporta encore du même auteur un petit écrin de Fragments en prose. avec la dédicace : « Foi et Amour. Le Roi et la Reine ». Le poète qui avait déposé ces offrandes sur les marches du trône, signait du pseudonyme de Novalis.

Grande fut la surprise de ses amis, qui se rappelaient son enthousiasme révolutionnaire d’antan. Comment expliquer un si brusque revirement ? Les causes en étaient multiples. D’abord la loi psychologique qui régit le développement de ces esprits passionnés, et qui est la loi de contraste. « Je me connais trop bien moi-même, avec mes changements subits », avait-il écrit jadis à son père. — D’autres motifs encore, plus personnels, plus pathologiques, avaient agi sur son esprit. Comme tous les délirants il découvrait partout des similitudes secrètes avec l’objet de sa passion. C’est ainsi qu’il avait cru retrouver les traits de Sophie en regardant un vieux portrait, publié dans les Études physionomiques de Lavater. « Les plus beaux hommes ont dû lui ressembler », écrivait-il à ce propos. À présent c’est le buste de la reine Louise qu’il se fait envoyer et cette gracieuse image pénètre à son tour son délire mystique et s’amalgame à son idée-fixe. Les deux figures — celle de la jeune reine et celle de la morte bien-aimée — peu à peu se fusionnent dans son esprit. Il voudrait que le culte religieux qu’il a voué à l’une devînt comme un hommage indirect adressé à l’autre. Cet état d’âme a inspiré une petite poésie assez étrange intitulée « le génie mourant. »[5] Le poète imagine que l’ombre de Sophie lui apparaît une dernière fois. Dans une sorte d’holocauste mystique elle s’immole elle-même, devant l’incarnation nouvelle de l’idéal féminin que la reine Louise vient de manifester aux hommes. Pourquoi visiterait-elle encore ce terrestre séjour, — à présent que le monde possède un objet si digne de fixer son amour et qu’une fleur si divine a pu éclore ici-bas ? « Longtemps ma pensée a erré vainement autour de chaque trône. Mais enfin par Elle (la reine Louise) l’antique patrie me fait signe. » Et s’adressant au poète : « Prends ces rameaux », dit-elle, « tu m’en couvriras. Tourné vers l’orient, tu entonneras l’hymne sublime, tandis que s’allumeront les premiers feux de l’aurore, par où s’entr’ouvriront à moi les portes du monde primitif. Le voile odorant, qui me revêtait jadis, s’écroulera sur les plaines en une rosée embaumée et quiconque en respirera le parfum jurera un éternel amour à la belle Souveraine. »

À ces effusions lyriques se mêlaient peut-être des considérations d’un ordre plus positif. Novalis avait formé autrefois le projet d’entrer dans l’administration prussienne. Il aurait trouvé là un protecteur puissant dans la personne de celui qui devait bientôt s’appeler le ministre de Hardenberg, et qui était un parent de la branche collatérale. Aussi voit-on le poète suggérer au nouveau monarque l’idée de se constituer une garde d’honneur, choisie parmi l’élite de la jeunesse allemande. « Pour le roi cette société serait très agréable et profitable. Mais, pour les jeunes gens, ces années d’apprentissage seraient la fête la plus brillante de leur vie, une source intarissable d’enthousiasme. »[6] La cour, présidée par une femme d’esprit et de goût, se changerait en un lieu de délices. Parmi les jeux innocents se rapprocheraient les couples assortis. Après une déclaration d’amour platonique à la belle souveraine, le jeune homme recevrait de ses mains, comme exaucement indirect de ses vœux, une compagne chaste et fidèle. C’était là pour Novalis une question qui commençait à devenir pressante. Tout en conservant à Sophie un amour « religieux », tout en affirmant théoriquement la supériorité de sa vocation première et la nécessité du suicide philosophique, il se résignait de plus en plus à se survivre et se disposait à agir en conséquence. Partagé entre ses pensées de mort prochaine et de nouvelles velléités matrimoniales, il s’efforçait de découvrir une solution intermédiaire et n’eût pas été fâché que quelqu’un brusquât pour lui cette solution. « Pour trouver une bonne épouse », observe-t-il dans ses fragments politiques, « un jeune homme prudent en était réduit, jusqu’à présent, à se rendre dans les coins les plus reculés de la province ou à rechercher des familles isolées, loin de la ville et de la cour. Désormais il s’en ira simplement à la cour : ce sera le rendez-vous de tout ce qu’il y a de beau et d’honnête et on se félicitera de recevoir sa femme des mains « le la reine. »[7]

Cependant si grande qu’ait été la transformation dans les idées politiques de Novalis, il n’en est pas moins vrai que jusque dans son apologie de la monarchie de droit divin se retrouve beaucoup de son ancien enthousiasme révolutionnaire. Tout au moins sa conception de l’État est-elle en opposition complète avec l’ancienne conception monarchique, qui avait été celle des meilleurs esprits du 18me siècle en Allemagne et que défendait éloquemment Guillaume de Humboldt Aux partisans de cette doctrine l’État apparaissait comme un mal nécessaire, comme une puissance policière, exclusivement répressive. Ils lui donnaient pour unique fondement l’égoïsme bien entendu des individus. Il importait donc de se défendre jalousement contre lui, de tracer de plus en plus nettement les « limites » de son action. Humboldt lui déniait le droit d’intervenir dans les questions d’éducation, lui interdisait de vouloir être la source d’aucun progrès positif, que ce fût dans l’ordre économique, moral ou social : tout le bien qu’on pouvait en attendre, c’est qu’il n’entravât pas l’initiative des particuliers, qu’il ne portât pas une curiosité indiscrète et tracassière dans la sphère intime de la conscience personnelle et de la vie privée. Telle était, comme on dirait aujourd’hui, la thèse « libérale » de l’époque. Tout opposée était la conception politique, issue de l’enthousiasme révolutionnaire, et qui ne tendait à rien moins qu’à absorber l’homme tout entier dans le citoyen.

Car ce fut un des résultats les plus indiscutables de la Révolution française que d’éveiller partout l’esprit public. Ce que Novalis appelle à diverses reprises le « républicanisme » n’est que le patriotisme civique moderne, porté par la Réolution à sa plus haute conscience. Républicain, Novalis le restera donc encore par sa conception quasi-religieuse de l’État-éducateur, source de tout progrès comme de tout droit positif, en qui il salue, comme Robespierre, l’incarnation d’une Idée divine, de la Raison et de la Vertu. « Le besoin de vivre dans un État est le besoin le plus pressant de l’homme. Pour devenir et rester un être humain, il a besoin d’un État… Toute la civilisation procède des rapports de l’homme avec l’État. Plus l’homme est civilisé, plus il est membre intégrant d’un État policé. »[8] L’État doit de plus en plus attirer à lui toutes les forces vives de la nation. L’homme, lisons-nous, « a fait de l’État un lit de mollesse et pourtant celui-ci doit être tout l’opposé : il est une armature de l’activité la plus tendue : son but est de rendre l’homme infiniment puissant et non infiniment inerte… Plus il y a d’impôts, plus l’État a de besoins et plus il se perfectionne… Les impôts sont tout profit. »[9] Le jeune enthousiaste rêve déjà toute une économie politique nouvelle. Pour économiser le combustible, il faudrait des cuisines en commun, des logements en commun… Toute l’économie politique pourrait être remaniée en grand : la classe agricole disparaîtrait pour faire place à la classe industrielle ».[10] Ailleurs il semble prophétiser une sorte de socialisme d’État : « Chaque citoyen de l’État est fonctionnaire de l’État. Il n’a de revenus que comme tel… Le citoyen parfait doit vivre complètement dans l’État : il ne possède rien en dehors de l’État… »[11]

Mais s’il a été atteint par « l’esprit républicain », il s’en faut qu’il accepte les formes constitutionnelles issues de la Révolution française. Ici l’aristocrate et le mystique piétisle reprennent leurs droits. Sa conception politique reste complètement féodale et théocratique. Il ne conçoit aucun rapport social sans un attachement personnel et sentimental. Avec quel mépris il écarte toute cette « paperasserie » (der papierne Kitt), ces constitutions écrites, au moyen desquelles on essaie à présent de cimenter les égoïsmes ennemis ! Son esprit ne peut se faire à l’idée d’un « contrat social », d’une relation purement juridique, d’une constitution écrite, impersonnelle. « Je suis un homme profondément anti-juridique », avoue-t-il lui-même franchement, « je n’ai ni le sentiment ni le besoin du droit. » Qu’est-ce pour lui qu’une loi ? « L’expression de la volonté d’une personne aimée ». Le fondement de toute association durable, ce n’est ni l’égoïsme bien entendu ni la contrainte juridique, mais l’amour, et c’est pourquoi il intitule ses Fragments politiques Foi et Amour. « Qu’est-ce qui doit être traité mystiquement ? La religion… l’amour, l’État… On ne peut prêcher la religion autrement que l’amour et le patriotisme. Si on voulait rendre quelqu’un amoureux, comment pourrait-on bien s’y prendre ? »[12]

Les instincts sociaux et politiques ne sont donc pour le mystique romantique qu’une forme nouvelle, plus large, de l’amour, de l’amour conjugal et familial. « Les familles seules peuvent former des sociétés », dit-il, « l’homme isolé n’intéresse l’État que comme fragment et dans la mesure où il est apte à entrer dans une famille. »[13] Le véritable individu social, c’est l’homme et la femme réunis : seul le couple réalise la vie complète de l’être humain. À la tête de l’État devra donc se trouver un couple royal et symbolique. « Un couple royal est à l’homme complet ce qu’une constitution est à sa seule raison. »[14] La mission de ce couple sera d’entretenir et de stimuler par son exemple l’amour dans le cœur des sujets. Plus sera belle la reine, plus sera jeune et ardent le roi, plus aussi sera grande la félicité des peuples. L’image de la reine devra être suspendue dans tous les intérieurs, comme un talisman de bonheur, inspirateur des vertus conjugales. La sanctification du mariage et l’abolition de la prostitution, voilà les réformes les plus urgentes. Lorsque l’amour sera glorifié et sanctifié partout, l’ère de la paix éternelle sera près de s’ouvrir. Le miracle que le couple alchimique, Éros et Freya, a opéré dans l’univers physique, le couple royal de Prusse l’accomplira dans la société politique.

