Numquid et tu ?

La bibliothèque libre.
Éditions de la Pléiade (p. 5-88).

ÉCRITS INTIMES

COLLECTION PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE CH. DU BOS


ANDRÉ GIDE
Numquid et tu ?…



ÉDITIONS DE LA PLÉIADE
J. SCHIFFRIN, 2, RUE HUYGHENS, PARIS

MCMXXVI



À CHARLES DU BOS


Permettez-moi, cher ami — dont l’affection m’a soutenu dans des heures difficiles, — d’inscrire votre nom en tête de ces quelques pages. Aussi bien seraient-elles restées dans un tiroir, sans l’attention qu’un jour vous avez bien voulu y prêter.


« Numquid et vos seducti estis ? »
Jean, VII, 47.



« Numquid et tu, Galilœus... ? »
Jean, VII, 52.




AVANT-PROPOS



Une collection d’écrits intimes, à tirage limité », m’avez-vous dit. Dans ces conditions, j’accepte qu’on réimprime ce petit livre.

Les paroles dites à voix basse, viennent-elles à être criées, leur intonation est faussée.

J’estime qu’il n’y a rien de secret qui ne mérite d’être connu ; mais l’intimité ne supporte pas le plein jour. J’estime aussi que les retraits de l’âme sont et doivent demeurer plus secrets que les secrets du cœur et du corps. S’il m’arrivait de me « convertir », je ne souffrirais pas que cette conversion fût publique. Peut-être en apparaîtrait-il quelque chose dans ma conduite ; mais seuls quelques intimes et un prêtre la connaîtraient. Et viendrait-elle à s’ébruiter, ce serait contre mon gré, froissant et meurtrissant ma pudeur. J'estime qu'il n’y a pas là matière à s'étonner ou s’ébaudir, C'est affaire entre Dieu et moi. Tel est du moins mon sentiment personnel ; et je ne prétends point, par ces mots, jeter un blâme sur quelques conversions retentissantes.

Converti, je ne parlerais sans doute pas ainsi. Converti, je chercherais à convertir, par mes écrits et mon exemple, tout comme nos convertis célèbres. Mais je ne suis pas converti. Je ne suis ni protestant, ni catholique ; je suis chrétien, tout simplement. Et précisément je ne veux pas que l'on se trompe sur la valeur du témoignage que ces pages apporteront. Sans doute les signerais-je encore aujourd'hui de tout mon cœur. Mais, écrites durant la guerre, elles gardent un reflet certain de l'angoisse et du désarroi de ce temps ; et si, sans doute, je les signerais encore, je ne les écrirais peut-être plus.

Je ne prétends point que l’état qui suivit celui-ci soit supérieur ; il me suffit qu’il ne soit point tout à fait le même. C’est par honnêteté que j’en avertis le lecteur.


Encore un mot :

J’avais eu soin, relisant le cahier d’où les pages de Numquid et tu ?… furent extraites, de n’en laisser paraître aucune que le catholique le plus orthodoxe ne pût, il me semble, approuver. Mon désir était de conciliation, non de discorde ; bonne foi et bonne volonté me guidaient. Je remercie Monsieur Massis de m’avoir montré que sa religion ne pouvait être la mienne. Il n’y a plus de doutes là-dessus, Dieu merci.



Que m’importent les controverses, et les arguties des docteurs. Au nom de la science ils peuvent nier les miracles, au nom de la philosophie la doctrine et au nom de l’histoire les faits. Ils peuvent mettre en doute l’existence même de Celui-ci, et par la critique philologique suspecter l’authenticité des textes. Même il me plaît qu’ils y parviennent, car ma foi ne dépend en rien de cela.

Je tiens ce petit livre dans ma main et aucun plaidoyer ne le supprime ni ne me l’enlève ; je le tiens ferme et peux y lire quand je veux. Où que je l’ouvre, il luit d’une manière toute divine ; et tout ce qu’on y peut opposer ne fera rien contre cela. C’est par là que le Christ échappe à ceux-là mêmes qui s’en viennent pour le saisir, et non point par la ruse, ni par la force ; et que ceux-là, de retour auprès des Pontifes, lorsque les Pontifes et les Pharisiens leur demandent : Pourquoi ne l’avez-vous pas amené ? — Quare non adduxistis illum ? — répondent : Nunquam sic locutus est homo,— jamais homme n’a parlé ainsi — sicut hic homo — n’a parlé comme parle cet homme. (Jean, VII, 46.)

Je lis, dans la préface aux Évangiles de ma Vulgate, que si « au lieu de faire des apôtres des témoins qui rapportent ce qu’ils ont vu et entendu, on voulait en faire, comme le supposent les rationalistes, des écrivains qui inventent ce qu’ils disent, ce serait le cas de dire avec Rousseau, que l’inventeur serait bien plus surprenant que le héros ». — Je ne savais pas que Rousseau eût dit cela, mais je le pense aussi, et qu’il ne s’agit pas tant de croire aux paroles du Christ parce que le Christ est Fils de Dieu — que de comprendre qu’il est Fils de Dieu parce que sa parole est divine et infiniment élevée au-dessus de tout ce que nous proposent l’art et la sagesse des hommes.

Cette divinité me suffit. Mon esprit et mon cœur se satisfont à cette preuve. Ce que vous apportez en plus l’obscurcit.

C’est parce que le Christ est Fils de Dieu, ont-ils dit, qu’il nous faut croire à ses paroles. Et d’’autres sont venus qui n’ont plus tenu compte de ses paroles parce qu’ils n’ont pas admis que Jésus fût le Fils de Dieu.

