Nuits (Musset)/01

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(p. 11-17).



Les Nuits de Musset… Durant un demi-siècle, les amantes s’en sont délectées ; les petites filles dont on coupe le pain en tartines les ont savourées en cachette ; les jeunes mariées en ont nourri leur liberté récente ; tous les chagrins d’amour, de l’un et l’autre sexe, ont cherché ici leur écho : ils le trouvaient.

Car les poètes sont les porte-parole de ceux qui leur ressemblent ; à leurs frères inconnus, ils fournissent la formule des émotions en mal de s’exprimer ; la douceur de n’être plus seuls dans nos moments de solitude, c’est eux qui nous la donnent ; parce qu’ils se confessent, ils nous procurent la satisfaction d’entendre par leur voix nos propres confidences, et parce qu’ils se confessent harmonieusement, ils nous montrent en beauté notre joie ou notre peine ; ce qui frémissait au fond de nous, dans le clair-obscur de nos âmes, ils l’illuminent, l’amplifient et le font chanter ou crier, en sorte que par eux nous éprouvons le plaisir de nous voir et de nous entendre un peu mieux qu’en nous-mêmes, et de nous constater encore plus heureux ou plus misérables que nous ne pensions, ce qui nous grandit à nos yeux.

De cela, trois conclusions au moins vont se déduire. Tout d’abord il est évident que chaque poète rassemblera autour de lui un auditoire proportionné au nombre des « âmes sœurs » dont il traduit le sentiment ; plus ce nombre sera grand, plus sa gloire sera probable, et si, par fortune, il traduisait le sentiment de tous, sa gloire serait universelle.

Mais les générations se suivent, et leurs modes de sentir changent avec elles : d’où nous pouvons prévoir, en second lieu, que l’immortalité des poètes sera simplement une alternance de notoriété et d’oubli, selon que les époques, sympathiques ou non à cette psychologie d’un moment, iront la chercher dans sa nuit ou l’y laisseront croupir ; chaque fois que le roulement des siècles ramènera des âmes similaires, le poète d’antan remontera des ténèbres, quitte à y retourner quand une nouvelle époque prendra d’autres soucis ; mais s’il avait découvert, dans la changeante humanité, un sentiment qui fût immuable, et s’il l’avait traduit, sa gloire serait perpétuelle.

Enfin, on peut assurer que nul poète ne sera viable qu’à la condition d’avoir été sincère ; une œuvre n’a de vie que si l’auteur y infusa la sienne ; aucun talent n’est capable de suppléer à l’âme, quand elle manque ; le mensonge peut réussir en politique, dans l’histoire, dans les affaires, et même en amour : en art, il ne trompe jamais qu’une génération, et la suivante en fait justice : ce qui n’est que de l’encre s’évapore.

Pour ces raisons, Alfred de Musset devait être logiquement le plus aimé des poètes, puisqu’il, s’est donné sans réserve à l’unique sujet qui passionne les créatures, dans leur âge le plus enthousiaste.

Quel éphèbe ou quelle vierge, quelle femme ou quel homme déjà mûr n’a pas été virtuellement poète, au moins pendant un soir d’extase ou de chagrin ? Quel être n’a senti remuer, aux tréfonds de son âme, et ne fût-ce qu’une minute, l’embryon vagissant de quelque strophe qui s’efforçait de naître pour entrer en communion avec la nuit peuplée d’étoiles ? À tous ces lyrismes muets, et secoués dans leur silence, Musset apporte la parole qui leur faisait si cruellement défaut ; et chacun d’eux a pu, en l’apprenant par cœur, fixer durablement le souvenir de ce qui, dans la plate existence, avait été pour lui l’heure de floraison et d’épanouissement. Par tous ceux-là, Musset fut aimé avec gratitude, et c’est justice ; par eux aussi, il fut aimé avec tendresse, étant toujours celui « qui leur ressemblait comme un frère » ; et les femmes, en surplus, l’aimaient avec pitié.