Mais ce miracle d’amour est impossible sans la « foi ». Celle-ci, on se le rappelle, aux yeux du philosophe intuitionniste, surpasse en dignité la raison, l’intelligence. Seule elle est créatrice, productrice d’idéal. Une cause de supériorité de la monarchie de droit divin, c’est donc précisément qu’elle repose sur la foi. Une constitution politique est une œuvre humaine, entachée par suite de toutes les imperfections humaines. Elle est œuvre de raison et non de foi. Mais la dignité royale ne peut être conférée par aucun acte constitutionnel humain. Elle est l’émanation directe d’une Idée supérieure, qui se manifeste et se perpétue par un véritable miracle. Le roi, pour le légitimiste croyant, est réellement d’une essence supérieure, — rendu tel par un choix primordial et métaphysique. Il est, parmi les hommes, ce que l’or est parmi les métaux, ce que le soleil est dans notre système planétaire. « Le roi n’est pas un citoyen ; il n’est par suite pas un fonctionnaire. Le signe distinctif de la monarchie c’est précisément qu’elle repose sur la croyance à un homme d’extraction supérieure, sur l’hypothèse librement acceptée d’un homme idéal. Parmi mes semblables je ne puis me choisir un supérieur ; je ne puis déléguer aucun pouvoir à quiconque est aux prises avec les mêmes difficultés que moi. La monarchie est le vrai système, précisément parce qu’ele est reliée à un centre absolu, à un être qui fait encore partie de l’humanité, mais non de l’État. Le roi est un homme érigé en fatalité. Cette fiction s’impose inéluctablement. Seule elle satisfait une aspiration supérieure de la nature humaine. Tous les hommes sont appelés à devenir rois. Le moyen propédeutique pour atteindre cette fin lointaine, c’est un roi. Il s’assimile peu à peu toute la masse de ses sujets. »[15] C’est donc à une sorte de catholicisme politique qu’aboutit la conception monarchique du jeune poète. Le roi joue dans l’ordre politique le même rôle que le pape dans le domaine spirituel : il est le représentant de Dieu sur terre, une émanation directe de l’idée divine. De même que les romantiques reprochaient au protestantisme sa sécheresse et son defaut d’organisation plastique, de même Novalis regrette de trouver la plupart des États modernes si dénués de poésie. Car c’est le rôle de la poésie de manifester l’invisible, de rendre concrète et sensible l’idée par un symbole. L’Idée de l’État, elle aussi, a besoin d’être sans cesse représentée dans une image vivante et poétique. « Chez le peuple tout est spectacle, — par conséquent l’Esprit du peuple doit, se manifester sous une forme concrète… Un des grands défauts de nos États, c’est qu’on y voit trop peu l’État. »[16]

Et Novalis rêve toute une hiérarchie nettement apparente, au moyen de décorations, d’uniformes nouveaux, qui rendraient visibles toutes les fonctions de l’État, comme autant de membres mystiques du Corps social. Surtout au monarque incombe la mission de « représenter » l’État dans sa totalité. Il doit être l’image vivante, et non le simple mandataire, de son peuple. « Un vrai prince est l’artiste des artistes… Le prince met en scène un spectacle infiniment varié… L’État tend vers mie représentation intégrale. La représentation, à son tour, suppose une activité qui rend présent à nos sens, ce qui en est absent… Mes fragments Foi et Amour reposent entièrement sur cette foi représentative. »[17]

Cette représentation intégrale de l’État est-elle possible ? N’est-ce pas un rêve de poète ? N’y a-t-il pas toujours un abîme entre la monarchie idéale et la monarchie réelle, qui en est l’expression défectueuse ? Et s’il faut se résigner quand même au médiocre, les garanties positives du régime républicain ne sont-elles pas préférables aux illusions dangereuses d’un idéal chimérique ? Il semble bien que, le premier enthousiasme passé, le jeune poète soit venu à résipiscence. Un certain nombre de ses derniers fragments le montrent singulièrement refroidi. « L’excellence de la représentation démocratique », dit-il, « n’en reste pas moins un fait indéniable.Un homme naturellement parfait et exemplaire est un rêve de poète… En ce moment la démocratie absolue et la monarchie semblent être engagées dans un antagonisme insoluble : les avantages de l’une sont compensés par les avantages contraires de l’autre. »[18] Après avoir prêché la religion exclusive de l’État il en arrive, par la pente naturelle de son esprit, à une sorte d’indifférentisme systématique. « Le meilleur État », conclut-il, « se compose d’indifférentistes… Ils prennent part à tout le bien qui se fait, se moquent en cachette des chimères de leurs contemporains, s’abstiennent de tout mal. Ils ne changent rien, parce qu’ils savent que tout changement, dans de pareilles circonstances. n’est qu’une erreur nouvelle et que ce qu’il y a de meilleur ne peut venir du dehors… »[19]

Pourquoi cette désillusion ? Sans doute le nouveau souverain ne répondait guère aux espérances qu’on avait fondées sur lui, dans certains milieux. Esprit essentiellement prosaïque, doué d’un grand bon sens pratique, il réalisait le type du bureaucrate méticuleux. Il mit bien vite un terme à toutes les menées occultistes qui avaient envahi la cour berlinoise et il abrogea l’édit de censure, à la grande joie du parti rationaliste. Nicolaï reprend la direction de sa Revue et le médecin Marcus Hertz s’écriait avec enthousiasme : « la Raison pure est descendue des vieux et s’est assise sur le trône ! » C’était là aux yeux des romantiques, un médiocre éloge. — À ces causes extérieures de désillusion, il faut ajouter le travail intérieur qui s’était accompli dans l’esprit du poète. Sa « foi » politique eut le même sort que sa vocation militaire jadis, ou que son amour pour Sophie : ce fut une des innombrables fascinations que subit cette âme chrysalide, à la fois instable et passionnée. Ce qui l’intéressait dans cette « foi », c’était moins l’objet même, qui y répondait, que l’attitude intérieure qu’elle suscitait en lui, la sensation neuve de vie qu’elle faisait naître et les enchantements dont elle enivrait son imagination fiévreuse. « Ce qu’il y a de meilleur ne peut venir du dehors », écrivait-il, À la religion de l’État succéda bientôt une religion plus personnelle, — plus libre aussi et plus audacieuse, dans ses constructions idéales et dans ses mystiques raffinements.

LES HYMNES SPIRITUELLES


L’année 1799 pourrait s’intituler « l’année religieuse » dans les annales du premier romantisme allemand. À partir de l’été précédent, dans la coquette ville de Dresde, où se côtoyaient les enchantements de la nature et les merveilles de l’art, l’initiation s’était faite. Rien de moins prémédité : les deux ménages Schlegel se trouvaient en visite chez une sœur mariée ; Novalis arrivait quelquefois à cheval de Freiberg. En automne, Schelling, qui allait rejoindre sa chaire de professeur à Iéna, avait fait un petit séjour dans la résidence. Ce fut ensuite au tour de Tieck, de Gries, de Steffens. On se rencontrait le matin devant une toile de Raphaël ou du Titien, ou bien on échangeait par correspondance ses impressions : on terminait ses lettres par une invocation à la Madone sixtine. Gries publiait une série de sonnets, moitié galants, moitié mystiques, où il évoquait avec une amoureuse dévotion les grandes figures de Saintes, chefs-d’œuvre des maîtres italiens. Chacun voulut avoir ses visions, ses extases, ses révélations : des conversions esthétiques se préparaient déjà dans la fameuse « galerie ». devant l’immortel chef-d’œuvre de Raphaël.

Très sérieusement Steffens, quoique protestant, racontait que, lors de sa première visite au musée, la Madone lui était apparue et que depuis cette époque il portait dans son cœur, comme un talisman mystique, cette image ineffable et toujours présente. De Freiberg, où il faisait son apprentissage technique, sous la direction du célèbre Werner, il était accouru un jour à Dresde, pour faire ses dévotions dans le sanctuaire romantique. Après une nuit passée à cheval, harassé de fatigue, enfiévré par l’insomnie, réconforté à la hâte par quelques libations matinales et inaccoutumées, il s’était trouvé tout à coup dans la pénombre des grandes salles, silencieuses et sonores. La vue de tous ces chefs-d’œuvre rassemblés, l’émotion, l’attente de quelque chose d’extraordinaire, le dépaysement, le troublèrent au point qu’arrivé devant la Madone de Raphaël, brusquement, il fondit en larmes, au grand étonnement des autres visiteurs. Il n’y avait là, sur l’instant, qu’un petit incident de voyage, plutôt embarrassant pour celui qui en était le héros involontaire. Tout autre cependant fut l’interprétation qu’il s’en donna après coup : « J’éprouvais distinctement que ce trouble subit tenait à quelque chose de plus profond dans ma vie passée… Tout ce qu’il renfermait ne m’apparut pas d’un seul coup, mais l’impression pénétrante ne s’évanouit jamais entièrement et, comme je m’efforçais, pendant ce séjour à Dresde et au cours d’autres séjours encore, de développer en moi le sens artistique, toujours cette impression m’accompagnait et je peux même dire, en ce sens, que la Madone m’est apparue. »[20]

« Le christianisme est ici à l’ordre du jour », écrivait d’Iéna, en été 1799, Dorothée Veit à Schleiermacher. Depuis les premiers mois de cette année, Novalis était rentré de Freiberg à Weissenfels, comme assesseur aux salines. Il faisait de fréquentes visites dans les cercles romantiques d’Iéna. Deux évènements, au cours de cette année, donnèrent une actualité toute particulière aux questions religieuses : Ce fut d’abord l’accusation d’athéisme lancée contre le philosophe Fichte, professeur à l’université d’Iéna, suspendu de ses fonctions et banni du territoire saxon pour avoir, par ses écrits, travaillé à ruiner la notion de la personnalité divine, — et puis « les Discours sur la Religion » du théologien berlinois et romantique Schleiermacher. — « Vous avez dû apprendre par la gazette les polémiques de Fichte, au sujet du bon Dieu. Le brave Fichte combat à vrai dire pour nous tous et s’il succombe, c’est que les bûchers ne seront plus bien loin de nous. »[21] Non seulement Fichte succomba, mais par une étrange vicissitude, ce fut la cour de Weimar, c’est-à-dire le parti rationaliste et franc-maçon, qui prononça et exécuta la sentence de bannissement. Au contraire les néo-mystiques romantiques prirent fait et cause pour le philosophe accusé d’athéisme. Frédéric Schlegel se proposait même d’écrire une brochure pour montrer que « le grand mérite de Fichte c’est précisément d’avoir découvert la religion et que sa doctrine n’est autre chose que la vraie religion sous forme de philosophie. »[22]

C’est qu’aussi bien la nouvelle théologie romantique s’annoncait fort différente de l’ancienne et se posait, en face de l’orthodoxie luthérienne et officielle, comme essentiellement révolutionnaire. « Schleiermacher » écrivait encore Frédéric Schlegel, qui partageait à ce moment le logis du jeune théologien à Berlin, « Schleiermacher, qui certainement, si quelqu’un lui procurait une Parole de Dieu, s’en ferait l’apôtre enthousiaste, travaille à un ouvrage sur la Religion. »[23] Cette Parole de Dieu, cette Bible nouvelle qu’il cherchait encore, sans la trouver, les romantiques Schlegel et Novalis se promettaient bien de la découvrir. De son côté, il leur apportait un système théologique nouveau qui d’avance, avec une admirable souplesse, se prêtait à toutes leurs improvisations géniales.

Un mot résumait cette théologie : la religiosité. Schleiermacher en faisait briller successivement les innombrables facettes. Est religieux ce qu’il y a de vraiment spontané et original dans l’homme. Est religieux surtout le sentiment, car il pénètre plus profondément dans l’homme et l’exprime plus sincèrement que la pensée philosophique, abstraite et impersonnelle, ou que l’activité pratique et sociale, préoccupée d’une fin étrangère, emprisonnée dans les coutumes, les lois, les institutions et les nécessités du mande extérieur. La religiosité au contraire a pour premier effet d’effacer toutes les distinctions, toutes les notions artificielles qu’établit la pensée raisonnante, de nous élever bien au-dessus de toutes les intentions, de toutes les obligations particulières que nous impose la vie active, d’éveiller en nous « la nostalgie de nous perdre et de nous dissoudre dans quelque chose de plus grand que nous, de nous sentir saisis et dirigés par ce quelque chose. » Sont donc religieux tous les états où la personnalité réfléchie se perd dans un sentiment plus exalté de vie, où se dissolvent les activités résistantes de la pensée, les caractères exclusifs de l’individualité, « ou l’âme entière se fond dans le sentiment immédiat de l’infini, de l’éternel, et de sa communion avec eux. » Est irréligieux par contre tout ce qui fait la matière d’un concept précis, d’une activité intentionnelle. à savoir : la science, la morale légale, l’activité pratique sous toutes ses formes. « Les hommes raisonnables et pratiques d’aujourd’hui », disait Schleiermacher, « voilà dans l’état actuel du monde l’élément hostile à la religion. »

Surtout il s’efforcait de séparer nettement la religion de la morale. « Tout peut être fait avec religion », disait-il, « rien ne doit être fait par religion. » Mettre la morale sous l’égide de la religion, c’était, à ses yeux, le principe même du fanatisme. Il ne reculait pas, du moins à cette époque, devant les conséquences les plus hardies d’une pareille affirmation, admettait fort bien le mariage civil, voire même des unions plus libres et moins durables. La religion, pensait-il, ne peut que s’epurer en se dégageant toujours plus du temporel, en se libérant complètement des institutions sociales, politiques ou morales. Il y a là des domaines sans doute voisins, mais pourtant distincts. La religion forme un monde intérieur et spirituel, essentiellement individuel ; elle est une communion toute personnelle avec la conscience créatrice, un état de grâce, un chant intérieur de la vie, un rayon issu des sources les plus secrètes de l’âme, et répandant sur l’existence entière un air de fête, de joie dominicale.