Seigneur, ce n’est pas parce que l’on m’a dit que vous étiez le Fils de Dieu que j’écoute votre parole ; mais votre parole est belle au-dessus de toute parole humaine, et c’est à cela que je reconnais que vous êtes le Fils de Dieu.



Par quelle absurde modestie, par quelle humilité, quelle honte, ai-je jusqu’aujourd’hui différé d’écrire ce qui depuis tant d’années s’impatiente en moi…

J’attendais toujours plus de sagesse, de lecture, de connaissance, comme si la sagesse des hommes n’était pas folie devant Dieu.


Seigneur, je viens à vous comme un enfant ; comme l’enfant que vous voulez que je devienne, comme l’enfant que devient celui qui s’abandonne à vous. Je résigne tout ce qui faisait mon orgueil et qui près de vous ferait ma honte. J’écoute et vous soumets mon cœur.



L’Évangile est un petit livre tout simple, qu’il faut lire tout simplement. Il ne s’agit pas de l’expliquer, mais de l’admettre. Il se passe de commentaires et tout effort humain pour l’éclairer, l’obscurcit. Ce n’est pas aux savants qu’il s’adresse ; la science empêche d’y rien comprendre. On y accède avec la pauvreté d’esprit.


Il est vrai, ce début de l’épître aux Romains est confus, plein de redites, fastidieux pour celui qui n’est pas sensible au pathétique effort de l’apôtre pour dégager une vérité si nouvelle, qu’il sent de toute son âme, et non confusément, mais qui se dérobe à la prise et qui lutte avec lui comme un ange, et qui se débat.

Non pas la loi : la grâce. C’est l’émancipation dans l’amour, — et l’acheminement par l’amour vers une obéissance exquise et parfaite.

Il faut y sentir l’effort de la tendre doctrine chrétienne pour éclater les étroits langes du sémitisme qui l’enserrent. On ne peut bien comprendre cela avant d’avoir d’abord bien compris le juif.



Pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais ; mais quand le commandement vint, le péché reprit vie, et moi je mourus.

Certainement il n’est que trop aisé de détourner de son sens cette parole extraordinaire et de prêter ici à Saint Paul une intention qui n’a jamais été la sienne. Pourtant, si l’on accorde que la loi précède la grâce, ne peut-on admettre un état d’innocence précédant la loi : étant autrefois sans loi, je vivais. Cette phrase s’illumine et se gonfle malgré Saint Paul d’une signification redoutable.



Except a man be born again.

Voir tout avec nouveauté ; n’est-ce pas que le Royaume de Dieu n’est pas autre chose ? L’innocence du petit enfant : Si vous ne devenez semblables à ceux-ci — à ces petits enfants qui sont nus ef qui n’en éprouvent point de honte.

Étant autrefois sans loi, je vivais. — Oh ! parvenir à cet état de seconde innocence, à ce ravissement pur et riant.

L’artiste chrétien n’est pas celui qui peint des saints et des anges, non plus que des sujets édifiants ; mais qui met en pratique les paroles du Christ — et je m’étonne qu’on n’ait jamais cherché à dégager la vérité esthétique de l’Évangile.

Oh ! naître de nouveau. Oublier ce que les autres hommes ont écrit, ont peint, ont pensé — et ce que l’on a pensé soi-même. Naître à neuf.


9 Février 1916.

Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais maintenant vous dites : Nous voyons. C’est pour cela que votre péché subsiste. (Jean, IX, 41.)

Comment ne serais-tu pas vaincue d’avance, pauvre âme, si d’avance tu doutes de la légitimité de la victoire ? Comment ne résisterais-tu pas mollement, quand tu doutes si tu dois vraiment résister ?

Il y a du reste dans ton cas beaucoup plus de manie, que de désir véritable — manie du collectionneur qui se doit de ne pas laisser échapper cette pièce — comme si sa collection de péchés pouvait jamais être complète ! comme s’il en fallait encore un de plus pour compléter sa perdition !

Mon temps n’est pas encore venu, mais votre temps à vous est toujours prêt. Le monde ne saurait vous haïr. (Jean, VII, 6.)

Journalistes toujours prêts et prêts à tout n’importe quand. Le monde ne peut vous hair.

15 Février.

Que le Christ se soit écrié : Maintenant mon âme est troublée, c’est là ce qui fait sa grandeur. C’est le point de débat entre l’homme et le Dieu.

Et lorsqu’il continue : Père! délivrez-moi de cette heure, c’est encore l’humain qui parle. S’il achève : Mais c’est pour cela que je suis venu jusqu’à cette heure, c’est que le Dieu l’emporte.

Les paroles qui précèdent éclairent celle-ci : Si le grain de blé ne meurt… et encore : Celui qui aime sa vie la perdra. Ici le Christ renonce à l’homme ; ici vraiment il devient Dieu.


18 Février.

La prédominance du médiocre et l’avantage subit des moins bons est exprimée et expliquée dans le livre de la Genèse (VII et VIII) avec une extraordinaire éloquence. Par quantités égales, par sept couples, tous les animaux « purs» sont conservés dans l’Arche ; sortent de l’Arche, et tout aussitôt c’est sur les meilleurs que Noé prélève ; les meilleurs sont sacrifiés, offerts en sacrifice à l’Éternel. Quelle foi, quelle croyance au progrès, ce sacrifice implique ! Au moment même qu’il échappe au désastre avec ce qu’il a pu sauver, au moment qu’il reprend pied sur le sol ferme et dans la vie terrestre, de ce peu qu’il lui reste, de ces quelques uniques représentants de chaque espèce (et de quel prix chacun n’était-il pas pour lui) de ces irremplaçables individus — il offre aussitôt les meilleurs. Non !le sacrifice même d’Isaac, pour plus atroce, n’est pas plus éloquent à mes yeux. Je retrouve ici cette confiance que tout s’achemine vers le meilleur et malgré tout, et à cause même du sacrifice perpétuel de ce meilleur où atteint l’échelle des êtres. C’est au renoncement qu’elle aboutit, joyeux et volontaire. C’est dans la négation de soi que bondit et se réfugie l’affirmation de soi la plus haute.

