Nymphée (Rosny aîné)/II/III

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 110-115).

III

L’enfant-des-Eaux


Je me réveillai sur le radeau. Il était immobile et je m’y trouvais seul. Mon compagnon blessé avait disparu ; je cherchai en vain mes nageurs. Le lac, très pur, vivait sous le soleil sa grande vie clapotante, partout emportant vers l’horizon ou apportant vers moi, selon la brise, les poissons rutilants des reflets : des traînées lumineuses cernaient des plaques lourdes, luisantes et bossues comme du verre à bouteilles : des cuirasses imbriquées de pangolin, des réseaux bleus bordés d’orange alternaient avec de petits flots en cloches de cristal, avec des rides si minces et si pâles qu’on eût dit de biscuit de mer flottant, avec des escaliers lumineux montant vers le soleil et des iris de soies posées à plat sur l’eau.

Je m’occupais à ces choses dans une hébétude sinistre, le drame de tantôt relégué maintenant au double fond de mon être. Un temps interminable s’écoula, puis mon regard perçut la présence d’un homme dans le lac. Je le voyais confusément, car il se trouvait à une grande profondeur ; il ne se déplaçait point avec l’ordinaire vitesse de ses congénères, mais plutôt avait une nage prudente et sans entrain.

Il remonta. À son bras traînant, enveloppé de linges, je reconnus l’enfant capturé dans le massif de roseaux. Il tenait de sa main valide un objet brillant, mon couteau, qu’il était allé chercher au fond du lac.

Je l’aidai à reprendre sa place auprès de moi ; mais tous ces mouvements avaient réveillé l’atroce souvenir, et, le cœur torturé d’épouvantable certitude, je tombai dans un désespoir sans mots.

J’en sortis à une pression sur mon épaule. Le blessé se tenait debout avec une attitude apitoyée et une singulière insistance à me faire des signes de dénégation, accompagnés d’une mimique dont le sens m’échappait. Cela dura quelque temps, puis il parut se décourager et s’arrêta ; mais il gardait un air de réflexion inquiète. Enfin, d’un geste brusque, il saisit le couteau et détacha de nos planches cinq morceaux de bois. Une malice se marqua sur son visage tandis qu’il me donnait la curieuse petite représentation suivante. D’abord, tenant sur sa poitrine un des morceaux de bois, il lui prodigua les marques de la plus vive tendresse ; il m’obligea même à agir comme lui, et je me demandais quelle cérémonie fétichiste il m’enseignait ainsi ; le deuxième morceau de bois, il le posa sur l’eau, simulant une embarcation : mais tandis que le premier morceau de bois était couché près de moi, le troisième accourait, s’en emparait, le portai sur le radeau.

L’intérêt s’éveillait en moi, car il devenait clair que le pauvre enfant me racontait l’histoire de Sabine. Il vit mon attention, et de nouveau son visage exprima la consolation et l’espérance, tandis qu’il poursuivait.

Or, voici la chose émouvante à laquelle j’assistai. Le radeau emportait Sabine, puis il abordait à une île ; Sabine descendait conduite par le chef noir, et… le quatrième morceau de bois prenait sur le radeau la place de Sabine.

Une fulguration d’orage m’éclaira. L’enfant blessé riait et poursuivait son récit, suivi maintenant avec une plus frémissante palpitation qu’un drame de Shakespeare : Sabine et le chef restaient dans l’île…, le quatrième morceau de bois continuait sa route sur le radeau, et voilà que le cinquième morceau de bois surgissait, se saisissait du quatrième, se précipitait avec lui dans le lac !…

L’enfant riait encore, et cette fois je comprenais bien son rire, je comprenais ses consolations et son espérance.

Sabine vivait ! La pénétrante certitude filtra dans mon âme, plus douce que les rayons de l’aube par les rameaux de quelque noire forêt d’Afrique. Elle vivait, mais où ? Pourrais-je en tirer l’indication du génial enfant ? Non seulement je le pus, mais avec des détails qui me surprirent. Nous avions trouvé une langue et, chaque succès en appelant de nouveaux, bientôt cette langue exprima des sensations fort délicates et même quelques idées abstraites élémentaires.

Ainsi, je sus que Sabine s’était trouvée d’abord dans l’île proche du massif de roseaux. L’enfant me dit, mais je l’aurais tout aussi bien deviné, qu’il existait par là une grotte où Sabine aurait été descendue. Ma prétendue hallucination se trouvait donc être une vérité, les plaintes sortant du trou de silence et de nuit provenaient bien de ma malheureuse fiancée. De cette grotte elle avait dû être transportée dans le pays des Hommes-des-Eaux noirs que l’enfant me montrait du doigt vers l’occident.