Où en est l’Armée allemande ?

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Où en est l’Armée allemande ?
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 883-911).
OÙ EN EST
L’ARMÉE ALLEMANDE ?

LE BILAN DE DEUX MOIS DE CAMPAGNE
(9 AVRIL — 8 JUIN 1917)


I. — LA MANŒUVRE DE HINDENBURG ET LE REPLI STRATÉGIQUE

Le 5 mars 1917, on apprit une nouvelle étrange : les Allemands se repliaient devant le front anglais et abandonnaient sans combat la redoute de Warlencourt. Ils semblaient renoncer à défendre Bapaume. Le bois de Saint-Pierre-Waast, le village de Sailly-Saillisel, objets tant disputés des combats de l’automne, tombaient tour à tour des mains de l’ennemi dans celles de nos alliés.

Ce n’était encore qu’un prélude. Brusquement, le 17 mars, après une semaine d’attente, le mouvement d’abord lent, limité avec précaution à des secteurs étroits de la vallée de l’Ancre, s’étendait à tout le front entre la Scarpe et l’Oise, sur un espace de 60, puis de 120 kilomètres. Tout le saillant occidental des lignes allemandes, l’immense arc de cercle qu’elles traçaient entre Arras et Soissons s’amincissait, s’aplatissait jusqu’à ne plus former qu’une droite, suivant une direction qui était à peu près la corde de cet arc. Tout l’espace intérieur, jusqu’à une profondeur qui passait par endroits trente-cinq kilomètres, trois mille kilomètres carrés de territoire, trois cents villages, des villes, Péronne, Bapaume, Chauny, Guiscard, Nesle, Roye, Ham, Noyon, nous étaient subitement rendus. C’était une province, un grand lambeau de France prisonnière qui échappait à l’invasion, revenait à nous en trois jours.

On se rappelle l’état de fièvre que cette suite d’événemens créa dans le public. Chose curieuse : en Allemagne, ce déconcertant recul était également célébré à l’envi d’une victoire. Toutes les voix de la presse entonnent un chœur unanime à la gloire d’Hindenburg. Ce n’est plus un recul, c’est le « génial » repli. Le héros national nous eût-il pris autant de villes qu’il venait d’en perdre en un moment, il n’eût pas reçu plus de couronnes ou plus d’acclamations. Cette retraite prenait tournure de triomphe. L’Empereur approuvait. Jamais on n’avait vu retraiter une armée, ni perdre une conquête avec plus de satisfaction.

Sans doute, tout le monde n’était pas dupe. L’opinion allemande, si disciplinée qu’elle fût, ne pouvait s’empêcher de trahir son émotion. On avait beau administrer des formules calmantes : « Ne jamais considérer aucun détail isolément... Tout fait partie d’un tout... Tout se tient... » il est clair que beaucoup s’alarmaient de ce » détail. » Que devenait la « carte de la guerre ? » Dans cette Allemagne pareille à « un grand bazar vide, » déjà tant de fois trompée sur l’époque de la victoire et la date de la paix, les bulletins de Ludendorff sur le « repli volontaire » devaient être accueillis avec une nuance de doute et de découragement.

Il était vrai pourtant que le principe d’un repli avait été, depuis quelque temps, un des partis envisagés par le commandement allemand. Il était question d’un « raccourcissement du front » qui devait libérer des forces pour un grand coup. L’idée semble contemporaine de la bataille de la Somme. Cette grande bataille, peu comprise chez nous, n’en a pas moins eu une portée qu’on serait aveugle de ne point voir. Nous avons hésité à y reconnaître une victoire ; l’ennemi en a mieux jugé : il y a pris la conscience terrible de notre supériorité. Il a pu réussir, à grand’peine, à sauver la face et à éviter la débâcle ; il s’est défendu pied à pied et n’a cédé de terrain qu’à la dernière extrémité. Mais, sans parler d’autres résultats assez considérables — 70 000 prisonniers, 304 canons captures, Verdun sauvé, — nous avions imprimé à l’Allemagne le sentiment d’un ascendant dont ce n’est pas trop de dire qu’elle en a conservé l’épouvante. Cette bataille a mis son armée à une épreuve telle qu’elle ne s’est plus senti la force d’en affronter une seconde. Si à Verdun elle a engagé en un an 56 divisions, elle a dû sur la Somme, entre le 1er juillet et le 31 octobre, en consommer 90, dont 25 sont retournées au feu deux et trois fois. Une instruction de la VIIe armée nous met dans le secret des angoisses du commandement, quand il s’agit de faire face à cette effroyable usure : où trouver des ressources pour continuer la lutte ? « Que valent encore vos troupes ? demande ce précieux questionnaire. Critérium unique : sont-elles capables de servir sur le front de la Somme ? Et, comme toutes celles de l’armée y ont déjà passé, dans quelle mesure se sont effacées les impressions de ces combats ? Dans quelle mesure les pertes ont-elles été comblées ? (Prière d’éviter l’expression : Division épuisée.) Quel est le degré d’instruction de vos recrues ? Ne pas rechercher la perfection ; ne pas exiger l’impossible. On ne fait pas les difficiles dans les circonstances urgentes [1]. »

Voilà à quelle nécessité le commandement allemand se trouve réduit dès le mois de novembre. Il savait que l’hiver n’apporterait qu’une trêve et ne ferait qu’accroître les forces de l’Alliance. Alors, devant l’offensive imminente de celle-ci, il ne restait plus qu’une parade, puisque l’autre, la parade de la paix préventive, avait échoué en décembre : c’était de rompre avant l’attaque et de refuser, dans ces conditions, une nouvelle bataille. L’appréhension d’un désastre, retardé plutôt que conjuré au cours de l’été précédent, dictait à Hindenburg l’ordre de la retraite. C’était, à six mois d’intervalle, la conséquence de la longue pression antérieure. La volonté allemande cédait à notre volonté.

Tel est le fait. Comment le faire passer pour un succès ?

II s’agissait de prouver :

1° Que la retraite ruinait nos projets d’offensive.

2° Qu’elle rendait à l’armée une liberté d’action dont nous ne tarderions pas à ne plus nous louer.

Ces deux articles constituent le sens de la « manœuvre. »

Le premier était le plus prochain et le plus apparent. C’est celui que la presse développe bruyamment comme premier bénéfice de l’opération. Le thème uniforme est le suivant : « Les plans de l’Entente sont « déjoués » et « réduits à néant. » Que reste-t-il aujourd’hui de ses préparatifs ? Tout cet échafaudage croule à bas d’un seul coup. »


L’ouvrage de longs mois, les parallèles de départ d’où devait s’élancer l’assaut, les masses d’artillerie qui devaient frayer la route par un déluge de feu aux colonnes d’attaque, les chemins de fer, les routes construites à grands frais, les réserves accumulées déjà derrière le front, tout cela se trouve inutile : tout a été fait en pure perte. Au lieu de la victoire à cueillir, de nouvelles tâches s’imposent : d’abord, il faudra reconnaître, en glissant dans le sang, ce qu’est devenu l’adversaire ; il faudra refaire d’autres plans, répartir autrement ses forces, avec le lourd souci des mille surprises désagréables qui peuvent survenir pendant ce moment de trouble. Telle est la situation pénible à laquelle se trouve condamnée l’Entente par la manœuvre d’Hindenburg[2].