Par l’absolue liberté qu’il laissait à chacun d’interpréter à sa guise cette formule générale, Schleiermacher flattait les aspirations les plus diverses de la nouvelle génération. Frédéric Schlegel voyait là une doctrine de l’affranchissement du cœur, voire même, en forçant un peu le ton, de l’affranchissement de la chair et il proclamait la haute « religiosité » de sa liaison avec la femme du banquier Veit. Il avait écrit un roman informe, Lucinde, qui n’était qu’une apologie dithyrambique et mystique à la fois de la volupté et de l’amour charnel. Quoique par tempérament peu porté à de pareils excès, Schleiermacher défendit courageusement le roman de son ami contre les anathèmes de la morale théologique, reconnaissant, malgré tout, dans l’œuvre incriminée des conclusions qui, corrigées par un examen impartial, pouvaient rentrer sous les prémisses, que lui-même avait posées.

Surtout, par l’alliance nouvelle, qu’elle faisait prévoir entre la religion et l’art, la théologie de Schleiermacher arrivait bien à son heure. Les définitions qu’il proposait de la « religiosité » ne pouvaient-elles en effet, presque sans modifications, s’appliquer au génie romantique ? Ce « goût de l’infini », ce panthéisme mystique et subjectif, cet effacement des formes sociales de l’activité et de la pensée, cet abandon de la conscience volontaire au sein de forces spontanées, d’activités instinctives, n’étaient-ce pas autant de caractères communs ? « Est prêtre », disait Schleiermacher, « tout homme qui sous une forme originale, complète, a développé en lui jusqu’à la virtuosité la faculté de sentir, dans un mode quelconque de représentations ». La morale se trouvait ainsi entièrement subordonnée à l’inspiration individuelle ; la conscience morale se transformait en un poème intérieur. Tel était bien aussi, avons-nous vu, le point de vue romantique.

D’où vient cependant que les mystiques tels que Novalis faisaient encore des réserves au sujet de ces éloquents « Discours » ? C’est qu’ils n’y trouvaient pas encore assez d’éléments positifs, concrets, poétiques. « Schleiermacher », écrivait Novalis, « a annoncé une sorte d’amour de la religion, une religion esthétique, presque une religion à l’usage de l’artiste qui a le culte de la beauté et de l’idéal. » Mais il avait le tort, de trop rester dans le vague, dans l’abstrait. Resté théologien malgré tout, par la tournure dialectique de son esprit et son attachement professionnel à une tradition historique particulière, il n’avait pas exploré les deux sources nouvelles de la religiosité romantique : la nature et la poésie. Sur ces deux points Novalis se crut appelé à compléter l’œuvre du théologien berlinois.

« Il a aussi composé des cantiques chrétiens », écrivait Frédéric Schlegel à Schleiermacher. « ils sont divins, au-dessus de tout ce qu’il a fait jusqu’ici. La poésie qui s’y trouve ne ressemble à rien, si ce n’est aux premières poésies de Gœthe… L’ironie dans tout cela c’est que Tieck, qui ne réussit pas à tirer de son propre fond une seule de ces petites pièces, en dépit de toutes les pirouettes qu’il exécute dans son for intérieur, s’est mis en tête de composer des cantiques chrétiens. Ils y joindront des sermons et les feront imprimer. Hardenberg pense te dédier le tout. »[24] Dès le mois de janvier 1800 Novalis envoyait sept de ces poésies à Frédéric Schlegel. Cependant la série complète qui, avec les hymnes à Marie, comprend quinze pièces, ne parut pas dans l’Athenæum, mais seulement dans l’Almanach des Muses pour l’année 1802.

On peut distinguer dans les hymnes spirituelles trois groupes : les hymnes à Jésus, — les hymnes à Marie, — et les hymnes théosophiques.

La qualité religieuse des hymnes à Jésus c’est un piétisme morave poétisé. Le principe de la foi se trouve ramené non à l’autorité de l’Église, ni à une croyance dogmatique, mais à une expérience psychologique individuelle. « Que serais-je devenu sans toi ? Que serais-je encore sans toi ? » Les éléments historiques de la vie du Christ se trouvent ainsi étroitement mêlés à la confession personnelle de l’âme religieuse. Mais c’est surtout dans la théologie de Zinzendorf qu’il faut rechercher les grands motifs, qui ont inspiré les hymnes à Jésus de Novalis. Ce qui caractérise le christianisme du grand réformateur de Herrnhout, c’est d’abord un attachement purement sentimental à la personne même de Jésus. Lui-même raconte qu’à l’âge de huit ans, dans une nuit, d’insomnie fiévreuse, il avait vu se dérouler devant sa conscience les arguments les plus raffinés de l’incrédulité. « Mais parce que j’éprouvais pour le Sauveur un attachement tendre et loyal, les arguments de la pensée raisonnante n’eurent d’autre effet que de troubler mon sommeil. Seul l’objet de ma croyance répondait à mon désir ; quant à mes pensées, elles me furent odieuses, et je pris dès lors la résolution formelle de m’en tenir, en toute simplicité, à la vérité qu’avait saisie mon cœur et à rejeter loin de moi tout ce qui ne pouvait se déduire de ce principe. Je me dis en moi-même : alors même que tous renieraient mon bon Seigneur, je veux cependant m’attacher à lui et vivre et mourir avec lui. Ainsi pendant de longues années j’ai vécu avec lui comme avec un compagnon d’enfance. Mais je ne compris pas entièrement la grandeur de son martyre, jusqu’au jour où je fus à tel point touché de tout ce qu’avait souffert pour moi mon Créateur, que j’éprouvai, au milieu de mes larmes, sa présence invisible. Je me dis à moi-même : s’il était possible qu’il y eût un autre Dieu, je préférerais être damné avec le Sauveur qu’être bienheureux avec cet autre Dieu. » La même pensée, exprimée presque dans les mêmes termes, fait la matière du sixième cantique de Novalis : « Si tous te trahissent, moi seul je te resterai pourtant fidèle. » L’attachement au Christ prend ainsi l’aspect d’une sorte de « loyalisme » sentimental, de point d’honneur chevaleresque.

En même temps apparaît un second élément essentiel de cette sensibilité religieuse : la pitié. C’est à la vue d’un tableau, représentant la figure du Christ agonisant, que s’était déclarée chez Zinzendorf la seconde crise de sa vie religieuse. « Voici ce que j’ai fait pour toi : et toi, qu’as-tu fait pour moi ? », cette interrogation muette ne cessa désormais de hanter son esprit. Ce qui l’avait frappé dans la Passion c’était moins encore l’élément, moral, que l’étalage en quelque sorte physiologique de la souffrance. De là les litanies, les invocations aux blessures et aux plaies du Crucifié, à son sang, à sa sueur d’agonie, qui donnent aux cantiques de Zinzendorf un caractère de réalisme souvent écœurant, — surtout lorsqu’elles se trouvent exprimées dans ce style affecté, plein de mièvrerie enfantine, dont il s’était fait son idiome religieux. Chez Novalis apparaît le même motif fondamental de la pitié religieuse, — mais spiritualisé, épuré de tous les éléments réalistes, inesthétiques ou choquants. « Pourquoi ne peut-il y avoir de virtuosité eu matière de religion ? » demandait-il, attaquant ainsi de front une définition de Schleiermacher. « Parce que la religion repose sur l’amour ». Or qu’est-ce que l’amour ? Il est avant tout compassion, maladie, souffrance. « Le cœur est la clé du monde et de la vie. On vit dans cet état précaire pour aimer et pour être attaché à autrui. Par sa propre insuffisance on est prédisposé à l’intervention d’autrui et cette intervention est le but. Dans les maladies une aide étrangère seule peut et doit nous secourir. De ce point de vue le Christ est la clé du monde… L’amour n’est que maladie, c’est ce qui fait la merveilleuse signification du christianisme. » L’amour, disait-il encore, « choisit de préférence l’objet le plus misérable, le plus déshérité. Dieu aime surtout les malheureux et les pécheurs. » Mais il faut que cette compassion soit réciproque : il faut que Dieu lui-même apparaisse à l’homme comme un Dieu souffrant, indigent, outrage, agonisant. Là encore le christianisme a touché la fibre la plus sensible du cœur humain. Il nous a appris à avoir pitié de Dieu.

La pitié — voici donc la seconde source d’émotion lyrique et d’inspiration religieuse qui alimente les hymnes à Jésus. Tantôt le poète décrit la souffrance, la « maladie » de l’homme séparé de Dieu et il emprunte au piétisme sa psychologie morbide. On a déjà cité ailleurs la neuvième hymne, où les symptômes pathologiques prennent un caractère d’extraordinaire intensité et où la démence semble attirer le croyant « d’un regard irrésistible ». Une vision soudaine, pareille à la vision extatique décrite dans le troisième hymne à la Nuit, met tout à coup fin à cette crise maladive. « Comme ainsi je dépérissais silencieusement, toujours en larmes, avec le désir de partir, retenu seulement par la peur et l’illusion, tout à coup, une main d’en haut descella la pierre sépulcrale et mit à nu mon âme profonde. Qui ai-je aperçu ? Qui se tenait auprès de Lui ? Ne me le demandez pas. Éternellement je garderai celle vision unique ; de toutes les heures de ma vie, celle-là restera, comme mes blessures, éternellement vive, inaltérablement douce. » — Tantôt au contraire c’est dans la contemplation douloureuse et en même temps voluptueuse du Christ agonisant que se plonge l’imagination du croyant. On sait combien cette note sentimentale était familière à Novalis. Elle remplit tout son Journal intime. « Ce soir, vive impression de sa mort », écrivait-il peu de jours après la mort de sa fiancée. Et ailleurs : « Que Dieu me conserve toujours cette douleur indiciblement douce, ce souvenir plein de tristesse ! ». Il lui suffira donc de substituer l’image du Christ à celle de Sophie, ou, plus exactement, une confusion va s’opérer dans son esprit entre ces deux images, — d’une manière très consciente et très voulue. « Tous nos penchants », dit-il, « ne semblent être que de la religion mise en pratique… Lorsqu’en se détachant de tout objet particulier et réel, le cœur se sent lui-même. lorsqu’il devient à lui-même son propre objet idéal, alors naît la religion… Si nous faisons de la femme aimée une pareille divinité, c’est de la religion mise en pratique. »

Ces lignes nous révèlent un troisième aspect, et peut-être le plus essentiel, de la piété religieuse chez Novalis. Déjà Zinzendorf, renouvelant une vieille conception catholique, représentait l’union mystique de l’âme croyante et de son Sauveur, et plus particulièrement les rapports de l’Église et du Christ, sous les espèces de l’amour conjugal. Au grand scandale de certains théologiens orthodoxes, — il poussait même un peu loin cette analogie risquée. Puisque le Christ est l’Époux par excellence, il s’ensuit, d’après Zinzendorf, que dans l’union conjugale l’époux terrestre n’est que le vicaire du Christ. Ainsi le rapprochement des sexes devient un véritable sacrement, analogue à celui de la Sainte-Cène. Cette conception théologique semble avoir pénétré profondément la pensée religieuse de Novalis. « Descendons vers la douce fiancée, descendons vers Jésus le bien-aimé », ainsi concluait-il déjà dans les Hymnes à la Nuit. Les deux figures de « Jésus le bien-aimé » et de « la douce fiancée » vont à présent s’amalgamer toujours plus dans son imagination. L’amour religieux emprunte à l’amour terrestre non seulement ses images et ses symboles mais aussi sa note affective et morale. « La vie », lisons-nous dans le premier cantique, « s’est changée en un rendez-vous d’amour ». Le poète ne craint pas, dans le second cantique, d’intervertir les termes traditionnels de l’union mystique, et de faire de Jésus « l’Épouse » du croyant. « Pourvu que tu lui découvres ton cœur », dit-il, « Il t’appartiendra à jamais comme une épouse fidèle » (« bleibt er wie ein treues Weib dein eigen »). Ailleurs encore. — dans le cantique troisième, — la même image reparaît : « Il mourut, et cependant tu éprouves chaque jour son amour et sa présence et, sans crainte, en quelque état que tu te trouves, tu peux amoureusement l’attirer dans tes bras. » Le cantique septième tout entier, — c’est-à-dire l’hymne de la Passion, pourrait aussi bien s’intituler : hymne mystique sur la mort d’une fiancée.