(À relire mieux le chapitre VIII de la Genèse, je constate que cette sélection n’est point spécifiée. Il y est dit que Noé prit, pour offrir en holocauste, de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs — or il était dit au chapitre VII que Dieu avait enjoint de prendre avec lui, dans l’Arche sept couples de chacun de ceux-ci, et seulement un couple des autres — des animaux non purs — que n’atteint pas, que ne recherche pas le sacrifice.)



Et nunc…

C’est dans l’éternité que dès à présent il faut vivre. Et c’est dès à présent qu’il faut vivre dans l’éternité.

Que m’importe la vie éternelle, sans la conscience à chaque instant de cette éternité.

De même que Jésus disait : Je suis le chemin, Je suis la vérité, Il dit : Je suis la résurrection et la vie.

La vie éternelle n’est pas seulement à venir, Elle est dès à présent toute présente en nous ; nous la vivons dès l’instant que nous consentons à mourir à nous-mêmes, à obtenir de nous ce renoncement qui permette la résurrection dans l’éternité. Celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle. (Jean, XII, 25.)

Encore un coup, il n’y a ici prescription, ni ordre. Simplement c’est le secret de la félicité supérieure que le Christ, comme partout ailleurs dans l’Évangile, nous révèle. Si vous savez ces choses, vous êtes heureux, dit le Christ plus tard. (Jean, XIII, 17.) Non pas : vous serez heureux — mais : vous êtes heureux. C’est dès à présent et tout aussitôt que nous pouvons participer à la félicité.

Quelle tranquillité ! Ici vraiment le temps s’arrête. Ici respire l’Éternel. Nous entrons dans le Royaume de Dieu.


20 Février.

Vous savez en quel temps nous sommes : c’est l’heure de vous réveiller enfin du sommeil, car maintenant le salut est plus près de nous que lorsque nous avons cru. (Romains, XIII, 11.)

Étrange parole, on voudrait connaître à propos de quoi prononcée, qui forcément garde, et prend toujours plus, de l’actualité, qui chaque jour reporte à un peu plus loin la promesse.

L’important c’est que pour mainte âme, à mainte époque, elle ait pu revêtir un caractère particulier d’urgence. Mais combien cela est loin du caractère permanent et éternel des paroles du Christ ! Nous voici replongés dans le temps. La nuit est avancée ; le jour approche.


21 Février

… Ne discutez pas les opinions.

Tel croit pouvoir manger de tout ; tel autre, qui est faible, ne mange que des légumes. Que celui qui mange ne méprise point celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge point celui qui mange, car Dieu l'a accueilli. (Romains, XIV, 1, 2, 3.)



Et pourquoi ne pousser point la citation plus loin :

Qui es-tu, toi qui juges un serviteur d’autrui ? S’il se tient debout ou s’il tombe cela regarde son maître. Mais il se tiendra debout, car le Seigneur a le pouvoir de l’affermir.

Ce chapitre XIV de l’épître aux Romains est du reste péremptoire tout entier. On lit un peu plus loin ceci :

Je sais et je suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n’est impur en soi, et qu’une chose n’est impure que pour celui qui la croit impure.

Évidemment il s’agit ici d’aliments ; mais à combien d’autres passages de la Bible a-t-on prêté un double, un triple sens ? Si ton œil, etc… Multiplication des pains. Il ne s’agit pas ici d’ergoter ; la signification de cette parole est large et profonde : la restriction ne doit pas être dictée par la loi, mais par l’amour ; et Saint Paul la formule aussitôt après : Mais si, pour un aliment, ton frère est attristé, tu ne marches plus selon l’amour.

Mon Dieu, préservez-moi de tout ce qui peut flétrir et détourner mon cœur.



Et Paul continue, et ceci entre en moi comme un glaive : Ne cause pas, par ton aliment, la perte de celui pour lequel le Christ est mort.

Quoi ! pour un peu de plaisir, vais-je nier la mort et la miséricorde du Christ ! Pour un aliment, ne détruis pas l’œuvre de Dieu.

Le royaume de Dieu, ce n’est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par le Saint Esprit.

Et ceci est le dernier mot, la borne où se heurte toute protestation de ma pensée :

Heureux celui qui ne se condamne pas lui-même dans ce qu’il approuve.

Il faut y revenir.

25 Février.

Je dis ces choses étant encore dans ce monde, afin qu’ils aient en eux la plénitude de ma joie. (Jean, XVII, 13.)

Qu’ils aient en eux ma joie parfaite, dit la traduction Segond.

Non pas les retirer du monde, mais les préserver du Malin.

Segond dit : du mal, ce qui est bien moins éloquent. Et il ne s’agit point ici d’un simple effet littéraire. Tandis que le mal n’exprime que l’absence du bien, ou qu’un état de péché personnel, le Malin est une puissance active, indépendante de nous.


Si quis vult me sequi deneget semetipsum (dans Matthieu : abneget semetipsum) et tollat crucem quotidie, et sequatur me.

Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet illam ; nam qui perdiderit animam suam propter me et Evangelium, salvam faciet eam. (Matt., XVI, 24. Marc, VIII, 34. Luc, IX, 23.)


