Où en est l’Armée Rouge ?

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OÙ EN EST L’ARMÉE ROUGE ?




Devant l’état lamentable de ses finances, le Gouvernement des Soviets se voit dans l’impossibilité de faire face aux dépenses que nécessite l’entretien d’une armée. De là est né le projet, actuellement à l’élude, de transformer l’armée rouge en milice. Ce projet soulève bien des objections, en raison surtout de l’énormité des distances en Russie et du mauvais état des chemins de fer. Plusieurs, parmi les membres du Comité révolutionnaire militaire, le combattent énergiquement. Aussi a-t-il été décidé que, pour le début, on se bornerait à un essai partiel. C’est ainsi que la 10e division de chasseurs de Petrograd a été transformée en 10e division de milice, et la brigade de milice de Petrograd, déjà existante, a été transformée en 20e division de milice.

L’adoption de ce système ne ferait que consacrer un état de choses constaté par tous les témoins : à savoir que l’armée rouge existe surtout sur le papier. Déjà, en 1922, on ne comptait, dans un régiment de chasseurs, que 200 hommes pour un effectif de 2 800 sur le pied de guerre ; dans une division d’artillerie légère, que 62 hommes et 18 chevaux, pour 1 000 hommes et 800 chevaux en cas de mobilisation. Ajoutez que le régime soviétique emploie toujours un grand nombre de soldats pour divers travaux et besognes variées, qui n’ont rien de militaire : on comprendra que, dans de telles conditions, il ne puisse être question ni d’exercices ni de manœuvres.

Est-il besoin de dire que dans ce projet n’entre pour rien le désir, affiché par les Soviets, de soulager le paysan des charges du service militaire, mais uniquement la nécessité d’économiser cent millions de roubles or par an ?

La force armée, en Russie soviétique, comprend deux catégories de troupes bien distinctes : « l’armée rouge » proprement dite, destinée à combattre l’ennemi extérieur, et les « troupes de destination auxiliaire, » chargées de combattre l’ennemi intérieur, — entendez : la contre-révolution.

Le commandement de l’armée rouge est entre les mains du Conseil révolutionnaire militaire, qui décide de toutes les questions de quelque ordre qu’elles soient, et dont le président est Trotsky. Celui des troupes de destination auxiliaire est confié à la direction générale politique.

L’armée rouge est forte de vingt corps d’armée, chaque corps à trois divisions. Une division comprend : trois régiments de chasseurs à pied, un escadron de cavalerie, une division d’artillerie légère composée de trois batteries, une division d’artillerie lourde composée de deux batteries de deux pièces chacune, une compagnie d’éclaireurs, une de sapeurs, une de mitrailleuses, une de télégraphes et téléphones. Le tout représentant un effectif qui varie de 4 à 5 000 hommes.

Indépendamment des escadrons incorporés dans les divisions, il existe des régiments de cavalerie répartis en divisions et en corps. Cette cavalerie est cantonnée, partie aux environs de Gomel, pour couvrir la frontière occidentale, partie en Ukraine, au Gouvernement d’Ekaterinoslaw, sur le Dnieper, le reste au Caucase-Nord. Elle forme dix-huit divisions. L’état en est pitoyable. Manque de chevaux, mais aussi pénurie d’officiers : on sait qu’il n’y a presque pas d’anciens officiers de cavalerie passés au service des bolcheviks. S’ajoutent également aux compagnies de sapeurs incorporées dans les divisions, des troupes du génie, — pontons et chemins de fer, — dix bataillons pour les pontons et dix-huit régiments pour les chemins de fer.

A noter que tout officier, depuis le simple commandant de compagnie jusqu’au commandant de corps d’armée, a auprès de lui un commissaire militaire, dont la fonction est de le surveiller au point de vue politique. Un ordre n’est valable que s’il est contresigné par le commissaire. La nomination d’un commissaire de corps d’armée doit être approuvée par le Conseil révolutionnaire militaire et par la direction politique. C’est assez dire la méfiance des communistes à l’égard de l’armée et leur méfiance réciproque Ils ont porté l’organisation de l’espionnage à son plus haut degré de perfection à cela seul est dû que jusqu’ici aucun complot n’ait pu aboutir.