On pourrait multiplier les citations du même genre. On sent à quel orage l’Allemagne pensait se soustraire, et avec quel soulagement elle le voyait se dissiper. Évidemment, on reculait ; mais le prestige d’Hindenburg est au-dessus d’une reculade[3]. D’autres y auraient laissé ou compromis leur gloire : la sienne est sortie de là plus solide que jamais. L’Allemand, quand il n’a pas la force, n’aime rien tant que la ruse, la subtile Klugheit qui sait jouer au plus fin, « engeigner » l’adversaire. Et c’était pour le populaire une joie sans mélange que le spectacle imaginaire de notre déconvenue et surtout du dépit de l’Anglais frustré du fruit de ses travaux, bafoué et encombré de l’immense bagage qui lui restait pour compte. Car cette Allemagne, naguère si vaine de son outillage, a changé de chanson ; à mesure que ce monopole lui échappe, elle se retranche dans le domaine des supériorités abstraites et dans le privilège de « l’art. »

Mais la merveille de cet « art, » ce n’était pas de renverser les combinaisons de l’adversaire ; c’était, par ce coup de poing donné dans l’échiquier, d’avoir subitement recouvré l’initiative ; c’était cette péripétie qui retournait la situation, et grâce à quoi l’homme assailli, déjà pris à la gorge, se dérobe à l’étreinte et reprend son indépendance. C’est lui qui maintenant traîne l’ennemi à sa remorque et l’oblige à le suivre [4]. Il bouscule ses plans, le déroute et le place en présence d’une énigme [5]. Mieux encore : parce magnifique « décrochage, » le vieux maître inaugure une ère nouvelle de la guerre. « L’Histoire, écrit Salzmann, enregistrera un jour comme un fait capital le chef-d’œuvre d’intelligence qui préside à la création de la situation présente [6]. » La guerre, en effet, immobile depuis deux ans, figée sur place dans les tranchées, avait pris une forme stationnaire dont aucun effort des deux partis n’avait réussi à la tirer. Tout le monde avait fini par accepter cette formule comme la condition fatale et le dernier mot de la guerre moderne. O miracle ! Hindenburg parait et le charme est rompu. « La pensée a repris ses droits sur la matière [7]. » Puissance de l’idée [8]! Il suffit au grand homme d’un acte de sa volonté : aussitôt le front s’ébranle, et voilà restitués à ces masses inertes le mouvement et la vie. La rigueur des fronts défensifs se transforme en souplesse, l’ankylose en élasticité. La guerre, si longtemps pétrifiée, retrouve la flexibilité des lignes, l’espace, la manœuvre, la jeunesse. Il n’a fallu pour cela que le souffle du génie !

Ainsi, nos projets bouleversés ; nos préparatifs rendus vains ; l’initiative des batailles arrachée à l’Entente et l’Allemagne maîtresse de la conduite de la guerre ; l’engourdissement des tranchées, la longue stagnation des affaires rompue par une solution grandiose, et le champ infini des surprises et de la manœuvre ouvert devant l’armée allemande : qu’était-ce, au prix de tout cela, que la frange de terrain qu’on abandonnait à l’ennemi ? Du reste, on s’y prenait de façon à ne pas lui en rendre la possession agréable...

Enfin, Hindenburg gagne du temps. Moraht, l’oracle militaire du Berliner Tageblatt, écrit le 5 avril : « Dans le camp ennemi, les critiques compétens admettent une perte de temps d’au moins trois mois ; c’est-à-dire qu’il faudra trois mois pour remettre sur pied une offensive franco-anglaise. » On peut d’ailleurs se demander « si la guerre sous-marine permettra à l’Entente de se procurer le matériel nécessaire à la construction d’une nouvelle base d’attaque [9]. » En attendant, l’Allemagne tient les Alliés à sa merci ; condamnés aux tourmens de l’insécurité, environnés partout « d’incertitudes et de menaces, » ils cherchent inutilement à « percer les ténèbres » et à déchiffrer le mystère des intentions d’Hindenburg [10].

Telle est, d’après les Allemands, la situation au lendemain de la retraite : l’offensive des Alliés est ruinée ; la guerre maritime se charge d’en prévenir le retour. L’Amérique, il est vrai, vient de déclarer la guerre ; mais l’Amérique est loin et son concours problématique. La révolution de Pétrograd paralyse la Russie. Hindenburg est le maître des événemens et l’arbitre de l’heure. Que l’ennemi étourdisse le monde de ses clameurs de victoire pour quelques misérables bribes de terre reconquise, mais qu’il se hâte de se réjouir ! « Rira bien qui rira le dernier [11]. »


II. — LES PROJETS ALLEMANDS ET LES ACCROISSEMENS DE l’aRMÉE

En effet, ce mouvement n’était qu’une préface. Il était bien entendu qu’après ce premier acte le rideau se relèverait sur un nouveau coup de théâtre, qui pourrait cette fois être un coup de tonnerre. Chacun répétait en Allemagne que la retraite n’était qu’une feinte, et ne faisait que cacher une de ces idées de derrière la tête « qui sont la marque de toutes les conceptions d’Hindenburg [12]. » « Le seul point sur lequel le doute n’est ‘pas permis, c’est que l’idée fondamentale, aujourd’hui comme hier, est l’idée d’offensive [13]. » — « Nous voulons, écrit-on encore, mener librement le combat décisif au lieu et au moment de notre choix, dans les meilleures conditions pour épargner nos troupes et briser à jamais les forces de l’ennemi [14]. » Endres, derrière le stratagème de l’armée allemande, entrevoit la menace « d’une de ces vastes manœuvres en tenailles dont Hindenburg a le secret [15]. » Le soldat sait bien que ce recul n’est pas définitif « Il fait quelques pas en arrière, mais c’est pour mieux mener la charge [16]. » Et le général von Ardenne : « Les Anglais, ricane-t-il, s’apercevront bientôt si nous leur montrons le dos, ou si ce n’est pas le clair regard d’un visage résolu [17]. »

Là-dessus, on citait l’exemple des retraites qui avaient fini par des victoires ; on rappelait ces fortes manœuvres, suivies de foudroyantes surprises, dont Hindenburg s’est fait une spécialité. C’est ainsi qu’en 1916 il prélude à l’invasion de la Roumanie par l’évacuation d’une partie de la Transylvanie. C’est ainsi que, dans l’automne de 1914, pris sur sa gauche par les Russes pendant sa marche sur la Vistule, il répond à cette attaque de flanc par l’abandon de toute la Pologne et par un regroupement immédiat dans la région de Posen : prodromes de sa victoire de Lodsz que devait suivre, en mai, la percée de la Dunajec. C’est toujours le même Hindenburg qui venait de commander la retraite de la Somme. Qui sait quel coup de boutoir il méditait encore ?

Il est naturellement assez difficile de le dire, puisque ses desseins n’ont pas reçu un commencement d’exécution. Ce qui est sûr, c’est que toute l’armée s’attendait à la reprise de la guerre de mouvement, et que les critiques s’accordaient à y voir la meilleure de ses chances contre des adversaires qui ne la faisaient plus depuis trois ans ou qui, comme les Anglais, ne l’avaient jamais faite. Les troupes allemandes, au contraire, étaient là dans leur élément : presque toutes avaient pris part aux marches et aux campagnes du front oriental. Les Alliés ne pouvaient lutter sur ce terrain avec les vétérans de Pologne, de Serbie et de Roumanie. Dans cette guerre nouvelle l’Allemagne, à défaut du nombre, retrouvait tous ses avantages. Dans les dépôts, les recrues n’étaient plus exercées qu’à la guerre de mouvement.