4 Mars.

Texte qui s’éclaire brusquement à la faveur d’une autre version. (Jean, X, 17.)

La version Segond porte : Je donne ma vie, afin de la reprendre.

Voici le texte de la Vulgate :

Pono animam meam ut iterum sumam eam.

Admirable parole — à rapprocher de : Qui veut gagner sa vie la perdra, etc.

Il faudrait voir le texte grec.

Tandis que les deux versions françaises que j’ai sous la main (Segond et A. Westphal) et l’anglaise, parlent de vie, la Vulgate dit âme, plus expressément. La signification devient à peu près celle-ci : Je fais abandon de ce qui fait ma vie, de mon âme, de ma personnalité, pour l’assumer à neuf, pour m’en rendre de nouveau maître — et c’est pour cela que le Père me chérit. Propterea me diligit Pater.

Cette vie, cette âme, personne ne me la prend de force. C’est de moi-même, de plein gré, que je la donne. Car il est en mon pouvoir d’en faire abandon ; il est en mon pouvoir ainsi de m’en ressaisir à nouveau. Telle est l’instruction que j’ai reçue de mon Père.

Nemo tollit eam a me ; sed ego pono eam a me ipso, et potestatem habeo ponendi eam, et potestatem habeo iterum sumendi eam ; hoc mandatum accepi a Patre meo.

C’est ici le centre mystérieux de la morale chrétienne, le secret divin du bonheur : l’individu triomphe dans le renoncement à l’individuel.

Quicumque quæsierit animam suam salvam facere, perdet illam : et quicumque perdiderit illam, vivificabit eam. (Luc, XVII, 33.)

(A remarquer que le texte de la Vulgate donne toujours anima et non vita.)

Et ceci enfin, où la pensée du Christ s’éclaire et s’affirme :

Qui amat animam suam, perdet eam ; et qui odit animam suam in hoc mundo, in vitam æternam custodit eam. (Jean, XII, 25.)

Celui qui aime sa vie, son âme, — qui protège sa personnalité, qui soigne sa figure dans ce monde — la perdra ; mais celui-là qui en fera l’abandon, la rendra vraiment vivante — lui assurera la vie éternelle : non point la vie futurement éternelle — mais la fera déjà, dès à présent, vivre à même l’éternité.

Amen, amen, dico vobis, nisi granum frumenti cadens in terram, mortuum fuerit, — ipsum solum manet ; si autem mortuum fuerit, multum fructum affert. (Jean, XII,24.) Résurrection dansla vie totale. Oubli de tout bonheur particulier. O réintégration parfaite !

C’est aussi l’enseignement à Nicodème : Amen, amen, dico tibi, nisi quis renatus fuerit denuo, non potest videre regnum Dei. (Jean, III, 3.)


6 Mars

Unumquemque sicut vocabit Deus, ita ambulet. (I Corinth., VII, 17.)

Unusquisque in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat. (Ibid., 20.)

Unusquisque in quo vocatus est, fratres, in hoc permaneat apud Deumn.(Ibid., 24.)

ut sim fidelis. (Ibid., 25.)


12 Mars

O paroles du Christ, si profondément méconnues. Dix-huit siècles ont passé et c’est là que nous en sommes à ton égard ! Et certains vont disant : « L’Évangile a cessé de vivre ; il n’a plus pour nous désormais ni signification ni valeur. » — Ils blasphèment ce qu’ils ignorent, et je veux leur crier : l’Évangile nous attend encore. Sa vertu, loin d’être épuisée, reste à découvrir, à découvrir sans cesse.

La parole du Christ est toujours nouvelle et d’une promesse infinie.



La croix apparaît dans l’Évangile bien avant que ne l’y apportent les bourreaux. (Luc, XIV, 27. Matthieu, X, 38.)


3 Avril.

Il y a toujours danger à préciser la signification des paroles de l’Évangile, car ce faisant on en limite la portée.

C’est ainsi que je le lis dans Westphal, à propos de la parole du Christ : Signum non dabitur ei, nisi signum Jonæ prophetæ, — cette note : » … Jésus renvoie les pharisiens de sa génération, orgueilleux et méprisants, au « signe de Jonas », c’est-à-dire à la leçon que nous donne à tous l’histoire de ce serviteur infidèle, ramené au devoir par le châtiment, et témoin confondu de la rentrée en grâce d’une cité condamnée. » — Cela est proprement bouffon.

Le miracle de Jonas, — il n’y a pas à barguigner, — c’est Jonas sortant vivant de la baleine après y être demeuré trois jours. Ce que l’on a pu mystiquement rapprocher de la disparition du Christ dans le tombeau durant trois jours, — mais ce qui reste aussi bien le plus énorme, le plus incroyable, et quasiment monstrueux des miracles.

La divine vertu des paroles du Christ se reconnaît à ceci qu’elles s’adressent, à travers la foule des pharisiens et des saducéens devant lesquels elles étaient prononcées, directement à chacun de nous : « Tu demandes un miracle pour te convaincre. Si seulement un signe venait du ciel, si quelque chose d’extraordinaire, alors tu crois que tu croirais. Je t’offre, pour reposer ta raison, un miracle inouï, auquel ta raison refuse de croire, que tu ne peux contrôler ni par les sens ni par l’esprit, quelque chose d’absurde et rien d’autre. Il ne te sera pas accordé d’autre signe que celui du prophète Jonas.

Ce n’est pas à cause de cela que tu peux croire, que tu dois croire — pauvre âme ! c’est malgré cela.

— Non, je ne vous aiderai pas à croire. Vous savez bien qu’au contraire… afin qu’il n’y ait rien que d’absurde et d’amoureux dans votre foi ; et qu’elle soit retirée aux savants, permise aux humbles.