Vu le mauvais état des voies ferrées et du matériel des chemins de fer, les troupes sont dès maintenant cantonnées dans les régions qu’elles doivent occuper en cas de guerre. A la frontière Nord-Ouest, deux corps d’armée avec artillerie lourde pour la défense de Petrograd. A la frontière Est, également deux corps d’armée avec artillerie lourde. Un corps d’armée couvre Moscou. Au Sud-Ouest, frontière de la Pologne et de la Roumanie, quatre corps d’armée avec artillerie lourde. Une division en Crimée. Un corps d’armée à Tamboff.


Les troupes de destination auxiliaire se décomposent comme suit :

1° Troupes de la direction générale politique, chargées de combattre la contre-révolution et de maintenir l’ordre. Elles ont leur état-major à Moscou ; mais elles sont à la disposition de toute ville ayant une direction politique locale : on envoie, suivant les besoins, depuis une compagnie jusqu’à plusieurs régiments.

En 1922, elles comprenaient 50000 hommes répartis en 18 divisions. Les hommes y sont mieux équipés et mieux nourris que leurs camarades de l’armée rouge ; la discipline y est aussi mieux observée et la tenue moins débraillée. Ces troupes se recrutent principalement parmi les membres de l’Union de la jeunesse communiste. On peut les voir tous les jours à Moscou sur la place Rouge, où on les exerce.

2° Troupes de la réserve communiste. Composées de communistes russes et de Finnois, Lettons, Chinois, Bachkirs et autres nationalités, ce sont elles qui servent de garde du corps aux membres du Gouvernement des Soviets. En temps ordinaire, leurs cadres sont très réduits ; mais, en cas de besoin, la mobilisation s’opère avec une rapidité extrême. En 1922, les 1er mai et 7 novembre, le régiment communiste de Moscou passa en quelques heures de 400 à 1 500 hommes. Une consigne sévère interdit l’entrée des casernes à qui ne peut montrer patte blanche. A Petrograd, quatre régiments sont casernés à Smolny, devenu le centre communiste de la ville.

3° Troupes tenant garnison dans les villes : environ 40 000 hommes.

4° Troupes de cordon, destinées à surveiller la frontière, et, en temps de guerre, à contenir l’ennemi jusqu’à l’arrivée de l’armée rouge. Le secret est gardé sur leur effectif ; pas assez cependant pour qu’on ne le sache très insuffisant pour opposer une résistance appréciable.

Toute la jeunesse, à partir de seize ans, doit passer par des cours d’enseignement militaire, calculés de façon que chaque futur soldat ait quatre-vingt-seize heures de cours. Ces cours, qui, pour la seule année 1922, ont coûté au Gouvernement des Soviets, jusqu’à deux millions et demi de roubles or, sont parfaitement impopulaires : les jeunes gens usent de tous les moyens pour s’y dérober. Un témoin nous affirme qu’à Moscou, pendant tout l’été dernier, il ne les a jamais vus grouper plus d’une quarantaine d’élèves, qui y viennent dans leurs vêtements de tous les jours et présentent l’aspect le moins martial. Une seule fois, Trotsky a pu réunir 2000 hommes pour la répétition de la revue passée à l’occasion du 5e anniversaire de la Révolution.


Le matériel laisse tout à désirer. Les Soviets annoncent 150 trains blindés ; on sait qu’un train blindé se compose d’une locomotive et de quatre wagons ou plateformes pour les canons et les mitrailleuses ; ce chiffre est très exagéré. Celui des automobiles blindées ne dépasse pas 120 : ces automobiles sont construites en Russie aux usines de Kolpino.

D’après un compte rendu officiel du Commissariat de l’artillerie, les Soviets disposent, pour l’année 1923, de 1 700 000 fusils et carabines de fabrication russe, 80 000 fusils japonais, 50 000 fusils de provenances diverses, 20 000 mitrailleuses et 9 000 revolvers. (Les revolvers sont tous entre les mains des communistes, dont ils sont l’arme de prédilection.) De ces chiffres il convient de défalquer un important pourcentage de pièces inutilisables ou nécessitant des réparations.

Comme moyens de transport, 1 000 camions pour toute l’armée active, soit 15 par division, — et reste à savoir en quel état ! En cas de mobilisation, la réquisition des voitures des paysans est prévue : on néglige de dire que, depuis la Révolution, le manque de chevaux se fait cruellement sentir dans les campagnes. Le Gouvernement des Soviets a dépensé en 1922 trois millions et demi de roubles or, pour l’achat d’automobiles en Allemagne. Quant à la réquisition des automobiles privées, la question ne se pose pas, — pour l’excellente raison qu’aucun particulier n’a plus d’automobile.