Le reste est forcément du domaine de la conjecture. Des différentes hypothèses qu’il pouvait se proposer, sur laquelle l’état-major allait-il arrêter son choix ? Il y en a une qui est tout de suite à écarter, c’est l’idée d’un retour offensif sur le terrain de la retraite, et qui nous y bousculerait avant de nous laisser le temps de nous installer : s’il voulait manœuvrer par là, Hindenburg n’eût pas commencé par dévaster le pays et par couper les routes. Il est clair qu’un pareil « glacis » n’a qu’un sens défensif. Certains, se souvenant qu’Hindenburg est l’homme du front oriental, où il a remporté les plus beaux de ses succès, ne doutaient pas qu’il ne portât ses premiers coups contre la Russie ; mais on répondait qu’il pouvait s’en épargner la peine : il n’avait, en effet, qu’à laisser faire les démagogues ; ils auraient vite achevé de décomposer l’armée, et il aurait alors bon marché de la Russie. En attendant, la Révolution le laissait tranquille de ce côté. D’autres rappelaient que la méthode allemande est de tomber avec toutes ses forces sur l’adversaire le plus faible, et montraient l’Italie comme la victime désignée de la prochaine exécution.

Enfin, les derniers soutenaient comme la plus vraisemblable l’hypothèse d’une nouvelle offensive sur le front occidental ; là se trouve l’adversaire principal, le plus fort et le plus détesté. Après la manœuvre de mars et le « refus du centre, » ils attendaient, comme conclusion, quelque vaste tentative d’enveloppement par les ailes, le gros de l’effort se portant surtout à l’aile droite, avec Calais pour objectif, c’est-à-dire les bases navales de l’Angleterre ; à moins qu’ajournant cette manœuvre, Hindenburg s’enfermât sur terre dans une attitude défensive, mais tout en dessinant par mer une menace d’investissement de plus grande envergure encore, agissant par ses sous-marins sur les communications de l’ennemi, pesant sur les artères qui lui apportent la subsistance [18]. La marine, dans ce système, était une nouvelle armée, une sorte de bras immense ajouté à l’armée de terre et prolongeant sa droite à travers l’Océan, jetant ses tentacules autour de l’Angleterre, lui suçant le sang avec la vie. C’est en ce sens que l’Allemagne peut dire que le temps, qui travaillait pour les Alliés, travaille maintenant pour elle. Ainsi s’articulaient les pièces du mécanisme géant, la retraite de l’armée et l’offensive de la flotte, jusqu’au moment où, l’heure venue, et l’Angleterre haletante, épuisée par la guerre navale, il suffirait d’un seul assaut pour lui donner le coup de grâce.

Reste une dernière hypothèse, fort différente des précédentes, plus fine et peut-être plus profonde. C’est que toutes ces idées d’offensive, tous ces développemens complaisans des journaux sur le « fier privilège de l’initiative, » n’étaient peut-être autre chose qu’un bluff destiné à amuser les badauds d’Allemagne en les entretenant dans leurs illusions favorites, et à inquiéter les Alliés en leur présentant de tous côtés de vagues épouvantails, tandis que le commandement, persuadé de la frivolité de toute entreprise de « percée, » serait bien résolu à ne plus rien tenter de ce genre pour son compte, et à en faire passer l’envie à qui viendrait le provoquer. En somme, dans cette opinion, Hindenburg serait un vieux malin qui cacherait son jeu et, sous des airs de matamore, se contenterait de demeurer prudemment sur l’expectative... Il va sans dire que cette opinion, si elle est exacte, équivaut à un aveu de défaite. Quand on se rappelle tout ce qu’on sait et tout ce qu’a écrit l’état-major allemand sur la valeur « en soi » et le mérite absolu de toute solution offensive, quand on se souvient de ses premières ambitions et de ses premières assurances, on est forcé de convenir que, pour ‘en arriver là, il faut qu’il y ait dans la machine militaire allemande quelque chose qui ne va plus, et qu’une pareille démission de l’armée est ce qu’on peut imaginer pour elle de plus accablant.

Quoi qu’il en soit de ces conjectures, une chose est certaine : c’est que l’Allemagne se livrait à un fiévreux travail d’organisation militaire. Elle trouvait le moyen d’accroître son armée. Les dépôts, qui étaient à sec au mois de novembre, regorgent de nouveau. Elle porte à 234 le nombre de ses divisions. (L’armée du temps de paix en comprenait 50.) Elle vient d’en créer treize et se prépare activement à en forger huit ou dix autres. Ce que signifie d’ordinaire ce genre d’accroissemens, il suffit de consulter les dates pour le comprendre. Chacun d’eux correspond à l’une des entreprises allemandes et a pour raison d’être une de ces campagnes dont l’Empire a tour à tour attendu la victoire. On ferait l’histoire de la guerre par cette étude technique des transformations de l’armée.

Chacune de ces « époques » répond à un dessein de manœuvre défini, campagne de l’Yser, campagne contre la Russie ou contre la Roumanie, — et chaque accroissement de forces s’explique par les besoins de cette manœuvre. Qui dit « manœuvre, » d’ailleurs, ne dit pas nécessairement « offensive : » on peut, dans le cas contraire, n’avoir pour objet que de se créer des pièces ou des unités de rechange, ce qu’on appelle des « volans, » pour soutenir une bataille d’usure. Dans tous les cas, il est enfantin de prétendre que la réduction du saillant de la Somme avait pour but de procurer à l’état-major allemand quelques « disponibilités ; » la différence des fronts, avant et après la retraite, est de 45 kilomètres, représentant le secteur de cinq à six divisions. Cette économie insignifiante (et nous faisions la même, d’ailleurs, de notre côté) en valait-elle la peine, quand l’Allemagne, en s’établissant sur la ligne du Sereth, venait justement d’opérer un autre « raccourcissement » de quelque mille kilomètres ?

Au début de l’hiver, elle est en plein travail : on assiste au plus vigoureux de ses efforts pour se créer des ressources nouvelles et pour utiliser, exploiter à l’extrême son capital en « personnel. » Jamais on n’a vu triturer d’une poigne plus rude la pâte ou la matière humaine. Une série de mesures d’une énergie extraordinaire parvient, dans ce pays qui paraissait vide en automne, à extraire encore une armée. On sait que l’Allemagne, dès le printemps de 1915, avait inauguré un type de divisions légères, constituées à trois régimens par la réduction des anciennes divisions à quatre régimens ; ce système ternaire devient partout la règle : on supprime dans les régimens les quatrièmes bataillons, qui formeront le noyau des créations nouvelles. L’effectif de combat est unifié dans le bataillon à 650 hommes ; les services accessoires (cuisiniers, plantons, ordonnances) seront remplis par des inaptes, des malingres, les déchets des dépôts, par une catégorie de vieux, de pères de famille, employés jusqu’alors aux menus services de l’intérieur, douanes, postes, etc. cette opération, à 25 hommes par compagnie, devra rendre à l’armée active 250 000 hommes aguerris. Par le même procédé, on en tirera 25 000 autres des compagnies de mitrailleuses. Leurs remplaçans seront remplacés à leur tour par d<)s auxiliaires du service civil. Cette substitution se pour- suivra dans les bureaux, les hôpitaux, les ateliers et les usines. En principe, le service civil est volontaire, mais l’administration fait jouer, faut-il le dire ? tous les divers ressorts de la pression et de la contrainte ; elle dispose de l’allocation, de la carte de viande. Grâce à cette mobilisation universelle des deux sexes, l’Allemagne peut se vanter de posséder encore, après deux ans et demi de guerre, une armée « en puissance » plus considérable que toutes celles que Moltke a jamais menées en campagne.

Ce système d’expédiens et de récupérations, de substitutions et de remplacemens, permet, une fois de plus, de faire le « plein » dans les dépôts. Ces ressources, ajoutées à celles des jeunes classes et des blessés guéris, vont suffire : 1° à alimenter le front et à combler les pertes courantes ; 2° à réaliser tout un programme de créations. Ce programme comprend deux parties. Une première série de divisions sera prête à entrer en ligne au mois de mars 1917. Elle est formée de 35 régimens (442 à 477) 3t porte, dans la série des divisions, les numéros 231 à 242 (outre la 15e bavaroise.) Une autre série de divisions, portant les numéros de la dizaine suivante (251 et au delà) est en train de s’organiser, dès la fin de janvier, avec les régimens de la série 600. Au début d’avril, une dizaine d’entre elles sont déjà repérées. Enfin, onze autres divisions sont formées au cours du printemps, soit par prélèvemens, soit par transformations d’unités existantes.