La foi est faite de confiance en Dieu et d’abandon de soi.


7 Avril.

Je reproche également à Westphal de diminuer la solennité du texte, au profit d’une certaine familiarité qu’il juge propre à ne pas effrayer les lecteurs. Il tâche d’établir un texte de plain-pied, où l’on entre sans effort, et qui ne tranche point sur la vie courante. C’est ainsi qu’il traduit : Le moment opportun n’est pas venu pour moi, Pour vous que le monde ne peut hair, en tout temps l’occasion est bonne ; mais le monde me hait, moi, parce que etc…

Ne permettant plus que la plus accidentelle interprétation de cette parole éblouissante : Tempus meum nondum advenit, tempus autem vestrum semper est paratum. (Jean, VII, 6.)



Et quoi ! je te retrouve ici, Nicodème ! toi qui d’abord vins à Jésus de nuit nocte primum, — et qui plus tard apporteras pour l’embaumer des aromates, car tu es riche et tu crois que sans tes richesses Christ pourrirait…

Phariseus, princeps Judæorum ; tel tu m’apparaissais d’abord — tu l’es resté, bien que tu mérites déjà que l’on te dise : Numquid et tu Galilœus es ?Serais-tu toi aussi Galiléen ? Mais avec toi du moins il y a moyen de causer. Si tu prends la défense du Christ c’est au nom même de la loi que tu représentes. Tu dis notre loi et tu demandes à ceux qui veulent s’emparer de Lui : Notre Loi condamne-t-elle un homme sans qu’on l’ait d’abord entendu ? Tu aimes écouter et tu aimes que l’on t’écoute. Tu sais causer ; — tu as l’esprit ouvert ; tu écoutes le Christ ; que dis-je ? même tu l’interroges. Mais tu n’es pas de ceux du moins qui se laissent séduire. Numquid et vos seducti estis ? (Jean, VII, 47.)

Lorsque le Christ ta dit : Nul homme qui ne naisse de nouveau… tu t’es écrié : Comment rentrerais-je dans le sein de ma mère ? Après avoir causé tu te retrouves tel qu’avant, de sorte que, même devant toi, pharisien et prince au milieu d’eux, l’on pourra dire : Y a-t-il quelqu’un parmi les princes du peuple qui ait cru en lui ? Y a-t-il quelqu’un parmi les pharisiens ? (Jean, VII, 48.)

J’ai trop longtemps aimé tes hésitations, tes probités, tes scrupules, — — l’appareil de ta lâcheté.

Sed turba hœc, quœ non novit legem, maledicti sunt.

De mot en mot de ce texte sacré je vois des jaillissements de lumière…

Mais cette tourbe, et qui ne connaît pas la loi.

Parmi ceux-là, Seigneur, donnez-moi d’être, et maudit par les orthodoxes, par ceux qui connaissent la loi.

Fouille les Écritures, disent-ils à Nicodème, et constate que de Galilée il ne vient pas de prophète.

A Galilæa propheta non surgit. (Jean, VII, 52.)

C’est ce qu‘ils disent encore, ceux qui croient aux peuples, aux races, aux familles, et ne comprennent pas que l’individu constamment se dresse contre elles en démenti.

Puis chacun rentre dans sa maison. Et reversi sunt unusquisque in domum suam. (Ibid., 53.)

Seigneur ! celui qui vient à Vous n’a plus de maison.

20 Avril.

Amen, amen dico vobis : quia omnis qui facit peccatum servus est peccati. (Jean, VIII, 34.)

Le péché c’est ce qu’on ne fait pas librement.

Délivrez-moi de cette captivité, Seigneur !

Si ergo vos Filius liberaverit, vere liberi eritis.

Si donc vous délivre le Fils, alors vous serez vraiment libres.

Et le Malin murmure à mon cœur :

Que t’importe cette liberté, si tu ne peux pas t’en servir ?

C’est avec ces mots dans son cœur que s’évadait l’Enfant prodigue.


23 Avril.

Unus autem ex illis, ut vidit quia mundatus est, regressus est, cum magna voce magnificans Deum. (Luc, XVII, 15.)

Les traducteurs mettent « voyant qu’il était guéri » — qui rend mal le mundatus.

Osterwald ose : nettoyé. Je ne viens pas ergoter ; mais ce matin ces mots : ut vidit quia mundatus, agissent en moi avec une vertu singulière.

Souillure affreuse, ô salissure du péché ! Cendre que laisse après soi cette flamme impure, scories — peux-tu me nettoyer de tout cela, Seigneur ? que je chante ta louange à voix haute.



« Que vous serez heureux si vous apprenez ce que c’est que l’occupation de l’amour. » (Fénelon, Lettres spir.)


28 Avril.

La bible de Crampon donne en note le mot grec du texte de Luc (XVII, 33), qu’il m’importait tant de connaître.

Et tout le texte en est illuminé.

Quiconque cherchera à sauver sa vie la perdra, et quiconque l’aura perdue la retrouvera donnait la version d’Osterwald, vidant ainsi cette parole, où bientôt on ne voyait plus qu’un balancement de pensée, un paradoxe à cabriole comme : « les premiers seront les derniers », ou : « heureux les malheureux » : c’est donner à l’ennemi trop beau jeu. Le mot grec est : ζῳογονήσει, pour quoi Crampon propose régénérera ou littéralement : l’engendrera à la vie. Voilà bien le be born again.