Les casernes sont dans un état lamentable, sans conduites d’eau, sans vitres, réellement inhabitables, comme d’ailleurs la presque totalité des maisons. Les clubs et salons de lecture, créés par les Soviets pour répandre les idées communistes dans l’armée, restent vides, surtout en hiver, faute d’être chauffés. En revanche, les cas de désertion sont fréquents et se multiplient dans des proportions inquiétantes. On peut en juger par l’ordre du jour du commandant en chef de Petrograd du 7 août 1922, ordonnant aux commandants de division de recourir à tous les moyens pour faire cesser la désertion, sous la menace de traduire devant le tribunal révolutionnaire les commandants et commissaires de régiments. Les paysans ont recours à toutes les ruses pour échapper au service militaire : même, sur plusieurs points, ils ont organisé d’énormes bandes, composées de soldats de l’ancienne armée qui n’ont pas voulu servir chez les bolcheviks et dénommés « les verts. »

Tout concorde pour établir que l’esprit de l’armée rouge est nettement opposé au régime qu’elle sert malgré elle. Est-ce pour cette raison que le Gouvernement des Soviets a fait venir, en nombre, des officiers allemands, les uns pour servir d’instructeurs dans l’armée rouge, les autres pour remettre un peu d’ordre dans les usines ? De leur côté, les communistes allemands ont envoyé un drapeau d’honneur à l’armée rouge. Sur l’ordre de Trotsky, ce drapeau a été remis au 10e régiment de chasseurs à pied, qui s’appellera désormais : régiment du prolétariat allemand.


Comme flotte de guerre, la Russie des Soviets ne possède que celle de la Baltique, celles de la mer Noire et de la Caspienne se réduisant à quelques unités.

En voici la composition :

Les cuirassés Marat (Petropavlovsk), mis en état de marche au printemps 1923, artillerie de nouveau modèle ; Commune de Paris (Sébastopol), en réparation à Cronstadt. Une division de torpilleurs de haute mer composée de 7 navires de chasse du type Novik chauffés au mazout, et 4 torpilleurs chauffés au charbon. La division de l’École des mines composée des torpilleurs Lovky et Krepky. La division de l’École d’artillerie composée des canonnières Khrabri et Khivinetz. Une division de sous-marins composée des bateaux-types Tosno et Voïne, de 8 sous-marins du type Koungour, en état de marche, et de 4 sous-marins en réparation. Enfin, une division de chalutiers comprenant 12 unités réparties en deux escadrilles.

La flottille de Finno Ladoga, comprenant les vapeurs Kopchik, Korchoune, Rousslan, Tosna et lgore, surveille la frontière finlandaise.

La flottille de Ladoga Onéga est composée d’un torpilleur, de 4 batteries flottantes et de 11 vieux remorqueurs armés de mitrailleuses et de canons, le tout en mauvais état.

Les officiers sont presque tous des jeunes gens sans expérience, forcés de servir et qui s’enferment dans une opposition passive. Presque pas d’anciens matelots : les recrues sont pour la plupart des Petits-Russiens. On manque surtout de mécaniciens et de spécialistes.

Même hostilité aux Soviets que dans l’armée rouge. Au mois de décembre dernier, les équipages de Cronstadt et de Petrograd demandèrent l’autorisation de faire célébrer des messes pour les fêtes de Noël. Le commissaire de la flotte baltique, non seulement refusa d’envoyer des prêtres, mais menaça de punir les matelots pour menées contre-révolutionnaires. Une grande agitation s’ensuivit. Au cours d’un meeting tenu à bord du cuirassé Marat, des discours de la dernière violence furent prononcés contre le Gouvernement des Soviets et les communistes. Finalement, l’autorisation fut accordée de faire venir des prêtres à bord. Mais aucun n’eut le courage de s’y rendre, crainte des représailles... Un tel trait en dit long sur un régime et sur la population qu’il terrorise.


Tout l’effort des Soviets se porte vers l’aviation. Persuadé de la nécessité de créer une puissante flotte aérienne, le Gouvernement s’y était efforcé, ces années dernières, mais sans y réussir, en raison du manque de techniciens et faute de pouvoir construire des moteurs.

La flotte aérienne rouge est composée d’escadrilles de chasse et de bombardement : une division est à trois escadrilles, chaque escadrille comprenant 10 avions de marche et 3 de réserve. La circonscription militaire de Petrograd devait avoir 3 divisions de chasse et 1 de bombardement ; celle de Smolensk, 4 divisions de chasse ; celle de Moscou, 3 divisions de chasse et 9 de bombardement ; celle de Kiew, 4 divisions de chasse et 1 de bombardement. Mais, en réalité, pour toute la République soviétique, à la fin de l’année 1922, on ne comptait pas plus de 200 avions en service : encore étaient-ce de vieux modèles du Gouvernement impérial.