L’hymne spirituelle devient ainsi une sorte de « Minnelied » religieux. Dans ce genre Novalis a su trouver quelques notes uniques, si simples, d’une venue si spontanément populaire, qu’il faudrait, pour trouver en littérature quelque chose d’équivalent, remonter jusqu’aux premiers auteurs de cantiques, — aux Gerhart et aux Luther, — ou plus exactement jusqu’aux « Minnesænger », comme Walther von der Vogelweide. Qu’on relise le cantique cinquième et on s’expliquera l’émerveillement qu’éprouvait Frédéric Schlegel. « La poésie là-dedans », écrivait-il, « ne ressemble à rien, si ce n’est aux premières poésies de Gœthe ». C’est une véritable trouvaille, par l’extraordinaire limpidité de la forme, par l’émotion ingénue, dénuée de toute emphase, de tout ornement littéraire, par la mélodie simple et entraînante de la versification. « Pourvu qu’il soit à moi, pourvu que je Le possède, pourvu que mon âme n’oublie pas jusqu’à la tombe combien Il est fidèle ! Je ne sens rien de la souffrance, je n’éprouve que recueillement, amour et joie… Pourvu qu’Il soit à moi ! Je laisse volontiers tout le reste ; appuyé sur mon bâton de pèlerin, je ne suis, fidèle, que mon Seigneur ; je laisse en paix marcher les autres par les grandes routes populeuses et ensoleillées… Pourvu qu’il soit à moi ! Le monde m’appartient ; je suis heureux comme un enfant du ciel qui tient le voile de la Vierge. Perdu dans cette vision, je ne crains plus la terre… »[25]

Peut-être faut-il voir dans les hymnes à Marie ce que Novalis a composé, dans ce genre, de plus parfait. Il y en a deux seulement, mais ce sont d’inestimables joyaux. Schleiermacher, qui ne partageait pas l’étroitesse intransigeante de certains de ses coreligionnaires allemands, les admirait sans réserve. Dans la charmante description d’un intérieur piétiste, qu’il a esquissée dans sa « Fête de Noël », au moment où l’émotion religieuse fond tous les cœurs en un même attendrissement, une mélodie s’élève du clavecin et une voix de femme chante doucement les beaux vers de Novalis : « Je vois en mille tableaux, ô Marie, votre image souriante ; pourtant sur aucun je ne vous vois représentée telle que vous a aperçue mon âme. Je sais seulement que depuis lors le bruit du monde pour moi s’évanouit comme un songe et qu’un ciel d’ineffable douceur à jamais remplit mon cœur. »

Le culte de Marie ne se prêtait-il pas le mieux au « Minnelied » religieux, tel que le concevait Novalis, et dans lequel entrait une qualité d’émotion complexe, un sentiment d’amoureuse adoration pour la femme « idéale », pour « la Dame de la Chrétienté, sainte et merveilleusement belle », et aussi un sentiment de chevaleresque dévotion et de filiale confiance ? — « Souvent en rêve je vous ai vue, si belle, le cœur débordant d’un si profond amour. Le Dieu enfant dans vos bras voulait se prendre de compassion pour son petit compagnon : mais vous, levant au ciel votre regard auguste, vous disparûtes dans la splendeur des nuées profondes… Mille et mille fois vous êtes venue près de moi ; avec une joie enfantine je levais vers vous mes regards ; votre petit enfant me donnait ses mains à presser, en signe d’un prochain revoir. Vous souriiez avec tendresse et vous m’embrassiez : ô heures divinement douces !… Si seul un enfant peut contempler vos traits et sans trouble s’abandonner à votre garde, brisez donc les liens dont l’âge m’a chargés, faites de moi votre enfant. L’amour et la fidélité de l’enfant, je les ai, depuis cet âge d’or, toujours gardés au fond de mon cœur. »

N’est-ce pas du reste une des plus étranges anomalies de la Réforme, surtout en Allemagne, pays de la vie familiale, d’avoir si complètement proscrit du culte l’image de Marie ? Sur ce point l’emportement doctrinaire des théologiens s’est peut-être mis le plus violemment en opposition avec l’imagination religieuse et populaire du Moyen-âge. La Vierge et l’Enfant apportaient dans la mythologie chrétienne une familiarité gracieuse et touchante. Aussi dès le 17me siècle voit-on cette figure réapparaître chez les mystiques comme Bœhme, Arnold, — mais transformée, rendue méconnaissable, sous les traits de la « Divine Sophie » ou de « l’Éternelle Sagesse », figure à présent incorporelle, issue du cerveau d’un métaphysicien, dépouillée de son humaine et maternelle beauté. Pareillement les poètes classiques allemands ont rendu un culte quasi-religieux à l’Éternel féminin. Ils devaient être tout naturellement amenés à symboliser leur idéal en une figure concrète et Gœthe n’hésita pas à introduire la Vierge dans son Faust. Herder publiait dans la « Terpsichore » des sonnets et des poésies mystiques du jésuite Jakob Balde, sous le titre collectif de « Maria ». Prédicateur protestant à la cour de Weimar il éprouvait quelque embarras à présenter son personnage. « Celui qui ne veut pas voir dans l’héroïne de ces chants une Sainte », disait-il en guise d’avant-propos, « pourra en faire une Aglaé ou une Béatrice, l’idéal des vertus virginales et maternelles, ou encore la Sagesse éternelle. » Il indiquait ainsi à la fois les éléments sentimentaux, artistiques et mystiques que cette image résumait aux yeux de beaucoup de ses contemporains.

On verra plus loin ce qu’il faut penser du catholicisme de Novalis. Certains biographes zélés ont contesté la sincérité religieuse des hymnes à Marie, en faisant remarquer que ces poésies devaient prendre place dans la seconde partie de Henri d’Ofterdingen, à la manière d’un simple intermezzo lyrique. Mais ce roman n’est-il pas lui-même une autobiographie idéalisée du poète ? Sans compter que l’image de Marie apparaît déjà dans les Hymnes à la Nuit. Après Jésus, Marie est la première entrée dans le Royaume nouveau de la Nuit et c’est vers elle que s’élèvent les chants et les prières des pèlerins terrestres. « Vers vous, Marie, s’élèvent déjà des milliers de cœurs… Combien, embrasés d’amour, se sont consumés dans la souffrance et, quittant ce monde, se sont prosternés devant Vous, — devant Vous qui nous apparûtes riche en grâces dans mainte détresse et dans mainte épreuve : nous nous joignons à eux aujourd’hui pour entrer dans la Vie Éternelle. » Sans doute l’éducation piétiste avait gravé d’abord l’image de Jésus dans le cœur de Novalis ; mais sa forme particulière de sensibilité religieuse et d’imagination le portait plutôt vers le culte de Marie. Que si dans l’une de ces deux figures on ne veut voir qu’une simple fiction poétique, il est bien difficile de ne pas faire subir à l’autre un sort analogue. Il reste un troisième groupe de cantiques, qui exprime peut-être le plus parfaitement les conceptions religieuses du poète : ce sont les hymnes théosophiques. À côté de l’orthodoxie officielle subsistait dans l’Allemagne luthérienne une tradition ininterrompue de religiosité mystique qui, par delà la Réforme, se rattachait par ses racines profondes à la Mystique catholique du Moyen-âge. Ce courant, que le luthéranisme doctrinaire n’avait pas réussi à endiguer ni à enrayer, se manifestait sous les formes les plus disparates. Tantôt, à l’intérieur même de l’Église officielle, il suscitait des tendances séparatistes et anarchiques, qui ont été désignées, dans la seconde moitié du 18me siècle, sous le nom très vague de « piétisme » et qui lentement désagrégeaient, autant que la philosophie des « lumières », le bloc de l’orthodoxie. Tantôt au contraire ce mysticisme extra-confessionnel prenait résolument position en dehors de l’Église officielle, ou même contre l’Église officielle, et cherchait à s’organiser d’après un plan plus ou moins occulte, sorte de catholicisme idéal théosophique. Telle est la pensée secrète qui a inspiré la dissertation ou, plus exactement, le pamphlet politico-religieux de Novalis, intitulé « Europa ou la Chrétienté ».

LA NOUVELLE ÉGLISE. — « EUROPA OU LA CHRÉTIENTÉ »


Ce pamphlet en prose fut dès le début pour tous une pierre d’achoppement. On en avait fait d’abord la lecture à huis clos, entre initiés. Devait-on accueillir ce nouveau produit dans le Moniteur officiel du romantisme, dans l’Athenæum ? S’il faut en croire Tieck, le petit comité, après débats, rejeta unanimement cette proposition.[26] Il faut dire que par une « ironie » vraiment romantique, on avait décidé d’abord de publier côte à côte l’Europa de Novalis et le contre-manifeste satirique de Schelling, la Profession de foi matérialiste de Heinz Widerporst. L’admission ou le rejet des deux pamphlets contradictoires devaient être prononcés solidairement. Or la grande majorité du cénacle romantique, en dépit des affirmations de Tieck, fut favorable à l’admission. « Je m’étais tout de suite opposée à la chose », raconte Dorothée Veit, « mais c’était une voix dans le désert. Finalement Guillaume (Schlegel) ne voulut pas l’admettre sans une note explicative, à laquelle Schelling se refusa. Gœthe fut choisi comme arbitre, et s’est absolument opposé à la publication. Vive Gœthe ! »[27] Seul Guillaume Schlegel avait donc opiné dès le début avec Dorothée, pour le rejet. « J’étais déjà auparavant de cet avis, mais la majorité l’emporta et j’en appelai à Gœthe. »[28] Nonobstant la sentence de Gœthe, il ne semble nullement, comme voudrait le faire croire Tieck, encore trompé par ses souvenirs, que Novalis ait renoncé à la publication de son pamphlet. En janvier 1800 le manuscrit se trouve à Iéna, entre les mains des Schlegel, prêt à être mis sous presse. Mais l’auteur se ravise : au lieu d’en faire un article de revue, il songe à le publier sous forme de livre, avec quelques sermons et discours politiques, qui sans doute devaient eu compléter la pensée. « Renvoyez-moi l’« Europa » ; j’ai d’autres projets. Avec des modifications elle peut rejoindre quelques autres discours et être imprimée avec ceux-ci. »[29] Les motifs sont donc difficiles à comprendre, qui ont déterminé Tieck, dans l’édition posthume du poète, à frapper particulièrement cette œuvre d’ostracisme.