Au mois de mars, ce programme gigantesque est en voie d’achèvement. L’Allemagne est un vaste chantier de constructions ; elle fabrique à outrance des canons, des sous-marins et des divisions, mais cet effort représente à peu près sa limite. Elle ne peut puiser davantage dans son réservoir d’hommes sans tarir l’avenir. Déjà les divisions de la première série (231 et suivantes) font leur apparition. L’Allemagne a besoin d’un peu de temps encore pour mener à bien son ouvrage. Ce délai, la retraite va le lui assurer. On a vu que Moraht estime gagner ainsi deux ou trois mois. Dans trois mois, les sous-marins auront fait de la besogne. L’immense tenaille de la guerre navale aura resserré ses pinces ; l’Angleterre sera sur le point de crier grâce. Ce sera (si l’on admet l’hypothèse « offensive ») le moment de lancer les réserves, les trente ou quarante divisions dont le général von Ardenne commence à nous menacer [19], de jouer cette carte imprévue et d’obtenir, par un coup de masse, une écrasante victoire.


III. — LA BATAILLE D’AVRIL A ÉTÉ, POUR L’ENNEMI, UNE BATAILLE DÉFENSIVE

Tel était, dans ses grandes lignes, autant qu’on peut le deviner, le plan dont la retraite était le premier acte. Tel est du moins le programme apparent, le scénario officiel que le commandement allemand fait développer par ses journaux…

Il dut s’apercevoir, au bout de peu de jours, que sa manœuvre ne lui donnerait pas tout ce qu’il s’en promettait. La bataille qu’il venait de refuser au centre se dessinait sur les ailes. Il avait vanté le mouvement de sa ligne u oscillant d’une façon élastique entre les solides points d’appui » que représentent ces deux ailes[20]. Ce sont ces points d’appui — le double pilier de la manœuvre — qui allaient se trouver attaqués.

Rendons justice à l’ennemi : il nous a fort bien vus venir. Une bataille moderne, avec ce qu’elle comporte d’apprêts et de transports, n’est pas une chose qui se cache. Du reste, à tout hasard, il avait pris ses précautions. Il avait, chez nous, le 10 janvier, 130 divisions ; le 10 avril, il en avait 147, dont plus de 40 au repos formaient une réserve immédiatement disponible[21]. Neuf autres étaient en route pour se joindre à celles-là : deux venues de Russie, le reste de formation nouvelle. On voit que les Allemands se tenaient sur leurs gardes. Sur un point, leur prudence se trouva en défaut : ils n’avaient pas prévu que notre front d’attaque s’étendrait à la Champagne.

L’attaque anglaise du lundi de Pâques devança pourtant leurs calculs ; l’ennemi ne l’attendait pas si lot. La nôtre, huit jours plus tard, le trouva mieux en éveil. L’aviation redoublait de vigilance et montait activement la garde ; l’artillerie se montrait chaque jour plus agressive. Nous tombions sur un adversaire parfaitement préparé. Ses réserves étaient à pied d’œuvre. Un placard de von Boehm, affiché le jour de Pâques, avertissait l’armée de la prochaine offensive entre Soissons et Reims.

Les ordres sont catégoriques : on ne devra jamais céder un pouce de terrain. « Comme les organisations en arrière du front, dit le 5 avril une note de la 39e brigade de réserve, ne sont pas très développées ou font même complètement défaut, il faut tenir coûte que coûte notre position. » A la 183e division, sur le Chemin des Dames, l’ordre est plus explicite encore :

I a. N° 638. Personnel.

18 mars 1917.

A M. le général commandant la 33e brigade de réserve.

La dernière fois qu’il a passé dans les tranchées, le général a eu l’impression que tous les officiers ne sont pas encore persuadés de la nécessité de tenir à tout prix notre première position (die vorderste Stellung). Je ne m’explique pas comment cette pensée a pu leur venir en tête, car tous les ordres prescrivent que la première ligne doit être défendue coûte que coûte et que, si elle était perdue, il faudrait se battre jusqu’à ce qu’elle soit reconquise.

Notre principale ligne de combat est la première ligne : voilà, à l’exclusion de toute autre, la seule pensée à s’enraciner dans l’esprit. Veuillez en pénétrer vos officiers et tous vos hommes. Vous me rendrez compte pour le 23 mars au soir.

VON SCHLUSSER.


L’instruction est répétée sous cette forme par la brigade :

33e brigade de réserve.

Vous me rendrez compte, le 22 mars au matin, que tous les officiers et hommes de troupe ont reçu de nouveau l’instruction formelle que la première ligne doit être défendue à toute extrémité. Au cas où une compagnie aurait eu le malheur de laisser pénétrer dans ses lignes des fractions ennemies, le commandant de cette compagnie devra, par une contre-attaque immédiate, s’assurer la reprise de ces positions. Il faut s’y exercer, bien que ce cas doive être. Dieu merci, l’exception.

J’espère que désormais il ne se trouvera plus personne à la brigade pour répondre qu’il essayera de tenir sur la première ligne, mais qu’on répondra que la première ligne doit être tenue coûte que coûte.

VON WURM.


On se rend compte, par de tels textes, du prix que l’ennemi attachait à ses positions et de l’effort qu’il s’apprêtait à faire pour les conserver. Il y allait de la gloire des armes allemandes [22]. Du succès éclatant des attaques françaises de l’automne, surtout de la double victoire de Douaumont-Lonvemont, remportée coup sur coup, en quelques heures, presque sans pertes, l’Allemagne avait gardé un ressentiment profond. Ces revers si cuisans lui restaient sur le cœur. Par deux fois, en octobre et en décembre, nos divisions « soigneusement instruites, » après une préparation d’artillerie de plusieurs jours, s’étaient élancées à la charge « comme à la manœuvre. » Par deux fois elles avaient fait ce qu’il leur avait plu, franchi en se jouant les barrages, sans que les troupes ni l’artillerie allemandes aient su leur opposer un obstacle sérieux. Le Français n’est plus l’adversaire brave et écervelé qui ne compte que sur son élan : chose plus grave, il a une méthode, et cette méthode s’est trouvée victorieuse. « L’ennemi, dit une instruction du Kronprinz, emploiera désormais les mêmes procédés, perfectionnés encore, même dans des attaques de plus grande envergure. Il faut que la défense s’oriente d’après cette règle. Les causes des succès de l’ennemi sont connues. Il s’agit que ces succès ne soient plus possibles à l’avenir [23]. »

Ainsi l’expérience de Verdun et de la Somme a révélé aux Allemands notre supériorité technique. Force est de reconnaître « les progrès indéniables de l’infanterie française. » Il ne sera pas dit que la France aura eu raison de la science et de la ténacité allemandes. Aussitôt, avec cette énergie et cet esprit de suite qui le caractérisent, l’état-major allemand entreprend de refondre sa tactique de combat et d’opposer à notre méthode d’attaque une nouvelle méthode de défense. De là, le plan de la « ligne Hindenburg. »

Dans un mémoire confidentiel du 26 décembre 1916, Hindenburg analyse les raisons des « graves et douloureux échecs » des semaines précédentes et trace les grandes lignes du système. A Verdun, la première défense culbutée, nous n’avions plus trouvé devant nous d’organisations sérieuses ; les réserves se sont vues submergées par nos troupes sans avoir le temps d’intervenir. En deux heures, nous progressions de trois kilomètres jusqu’aux positions de batteries. Il faut donc avant tout retarder l’ennemi et opposer à son avance des difficultés sans cesse renouvelées : qu’il ne puisse franchir un obstacle sans tomber sur un autre ; qu’il soit contraint de s’arrêter sous le feu et d’y cruellement souffrir ; qu’il trouve un terrain semé de pièges, hérissé de défenses, de fils de fer bien camouflés, disposés en dents de scie, en écharpe, en couloirs, qui disloquent l’attaque, l’accrochent, l’effiloquent, tandis que des feux d’enfilade partis de points bien choisis, au besoin de nids de mitrailleuses embusquées en plein vent, achèvent de le détruire. Si quelques groupes plus heureux parviennent malgré tout jusqu’à la deuxième ligne, ce sera pour s’y faire ramener ou ramasser par la garnison.

