Novalis ou le Message du poète : rendre à l’homme sa noblesse primitive

La bibliothèque libre.


NOVALIS
OU LE MESSAGE DU POÈTE :
RENDRE À L’HOMME SA NOBLESSE PRIMITIVE

par Roger GILBERT-LECOMTE et Arthur ADAMOV



NOVALIS fut un être étrange au double aspect tour à tour radieux et tourmenté.

Ce qui frappe d’abord en lui, c’est le rêve d’innocence presque totalement délié de l’humain, la vie plutôt d’un génie de contes arabes que d’un homme. Il semble avoir frôlé la terre à peine, il ne fut jamais souillé par la boue humaine. Novalis a passé dans la vie comme un enfant radieux, le visage illuminé d’un sourire vague de bonheur illimité et céleste.

Et pourtant Novalis n’a rien du poète qui se laisse bercer par son rêve. S’il fut toute sa vie un rêveur, il sut être en même temps – et c’est ce qui rend son cas presque miraculeux – un investigateur terriblement lucide et cruel de tous les abîmes de l’esprit humain. Ce rêveur est terriblement éveillé. Son regard fixe le problème sans repos, sans défaillance, jusqu’à le transpercer. Son intelligence brasse, fond, distille, arrache, sépare, amalgame à nouveau, mêle tous les éléments de la nature afin de les transmuer en un grand bloc unique. L’intérieur de sa tête est le théâtre et le laboratoire du « Grand Œuvre » de la connaissance.

Rares sont les hommes comme Novalis qui voient la nécessité de vastes systèmes englobant toute multiplicité, toute diversité dans une hiérarchie montante vers l’unique.

« … J’ai fait l’intéressante découverte de la religion de l’univers visible… l’univers est un grand organisme… l’esprit anime toutes choses et oriente la nature et l’homme vers un même destin : le retour progressif vers Dieu ».

Novalis sent vivre en lui le grand mystère de la réintégration. Il croit au triomphe de l’unique dans le temps et dans l’éternité.

« À la fin le genre humain tout entier aura le sens de la poésie. Nouvel âge d’or. Hommes, bêtes, plantes, pierres et astres, flammes, sons et couleurs doivent agir et parler les uns aux autres comme une seule famille, une seule société, une seule race ».

Il sait que le devoir le plus urgent de la pensée vivante d’aujourd’hui est de créer une vaste synthèse des révélations primitives, des mythes de toutes les religions. Il rêve d’une nouvelle mythologie où l’antique et la chrétienne fusionneraient :

« … Établissement du monde de la féerie. Réconciliation de la religion chrétienne avec le paganisme. La Bible et la mythologie sont des astres dont l’orbite est le même ».

La philosophie de Novalis, sa conception pan-animiste du monde est magnifiée par un don de vision poétique plus rare encore que le vaste esprit de système propre aux métaphysiciens.

Car plus rares et plus nécessaires encore sont, à côté des vrais philosophes, les vrais poètes, c’est-à-dire ceux qui sont capables de rendre sang et vie aux concepts abstraits.

Novalis a le don poétique par excellence, c’est-à-dire celui d’établir un rapport nouveau, nécessaire, immédiat et fulgurant entre deux réalités jusqu’alors considérées comme les plus éloignées :

« Le sein est la poitrine élevée à l’état de mystère.

« Un homme mort est un homme élevé à l’état de mystère.

« La vie est une maladie, un acte passionné.

« Tolérance et cosmopolitisme des fleurs. Effort des animaux vers la théocratie individuelle ».



Novalis sacrifie de gaîté de cœur toute sa vie à ce qu’on peut appeler le démon de la connaissance. Et il est évident qu’essentiellement doué et capable d’efforts de tension d’esprit prodigieux, il atteint à des régions de l’esprit inaccessibles aux autres, à des domaines inexplorés, des zones interdites et arrache des découvertes au cœur de l’ombre obscure du monde.

Mais ces démarches de l’esprit ne suffisent nullement à le caractériser.

Tentons une définition qui apparaît comme la seule justifiant son cas étrange. Elle juxtapose deux termes contradictoires : expérience innée.

Des premiers balbutiements à la dernière ligne tracée par sa plume, toute l’œuvre de Novalis, tous les actes de sa vie sont dirigés, sous-tendus, polarisés par une révélation unique et indicible, une vérité inconnue qui lui était propre, une évidence qu’il était le seul à saisir et qui faisait que seul contre tous, il élaborait un système du monde, une poétique, une œuvre totale en opposition flagrante à toutes les tendances de la « philosophie des lumières ». Tout se passe comme si tout ce qu’il avait à dire eût pu tenir en un seul mot à la limite des possibilités de l’esprit : le verbe imprononçable de la langue des anges, ou d’entités supérieures aux êtres humains. Faute de retrouver ce mot perdu, perpétuellement fuyant, entr’aperçu dans la brisure d’un éclair puis oublié juste à la limite dans le rappel vrillant de la paramnésie, toute son existence se consume à cerner de plus en plus près ce centre mystérieux, à l’attaquer de partout à la fois en partant des points de l’esprit les plus divers pour toujours revenir instinctivement à la recherche unique de la vérité : le point où rêve et réalité, abstrait et concret, haut et bas, extérieur et intérieur, coïncident.

Et c’est ainsi que sous des modes d’expression divers, à toutes les phases de l’histoire de l’esprit humain, quelques hommes dits mystiques ont soutenu contre tous avec héroïsme (parfois jusqu’à la mort comme Giordano Bruno) la même révélation de l’unité qui les isolait des hommes, des religions, des universités.