Si la manière d’agir de Tieck, devenu plus tard l’adversaire du romantisme catholique, ne semble pas exempte de parti-pris, encore moins saurait-on approuver Frédéric Schlegel, chargé avec lui de la publication posthume des œuvres de Novalis et qui, en 1826, dans la quatrième édition, glissa, à l’insu de son co-exécuteur testamentaire, la pièce litigieuse. Ce qui aggravait son cas c’est que, lui-même converti au catholicisme, il livrait l’œuvre tronquée, après en avoir retranché au préalable toute la conclusion, nettement hostile au catholicisme romain, — et précisément à une époque où les polémiques religieuses entre protestants et catholiques passionnaient tout particulièrement l’opinion publique en Allemagne. La coupure était, trop opportune pour qu’on pût, avec quelques critiques catholiques, voir dans cette omission providentielle l’erreur d’un prote inintelligent.[30]

La dissertation de Novalis s’ouvre, par un tableau idyllique du catholicisme médiéval. Dans une œuvre de Herder, parue en 1774 sous le titre : « Encore une philosophie de, l’histoire de l’humanité », se trouve déjà esquissée dans ses grandes lignes la réhabilitation romantique du Moyen-âge. Celui-ci, d’après l’auteur, a été l’époque des fortes et nobles passions, l’époque de la foi vivante et créatrice, où se sont préparées les profondes assises morales et religieuses de l’humanité moderne. Au contraire il ne veut voir dans notre prétendue « civilisation » rien qu’un industrialisme prosaïque et utilitaire, une idéologie froide, un mécanisme scientifique aride, où se trouvent refoulées et comprimées les spontanéités profondes de l’instinct et du sentiment. « Quoi qu’il en soit », dit-il en s’adressant aux « barbares » du Moyen-âge, « rendez-nous un peu de votre piété et de vos superstitions, de vos ténèbres et de vos ignorances, de vos mœurs déréglées et grossières, et débarrassez-nous-de nos lumières et de notre scepticisme, prenez notre froideur impuissante, nos raffinements, notre langueur raisonnante et toute notre misère humaine. »

C’est plus particulièrement sur le terrain religieux que Novalis engage le débat. Il fut un temps, dit-il, où elle a existé, l’Europe chrétienne, pacifique confrérie des peuples croyants, soumis à la même autorité spirituelle. D’une main brutale et sacrilège, la Réforme a sapé par la base l’édifice admirable. Les protestants « établirent bon nombre d’excellents principes, instituèrent en masse des nouveautés fort recommandables, abolirent une foule d’abus ; mais ils perdirent de vue Ce qui devait être l’aboutissement de leur entreprise : ils séparèrent l’inséparable, divisèrent l’Église indivisible et par un déchirement criminel, ils s’isolèrent de l’universelle communion chrétienne, par laquelle et dans laquelle seulement la vraie, la durable régénération pouvait aboutir… Ainsi, par une entreprise sacrilège, la religion fut emprisonnée dans des frontières politiques ; de la sorte fut établi le principe qui amena la disparition de l’intérêt religieux cosmopolite… Avec la Réforme c’en fut fait de la Chrétienté. Désormais elle n’existait plus. »[31]

Essentiellement révolutionnaire et destructeur, le protestantisme, en regard du catholicisme médiéval, n’a eu, d’après Novalis, qu’une valeur toute négative. L’ancien catholicisme représentait l’élément « positif », c’est-à-dire la tradition organisatrice et plastique, la foi poétique et créatrice, d’où sont issus les grands « mythes » chrétiens. Quant à la Réforme elle a pris dès le début un caractère polémique, critique et doctrinaire. Son cheval de bataille a été le Livre, son arme s’est appelée l’Exégèse ; à la tradition elle a substitué le fanatisme biblique, l’attachement servile à la Parole écrite, à la « lettre » imprimée. Et c’est pourquoi elle se trouve frappée d’impuissance poétique, figée dans une théologie aride ou déchirée par des polémiques stériles. Incapable de produire mie poésie religieuse vraiment vivante et populaire, le protestantisme s’est allié à l’ennemi irréductible de toute religion, au philosophisme moderne, à l’esprit rationaliste, à la libre-pensée. Cette alliance n’a fait du reste qu’achever l’œuvre de dissolution religieuse, déjà entamée par Luther et qui devait inévitablement aboutir à une irréligiosité systématique, à un athéisme intégral. La France a été le foyer de la propagande nouvelle, matérialiste et athée ; la Révolution française est la conséquence lointaine mais inévitable de la pensée protestante. Cependant de l’excès même du mal sortira le remède. Une renaissance universelle de l’esprit, religieux se prépare et ce sera l’œuvre de l’idéalisme romantique allemand de l’annoncer et de la rendre populaire.

Telle est la pensée directrice, réduite à ses éléments essentiels. Au lieu de l’approuver ou de la condamner en bloc, comme ont fait jusqu’à présent la plupart des critiques et historiens de la littérature romantique, examinons les symptômes qui s’y trouvent exprimés et les intentions véritables qui ont inspiré ce manifeste passionné.

Incontestablement le luthéranisme allemand, à la fin du 18me siècle, traversait une crise profonde. Obligé de se poser surtout comme un principe d’opposition, la Réforme avait pris dès les débuts un caractère essentiellement polémique et doctrinaire. Il y eut une fixation hâtive des dogmes qui communiqua à toute la doctrine un caractère de rigidité, de sécheresse, de foi littérale. « Dans la confession d’Augsbourg » écrit un théologien luthérien, M. Ritschl, « on touche pour ainsi dire du doigt le décousu des doctrines isolées et des intuitions fragmentaires ». Préoccupé avant tout de définir la saine « doctrine », le protestantisme luthérien, selon le même auteur, « n’entra pas en connexion avec les besoins affectifs et esthétiques, auxquels, pour chaque peuple, l’éducation religieuse doit donner un contenu. »[32] Sous prétexte d’épuration, le sentiment religieux tendait à se confondre de plus en plus avec le sentiment moral ou avec le rationalisme philosophique : les éléments affectifs et imaginatifs, qui avaient occupé une si grande place dans la théologie mystique du Moyen-âge, étaient tenus en suspicion. En proscrivant la Vierge, les Saints, tous les éléments légendaires et populaires du catholicisme médiéval, en limitant l’intérêt religieux à une figure unique et au texte écrit des Evangiles, on appauvrissait singulièrement les sources de l’invention religieuse et le christianisme ne fournissait presque plus d’éléments vivants et concrets à l’imagination du poète. Celui-ci, s’il ne voulait pas se mettre en contradiction avec l’exégèse biblique ou avoir maille à partir avec l’orthodoxie officielle, en était réduit à emprunter ses personnages à une mythologie séraphique. Il en résultait un art métaphysique et incorporel, sans plasticité et, somme toute, peu vivant. Telle fut la Messiade de Klopstock ; tel aurait été sans doute le grand poème chrétien projeté par Lavater, en vue duquel il se documentait dans ses « Échappées sur l’Éternité ».

Cependant cette religiosité mystique du Moyen-âge, refoulée par le luthéranisme doctrinaire, continuait à germer silencieusement dans les profondeurs de l’âme allemande et, de temps à autre, elle poussait au grand jour des rejetons tout-à-fait imprévus. Il suffit de rappeler les noms de Weigel, de Bœhme, d’Arnold, d’Arndt, plus tard de Zinzendorf, de Jung-Stilling et de Lavater. Avec les premiers romantiques : Novalis, Schleiermacher et plus tard Schelling, on peut dire que cette tradition secrète a de nouveau pénétré dans les couches supérieures de la vie religieuse et philosophique de l’Allemagne.

Ce qui caractérisait généralement ces tendances mystiques, c’était l’annonciation d’une « nouvelle Église », d’un christianisme intégral ou catholicisme idéal, où devaient s’opérer le rapprochement et la fusion de toutes les croyances religieuses du passé. Bien plus, à l’intérieur même de l’Église luthérienne un mouvement de rénovation mystique analogue s’était dessiné, sous le nom de « piétisme ». La pensée, plus ou moins formulée, qui inspirait les promoteurs de ce mouvement, les Francke et les Spener, c’est que la Réforme de Luther devait être complétée par une seconde Réforme, qui, au-dessus des confessions particulières, créerait une communion universelle et invisible des âmes religieuses. Mais, tandis que le catholicisme médiéval, remarquablement souple et plastique, réussissait à englober certaines de ces innovations, sous forme d’Ordres religieux. le protestantisme, plus rigide dans sa doctrine morale, les rejetait généralement comme des éléments dissidents. Il serait à peu près impossible de tracer la carte complète de l’Allemagne religieuse à la fin du 18eme siècle, avec ses innombrables sectes et chapelles séparatistes, — baptistes anabaptistes, quakers, méthodistes, swedenborgiens, moldaves, mystiques indépendants, théosophes, inspirés, bœhmistes, gichteliens et autres encore, Cependant différentes tentatives avaient été faites en vue de grouper ces éléments anarchiques.

Une des plus remarquables fut assurément celle de Zinzendorf lui-même. Sa prétention, ouvertement affichée, était de constituer une « communauté » apostolique, qui engloberait à la fois le luthéranisme, le catholicisme romain et les mystiques indépendants. Lui-même, quoique luthérien, s’était fait donner l’ordination d’évêque morave par un évêque de ce rite et ainsi les deux traditions venaient se rejoindre en sa personne. Par diverses légendes il s’efforçait de rattacher directement la communauté morave aux origines apostoliques du christianisme. D’autre part il entama des négociations très actives avec les dissidents de tout bord, avec les « inspirés » du pasteur Rock à Marienborn, avec les théosophes disciples de Bœhnie, de Dippel ou de Gichtel. Particulièrement avec Dippel, sorte de prophète illuminé du christianisme laïque, moitié mystique et moitié rationaliste, il entama une longue et mémorable controverse. D’autre part, pendant son séjour à Paris, il avait beaucoup fréquenté dans les milieux jansénistes ; s’était lié d’amitié avec le cardinal de Noailles et espérait, par ce biais, prendre pied aussi dans le catholicisme. Cette pensée lui avait inspiré un petit recueil de prières et de cantiques à l’usage des chrétiens catholiques, pour lequel il pensa solliciter l’approbation du pape Benoît XIII. Des raisons protocolaires seules l’empêchèrent de donner suite à cette démarche, l’auteur n’ayant pu se résoudre à écrire tous les titres exigés par l’étiquette romaine. — Il rêvait de remplacer les anciennes « religions », qui reposaient sur des dogmes, par des « communautés philadelphiques », où règnerait dans toute sa simplicité le pur esprit évangélique, sans alliage doctrinal, sans aucune contrainte ecclésiastique. Dans son langage volontiers imagé il appelait ces groupements philadelphiques des « hôtelleries », pour ceux qui sont sans domicile, des « refuges » ou des « lazarets » pour les âmes en peine, venues de partout. Ainsi se constituerait une vaste Confrérie, véritable Ordre de Jésus, fondé sur un attachement purement sentimental et chevaleresque à la personne du Sauveur.