L’essentiel du système se ramène à ce qu’on appelle l’échelonnement en profondeur, par opposition à l’ordre mince ou linéaire. Une fortification du type Hindenburg comportera généralement deux ou trois « positions, » comprenant chacune au moins deux « lignes, » la ligne de défense et la ligne de soutien, réunies entre elles par des boyaux, le tout agencé de manière à obtenir un cloisonnement, un compartimentage étanche du terrain, afin de limiter l’irruption de l’ennemi, avec des points d’appui s’étayant mutuellement et un usage complet de tous, les organes de flanquement, « qui constituent l’armature et le squelette du système [24]. » On multiplie à l’intérieur les « bretelles, » les crans d’arrêt, les cadenas, les « verrous (Riegelstellung) ; » on les doublera en arrière de « lignes de sûreté. » C’est un ouvrage de serrurerie extrêmement compliqué, qu’une position Hindenburg. La disposition des abris est assez particulière. Dans la ligne avancée, rien que des postes de guetteurs ; dans la ligne de soutien, un abri tous les deux cents mètres pour un « groupe, » c’est-à-dire pour une dizaine d’hommes. Les grands abris de réserve sont placés en arrière. Plus d’abris de combat enterrés trop avant et d’où la garnison n’arrive pas à sortir : en revanche, partout une débauche de béton. On s’en servira surtout pour les blockhaus à mitrailleuses. En résumé, une « foule d’ouvrages de petites dimensions, disséminés, dissimulés, se soutenant d’après un plan précis, » sans aucune régularité, et disposés toujours en chicane ou en échiquier. Les linéamens de cette organisation apparaissent nettement dès la fin de janvier. L’Allemagne y emploie les prisonniers, les déportés, l’immense main-d’œuvre de ses esclaves. Cette position, dans sa pensée, devait être imprenable. — Ajoutons que la « ligne Hindenburg » est inconnue sous ce nom dans le lexique allemand : on n’y connaît qu’une position qui porte des noms divers empruntés à la mythologie wagnérienne, position Siegfried vers le Nord, Wotan ou Albérich au centre. Depuis que nous l’avons emportée, les Allemands nient son existence : il est clair que dans ces conditions elle ne sera jamais prise...

Ce n’est pas tout. A ce système de fortification correspond une nouvelle formule de la défensive. Une défense vraiment « active » comporte deux élémens : la résistance « opiniâtre » et la contre-attaque. La première est l’affaire de la garnison des premières lignes, la seconde celle des soutiens et des bataillons de réserve. Les lignes avancées seront tenues par peu de monde, afin de limiter les pertes ; de plus, cette ligne sera mobile et devra, si le feu rend la place intenable, se déplacer, s’égailler de côté et d’autre dans les trous d’obus, en dehors de la zone de feu, de préférence en avant. L’assaillant parvient-il à déborder la position ? Ne pas considérer la partie comme perdue : « Ce n’est pas la force d’une position, c’est l’esprit et l’habileté de la défense qui repoussent l’attaque. » Alors, se déclenche le mécanisme de traquenards qu’on a décrit plus haut, et ont beau jeu les feux d’enfilade, les surprises latérales, les mitrailleuses qui se démasquent sur les flancs de l’assaillant. Celui-ci a pour principe de filer droit devant lui pour s’emparer de points essentiels, sans s’arrêter à étouffer en chemin les résistances. il n’y a qu’à le laisser faire. Qui enveloppe, risque d’être enveloppé à son tour : ce sera l’affaire des « soutiens » de lui régler son compte. Il peut arriver un moment où les postes des premières lignes se verront noyés de toutes parts dans un flot d’ennemis : c’est alors que « les hommes de cœur, aux nerfs d’acier, sont les colonnes de la bataille. » Ils peuvent disputer le terrain, gêner les progrès de l’adversaire, rendre la victoire incertaine, attendre la contre-attaque qui les délivrera. Voilà la défense élastique, la résistance en profondeur. La défense n’est plus localisée nulle part, arrêtée sur une ligne rigide. Ce n’est plus la bataille frontale qui se décide en un moment et où la poussée du plus fort fait céder ou éclater l’autre ; c’est un genre de combat diffus, sans bords ou sans contours précis, et qui se passe « autour de la première ligne, » avec des oscillations de pendule calculées pour en revenir à peu près au point mort.

La contre-attaque enfin est l’âme du système ; elle en est le nerf essentiel. Le principe est de surprendre l’assaillant en plein désordre dans sa victoire, de préférence sur les flancs : la contre-attaque le met en pièces. Les Allemands en distinguent plusieurs sortes. Celle des compagnies de soutien, placées immédiatement en arrière du front, doit être instantanée. C’est la réplique, la réaction automatique comme un réflexe ; elle se déclenche sans ordres ; moins la riposte tarde, plus elle a de chances de réussir. Si elle échoue, le commandement fait donner les réserves. Enfin, en dernier ressort, si la situation l’exige, on lancera la grande opération « montée, » avec préparation complète d’artillerie, ce que les Allemands appellent la « contre-attaque de profondeur » (Gegenstoss aus der Tiefe). Ceci suffit à montrer è quel degré de perfection ils avaient porté, pendant l’hiver, la doctrine de la défensive : c’est même ce qu’on discerne de plus clair dans les desseins menaçans qu’on prête à Hindenburg. Les documens de leur école d’exercices de Solesmes forment un manuel complet de ce genre de manœuvre. La leçon de l’automne leur avait profité : ils n’avaient pas perdu leur temps. Toute une tactique était prévue contre les engins nouveaux, en particulier contre les tanks ; une artillerie spéciale était créée pour les combattre.

Enfin, tout était prêt. Rien n’était négligé pour rendre confiance à la troupe et la persuader du succès. Aux dernières attaques de Verdun, le nombre alarmant des prisonniers avait paru un grave symptôme de fléchissement moral. Les ordres insistent sur ce point : « Aucun chef ne devra ordonner ou permettre à une troupe de se rendre. Défense à qui que ce soit de se constituer prisonnier. Tout chef a le devoir de faire entendre à ses hommes qu’une telle lâcheté est une trahison, qui n’échappera pas, après la guerre, à la rigueur des lois. » (Ordre du 7e Bavarois de réserve, signé Aschnauer, du 6 avril 1917.) — « Il sera porté à la connaissance de tous que des réserves considérables se trouvent en arrière de la division, prêtes à exécuter une contre-attaque immédiate, et que, par conséquent, les élémens qui se trouveraient enveloppés peuvent être certains d’être secourus. Il faut faire comprendre à tous que c’est une honte de se laisser capturer sans résistance et qu’au besoin, on a toujours sa baïonnette pour s’ouvrir un passage. » (Ordre de la 40e division, 31 mai, avant la bataille de Messines.)

