Némoville/Némoville

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Beauregard (p. 42-48).

CHAPITRE VII.


NÉMOVILLE.


Le gouverneur attendait le curé, à la porte de sa chambre, le lendemain matin. Après s’être informé de sa santé, il l’accompagna dans la salle à manger, où se trouvait déjà Paul Lamontagne, qui sifflotait joyeusement, en attendant son ami, auprès d’une cage dans laquelle un magnifique canari égrenait des trilles savantes.

Roger présenta son ami au curé, qui lui fit aussitôt cette remarque en souriant :

« Décidément, tout le monde a l’air bien heureux ici, jusqu’à ce canari, qui semble n’en être pas moins gai parce qu’il habite le domaine des poissons. »

— « La bonne humeur est contagieuse chez nous, répliqua Paul, et cela est dû au fait qu’il ne se trouve pas d’usurier à Némoville », ajouta-t-il en riant de bon cœur.

Le nouveau curé ne put s’empêcher de rire de cette boutade, et répliqua que, sans doute, quelques-uns des habitants de Némoville avaient dû connaître ces dangereux bipèdes sur la terre, et n’avaient trouvé rien de mieux pour leur échapper que de s’enfoncer sous l’eau.

On prolongea le déjeuner, qui fut des plus joyeux — on n’avait pas l’avantage d’un nouvel hôte souvent à Némoville — et le curé plut à Roger et à Paul par son esprit autant que par sa bonté, dont il donna bientôt des preuves. De son côté, l’abbé se sentit immédiatement conquis par la gaîté de bon aloi des jeunes gens. Il avait appris, au cours de la conversation, que Paul était le secrétaire du gouverneur et l’en félicita. Ce fut Roger qui répondit.

— « Il aurait dû être le gouverneur, car dans le renflouage du « Nautilus », Paul a risqué vingt fois sa vie. »

— « J’ai fait ma part de la besogne, voilà tout, et je n’y avais pas un grand mérite, après tout, puisqu’il s’agissait de me sauver, tout comme les autres. »

Roger voulut protester, mais Paul détourna la conversation, et s’adressant au curé, il lui dit :

— « Vous allez visiter Némoville, ce matin, et faire la connaissance de vos paroissiens, je suis certain que tous seront heureux de votre visite. »

— « Némoville !… Vous avez nommé votre ville, je le vois, d’après le capitaine Nemo. »

— « Nous lui devions bien cela, répliqua Roger, puisque nous lui avions pris son bateau, dont il n’avait plus que faire, il est vrai. »

— « Tandis que pour nous, c’était bien différent, ajouta Paul. Sans le « Nautilus », nous étions condamnés à périr sur une île volcanique et déserte. Nous avons donné au capitaine des funérailles dignes de ses goûts et de ses exploits, et nous avons utilisé le bateau pour fuir les régions dangereuses où le naufrage nous avait jetés. »

— « Vous en aviez bien le droit, ajouta le prêtre, en souriant. » Il reprit : « Maintenant, je suis à vos ordres, monsieur le gouverneur. »

— « Partons, dit Roger en se levant. »

Némoville avait un mille carré de superficie ; les sous-marins étaient reliés entre eux par des couloirs extérieurs. Chacun était chez soi dans son sous-marin ; les couloirs étaient les rues de cette ville.

On n’était pas prisonnier à Némoville : chaque sous-marin se détachait facilement des couloirs extérieurs et pouvait seul remonter à la surface de la mer, quand il le désirait.

Quelquefois, la ville entière montait à la surface de la mer, renouveler sa provision d’air ; et c’était un spectacle bien étrange que de voir surgir de l’eau cette île artificielle, qui pouvait se déplacer à volonté, changer de localité, s’approcher de la côte ou bien replonger au fond de l’Océan.

Ah ! ils étaient bien heureux les gens de Némoville !

La résidence du gouverneur était à l’une des extrémités de la ville ; les autres résidences se groupaient comme dans les rues d’une véritable ville.

L’abbé Bernard, accompagné de Paul et de Roger, fit la visite de sa nouvelle paroisse, et fut accueilli partout avec des démonstrations de la plus vive joie. Les mères lui tendaient leurs enfants, afin qu’il les bénit, les malades se sentaient soulagés par ses paroles de consolation et ses conseils de résignation.

Marcelle, la fille de M. Richard, pleura silencieusement en l’apercevant, car il devait, quelques heures plus tard, procéder aux funérailles de son père. Le prêtre lui parla doucement de la résignation à la volonté de Dieu.

En quittant Marcelle, on se dirigea vers une demeure un peu éloignée des autres. On frappa à la porte et un domestique vint ouvrir.

— « Comment se porte M. Duflot ce matin ? » demanda Roger.

— « Pas trop mal, monsieur le gouverneur », répondit le domestique, « monsieur a bien hâte de connaître notre curé. »

Dans une pièce richement meublée, un homme était étendu sur une chaise longue. Il pouvait avoir cinquante ans. M. Duflot n’était pas un naufragé du « Queen of the Waves ». Un jour que Roger et Paul étaient allés à terre, ils virent un homme assis sur un rocher, et qui examinait le « Nautilus » avec attention. Au moment où les voyageurs allaient se rembarquer, cet homme vint à eux et leur dit : « Est-il vrai qu’il existe une ville sous-marine où l’on peut vivre en paix, loin de toutes les conventions du monde, loin de toutes les niaiseries et de toutes les faussetés qui fleurissent sur la terre ? »

— « Oui, monsieur, cette ville existe, et nous l’habitons, répondirent Roger et Paul, voulez-vous être des nôtres ? »

— « Je ne demande pas mieux que de vous suivre immédiatement ; j’ai perdu tous ceux que j’aimais, j’ai été trahi par ceux qui faisaient semblant de m’aimer, maintenant, je suis seul, et vivre loin de la terre, dans le ciel ou sous l’eau, cela m’est bien égal, mais je veux fuir la terre où j’ai trop souffert. »

— « Venez avec nous, dirent les deux amis, sans plus de cérémonies, venez, monsieur… »

— « Je me nomme Duflot », reprit l’étranger.

— « Un vrai nom de chez nous, riposta Paul, un nom tout à fait comme il faut, dans une ville sous les eaux. Je m’appelle Lamontagne, ne trouvez-vous pas que c’est un peu gênant, pour habiter dans un sous-marin ? »

— « Cet homme est votre domestique, sans doute, demanda Roger, en désignant un individu, qui se tenait auprès de M. Duflot. Il y a place pour lui aussi. »

Et c’est ainsi que M. Duflot était devenu habitant de Némoville.

Le curé passa quelque temps chez M. Duflot et partit en promettant de revenir bientôt.

On retourna à la résidence du gouverneur, où un lunch était servi. Il n’y avait qu’un seul sous-marin qui n’avait pas été visité. Il était au centre de la ville et il semblait aussi grand que le « Nautilus », mais comme ni Roger ni Paul n’avait proposé de le visiter, le prêtre n’osa pas le demander.

L’abbé Bernard était très content d’avoir accepté de devenir curé de cette ville.