Mais la propagande piétiste et réactionnaire, avons-nous vu, rencontra, dans la seconde moitié du 18me siècle, un allié tout-à-fait imprévu dans certaines branches mystiques de la Franc-Maçonnerie « nouveau style ». Ce fut, peut-on dire, une des idées-fixes de l’Allemagne à cette époque que l’idée d’une régénération morale de l’humanité par le moyen d’une association occulte de penseurs et de philanthropes. Honni ou glorifié, l’Ordre des Jésuites hantait toutes les imaginations et ses pires adversaires s’efforçaient souvent de le démarquer le plus servilement. La dispersion de cet Ordre, ordonnée dans les différents États prussiens, souleva dans le camp piétiste d’unanimes regrets. « Les Jésuites » écrivait Jung Stilling, « opposaient au moins une digue à la philosophie des lumières ; mais voici leur Ordre dispersé et cette philosophie bat son plein ; sans doute elle emportera dans ses tourbillons la religion et l’organisation politique. »[33] Novalis de son côté ne se cache nullement des sympathies que lui inspirent les Jésuites. « Jamais on n’a employé plus d’intelligence à réaliser une idée plus élevée… Cette société restera encore plus remarquable comme la société-mère de toutes les associations dites secrètes, où il faut reconnaître un germe historique assurément important, quoique encore peu développé. »[34] Prophétiquement il annonce le retour prochain de l’Ordre, — retour que s’efforçaient déjà de préparer certaines influences occultes — « Il dort à présent, cet Ordre redoutable, misérablement relégué aux extrêmes confins de l’Europe ; mais qui sait si de là il ne se répandra pas de nouveau, comme le peuple qui le protège — peut-être sous un autre nom — sur sa terre d’origine ? »[35]

Si c’est aux Jésuites que les loges maçonniques mystiques s’efforçaient de dérober leur organisation secrète, elles puisaient par contre leurs doctrines philosophiques dans les ouvrages apocalyptiques des mystiques et des théosophes illuminés de tous les temps. Une des conceptions les plus généralement admises — et que le premier romantisme s’est entièrement assimilée — c’est que les vérités essentielles, aussi bien dans l’ordre de la nature que dans l’ordre moral, révélées directement par Dieu à l’humanité primitive, se sont transmises à travers les âges par une tradition secrète, à laquelle ont été initiés tous les grands fondateurs de religions. On a vu que Novalis s’était déjà inspiré de cette pensée dans le « Disciple à Saïs ». La même conception se retrouve dans ses « Hymnes à la Nuit » et surtout dans son pamphlet politico-religieux « Europa ». Il y a eu, — ainsi pourrâit-on résumer sa pensée — dans l’histoire religieuse de l’humanité, des époques organisatrices, suivies de périodes de dissolution. Un âge vraiment organisateur a été celui de l’Olympe grec, — auquel succéda bientôt une période d’anarchie, amenée par le rationalisme philosophique. « Le monde antique touchait à son déclin », ainsi lisons-nous dans les Hymnes à la Nuit, « le jardin enchanté de la jeune humanité se flétrit et les hommes, oublieux des rêves de l’enfance, portèrent leurs efforts au loin, à la recherche d’horizons plus vastes. Les dieux disparurent ; la nature se trouva déserte et sans vie ; elle expira, étouffée sous les Nombres inflexibles et emprisonnée dans des chaînes d’airain. Les Lois naquirent. En concepts arides, comme en une poussière emportée par le vent, se décomposa la corolle insondable de la vie, aux innombrables métamorphoses. C’en fut fait de la foi créatrice… »[36] Les dieux rentrèrent dans le chaos primitif. Mais la mort n’était qu’apparente : l’ancien élément religieux reparut sous une forme rajeunie dans le christianisme.

Une palingénésie analogue fait l’objet de la dissertation intitulée « Europa ». Le christianisme à son tour a eu sa période organisatrice : ce fut le catholicisme médiéval. Mais celui-ci non plus n’a pu échapper à la destinée universelle, qui veut que sans cesse les formes anciennes se dissolvent pour faire place à des organisations nouvelles. Le rationalisme moderne — le protestantisme d’abord, la philosophie des « lumières » ensuite, et finalement la Révolution française — tels sont les dissolvants qui ont amené une nouvelle période d’anarchie. Est-ce à dire qu’il faille relourner purement et simplement au catholicisme romain ? Nullement, et c’est ici que la coupure de Frédéric Schlegel paraît particulièrement opportune, puisqu’elle défigure entièrement la pensée véritable de l’auteur. Le catholicisme a été faussé dans sa vie intime, par cela même qu’il est devenu une confession particulière parmi les autres. On pourrait lui appliquer le mot de Joseph de Maistre au sujet de la monarchie de droit divin et dire de lui qu’il était « un miracle ». Il ne se maintenait que par la foi à sa mission miraculeuse et à son inviolable unité. Du jour où il était contesté, il était perdu : le schisme a pour toujours anéanti son caractère surnaturel. « Sa forme contingente », ainsi concluait l’auteur, « est à peu près détruite : l’antique papauté est descendue au tombeau et pour la seconde fois Rome s’est changée en ruines. Le protestantisme ne doit-il pas lui aussi disparaître, pour faire place à une Église nouvelle et plus durable ? »[37]

C’était, avons-nous vu, une des idées favorites de toutes les sectes mystiques, que l’annonciation de cette Église nouvelle. Dans le camp piétiste on reprenait les calculs sur les nombres et les lettres de l’Apocalypse. Le théologien Bengel, qui s’était fait une spécialité de ee genre d’exercices, avait prédit la venue de l’Antéchrist pour les dix dernières années du siècle. Lorsqu’éclata la Révolution française on pensa que les temps étaient venus et l’écrivain piétiste Jung Stilling. en une série de pamphlets violents dirigés contre la Révolution, en qui il découvrait de frappantes analogies avec la Bête de l’Apocalypse — prophétisait la venue très prochaine du Royaume de Mille ans. « Cette Église de Dieu », disait-il dans ses Monatsblætter, « se recrutera dans les sectes illuministes et dans les conventicules piétistes, parmi tous les fidèles éprouvés ; particulièrement la communauté morave est appelée à servir à tous ces éléments de noyau et de support. » Il s’agissait donc de préparer les voies au Seigneur, en formant des associations mystiques, où viendrait se-grouper provisoirement le peuple des Elus. Lui-même dans un roman très populaire, « Heimweh », conduisait son héros à travers une série d’épreuves romanesques et d’initiations fantastiques, et il esquissait le plan d’une association secrète, plus ou moins calquée sur les Ordres mystiques de la Franc-Maçonnerie.[38]

Cette prophétie, avec des variations innombrables, se retrouve ehez la plupart des auteurs contemporains, qui l’accommodaient à leurs goûts et à leurs préférences personnelles. Pour Hœlderlin, épris de panthéisme poétique et de beauté antique, la nouvelle religion revêtait essentiellement la forme d’une renaissance hellénique. « Alors, quand elle viendra dans sa juvénile beauté », éerivait-il dans son roman Hypérion, — « la Fille chérie, l’Enfant dernier-né de notre siècle, la nouvelle Église, — quand elle sortira des formes surannées et flétries, lorsque se ranimera le sens du divin chez l’homme et que la jeunesse et la beauté feront de nouveau battre son cœur, lorsque… mais je ne puis l’annoncer, car à peine j’en porte en moi le pressentiment. Et pourtant elle viendra, elle viendra à coup sûr. »[39] D’autres, comme Gœrres, dans son pamphlet sur « la Décadence et la Renaissance de la Religion », donnaient rendez-vous dans un « Temple mystique nouveau » à toutes les croyances religieuses du passé, depuis les vieux mystères égyptiens jusqu’aux plus récentes doctrines théosophiques. Une pensée analogue inspirait à Zacharias Werner un drame obscur et indéchiffrable, « les Fils de la Vallée », où il mettait en scène les légendes ésotériques de la Franc-Maçonnerie mystique du temps, — ses prétendues relations avec l’Ordre des Templiers, — et, dans un imbroglio fantastique, amalgamait pêle-mêle les doctrines occultistes et théosophiques les plus abstruses, qui avaient cours dans ces milieux.

Des théologiens de profession se laissaient gagner par les mêmes rêveries. « Nous autres, pauvres protestants, nous n’arriverons sans doute jamais à former une Église, et nous n’avons peut-être jamais formé d’Église », écrivait mélancoliquement le jeune Rothe, étudiant en théologie à Heidelberg, un des plus passionnés admirateurs de Novalis. Appliquant à l’histoire religieuse les grandes divisions de la Logique de Hegel, il distinguait trois « moments » successifs dans révolution du christianisme. « Le catholicisme », écrivait-il, « est le premier moment ; il est le christianisme dans sa manifestation la plus immédiate. Puis celui-ci progresse vers la phase dialectique : l’antagonisme inhérent à la nature humaine se réveille en lui et ainsi se constitue le protestantisme. — non pas un protestantisme, mais plusieurs protestantismes, — car c’est l’essence même du progrès dialectique d’être intérieurement divisé… Mais à présent le moment, spéculatif, si je puis dire, amènera une ère éternelle, par l’institution d’un catholicisme spéculatif, positif — rationnel… L’édifice du catholicisme n’est tombé en ruines, que parce que l’Esprit s’en est retiré : mais il sera de nouveau complètement vivifié, réchauffé et illuminé par l’Esprit divin ; il deviendra de nouveau un temple digne de l’Esprit, qui le restaurera progressivement dans le cours des siècles : c’est là une croyance à laquelle peut se rallier tout protestant impartial, par cela même qu’il se dit lui-même déjà en possession de l’Esprit. Une synthèse de ces deux éléments essentiels à l’Église ne peut manquer de se produire un jour, aussi vrai que le christianisme vient de Dieu et non des hommes. Bien des signes annoncent, dès aujourd’hui, que ces temps sont proches… »[40]

Les mêmes aspirations se lisent dans l’« Europa » de Novalis. C’est à tort que les critiques protestants en Allemagne, emboîtant le pas à Tieck, n’ont voulu voir dans cette couvre qu’une improvisation poétique, sans portée aucune : elle se rattache au contraire intimement à la pensée générale du poète et reflète quelques-uns des symptômes les plus caractéristiques de l’époque.

Cependant c’est, moins à une doctrine religieuse historique qu’à une conception générale et mystique de la nature que Novalis emprunte les éléments de son catholicisme idéal. La religion qu’il annonce sera essentiellement « naturiste » : là est sa marque propre. À Zinzendorf. à Lavater, comme à Schleiermacher il reprochait d’avoir trop négligé cette source féconde de révélation religieuse : la physique. « Même la contemplation de Jésus », disait-il, « finit par devenir fatigante : la prédication doit être panthéistique ». Par une physique nouvelle, magique et symboliste, s’accomplira donc surtout la restauration catholique. C’était là une idée qui inspirait beaucoup de sectes mystiques et théosophiques du temps, — les disciples de Saint-Martin en France, les disciples de Weigel, de Bœhme et d’Arnold en Allemagne. Les ordres maçonniques de la Rose-Croix avaient adopté ces conceptions théosophiques, qui furent aussi, en partie, celles de la plupart des physiciens romantiques. La nature, suivant toutes ces doctrines, est une révélation de Dieu, une théophanie. Il faut donc non pas interpréter Dieu et la nature isolément, mais, par un symbolisme incessant, les découvrir l’un dans l’autre, percevoir sous les phénomènes physiques un agent spirituel et divin, et inversement représenter tous les phénomènes moraux par des éléments naturels. La physique devient ainsi une religion élémentaire et inversement la religion apparaît comme une « physique supérieure ». — « La Terre se change en un sacrement de la Chair, la Mer en un Sacrement du Sang », lisons-nous dans les Fils de la Vallée de Zacharias Werner, « ainsi vous trouvez partout, dans la nature même, les symboles qui vous unissent à la divinité et il n’y a pas un seul lieu où celle-ci ne se manifeste. Même la poussière peut devenir un médiateur divin. »