On réagit contre le relâchement de la tenue et de la discipline. On recommande les théories, — « ce pain quotidien de la troupe, » — sur ce thème, par exemple : « En prenant pour point de départ notre offre de paix et le refus de nos ennemis, le commandant de compagnie expliquera aux hommes qu’il s’agit pour nous d’être ou de ne pas être. Plus de scrupules : la colère et la rage doivent seules nous inspirer pour les combats décisifs qui approchent. » (Ordre de la 42e brigade, signé von Davans.) Les généraux interviennent en personne par des proclamations :


5 mars 1911.

VIIe armée.

Le Général commandant en chef,

« soldats de la VIIe armée !

« L’offensive de nos ennemis, précipitée par les succès de nos sous-marins, semble maintenant imminente et tournera ses principaux coups contre le front, longtemps tranquille, de la VIIe armée.

« L’armée est prête à recevoir l’adversaire comme il faut et à le renvoyer chez lui.

« Vous savez de quoi il s’agit et ce que vous avez à faire. Jetez les yeux autour de vous ; voyez ces campagnes dévastées, ces villages détruits, ces forêts, ces récoltes ruinées : voilà ce qui menace notre patrie, si nous ne sommes pas vainqueurs. C’est pour nos toits, pour nos foyers, pour nos femmes, nos enfans, que nous nous ballons ici sur l’Aisne, comme si nous maniions la garde sur le Rhin.

« Veillez donc et ne vous laissez pas surprendre ! Soyez durs comme l’acier au feu. Frappez avec la fermeté allemande quiconque s’approche de vous. Français blanc, noir ou brun. Frappez jusqu’à ce que l’ennemi sans force implore la paix allemande, qu’il repoussait naguère dans son aveuglement.

« Qui voudrait revenir dans ses foyers sans cette paix victorieuse ? A quoi bon vivre, s’il fallait vivre esclaves de nos vainqueurs ? Non, jamais ! Nous voulons vaincre, nous vaincrons, parce qu’il nous faut la victoire.

« VON SCHUBERT. »


Ces ordres se multiplient aux premiers jours d’avril. Vers le 10, le canon commence son tonnerre : l’assaut n’est plus qu’une question d’heures. Le 15, veille de l’attaque, une proclamation du Kronprinz porte à la connaissance des troupes un message de l’Empereur : « L’Allemagne a les yeux fixés sur ses braves enfans. Ma pensée est avec eux ; Dieu sera avec nous ! »


IV. — LES ALLEMANDS PERDENT LEURS POSITIONS AVEC L’INITIATIVE. L’USURE DE LEUR ARMÉE.

On n’entre point ici dans le récit de la bataille, — cette bataille que l’Allemagne, dans un communiqué anxieux, appelle « une des plus grandes de tous les temps, » et qui a coûté à son orgueil les plus grands cris de détresse que nous ayons eu encore la joie d’en arracher [25]. Le détail des opérations fera plus tard l’objet d’une étude militaire. Nous ne nous occupons ici que des résultats généraux.

Pour s’en tenir aux grands faits, les Allemands se flattaient, par leur repli du 17 mars, qu’ils nous avaient mis pour des mois hors d’état d’attaquer : moins de trois semaines plus tard, l’attaque anglaise commençait. Ils se vantaient que leurs positions étaient tout à fait imprenables : elles ont été prises sur toute la ligne. Ils s’étaient juré de ne pas laisser un prisonnier entre nos mains : les Alliés en avaient fait, dès le 1er mai, 39 000 qui devenaient, à la fin de juin, plus de 63 000, dont plus de 1 200 officiers, c’est-à-dire un nombre presque égal à celui de nos prisonniers faits sur la Somme en quatre mois. 500 canons, autant de canons de tranchées, plus de 1 300 mitrailleuses demeuraient, entre nos mains, les trophées de la victoire.

La puissance du coup est clairement attestée par toutes les lettres, les carnets de notes trouvés sur les cadavres ou sur les prisonniers. Un mot revient comme un refrain : « C’est pis que sur la Somme. » Les effets du bombardement sont effrayans :


« 9 avril. La nouvelle bataille de la Somme bat son plein : deuxième édition revue et corrigée. J’ai eu hier une veine inouïe : je suis arrivé sans trop de mal à mon poste de bataillon, en nage, voilà tout ; mais la porte à peine fermée, voilà le tir à démolir qui recommence sur les boyaux. Sortir d’ici, il n’y a pas à y songer. Il n’y a pas d’autre issue que les mains hautes. Je vous avertis franchement que si vous restez sans nouvelles pendant plus de trois semaines, c’est que je serai mort ou prisonnier. Nous avons tous fait notre testament. » (D’un homme du 10e grenadiers de la Garde, Falaise de Vimy.)


Ce sont des pensées du même genre qui peuplent chaque souterrain, rampent au fond des « caves à héros » (Heldenkeller) où les troupes entassées, secouées par les coups sourds des grosses explosions qui agitent la terre jusqu’aux entrailles, croient attendre leur dernier jour :


« 16 avril. Je suis encore en bonne santé, mais notre secteur si tranquille est devenu un véritable enfer. Si nous devons rester longtemps là-dedans, nous deviendrons tous fous. Que penses-tu d’une faix séparée avec la Russie ? » (D’un homme du 201e de réserve, sur l’Aisne.)


Le ravitaillement n’arrive plus :


« Je commence à en avoir assez. Et je n’ai plus de vivres de réserve. Il me reste quelques boîtes de conserves. Aujourd’hui, j’ai distribué une boîte pour trois hommes, ils ne pourront pourtant pas tenir toute une journée avec ça, et moi encore moins que les autres. F... non plus n’a aucune idée de relève. D’ailleurs je crois que nous sommes ici jusqu’au jour du départ pour Paris. Je m’exerce consciencieusement : « Pardon, monsieur ! » et haut les mains. Je n’y arrive déjà pas trop mal. » (Sans origine, front de l’Aisne.)


Le carnet d’un sous-officier du 202e de réserve (43e division de réserve) nous dépeint l’existence aux alentours du fort de Brimont :


« 9 avril, lundi. Activité d’artillerie particulièrement grande.

« 10 avril, mardi. Encore et toujours, sans arrêt, violente canonnade. A 2 à 30, après-midi, alerte aux gaz. Au même moment, des hommes arrivent du fort de Brimont ; celui-ci est soumis à un bombardement de grosses pièces ; il y a cent hommes enterrés. Le reste s’est enfui dans les bois. Je me demande avec angoisse ce que sont devenus MM. les officiers. A 3 h. 10 précises, nous recevons des marmites de 380 ; cela dure jusqu’à 6 h. 30. Tous les accès du fort sont obstrués ; il ne reste que le passage par-dessus les remparts. On ne peut peindre réellement l’horreur de ces scènes souterraines. A chaque instant, il faut s’attendre à être enseveli. A 1 h. 10 du matin, ordre d’alerte renforcée. »

Une lettre du brancardier B... (418e de réserve) se termine par un trait étrange et éloquent de désespoir :


« Soupir, 12 avril. Je ne puis vous décrire ce qui se passe ici : une seconde bataille de la Somme se livre. Depuis sept jours et sept nuits, les Français ne se contentent pas de niveler tous nos abris et nos tranchées : ils détruisent encore toutes nos communications à l’arrière. Nous sommes réduits à demeurer accroupis dans nos trous et à nous laisser tirer dessus. Quant à notre artillerie, pas un coup de canon ; elle fait des économies, et toutes les liaisons sont coupées avec la première ligne. Nos hommes ont été enterrés par douzaines. On ne sait où se sauver. Il y a bien peu d’espoir de sortir de cette fournaise. J’estime qu’il est bon de vous prévenir. La captivité serait le salut ; autrement, plus d’espoir. En arrière du front, ils démolissent tous les villages et les cantonnemens. Pas un chemin n’est praticable. Qu’ai-je fait pour vivre de telles horreurs ?