Hugo avait soulevé des enthousiasmes et du délire, mais le culte de ses adeptes n’aurait comporté, comme ici, ni apitoiement ni tendresse. D’ailleurs, Olympio voudrait-il de ces choses ? Pas plus qu’on n’oserait les lui offrir, sans doute ! Il est trop puissant, trop viril ; il reste lointain et hautain, même quand il se penche. Il n’a pas besoin d’être chéri, ni bercé, ni caressé : on l’admire, et cela suffit, à lui comme aux autres. Mais l’enfant des Nuits est si frêle, si souffrant, et si lamentable ! Il est si jeune, jusqu’au bout, et mignon comme un page ! Délicieusement précoce et vicieux, les dames le rêvent agenouillé sur un carreau, tenant un luth, aux pieds de la reine tour à tour méchante et pâmée. À le voir en ce rôle de Chérubin navré, elles tremblent que jamais il n’atteigne l’âge d’homme, et dans son attitude de victime il leur fait oublier qu’il fut bourreau lui-même… Au reste, elles ont peu d’exécration pour les bourreaux d’amour ; elles pardonnent tout à qui sut aimer, et celui-ci savait si bien ! Encore plus, elles pardonnent à qui sait bien souffrir par elles, et nul au monde n’a souffert davantage. Vraiment, il pleure à fendre l’âme ! Et il implore, n’est-ce pas ? Auprès de lui, pendant qu’il sussure sa plainte, elles deviennent amantes, et sœurs, et mères aussi : dans les femmes, il réveille toute la femme ; à tous les âges de leur vie, il les enjôle et les possède : elles sont à lui autant qu’il est pour elles et il les lance sur le monde, à l’apostolat de sa gloire.

En jouait-il ? Non certes, puisqu’il est évidemment sincère ; mais il s’est complu dans son mal, à la manière de Rachel, qui ne veut pas être consolée. Sa douleur lui est chère par-dessus tout : assidûment, obstinément, il la soigne, il la cultive : tout d’abord, elle n’était que le meilleur de lui, mais bientôt elle devient lui tout entier. Oh oui, bientôt ! À vingt-cinq ans, il a trouvé sa voie définitive, qui, par le désenchantement, le mène droit au désespoir. Pourquoi si vite ?

Deux causes essentielles ont produit cet effet. D’abord, et bien visiblement, une morbidesse native le prédestinait aux émotions aiguës, voluptés ou tourments : la frénésie d’aimer trépide en ses premiers poèmes, tout comme la fureur de se tourmenter exaspérera les derniers. Donc, à corps perdu, l’adolescent s’est rué à la joie : il y tord et use ses nerfs, si bien qu’il en arrive avant l’heure à l’épuisement des énergies vitales, qui sera la seconde cause de son abattement. À cette étape de sa vie, pour que la crise se manifeste, il suffira de quelque amour trompé, événement banal, prévu, et dont il devisait naguère sans amertume, mais qui, cette fois, coïncide avec un état de réceptivité anormale ; la volonté ne réagit plus, et le blessé, beaucoup moins blessé que malade, accepte son sort, adopte sa destinée, concentre en elle ses facultés pensantes comme ses facultés nerveuses, et délibérément se couche sur son lit d’incurable, pour crier jusqu’à ce qu’il en meure.

À parler franc, et pour tout dire, Musset avait reconnu dans sa douleur la source même de son génie ; ce besoin de souffrance, qui déjà lui était devenu naturel, allait ainsi lui devenir précieux. Est-ce un jugement téméraire, de considérer que cet amoureux au désespoir ait eu la prétention de s’ériger en personnage de légende et d’incarner, dans la mémoire des hommes, le type de l’amant au dix-neuvième siècle ? Les grandes passions, en somme, sont assez rares ; l’amour total, exclusif, absolu, ne se rencontre guère que dans les livres ; chaque siècle à peine nous en donne un : Héloïse et Abeilard, Dante et Béatrice, Laure et Pétrarque, Roméo et Juliette, puis, toute seule, Manon Lescaut ou MIle de Lespinasse, et Musset tout seul… Pourquoi pas ? Il s’égale, en pensée, aux illustres romans d’amour ; à lui seul il sera le poème et le poète tout à la fois, l’œuvre vécue, une monographie du désespoir chanté, l’inoubliable, l’unique, et sans que même un nom de femme s’accroche à l’auréole du sien… Oui, pourquoi pas ? Et poétiquement, avec une complaisance d’exception, il s’aide à la douleur. Guérir ? Il ne le voudrait pas ! Au besoin, des poisons l’empêcheront de guérir. Peut-être que le temps, unique médecin d’un tel mal, l’en délivrerait, mais Il devancera le temps, et pour parer à la délivrance possible. Il se dépêchera de mourir de sa fièvre tandis qu’elle est mortelle.