Lue pensée analogue inspire bon nombre des Fragments philosophiques ou religieux de Novalis. « Si Dieu a pu devenir homme », dit-il, « il peut aussi devenir pierre, plante, animal ou élément, et peut-être y a-t-il ainsi une rédemption continue à travers la nature. »[41] Le Christ historique cède peu-à-peu la place à un nouveau Messie. — le Messie panthéistique de la Nature, l’universel Médiateur ; à l’Évangile historique se substitue un Évangile naturiste, sorte de Bible magique, dont l’intelligence est encore réservée à quelques rares initiés. De cette intuition fondamentale le poète songe à tirer toute une mythologie nouvelle, beaucoup plus indépendante et plus poétique que l’ancienne mythologie biblique. « Ne pourrait-on imaginer la composition de plusieurs évangiles ? faut-il absolument un élément historique ? L’histoire 11’est-elle fias un simple véhicule ? Un évangile de l’avenir ne serait-il pas possible ? Je pourrais à ce sujet me mettre en rapport avec Tieck, Schlegel, Schleiermacher… Il n’y a pas encore de religion. Il faut commencer par fonder une loge, où s’enseignera la vraie religion. »[42]

C’est sans doute un essai dans ce genre qu’aurait apporté la suite projetée du Disciple à Saïs, si on en juge par la courte esquisse que l’auteur en a tracée. Après la mort du Maître à l’arrivée de toutes les divinités, devait apparaître, sous les traits d’un Enfant symbolique, le nouveau « Messie de la Nature ». C’est lui que célèbre une des hymnes théosophiques. l’hymne XI, qu’on pourrait intituler l’hymne de la Pentecôte panthéistique.[43] poète y décrit symboliquement le rajeunissement de la nature sous les effluves divins. « Il est l’étoile ; Il est le soleil, la source de la vie éternelle : dans les plantes et dans les pierres, dans la mer et dans la lumière transparaît son visage enfantin… Un Dieu pour nous, un Enfant pour lui-même, Il nous aime tous d’un amour profond ; Il se fait notre aliment et notre breuvage… » La même pensée naturiste-mystique se retrouve également dans la dissertation religieuse « Europa », où l’auteur annonce prophétiquement un nouveau Messie, qui, « habitant au milieu des hommes comme un génie invisible, affirmé lar la foi sans pouvoir être perçu par les sens, se manifestera aux cioyants en d’innombrables métamorphoses, dans le pain et dans le vin dont ils se nourrissent, dans la Bien-aimée qu’ils étreignent, dans l’air qu’ils respirent, dans les sons et les paroles qui frappent leurs oreilles et qu’ils sentiront enfin, au milieu des angoisses suprêmes de l’amour, dans l’extase divine de la mort, pénétrer jusqu’au plus profond de leur chair consumée. »[44]

La religion naturiste sera essentiellement individuelle et poétique. Et tout d’abord ce sera une religion sans dogmes. Car le dogme est un élément intellectuel qui, en voulant leur imposer une forme immuable, paralyse et appauvrit les facultés sensitives, comprime les activités inventives de l’imagination religieuse. Rien n’est, à cet égard, plus éloigné de la pensée de Novalis que le traditionnalisme catholique. Ce qu’il reproche au protestantisme c’est précisément d’être encore trop dogmatique et trop traditionnaliste. Luther n’avait affranchi la conscience individuelle de l’autorité ecclésiastique, que pour la plier plus servilement sous le joug de la Parole écrite. Cette autorité, le poète romantique voudrait à son tour la briser, et c’est pour cela qu’il rêve une mythologie nouvelle, entièrement libre, le produit spontané de l’imagination poétique. On pourrait lui appliquer la définition de Guyau : « Un mystique est quelqu’un qui, sentant vaguement l’insuffisance et le vide d’une religion positive et bornée, cherche à compenser par la surabondance du sentiment l’étroitesse et la pauvreté du dogme. Les mystiques substituant plus ou moins le sentiment personnel et les élans spontanés du cœur à la foi dans l’autorité, ont toujours été dans l’histoire des hérétiques qui s’ignoraient. »

Sans dogmes, la religion naturiste sera aussi sans morale, parce que, précisément, à sa base se trouve la divinisation de la nature et par suite de tous les penchants du cœur humain. Si dissemblables qu’apparaissent au premier aspect des œuvres telles que la « Lucinde » de Frédéric Schlegel et les « Hymnes spirituelles » de Novalis, — à cause de la diversité des tempéraments individuels qui s’y expriment, — le fond philosophique et moral reste cependant le même. C’est toujours le panthéisme subjectif, qui aboutit, chez l’un comme chez l’autre, à la glorification de l’instinct et de la volupté. Mais Frédéric Schlegel, nature plus charnelle, présente l’évangile naturiste comme une doctrine de l’émancipation de la chair, tandis que chez Novalis, type du sensitif raffiné, du jouisseur intellectuel, cette religion romantique prend plutôt l’aspect d’une transsubstantion mystique de la matière, de la chair, de la volupté. Il l’avoue du reste sans détour : le sens religieux se confond pour lui avec le sens de la volupté. La religion apprend à l’homme à jouir de son propre cœur, mieux qu’il ne jouirait d’aucun autre objet étranger. « Lorsque le cœur ». dit-il. « détaché de tout objet, se sent lui-même, alors naît la religion ». De là le sens merveilleux que revêt, à ses yeux, le christianisme, qui apprend à l’homme à jouir même de sa souffrance, de sa maladie et de son péché. La pénitence est pour le croyant une source de voluptés raflinées. Ce qu’il y a de plus attrayant dans le péché, c’est précisément le sentiment de contrition et la flagellation morale qui l’accompagnent. Plus l’homme est pécheur, plus il fournit à la compassion divine d’occasions de se manifester, plus il jouit donc de sa propre religion. « La religion chrétienne est essentiellement la religion de la volupté. Le péché est le plus grand stimulant de l’amour divin. Plus on se sent pécheur, plus on est chrétien. Une union absolue avec la divinité est le but de l’amour comme du péché. Les dithyrambes sont un produit vraiment chrétien. »[45]

De là aussi la signification magnifique du Sacrement, qui, en matérialisant la divinité, en fait pour l’âme croyante un objet immédiat de jouissance surnaturelle. Cette conception mystique du Sacrement, Novalis voudrait l’élargir encore, l’universaliser. « Tout peut se transformer en pain et en vin de la vie éternelle », écrivait-il, c’est-à-dire que toutes les fonctions de la vie corporelle peuvent devenir les symboles d’une vie supérieure, spirituelle et divine. Par cette intuition il interprète le mystère chrétien de la Cène. « La nourriture prise en commun est un acte symbolique de l’union… Toute jouissance, toute assimilation est une nutrition ou plutôt la nutrition n’est autre chose qu’une assimilation. Toute jouissance morale peut donc être exprimée par la nutrition. — L’ami se nourrit à proprement parler de son ami, il en tire sa substance de vie. C’est un véritable trope, que de substituer partout le Corps à l’Esprit, et lorsqu’on célèbre dans un repas la mémoire d’un ami de se figurer, par un effort audacieux et surnaturel de l’imagination, qu’on saisit dans chaque bouchée un peu de sa chair et qu’on boit à chaque gorgée un peu de son sang. Le goût efféminé de notre époque trouve barbare cette pensée — mais aussi pourquoi songer tout de suite au sang et à la chair sous leur forme grossière et corruptible ? »[46]

Plus encore que le symbole de la Cène devait parler à une imagination aussi voluptueuse l’image de l’union des sexes. « L’embrassement n’est-il pas quelque chose d’analogue à la Cène ? », demande-t-il dans un de ses Fragments.[47]) Une des idées favorites des philosophes cabalistes, reprise par les physiciens théosophes du romantisme, c’était précisément que les forces élémentaires de la nature et de la vie n’étaient que les manifestations d’une sorte d’appétit sexuel universel, en sorte que l’âge d’or ne pouvait être ramené que par la réunion définitive du Couple cosmique, des deux sexes de l’univers, en un Corps unique et androgyne. On sait que sur cette conception érotique de la nature Novalis avait déjà construit sa conception générale du « Mærchen ».

Des pensées analogues avaient inspiré à Ritter toute une série de fragments mystico-religieux. « Plusieurs de ces fragments », dit-il, dans la préface du petit recueil, auquel se trouve si intimement mêlé le souvenir de Novalis, — « je n’ai pu les publier, parce que, sous leur forme primitive, ils paraîtraient trop osés et trop scabreux, — particulièrement l’un d’eux, composé peu de semaines avant le mariage de l’auteur et qui est de telle nature qu’il semblerait impossible qu’avec de pareilles idées un homme prit jamais songer à se marier. » Il s’agissait, paraît-il, « d’une histoire des rapports sexuels à travers les âges », avec, pour finir, une description de l’état idéal de ces rapports, — description faite en termes tels, observe l’auteur, « que ce fragment n’aurait pas trouvé grâce, même auprès des juges les plus libéraux, malgré la rigueur de la démonstration. »[48] Que des idées religieuses aient été amalgamées à cette singulière « démonstration », c’est ce qui semble ressortir d’un autre fragment, où Ritter à son tour annonce le nouveau Messie androgyne. « Un Christ nouveau viendra ; il sera androgyne. Ève est née de l’homme, sans avoir été enfantée par une femme ; Christ est né de la femme, sans avoir été engendré par l’homme ; l’Androgyne naîtra des deux à la fois. Tous deux se dissoudront en un limbe lumineux et merveilleux, et ce nimbe formera un Corps, un Corps asexué, par suite incorruptible, pareil à de l’or qui se transmuerait en chair. »[49]

Sous une autre forme les mêmes idées si’retrouvent dans différents fragments de Novalis. On a déjà vu que le nouveau Messie devait se manifester à l’homme non seulement dans le pain et le vin dont il se nourrit, mais aussi « dans la Bien-aimée qu’il étreint ». C’était là une conception qui exprimait à merveille chez le poète sa qualité particulière d’érotomanie mystique. À diverses reprises il relève, dans ses Fragments, des analogies secrètes entre les fonctions nutritives et reproductrices et il s’efforce de donner à ces analogies très concrètes une expression idéalisée, symbolique et religieuse. « De même que la femme est l’aliment physique le plus auguste, qui sert de transition entre le corps et l’âme, de même les organes de la génération sont les organes extérieurs les plus élevés, qui servent de transition entre les organes visibles et invisibles. Le regard, le pressement de mains, le baiser, l’attouchement des seins, l’étreinte sont les degrés de l’échelle, par où l’âme s’abaisse jusqu’au corps ; à cette échelle correspond une autre échelle, par où le corps s’élève jusqu’à l’étreinte. »[50] L’union des sexes est donc par excellence le sacrement universel ; par elle se trouve réuni le Couple primitif en une chair unique : l’âme et le corps, Dieu et la Nature cessent d’être distincts et « polarisés », pour se fondre en une commune extase. C’est la pensée qui fait la matière de l’hymne XIII, qu’on pourrait intituler l’hymne de l’Eucharistie panthéistique :[51]

« Bien peu connaissent le mystère de l’Amour, bien peu ressentent une faim inapaisée et une soif inextinguible. La Cène, divin symbole, est une énigme pour les sens terrestres. Mais celui qui a bu sur des lèvres brûlantes et aimées un souffle de vie, celui dont le cœur, consumé de saintes ardeurs, s’est dissout en ondes frissonnantes, dont les yeux se sont ouverts pour scruter l’insondable profondeur du ciel : celui-là mangera de Son Corps et boira de Son Sang éternellement. Qui a pénétré le sens auguste du corps terrestre ?[52] Qui peut dire du sang qu’il en connaît la signification ? Un jour tout sera Corps, un Corps unique,[53] et un sang céleste baignera le Couple bienheureux.

« Ah ! que la vaste mer ne puisse déjà s’empourprer et une chair odorante jaillir au cœur du roc ! Jamais ne s’achève le doux festin, jamais l’amour ne se rassasie. Il ne saurait enlacer son objet d’une étreinte assez intime, assez particulière. Des lèvres toujours plus suaves prennent l’aliment et le transforment de proche en proche. Plus fervente devient alors la volupté dont les frissons parcourent l’àme ; plus altéré, plus avide se fait le cœur, et la volupté d’amour se prolonge éternellement.