« Adieu, mes amis. Ne vous faites pas de bile à cause de moi. Quand une fois on a rejoint les camarades qui sont sous terre, on est au moins délivré de cet enfer. »


Des troupes se mutinent et refusent d’obéir. Le 12 avril, devant Vimy, un homme de la Garde écrit : « On nous relève. Les hommes n’en veulent plus. Un peloton a refusé de monter aux tranchées ; il y a une foule d’exemples semblables. » Un autre, le même jour : « La tranchée est terriblement mauvaise : ce n’est pas étonnant que les hommes ne marchent plus. Nous aussi, nous avons refusé de prendre les tranchées. Ils peuvent nous mettra en prison ; peut-être qu’ainsi la guerre sera finie pour moi. »

Ainsi, une fois de plus, s’imposait à l’ennemi l’impression de notre puissance. Et c’est à cette puissance qu’il a été contraint de céder, en dépit d’une résistance acharnée et de contre-attaques réitérées dont la rage n’a fait que s’exaspérer au cours de ces trois mois. Ce fait suffirait à montrer l’importance des positions que nous lui avons ravies. Il ne s’est pas couvert de l’insignifiance d’une perte qui n’aurait pas valu ce qu’elle eût coûté à recouvrer. C’est le prétexte qu’il avait donné lors de sa défaite à Douaumont : ce point n’offrait plus d’intérêt, du moment que l’on renonçait à l’entreprise de Verdun. Et le commandement venait encore, par sa récente retraite, d’offrir un exemple frappant de son indépendance à l’égard du « qu’en dira-t-on » et de sa liberté d’esprit au sujet des sacrifices de terrain.

Mais il n’en allait pas de même cette fois. Jamais il ne s’est agi d’un repli sur les positions que nous venons de conquérir. Ces positions étaient le pivot de la manœuvre d’Hindenburg : la sécurité de la manœuvre reposait tout entière sur la solidité du pivot. Ce n’est pas tout : c’étaient ces falaises dominantes, ces situations de crêtes et de hauteurs dont l’armée allemande a, dès le premier jour, su s’assurer la possession. L’immense falaise du Chemin des Dames, qui court tout le long de la vallée de l’Aisne comme la muraille de quelque citadelle géante, commande toute la contrée de Soissons jusqu’à Reims ; c’est à ce butoir que se heurta notre poursuite après la Marne. Là, dans les durs combats d’octobre 1914, s’étaient brisés tous nos efforts pour escalader cette muraille ; là s’était produite la grande poussée allemande de janvier 1915, pour nous refouler au Sud de l’Aisne. De là-haut l’ennemi voyait tout à la ronde. Pas un de nos mouvemens ne lui échappait, et il nous cachait tous les siens à la faveur du couloir de l’Ailette. La crête de Vimy jouait le même rôle devant les plaines de Picardie, et le massif de Moronvilliers devant celles de Champagne. C’était le théâtre de nos offensives de mai 1915 en direction de Lens, et de celle de septembre pour culbuter l’ennemi dans la vallée de la Suippe. Dans toutes ces batailles, il avait réussi à garder les hauteurs. Aucun effort n’était parvenu à l’en déloger. Il songeait moins que jamais à les abandonner : qui a les vues, tient le pays. Il en était le maître soit pour la défensive, soit pour tout autre dessein qu’il pourrait méditer. On voit toutes les raisons qu’il avait de tenir à cette ligne. Il venait de la renforcer encore d’après les dernières recettes du système Hindenburg : c’était le nec plus ultra de la fortification. Cette ligne est maintenant tout entière entre nos mains. La situation est retournée : c’est nous qui voyons chez l’Allemand comme il voyait chez nous. Toute la ceinture d’observatoires qui lui servait à surveiller chacun de nos mouvemens, à régler le tir de ses canons, à deviner nos gestes, à préparer ses plans, lui échappe : nous lisons dans son jeu comme il lisait dans le nôtre. Il perd sa base d’opérations. Il faut qu’il reprenne celle-là ou qu’il en cherche une nouvelle quelque part en arrière. Il se prévaut, en attendant, de nous avoir interdit d’aller plus loin que cette ligne. Il est vrai qu’il a réussi à retarder notre avance. Mais le temps ne fait rien à l’affaire : il y a dans la situation qui vient d’être créée des conséquences fatales qu’aucune controverse n’empêchera de se dérouler.

Ce n’est pourtant là encore que le petit côté de l’affaire. Pour en comprendre toute l’importance, il faut savoir ce qu’il en coûte à l’armée allemande et de quels prodigieux sacrifices l’ennemi a payé la perte de ses lignes.

On a vu que les Allemands, au commencement de la bataille, avaient sur le front occidental 147 divisions ; dès le début de mai ce nombre était élevé à 156, sur un total de 234, c’est-à-dire que l’ennemi nous opposait les deux tiers de l’ensemble de ses forces, le front oriental absorbant le dernier tiers. Ce chiffre n’a pas été sensiblement diminué.

De ces 156 divisions l’ennemi, dans le premier mois de la bataille, s’est vu contraint d’en engager 87, et dans le second 25 autres, ce qui forme pour cette période un total de 112 divisions engagées. 23 ont subi le feu deux fois. — Un an de Verdun n’avait coulé que 56 divisions. Six mois de la Somme en ont coûté 96. L’usure résultant de la dernière bataille est donc environ double de ce qu’elle a été dans les batailles passées [26] ; et comme on sait que l’effet des pertes est fonction de la rapidité et qu’elles sont d’autant plus graves qu’elles se précipitent en moins de temps, on peut dire que jamais l’Allemagne n’avait, au cours de la guerre, subi plus effroyable et plus mortelle saignée.

Le jeu des relèves, la manière dont l’ennemi engage ses forces dans le combat ne sont pas moins instructifs. A la date du 1er avril, les Allemands disposaient en arrière du front d’une réserve d’environ 40 divisions reposées ; 9 autres étaient en route pour se joindre aux premières : c’était une masse fraîche de plus de 50 divisions, soit le tiers des forces totales sur le front occidental.

Dès la fin d’avril, toute cette réserve a été absorbée. Il faut alors puiser dans les secteurs tranquilles comme dans un réservoir pour alimenter la bataille, afin de remplacer les divisions éprouvées : les troupes retirées du combat sont remises en ligne à la place de celles que l’on envoie dans la fournaise. On leur donnait d’abord quelques jours de répit ; une division épuisée ne reparaissait en secteur qu’après deux ou trois semaines ; on lui laissait le temps de se refaire et de reprendre haleine. Bientôt, plus de ces ménagemens. Les débris des troupes démolies sont jetés sans transition de la bagarre dans quelque coin de l’Argonne ou des Hauts-de-Meuse, en bouche-trou ; la 2e division de la Garde, écharpée du 5 au 10 mai sur le plateau de Californie, se retrouve le 16 mai dans le secteur de la Harazée ; la 28e de réserve, abimée vers Craonne et Chevreux, est relevée de là le 18 mai pour prendre la garde, le 25, sur la côte du Talou. Il n’y a dans l’intervalle que le temps du voyage. On n’impose pas volontiers de tels efforts aux hommes : il saute aux yeux que le commandement est à court de ressources.

Ce surmenage suffit à peine à faire face aux besoins. L’usure s’accélère dans des proportions effrayantes, à mesure que nos coups se précipitent. Les divisions qui ont reçu l’attaque anglaise du 9 avril n’ont été retirées du front qu’au bout de six jours. Après notre attaque du 16, les troupes sont usées en quatre jours, Après l’attaque anglaise du 7 juin, à Messines, en quarante- huit heures : deux jours ont suffi à les dévorer. Trois divisions ont dû être retirées le soir même. L’une d’elles, la 3e bavaroise, ne tenait les tranchées que depuis la veille. Elle a donc pris le secteur, s’est fait détruire et a été ramenée en arrière, le tout en vingt-quatre heures.