Ils parlent avec un tel ton d’évidence persuasive qu’au-delà de tout rayonnement il faut admettre qu’ils possèdent un sens que les autres n’ont pas.

Dès l’enfance, ils affirment avec une certitude tranquille l’insuffisance et l’esprit d’erreur de tout ce qui leur est enseigné.

« Il est étrange que l’homme intérieur n’ait été considéré que d’une manière si misérable et qu’on en ait traité si stupidement. La soi-disant psychologie est aussi une de ces larves qui ont usurpé dans le sanctuaire la place réservée aux images véritables des dieux. »

Le message de Novalis en révolte contre la connaissance scientifique purement arbitraire et ne s’adressant qu’aux rapports extérieurs entre les objets du monde, ce message réside essentiellement dans le besoin d’un retour de la conscience et de la connaissance vers l’intérieur de l’homme et par conséquent vers l’intérieur de la nature, le couronnement de cette connaissance aboutissant à une nouvelle morale, à un nouveau sens de la vie et de la liberté conçu comme le nécessaire et inéluctable amour des lois éternelles de l’antique fatalité.

« Qu’est-ce que la nature ? Un index alphabétique et systématique ou un plan de notre esprit ? Pourquoi nous contenterions-nous du simple catalogue de nos trésors ? Examinons-les, travaillons-les et utilisons-les. La fatalité qui nous opprime c’est la pesanteur de notre esprit. En élargissant, en développant notre activité, nous nous transformerons nous-mêmes en fatalité. Tout semble descendre parce que nous ne montons pas. Nous sommes négatifs parce que nous le voulons. Plus nous devenons positifs, plus le monde devient négatif autour de nous jusqu’à ce qu’il n’y ait plus à la fin de négation, mais que nous soyons tout en tout… Dieu veut des dieux. »



En dépit de « leur étendue, de leur immensité » et de « la solennité tranquille qui règne en eux », les Hymnes à la nuit ne constituent pas à notre sens le sommet de l’œuvre de Novalis. Nous leur préférons, d’une part, un texte très bref mais d’une pureté bouleversante, un de ces textes essentiels, où les limites des possibilités de l’esprit humain sont remises en jeu : « les Disciples à Saïs ». D’autre part, ces Fragments philosophiques, « atomes de pensées » peut-être, poussière, mais poussière de diamants.

Mais souvent les goûts profonds d’un auteur servent à le définir et surtout à le faire aimer bien mieux que ses idées les plus essentielles.

Il demeure évident et inévitable désormais qu’on ne peut parler de Novalis sans penser à la nuit. Novalis est avant tout le poète de la nuit, de toutes les nuits, non point seulement du noir, de la nuit physique, de la nuit des corps, mais aussi de la nuit obscure de l’âme, des ténèbres de l’être, de la grande nuit des métamorphoses, de l’immense mer mystérieuse où l’amour mêle, lie, confond et anéantit toutes formes à la fois.

Novalis savait que tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre aux frontières personnelles, jaillir hors de la gangue des corps séparés. Que l’âme humaine aille se jeter, s’anéantir dans l’abîme profond de la nuit primitive, comme au sein des tempêtes du cœur l’amant rêve de se perdre à jamais dans l’océan d’amour où règne l’être aimé.

Car le profond amour a la même saveur que la mort et, comme elle, fait toujours penser à la nuit.

Novalis est peut-être celui qui a vécu avec le plus de sincérité l’unité de l’amour humain et de l’amour divin.

« Qu’est-ce que la religion si ce n’est une entente de deux cœurs aimants, une éternelle union. Lorsque deux sont ensemble, Il est au milieu d’eux. »

Car le mystère de la séparation originelle, pierre d’achoppement, point obscur de toutes les métaphysiques, cette borne où vient buter l’esprit humain aucune puissance de l’intellect ne peut en venir à bout. Il ne peut être vaincu que par l’amour. Et Novalis l’a mieux que personne senti et fait sentir.

Il a compris que l’essence de l’amour n’est pas l’union réalisée, bonheur statique incompréhensible. L’amour n’unit pas, il réunit dans un divin état de reconnaissance ce qui a été à l’origine cruellement séparé, retranché, coupé en deux, sans jamais oublier le déchirant souvenir de l’unité perdue.

Et il nous semble que la vie se plie à la pensée obsédante du poète et non l’inverse. Ainsi le grand événement de la vie par ailleurs calme et sans ride de Novalis, fut son amour pour Sophie von Kühn, enfant de quinze ans.

Mystérieusement, à des siècles de distance, devait renaître le drame de Dante et de Béatrice. Dans les deux cas, c’est le drame du poète visionnaire, pris d’un amour mystique pour une vierge enfant que la mort lui arrache prématurément.

La vie et l’œuvre de Novalis resplendissent d’une unité royale. Ses goûts et ses idées, sa vie et son œuvre forment une constellation spirituelle unique où chaque incident, chaque détail, chaque particularité reflètent la même intense vision intérieure, soleil du cœur. Son amour de la nuit, de la mort, de l’infini, de la couleur bleue, ses recherches étranges aux confins de l’alchimie et des sciences naturelles, le ton nostalgique et majestueux de son style, ses hymnes, dressent une architecture, une structure de cristal dont la splendeur multiple est faite de myriades de reflets de facettes identiques qui toutes transforment en arc-en-ciel la lumière du soleil, la grande blancheur unique.