Cette année, les Soviets ont décidé d’avoir recours à l’étranger, ce qui leur a permis de réaliser de grands progrès. Ils ont fait d’importantes commandes en Italie, en Angleterre, surtout en Allemagne. Sous couleur d’organiser une flotte aérienne de commerce, ils sont en train de créer progressivement une flotte aérienne de guerre. A cet effet, a été fondée une société commerciale russo-allemande, la société « Deroulife, » qui doit créer des bases aériennes à Moscou, Smolensk, Orel et Kharkoff. Déjà sont entrées en service les lignes Kœnigsberg-Moscou et Moscou-Petrograd. Bien entendu, seuls les fonctionnaires soviétiques peuvent profiter de ces voyages aériens, le reste de la population, réduit à la mendicité, n’étant pas en mesure d’en payer le prix. C’est également par avions que se fait le service postal. Outre ces deux lignes, plusieurs autres sont à l’étude : Moscou-Crimée et Caucase, Moscou-Turkestan, Moscou-Chine et Japon, Moscou-Arkhangelsk, Petrograd-Mourmansk.

Les Allemands vendent aux Soviets des avions des usines Junker et Fokker, munis de moteurs de 200 chevaux et développant une vitesse de 150 kilomètres à l’heure, chaque avion armé de 2 mitrailleuses et blindé d’une cuirasse d’acier de 5 millimètres.

D’autre part, et grâce encore aux Allemands qui leur ont envoyé des ingénieurs et des ouvriers, quelques usines russes ont repris le travail et produisent avions et moteurs. Ce sont : à Moscou, l’usine Duks ; à Petrograd, les usines Poutiloff, — qui portent maintenant le nom de Bolchevik, — les usines Gamajune et Oboukhoff. On peut y joindre les usines métallurgiques de Kolomno, l’usine de locomotives de Lougansk et la ci-devant usine Anatra, à Odessa.

Les avions de fabrication russe construits à Petrograd par l’ingénieur Michelsohn seraient, dit-on, en état de concurrencer les avions anglais et allemands. Enfin on exécute en ce moment des avions du type A. K. (système des ingénieurs russes Alexandroff et Kalinine) dont les caractéristiques sont : moteur 155 chevaux, vitesse 150 kilomètres à l’heure, pouvant prendre à bord 5 passagers et porter 360 kilogrammes de bagages.

De tels résultats sont loin de contenter l’ambition des Soviets. Un programme secret, approuvé par le Conseil révolutionnaire, comporte l’augmentation du nombre des divisions aériennes dans toute la République, notamment à Moscou, Petrograd et sur la frontière occidentale, ainsi que la construction d’avions géants, du type Ilia Mourometz. En outre, les flottes aériennes de la mer Baltique et de la mer Blanche comprendront chacune, 5 escadrilles d’hydravions de chasse et une escadrille d’école ; celles de la mer Noire et de la mer d’Azov, deux escadrilles d’hydravions, une division spéciale d’hydravions de chasse et une escadrille d’école.

La flotte aérienne a son état-major à Moscou : là également se trouvent « l’école moscovite de la flotte aérienne, » pouvant recevoir cent élèves, et l'aérodrome, — sept hangars, installés au champ de Khodynka.

Le commandant en chef de toutes les forces aériennes est le communiste Znamensky, sous le contrôle du Conseil révolutionnaire militaire, dont il est lui-même un des membres les plus actifs.


De ces données, puisées aux sources les plus sûres, se dégagent sans peine quelques traits essentiels. Le Gouvernement des Soviets adoptera-t-il définitivement le système des milices ? A l’heure actuelle, les forces militaires dont il dispose constituent moins une armée qu’une police destinée à réprimer toute tentative de contre-révolution. Qu’il s’agisse des troupes de terre ou de mer, les Soviets ne les maintiennent dans la servitude que par la terreur et par une organisation d’espionnage qui dépasse tout ce qui avait été connu jusqu’à ce jour. Comme d’ailleurs on n’improvise ni une armée, ni une flotte, ils mettent toutes leurs complaisances dans l’arme nouvelle qu’est l’aviation, — et tout leur espoir dans l’aide allemande.

Général C. de Brummer.