C’est également dans ce chapitre XVII de Luc qu’est spécifié : Regnum Dei intra vos est. Et Crampon qui traduit, comme Osterwald et Westphal, par : Le royaume de Dieu est au milieu de vous, sent du moins le besoin d’ajouter en note :

« Au milieu de vous, dans le sens : Le royaume de Dieu est donc venu à vous, dans la personne du Christ et de ses disciples. D’autres traduisent : il est au dedans de vous, dans votre cœur, indiquant par là la nature intérieure et spirituelle de ce royaume. »

12 Mai.

Plus rien écrit dans ce carnet depuis quinze jours. Abandonné mes lectures et ces pieux exercices que mon cœur, complètement seconde et distrait, n’approuvait plus. N’y plus voir aussitôt que comédie, et comédie malhonnête, où je me persuadais de reconnaître le jeu du démon. Voilà ce que me souffle au cœur le démon.

Seigneur ! ah ! ne lui laissez pas le dernier mot. Je ne peux plus aujourd’hui d’autre prière.

2 Juin.

Période d’indifférence, de sécheresse et d’indignité ; l’esprit tout occupé de dérisoires inquiétudes qui le fatiguent et l’obscurcissent.

Ce matin je lis dans Saint Paul (je n’ai rouvert ma Bible que depuis hier) : Si quelqu’un présume de sa science, il n’a encore rien connu comme on doit le connaître.

Mais si quelqu’un aime Dieu, celui-là est connu de Lui. (Cor., VIII, 3, 4.)


16 Juin.

Je ne sais plus ni prier ni même écouter Dieu. S’il me parle peut-être, je n’entends pas. Me voici redevenu complètement indifférent à sa voix. Et pourtant j’ai le mépris de ma sagesse, et à défaut de la joie qu’Il me donne, toute autre joie m’est ôtée.

Seigneur ! si vous devez m’aider, qu’attendez-vous ? Je ne puis pas, tout seul. Je ne peux pas.

Tous les reflets de Vous, que je sentais en moi, ternissent. Il est temps que Vous veniez.

Ah ! ne laissez pas le Malin dans mon cœur prendre votre place ! Ne vous laissez pas déposséder, Seigneur ! Si vous vous retirez complètement, il s’installe. Ah ! ne me confondez pas tout à fait avec lui ! Je ne l’aime pas tant que ça, je vous assure. Souvenez-vous que j’ai pu Vous aimer.

Quoi ! Suis-je donc aujourd’hui comme si je ne L’avais jamais aimé.


17 Juin.

Ce n’est jamais au Christ, c’est à Saint Paul que je me heurte, — et c’est en lui, jamais dans l’Évangile, que je retrouve tout ce qui m’avait écarté… Je crois au miracle plus facilement que je ne suivrai ce raisonnement : Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ non plus n’est pas ressuscité[1]. Ici c’est lui qui nie le miracle, tout comme s’il disait : « Si l’eau ne devient pas du vin naturellement, le Christ n’a pas fait le miracle des noces à Cana. » Je consens de ne pas raisonner ; mais ici c’est lui qui raisonne ; et c’est précisément ce raisonnement boiteux qui l’amène à cette conclusion où se heurtent mon cœur et mon esprit :

Si nous n’avons d’espérance dans le Christ que pour cette vie seulement, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. (I Corinth., XV, 19.)

Parole atroce et que Saint Paul arrive à rendre vraie — à quoi s’oppose heureusement tout l’Évangile.

Rien n’est plus étranger à l’Évangile que le : Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons car demain nous mourrons.


22 Juin.

Gratuité du don. Don sans conteste.

Abandon du souci mortel.

O fruition paradisiaque de tout instant !

A participer à cette immensité de bonheur, oui, je sens que Vous m’invitez, Seigneur ! Et parfois je demeure aux écoutes, tremblant à la promesse immédiate de tant de joie.

Si donc je ne réponds pas mieux à votre voix, faites-moi violence. Emparez-vous d’un cœur que je ne sais pas vous donner.

Votre amour foudroyant, qu’il consume ou qu’il vitrifie toute l’opacité de ma chair, tout ce que je traîne après moi de mortel.

Je m’ennuie de tout, où je ne sente pas votre présence et ne reconnais

64 plus de vie que ne l’inspire votre amour.


23 Juin.

— Ne t’étonne pas d’être triste ; et triste à cause de Moi. La félicité que je te propose exclut à jamais ce que tu prenais pour du bonheur.



Joie. Joie… Je sais que le secret de votre Évangile, Seigneur, tient tout dans ce mot divin : Joie. Et n’est-ce pas là ce que, sur toutes les humaines doctrines, votre parole a

65 de triomphant ? qu’elle permette autant de joie que la vertu de chaque cœur en propose.

Tout chrétien qui ne parvient pas à la joie rend la passion du Christ inutile, et par cela même l’aggrave. Vouloir porter la croix du Christ, souhaiter d’épouser ses souffrances, n’est-ce pas méconnaître son don ? Du moins, Seigneur, au souvenir de votre peine adorable, laissez mon cœur pleurer de reconnaissance et d’amour. Agneau de Dieu, qui levez les péchés du monde, qui d’autre que Dieu même en eût eu le pouvoir et le droit ? Nos péchés t’ont cloué sur la croix, Seigneur, mais ta crucifixion nous en rachète. Que Dieu s’offrît lui-même, fils de l’homme, pour le rachat de nos péchés ; qu’il précipitât par là même jusque dans l’agonie son amour… Mon âme, penche-toi sur ce mystère ineffable.

« Va, et ne pèche plus », dit le Christ à la femme adultère. L’âme vraiment chrétienne prend en horreur le péché, qui valut au Christ sa souffrance.