« Ceux qui ignorent l’ivresse, s’ils y avaient goûté une fois seulement, quitteraient toutes choses pour s’asseoir parmi nous à la table de l’amour nostalgique, où jamais il n’y a disette. Ils reconnaîtraient l’inépuisable trésor de l’amour et célébreraient l’Aliment de chair et de sang. »

Ainsi s’éclaire le sens « ésotérique » du catholicisme de Novalis. C’est la philosophie de la nature, régénérée par l’idéalisme allemand, qui donnera à la foi nouvelle sa substance intime et résistante ; le catholicisme lui fournira sa conception politique, monarchique et théocratique, son rêve d’universelle et d’indissoluble communion religieuse. Par une sorte de Franc-Maçonnerie, invisible d’abord, s’opérera l’alliance entre tous les esprits, orientés vers le même idéal, — philosophes, théologiens, physiciens, artistes. Déjà Schleiermacher, dans ses « Discours sur la religion », prophétisait cette alliance nouvelle entre la religion et les arts. De leur côté les physiciens romantiques tels que Ritter, Baader, plus tard Schubert et Schelling lui-même se mettaient à l’école des théosophes et des mystiques. « Dans la dernière moitié du siècle », ainsi Novalis résumait les symptômes qu’il croyait observer dans le mouvement général des esprits, « une conflagration nouvelle, plus violente s’est produite partout ; les éléments ennemis se sont entrechoqués, avec plus de véhémence que jamais ; des explosions formidables ont éclaté. À présent quelques-uns prétendent qu’en un point il s’est produit déjà une véritable pénétration, qu’un germe de synthèse a paru, qui, par un développement continu. s’assimilera peu à peu toute la masse et lui prêtera une forme organique indissoluble. Ce principe de paix éternelle. disent-ils, est doué d’une force d’expansion infinie et irrésistible, et bientôt il y aura de nouveau une seule Science, un seul Esprit, comme un seul Prophète et un seul Dieu. »[54]

On se rappelle les prédictions, rapportées par Herder dans son « Adrastea », sur la physique et la religion nouvelles, et les railleries de Schelling, dans sa Profession de foi épicurienne. À son tour Frédéric Scldegel sonnait le tocsin dans le moniteur officiel du romantisme et embouchait la trompette apocalyptique. « Les temps nouveaux s’annoncent comme une époque aux pieds légers, aux sandales ailées. L’Aurore a chaussé ses bottes de sept lieues. Longtemps les éclairs ont sillonné l’horizon lointain… Mais bientôt on ne parlera plus d’un orage seulement : l’incendie embrasera la voûte céleste tout entière et alors vos petits paratonnerres ne seront plus d’aucun secours. Alors le 19me siècle prendra son essor, et alors aussi se déchiffrera cette petite énigme, qui rend encore inintelligible l’Athenæum. Quel cataclysme ! »[55]

La littérature, particulièrement la poésie romantique, devait se donner pour mission de populariser cet Évangile nouveau. On a vu Frédéric Schlegel et Novalis, moitié sérieux, moitié plaisantants, se partager à l’avance les rôles de ce nouveau culte et les attributs pontificaux. « Peut-être as-tu plus d’aptitude pour le rôle du Christ », écrivait le premier, « et je me ferai en ce cas ton vaillant St Paul. » — « Il ne faut pas que le prêtre nous induise en erreur ». Irions-nous dans les fragments du second. « Les poètes et les prêtres ne faisaient originellement qu’un seul et même personnage, et ils ne se sont scindés que dans la suite. Mais le poète véritable est resté prêtre, de même que le véritable prêtre a toujours été un poète. L’avenir ne rétablira-t-il pas l’état primitif ? »[56] Il n’y aura plus alors un Évangile unique, mais autant d’Évangiles que d’âmes inspirées, capables d’entrer avec la vie infinie en un rapport original, sacré. C’est une Bible de ce genre nouveau que Novalis se proposait d’écrire, dans son roman Henri d’Ofterdingen. « Autant que j’en puis juger », annonçait-il à Frédéric Schlegel, dans les premiers mois de l’année 1799. « nos premiers romans seront aux antipodes l’un de l’autre. Le mien sera sans doute terminé cet été, à Tœplitz ou à Carlsbad. Quand je dis terminé, je parle seulement du premier volume, car je pense consacrer ma vie entière à un seul roman, qui, à lui seul, remplira toute une bibliothèque et devra peut-être contenir les années d’apprentissage de toute une nation. »[57] De son côté Schlegel communiquait la bonne nouvelle de la prochaine délivrance au théologien berlinois Schleiermacher, qu’il savait lui aussi en mal d’une Parole de Dieu : « Hardenberg est en train de composer une Bible ou un roman. »[58]


  1. J. G. Fichte’s Leben und literarischer Briefwechsel, par J. H. Fichte, 1862, I, p. 85.
  2. Sur toutes ces associations occultes on trouve des renseignements, d’abord dans d’innombrables articles parus dans les revues contemporaines, dans la « Berliner Monatsschrift, » et dans « Der neue deutsche Merkur ». — dans l’Adrastea de Herder, dans l’Allemagne de Mme de Staël (IVe partie, chap. 7 et 8), etc. À une époque plus récente on consultera avec fruit J. G Findel, Histoire de la Franc-Maçonnerie, 2 vol., traduit de l’allemand par E. Tandel, Paris, 1866, (I, p. 366 et suiv.), — quelques articles de St René-Taillandier, parus dans la Revue des Deux-Mondes (février 1866, — « Charles de Hesse et les Illuminés ») et surtout l’ouvrage de Philippson : Geschichte des preussichen Staastswesens, Leipzig, 1880, (Tome I, p. 77 et suiv.).
  3. La Revue fut éditée pendant quelque temps à Kiel On trouve des renseignements sur cet épisode dans la préface écrite par Nicolaï au tome LVI de la « Neue Allgemeine deutsche Bibliothek », Berlin und Stettin, 1801.
  4. N. S. II, 2, p. [numéro absent]
  5. N. S. I, p. 360-361.
  6. N. S. II, 1, p. 49.
  7. N. S. II, 1, p. 46.
  8. N. S. II, 1, p. 542.
  9. N. S. II, 1, p. 542.
  10. N. S. II, 1, p. 543.
  11. N. S. II, 2, p. 514.
  12. N. S. II, 2, p. 572 et II, 1, p. 337.
  13. Raich, op. cit., p. 121.
  14. N. S. II, 2, p. 38.
  15. N. S. II, 1, p. 40.
  16. N. S. II, 1, pp. 20 et 40.
  17. N. S. II, 1, p. 51 et II, 2, p. 573.
  18. N. S. II, 2, p. 658 et 660.
  19. N. S. II, 2, p. 656.
  20. Steffens, Was ich erlebte, op. cit. T. 4, p. 241.
  21. Raich, op. cit., p. 98-99. (Lettre d’Aug. Wilh. Schlegel à Novalis).
  22. Voir : Walzel. — Friedrich Schlegel, Briefe an seinen Bruder Aug. Wilhelm, op. cit., p. 416.
  23. Raich, op. cit., p. 87.
  24. Aus Schleirmacher’s Leben, op. cit., III, p. 134.
  25. C’est ce cantique que Schleiermacher récita, la voix étranglée par l’émotion, dans un de ses derniers sermons. Grâce à son entremise, quelques-uns de ces cantiques ont été adoptés dans le recueil berlinois de Cantiques populaires pour les églises évangéliques. — recueil composé en 1829. — et ils servent encore aujourd’hui à l’édification des fidèles. Voir Nachlese, op. cit., p. 265.
  26. Novalis Schriften, édit. Tieck, Préface de la 5e édition, 1837, I, p. XXXV. « Comme nous nous reconnaissions entre amis intimes le droit d’exprimer franchement et sans détour notre jugement l’un sur l’autre, à un degré qui se rencontre rarement chez des hommes de lettres, il fut décidé unanimement, après lecture, que la dissertation ne devait pas paraître en public. »
  27. Aus Schleiermacher’s Leben, op. cit., I, 3. p. 143.
  28. Ibid., p. 143.
  29. Raich, op. cit. p. 133. Il s’agit de quelques « modifications ». comme on voit — mais de là à prétendre ou à taire entendre que Novalis ait renié cette œuvre, il y a loin.
  30. M. Raich a essayé de disculper Frédéric Schlegel. Le passage retranché se trouvait, dit-il, déjà à l’état de fragment dans les éditions antérieures. Si Schlegel avait voulu le faire disparaître, il l’aurait supprimé aux deux endroits à la fois. Mais n’était-il pas plus simple de le rétablir à l’endroit qui seul lui donnait son vrai sens ? Sans compter que dans les éditions antérieures se trouvaient encore, à l’état de fragments, d’autres passages, que Schlegel n’a nullement songé à retrancher du texte complet, pour cause de double emploi.
  31. N. S. II, 2, p. 404 et suiv.
  32. Ritschl,Geschichte des Pietismus, Tome I, p. 85 et II, p. 89.
  33. Jung Stilling, Werke, op. cit. Heimweh, p. 837.
  34. N. S. II, 2, p. 407.
  35. N. S. II, 2, p. 408.
  36. N. S. I, p. 317.
  37. N. S. II, 2, p. 419.
  38. Voir dans la « Berliner Monatsschrift », année 1796, Tome 27, p. 316, l’article sur le Heimweh de Jung Stilling : « Noch ein Jerusalemsorden ».
  39. Hœlderlin, Hyperion, éd Reclam, p. 35.
  40. Voir : Richard Rothie, Ein christliches Lebensbild von Friedr. Nippold. — Wittenberg, 1877, I, p. 59 à 60, p. 169. etc.
  41. N. S. II, 1, p. 371.
  42. N. S. II, 1, p. 326.
  43. N. S. I, p. 340-341.
  44. N. S. II, 2, p. 414.
  45. N. S. II, 2, p. 395.
  46. N. S. II, 1, p. 133.
  47. N. S. II, 1, p. 137.
  48. Ritter, Nachlass aus den Papieren eines jungen Physikers, op. cit. p. LXXVIII.
  49. Ritter. — Nachlass etc., op. cit. II, p. 188-189.
  50. N. S. II, 2, p. 507-508.
  51. N. S. II, p. 342 à 343.
  52. Ces lignes sont la paraphrase poétique d’un fragment en prose. N. S. II, 1, p. 134 « Qui sait quel symbole auguste est le sang ? Précisément ce qu’il y a de répugnant dans les parties organiques nous permet de conclure à quelque chose de très noble qui s’y trouve caché Nous sommes pris d’horreur, comme à la vue de fantômes, et avec un effroi enfantin nous pressentons dans ces combinaisons étranges tout un monde mystérieux, qui pourrait bien être une vieille connaissance. »
  53. Dans ce « corps unique », où se trouvent définitivement réunis les deux sexes, on pourrait reconnaître une nouvelle variante de l’androgyne des cabalistes théosophes.
  54. N. S. II, 1, p. 59-60.
  55. Friedr. Schlegels prosaische Jugendschriften, Edit Minor op. cit., II, p 393-394. On pourrait encore rapprocher de ces lignes quelques passages des « Vorlesungen über schœne Litteratur und Kunst », faites à Berlin, quelques années plus tard, par Aug. Wilh. Schlegel, où il s’agit également d’une « alliance », sans cesse grandissante, entre les esprits orientés vers le même but et où l’auteur annonce une renaissance prochaine des sciences occultes, de l’astrologie, de la magie, de la théocratie (Voir : « Deutsche Litteraturdenkmale des 18ten und 19ten Jahrhunderts, édit. Bernh. Seuffert, tome 18, p. 86, 88 et 62)
  56. N. S. II, 1, p. 21.
  57. Raich, op. cit., p. 126.
  58. Aus Schleiermachers Leben, op cit., IV, p. 106.