De cette quadrilogie des Nuits, en laquelle il se résume, la plus méthodique analyse ne réussirait pas à dégager une philosophie homogène ; mais Alfred de Musset s’en inquiète fort peu : sans nul souci d’établir un système. Il se contente de dresser une figure, et elle le satisfait si elle nous exprime, à l’exclusion de tout, l’exubérante ivresse d’avoir vécu douloureusement.

Cette attitude, qui cependant n’est pas une pose, révoltera plusieurs de ses contemporains ; le bon Flaubert se récrie et proteste : « La poésie n’est pas une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une : cette faculté de sentir est une faiblesse… J’ai eu, moi aussi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore, comme un galérien, la marque dans le cou ! » Leconte de Lisle aussi riposte par le sonnet des Montreurs :


Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées !


Mais quoi ? Ces poètes-ci expriment la douleur de comprendre, qui est bien noble, mais qui ne torture ici-bas qu’un nombre d’individus relativement restreint, tandis que la misère d’être trompé par une dame ou par une demoiselle reste accessible à tous, ou peu s’en faut. Il est donc bien naturel que l’immense majorité des gens accueille avec froideur l’œuvre de ceux qui parlent après avoir pensé, et qu’elle s’enthousiasme pour celui qui cria pendant qu’il souffrait. Musset est donc pour elle le poète par excellence.

Que son vers déluré se permette parfois ou souvent des allures de négligence, cela non plus n’importe guère, ni à ses fidèles ni à lui : la passion n’y regarde pas de si près ; même en cet oubli volontaire de l’art, elle trouve un charme de plus, et peut-être elle n’a pas tort, puisque certain désordre de la forme correspond plus normalement au désordre des idées… Au surplus, dans un siècle, prendra-t-on encore souci de la beauté plastique ? L’opinion s’en désintéresse, semble-t-il, et bien vite, et de plus en plus. Il est vrai qu’elle se désintéresse aussi des émois individualistes, pour ne se préoccuper que des problèmes généraux, et à ce titre, l’avenir serait inquiétant pour la prochaine immortalité de Musset. Sans doute aussi, maintes clientes, que le féminisme rendra moins féminines, se détourneront de celui qu’adoraient leurs grand’mères…

Bah ! Quoi qu’il advienne, l’humanité continuera, par une vieille habitude, à produire des amants désolés qui ne se tracassent ni du siècle, ni du mouvement social : et quelqu’un d’eux, plus tard, lorsque tant de nos imprimés seront devenus cendre et poussière, quelqu’un d’eux ouvrira le livre durable qu’un fervent admirateur des Nuits, M. de Saint-Chamant, fit embellir par Merson et par Giraldon, pour la gloire de son poète : alors, cet amoureux futur, d’un doigt d’abord indifférent, tournera les belles pages ; puis, peu à peu, étonné d’être là comme devant un miroir et de si bien se reconnaître, il se demandera si cette douleur qui chante encore est vraiment celle d’un amour défunt, ou la sienne.

Edmond HARAUCOURT.


Et maintenant blonde rêveuse
Maintenant Muse, à nos amours !…

Viens voir la nature immortelle,
Sortir des voiles du sommeil.
Nous allons renaître avec elle
Au premier rayon du soleil !