26 Juin.

J’étais heureux ; Vous avez abîmé mon bonheur. Dieu jaloux, Vous avez empoisonné d’amertume toutes les sources où je me désaltérais, de sorte que je n’aie plus soif que de l’eau que Vous proposiez à la Samaritaine.

« Dieu même est l’ennemi de ceux dont il trouble la convoitise », lis-je dans Pascal ce matin.

« … La cupidité use de Dieu et jouit du monde ; et la charité au contraire. »



— Est-ce donc que vous ne croyez pas à ses miracles ?

N’acculez donc pas ma raison. Vous savez bien que je ne la mets pas en avant. Il me serait aujourd’hui prouvé que le Christ n’a pas accompli ses miracles, ma confiance en sa voix n’en serait pas ébranlée ; son enseignement j’y croirais tout de même.

— Bref, vous ne croyez pas à ses miracles.

— Quoi ! ce sont Ses miracles qui vous Le font tenir pour divin ? Quoi ! vous aussi, pour croire en Lui vous avez besoin d’un miracle, comme la « foule méchante et adultère » qui disait : « Maître, nous voudrions voir un signe de Vous. »

— Bref, vous ne croyez pas…

— Je vous laisse le dernier mot.

19 Septembre 1916.

… La tempête a fait rage toute la nuit.Ce matin il grêle abondamment. Je me lève, la tête et le cœur lourds et vides ; pleins de tout le poids de l’enfer. Je suis le noyé qui perd courage et ne se défend déjà plus que faiblement. Les trois appels ont le même son : « Il est temps. Il est grand temps. Il n’est plus temps. » De sorte qu’on ne les distingue pas l’un de l’autre, et que sonne déjà le troisième tandis qu’on se croit encore au premier.

Si du moins je pouvais raconter ce drame, peindre Satan après qu’il a pris possession d’un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela semble une vaine image. Moi-même je ne comprends cela que depuis peu : on n’est pas seulement prisonnier ; le mal actif exige de vous une activité retournée ; il faut combattre à contre sens…

La grande erreur, c’est de se faire du diable une figure romantique. C’est pourquoi j’ai mis si longtemps à le reconnaître. Il n’est pas plus romantique ou classique que celui avec qui il cause. Il est divers autant que l’homme même ; et plus, car il ajoute à sa diversité. Il s’est fait classique avec moi, quand il l’a fallu pour me prendre, et parce qu’il savait qu’un certain équilibre heureux, je ne l’assimilerais-pas volontiers au mal. Je ne comprenais pas qu’un certain équilibre pouvait être maintenu, quelque temps du moins, dans le pire. Je prenais pour bon tout ce qui était réglé. Par la mesure, je croyais maîtriser le mal ; et c’est par cette mesure au contraire que le Malin prenait possession de moi.


3 Octobre.

… Sa main toujours tendue, que l’orgueil se refuse à saisir.

— Préfères-tu donc enfoncer toujours, lentement, toujours plus profondément dans l’abîme ?

Penses-tu que cette chair pourrie, d’elle-même va se détacher de toi ? Non ; si toi tu ne te détaches point d’elle.

— Seigneur ! sans votre opération elle me pourrira d’abord tout entier. Non, ce n’est pas l’orgueil ; vous le savez ! Mais votre main, pour la saisir, je voudrais être moins indigne. Ma fange ainsi la tachera plutôt que ne me blanchira Sa lumière…

— Tu sais bien…

— Pardon Seigneur ! oui, je sais que je mens. Le vrai c’est que, cette chair que je hais, je l’aime encore plus que Vous-même. Je meurs de n’épuiser pas son attrait. Je vous demande de m’aider mais c’est sans renoncement véritable…

— Malheureux qui prétends marier en toi le ciel et l’enfer.

On ne se donne à Dieu que tout entier.

T’étonnes-tu vraiment si, après avoir quitté Dieu si longtemps, tu ne parviens pas, aussitôt que tu te retournes vers Lui, à la félicité, à la communion, à l’extase ? On n’y parvient que par l’intimité.

20 Octobre… soir.

Mon Dieu, faites que demain matin je m’éveille dispos pour vous servir, et le cœur plein de ce zèle sans lequel je sais bien que je ne connaîtrai plus le bonheur.


21 Octobre… soir.

Seigneur, donnez-moi d’avoir besoin de Vous demain matin.


22 Octobre.

Seigneur, enlevez de mon cœur tout ce qui n’appartient pas à l’amour.

C’est l’image de Dieu qu’il faut nettoyer en nous-mêmes.

Seigneur puisse ma prière, comme celle des âmes très pures, n’être plus que le reflet de Vous qui Vous revienne, lorsque Vous Vous penchez sur moi.

Seigneur, ne m’interrompez pas votre grâce, de sorte que je ne cesse pas de Vous prier.


26 Octobre.

Redressez-moi, Seigneur, car je m’humilie devant Vous.



C’est au défaut de l’amour que nous attaque le Malin.

29 Octobre.

(Après lecture d’une Lettre spirituelle de Fénelon.)

Mon Dieu je viens à Vous avec toutes mes plaies qui sont devenues des blessures ; avec tous mes péchés sous le poids desquels mon âme est écrasée…


7 Novembre.

Mon Dieu, donnez-moi de ne pas être de ceux qui font figure dans le monde.

Donnez-moi de ne pas être de ceux qui réussissent.

Donnez-moi de ne pas compter parmi les heureux, les satisfaits, les repus ; parmi ceux qu’on applaudit, qu’on félicite et qu’on jalouse.


