Nymphée (Rosny aîné)/II/IX

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Nymphée
Société française d’imprimerie et de librairie (p. 151-157).

IX

La nuit d’angoisse


Avant même que les derniers rayons se fussent éteints sur le val, Sabine fut installée au fond d’une cabane. Moi, je portai ma couchette en travers de la porte et, dehors, sous de l’osier tressé, l’enfant s’abrita. En regardant par les interstices de la porte, je connus que d’autres hommes du village faisaient aussi le guet et je m’endormis avec confiance.

Je pense que notre sommeil durait depuis environ cinq heures lorsqu’un grand tumulte m’éveilla. Outre le tranquille ruisseau de clarté lunaire, un brasier rougeoyait au-dehors. J’ouvris prudemment la porte. Autour du brasier se tenaient une vingtaine de vieillards, et, parmi eux, des jeunes hommes dont les prunelles planes, les cheveux de lichen barbu, la sombre couleur de peau, signalaient mes adversaires.

D’ailleurs, l’athlète noir attira presque aussitôt mes regards. Une rage jalouse gonflait ma poitrine en songeant à ses prétentions. Je crois que j’aurais trouvé un grand soulagement à lutter individuellement contre lui ; mais je risquais ainsi que Sabine devînt le prix de la victoire. Je résolus d’employer tout ce que la diplomatie m’inspirerait de plus prudent, de ne recourir à la violence qu’à bout d’autres moyens.

La réunion semblait d’un Conseil des vieillards de la tribu hospitalière, et le tumulte venait des jeunes hommes s’efforçant, cela était visible, d’intimider le conseil. À une minute même, ils rompirent le cercle autour du brasier et se précipitèrent vers notre cabane. Plus de cent hommes des vallées se mirent contre eux et ils durent renoncer. Il me sembla alors qu’ils voulaient reprendre la conférence ; mais le plus imposant des vieillards d’un coup de pied dispersa les bûches et longtemps il parla avec colère sous la lune. Une trêve survint, pendant laquelle notre cabane fut environnée par toute la population du village tandis que les intrus se retiraient pour camper sur les bords du lac.

Sabine dormait. Je m’approchai d’elle. Sur ses cheveux blonds dénoués épandus autour de sa tête, il venait un grand rayon pâle, sa bouche exhalait une haleine paisible et je me sentais près de défaillir de tendresse à voir ce suave sommeil parmi l’adorable soie vivante de la chevelure. Je la laissai dormir et je courus à la porte.

Rien n’était changé. Les ravisseurs, là-bas, assis au bord du lac, semblaient attendre le jour. Inquiet de leur présence, j’ouvris la porte. La multitude me regarda dans un silence qui me parut de consternation L’enfant, mon doux ami, pleurait. Je l’appelai. Il vint, mais hélas ! cette chose qui consternait la foule qui le faisait pleurer, lui, il ne put me la faire entendre. Tout ce que je crus saisir, c’est que ni Sabine ni moi pouvions nous éloigner de la cabane et que les noirs attendaient du renfort.

Qu’entreprendre ? Le fier conseil de tout à l’heure, qui avait ardemment refusé de nous livrer, céderait-il à des renforts ? Pourquoi l’athlète noir et son compagnon campaient-ils, sans être inquiétés, au bord du lac ? Je veillai lugubrement. Le sommeil de ma fiancée me parut semblable à un sommeil dans une prison avec l’attente du supplice. Surtout je me rendais compte de mon impuissance, je sentais que d’essayer un coup de force ne me sauverait pas et, au contraire, avait toute chance me perdre.

J’étais depuis longtemps ainsi aux mornes rêveries du malheur et de l’incertitude lorsque Sabine s’éveilla avec un sourire. Elle lut ma désolation sur ma face troublée :

« Robert !… tu souffres ?… tu n’es pas malade ?… »

Je lui exposai les événements. Elle vint jusqu’à la porte constata la présence de notre ennemi, puis, quand nous fûmes rentrés :

« Alors, Robert, tu crois qu’ils nous livreront ?

— Peut-être ! »

Le peu de lune venu par le toit suffisait à nous éclairer. Je vis Sabine les yeux agrandis, farouche, comme une bête poursuivie. Elle se jeta contre ma poitrine. Je l’étreignis, avec quelle débordante passion ! Je baisai son front. Elle se tenait tout près, tout près de moi, son cœur répondait au mien, j’avais contre ma joue sa bouche tiède, et elle me rendit presque fou de douleur, d’orgueil, d’amour, en me disant qu’elle ne voulait appartenir qu’à moi, qu’elle mourrait avant toute offense. Nos âmes vibraient dans un divin accord, et ces minutes sont restées belles dans mon souvenir, malgré les tristes événements qui les ont suivies.

Nous étions ainsi, serrés l’un contre l’autre, quand le murmure de la foule nous attira vers la porte. Le matin proche, la lune décroissante éclairaient encore vivement, mais déjà un lambeau d’ombre traînait sur le lac. La lumière découpait toujours la silhouette des grands vieillards et une autre silhouette où nous reconnûmes l’Homme-des-Eaux clair qui nous avait sauvés de l’enlisement !

Nous ouvrîmes la porte, et parmi le murmure sympathique de foule, avec nos propres cœurs surhaussés d’espérance, nous joignîmes notre ami. Sa physionomie exprima l’affection et la joie, et tous les visages s’éclairèrent de son sourire. Sauf le groupe noir, au bord du lac, la multitude s’émut délicatement à notre gratitude et à sa bonté ; mais elle marqua un véritable enthousiasme quand je pris dans mes bras l’Enfant-des-Eaux et que je le présentai à notre premier sauveur.