20 Juin 1917.


Après sept mois de négligence, je reprends ce carnet, que me rend hier S. A. à qui je l’avais prêté. Les quelques mots qu’elle me dit à la suite de sa lecture, m’éclairent à la fois sur la signification de ces pages et l’enhardissement que certains y pourraient trouver, — mais aussi, mais surtout, sur leur insuffisance. On attend pour pousser plus loin l’affirmation de sa pensée, pour l’informer dans une expression satisfaisante — on attend l’âge, et la maturité de l’esprit ; on espère cette maturité toujours plus grande ; mais ce qui vient, c’est la fatigue, et cette sorte de soumission à la règle et aux conventions établies, faite de moins de modestie, peut-être, que de peur, de faiblesse et de lâcheté.

Je retrouve à présent les traces d’anciens sentiers où je frayais, que j ai laissés recouvrir par mille branches, et que je n’ai même pas jalonnés.

Ma pensée, c’est quand elle était la plus hardie, qu’elle était la plus véritable. Je me suis effrayé non point d’elle, mais de la peur que certains amis en avaient. O mon cœur ! durcis-toi contre cette sympathie ruineuse, conseillère de tous les accommodements. Que ne fus-je entier et toujours obstiné dans ma ligne !


15 Juin 1919.

La version anglaise m’ouvre brusquement les yeux sur un verset de Matthieu qui (comme il advient alors) prend à mes yeux une importance extrême :

And he that taketh not his cross, and followeth after me, is not worthy of me.

Les trois versions françaises que j'ai sous la main traduisent : Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi, Et pourtant est-ce bien cela que le Christ veut dire ? N’’est-ce pas plutôt : Celui qui ne prend pas sa croix et qui me suit, — c’est-à-dire, celui qui prétend me suivre sans avoir d’abord pris sa croix ? — Je recours à la Vulgate. Oui, c’est cela : Et qui non accepit crucem suam, et sequitur me, non est me dignus.

Seigneur ce n’est que chargé de sa croix qu’on peut Vous suivre.

Mais n’avez-vous pas dit aussi bien : Venez à moi, vous tous qui étes travaillés et chargés — et je vous soulagerai ; — car mon joug est aisé, et mon fardeau léger.

C’est le plaisir qui courbe l’âme et tout ce qu’on est seul à porter ; le fardeau de la croix la redresse, et tout ce que l’on porte avec Vous.



Une des plus graves mépréhensions de l’esprit du Christ provient de la confusion qui fréquemment s’établit dans l’esprit du chrétien entre la vie future et la vie éternelle.

La vie éternelle que propose le Christ, et à la participation de laquelle tout son enseignement nous invite, cette vie éternelle n’a rien de futur ; ce n’est point par delà la mort qu’elle nous attend ; et même il n’y a aucun espoir, si nous n’y parvenons pas aussitôt, que nous puissions jamais y atteindre (retrouver le très beau passage de Mark Rutherford à ce sujet, Ier vol. p. 108 à 110). Les paroles du Christ sont divinement lumineuses et il n’a pas fallu moins de toute l’ingéniosité des hommes pour en ternir ou pour en modifier la signification évidente. Mais elles rayonnent à nouveau pour celui qui les relit avec un cœur neuf, avec un esprit enfantin.

C’est à la vie éternelle, c’est à participer aussitôt à l’éternité de la vie, c’est à entrer dans le royaume de Dieu, que le Christ invite Nicodème, lorsqu’Il lui dit : Nul, qui ne naisse de nouveau, ne peut voir le royaume de Dieu — car Celui qui cherche à sauver sa vie la perdra, mais celui qui naît de nouveau, qui fait abandon de sa vie pour renaître, qui renonce à soi pour Le suivre, celui-là fait son âme vraiment vivante, il renaît à la Vie éternelle, il entre dans le Royaume de Dieu.

Et n’est-ce pas également ce que le Christ enseigne, au bord du puits, à la Samaritaine ? Celui qui boira de cette eau n’aura plus jamais soif.

Encore une fois la signification de cet enseignement, pour un esprit non prévenu, est si évidente que, relisant ce récit ce matin, dans la traduction Crampon, je fus frappé par ces mots : l’eau que je lui donnerai, deviendra en lui une source d’eau jaillissant jusqu'a la vie éternelle. — Quoi donc ? me serais-je mépris ? Le Christ parle-t-il ici de la vie éternelle, ainsi que d’ordinaire on l’enseigne, comme d’un état à venir ; ce jusqu’à l’implique ; mais n’est-ce pas un contre sens ? J’ouvre la Vulgate et je lis : Sed aqua quam ego dabo ei, flet in eo fons aquæ salientis in vitam æternam[2].

(La traduction Segond et la traduction Osterwald disent également : une source d’eau qui jaillira jusque dans la vie éternelle. La signification de ces paroles est ainsi faussée.)

Il vient une heure, et elle est déja venue dit le Christ aussitôt après. Venit hora, et nunc est. Celui qui attend cette heure par delà la mort l’attend en vain. Dès l’heure où tu nais de nouveau, dès l’instant où tu bois de cette eau, tu entres dans le Royaume de Dieu, tu prends part à la vie éternelle. En vérité, en vérité, je vous le dis, répète partout le Christ, celui qui écoute ma parole a la vie éternelle…! il passe de la mort à la vie. Transiit a morte in vitam. (Jean, V, 24.)

  1. Digne pendant de cet autre : La nature elle-même ne nous enseigne-t-elle pas que c’est une honte pour un homme de porter de longs cheveux. (I Cor., XI, 14.)
  2. C’est ainsi que traduit, fort heureusement, À. Westphal. — Mais le in latin pourrait à la rigueur se reconnaître dans jusqu’à. — Il faut recourir au texte grec.