Dans quel état se trouvent les unités retirées du front ? Quel est pour chacune le degré d’épuisement où les a laissées la bataille ? Les chiffres suivans pourront en donner une idée ; il ne s’agit que de divisions auxquelles il a été fait plus de 500 prisonniers :


ATTAQUE ANGLAISE DU 9 AVRIL

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14e division bavaroise 2 800 prisonniers
11e — — 2 200 —
17e — Réserve 2 100 —
79e — — 1 600 —
1er — — 1 500 —
18e — — 500 —
10 700 dont 4 300 Bavarois.


ATTAQUE FRANÇAISE DU 16 AVRIL

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9e division réserve bavaroise. 2 383 14e réserve bavarois. 985
3e — — 979
21e division 2 319 80e régiment... 972
5e — réserve bavaroise. 1 929 10e réserve bavarois. 831
43e division réserve 1 374
8 005 dont 4 312 Bavarois.


Un calcul empirique, le plus souvent vérifié, montre que le chiffre des prisonniers représente communément le tiers ou le quart du chiffre total des pertes. Les unités dont on parle ici sont donc des unités pratiquement anéanties. La 45e de réserve, éreintée le 5 mai dans la région de Laffaux, est arrivée en Woëvre à l’état de squelette, avec des effectifs de vingt hommes par compagnie. Il y a tel régiment dont il ne subsiste que le souvenir : nous avons fait des prisonniers des trois bataillons, et tué ou mis hors de combat ce qui ne s’est pas rendu. Tel a disparu en entier comme dans un cataclysme ; c’est le cas, par exemple, du 476e (242e division), qui a eu deux bataillons engloutis dans le tunnel du Cornillot, tandis que le troisième se faisait détruire, à la surface, dans une série de contre-attaques. La presse a publié le récit de la première descente qu’on ait faite dans ce sépulcre : on trouva les galeries obstruées par sept ou huit cents cadavres et, au milieu de ce charnier, un brancardier fou, accroupi entre quatre bougies.

A ces pertes déjà formidables viennent enfin s’ajouter celles des contre-attaques. Il ne s’est presque pas passé de jour, depuis le 16 avril et le 5 mai, sans que les Allemands essayassent de reprendre quelque lambeau de leurs anciennes lignes. C’est tantôt sur la charnière du moulin de Laffaux, tantôt sur l’isthme d’Hurtebise, sur les musoirs de Vauclerc ou de Californie, ou sur les dômes de Moronvilliers, le « Casque » ou le « Téton, » qu’ils renouvellent leurs efforts presque quotidiens. Sans doute, le plus grand nombre de ces opérations ne sont que de forts coups de main, menés par quelques bataillons. La première attaque d’ensemble se produit le 20 mai, sur le Chemin des Dames, et il est déjà surprenant que l’ennemi ait eu besoin de quinze jours pour réagir. Dans la nuit du 2 au 3 juin, il jette sur le saillant de Californie deux divisions nouvelles arrivées de Russie : elles se font exterminer sans résultat ; l’attaque devait se produire en quatre « vagues » successives ; les deux dernières ne parviennent même pas à déboucher. Il se passe alors tout un mois avant que l’ennemi, en dehors des affaires de détail, soit capable de monter un nouveau coup de grand style : l’attaque est lancée le 3 juillet, sur un front de 17 kilomètres, avec un effectif de 45 000 hommes. Elle s’écrase sur nos positions, sans les faire bouger d’une ligne, sans faire un prisonnier, et reflue en désordre avec des pertes cruelles. Le fait est grave. « Toute doctrine défensive est fondée sur l’axiome que l’assaillant s’use plus vite que le défenseur. Si c’est le contraire qui arrive, si la défense perd plus de monde que l’attaque, tout en cédant le terrain et en subissant la dépression morale qui accompagne le recul, la défensive n’a plus de sens militaire, et n’est plus qu’un aveu désastreux d’impuissance [27]. »

Un désastre : le mot n’est pas trop fort pour exprimer le résultat de la campagne par rapport à l’armée allemande. La perte semble passer la proportion connue. « Incroyable, » nous dit une lettre d’Allemagne. En prenant la mesure ordinaire, qui est d’un prisonnier pour 4 ou 5 blessés ou tués, les 63 000 prisonniers comptés jusqu’au l*"" juillet devraient donner une perle totale, à cette date, de 250 000 ou de 300 000 hommes. Or, nous tenons de bonne source que la perte réelle était, le 27 mai, de 350 000 hommes ; ce compte ne comprend ni les 30 000 hommes de l’affaire de Messines, ni la « note » des contre-attaques des 30 et 31 mai à Moronvilliers, du 3 juin sur le plateau de Craonne, du 20 juin à Vauxaillon, du 29 juin autour de Cerny, du 3 juillet sur les dix-sept kilomètres du Chemin des Dames, des 20 et 22 juillet enfin sur les promontoires de Vauclerc et de Californie. Là s’est engagée une bataille qui rappelle les plus sanglantes époques de la bataille de Verdun. A un an d’intervalle, le Kronprinz renouvelle les pratiques meurtrières de sa tactique enragée. Il avance sur des hécatombes. Chacun de ses pas coûte un carnage. On sera modéré en estimant à 450 000 ou à 500 000 hommes l’ « addition » des trois premiers mois de la campagne.

Une des conséquences immédiates a été celle-ci. On a vu que l’Allemagne, par un prodigieux effort, s’était imposé un programme de créations et était parvenue à le réaliser ; à la fin de l’hiver, elle avait mis sur pied 13 divisions nouvelles (série 231) dont 10, au mois d’avril, se trouvaient sur notre front ; elle était en train de forger les régimens 600 pour en former encore une douzaine d’autres divisions (série 251) : 42 de ces régimens étaient déjà tout prêts dans les dépôts de l’intérieur. Mais l’usure de la bataille a été si rapide que l’Allemagne renonce aux créations projetées. Aucune des divisions de la nouvelle série n’a pu être envoyée sur le front ; leurs régimens se voient dissoudre à peine formés pour combler les vides des unités exténuées. Dès la fin de mai, douze d’entre eux sont déjà disloqués, et servent à replâtrer les divisions les plus malmenées. C’est ainsi que la 44e de réserve reçoit pour se remonter 700 hommes du 614e. 1 000 hommes du 624e et un bataillon du 625e servent à reconstituer la 56e division. Voici d’autres exemples ; les régimens suivans ont été démembrés :

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Le 613e (de Zossen) pour renforcer la 1re division de rés. de la Garde.
Le 619e (Magdebourg) — 79e division de réserve.
Le 620e (Itzehœ) — 18e division.
Le 626e (Rastadt) — 29e —
Le 627e (Ulm) — 27e —

C’est le remède héroïque de la transfusion du sang ; mais le donneur périt pour sauver le malade.

On voit quel désordre profond l’hémorrhagie de ces deux mois apporte jusque dans les forces vives de l’Allemagne. Cette perte n’absorbe pas seulement la réserve normale des dépôts de recrues : toute la classe 1917 est au feu depuis le mois de mars ; la classe 18 a commencé d’apparaître sur le front. On incorpore la classe 19 : l’Allemagne mange son blé en herbe. Pour pallier le danger, elle est contrainte de démolir la machine nouvelle qu’elle construisait avec amour et de jeter à la fonte, en vrac, le métal humain qu’elle choyait comme l’arme secrète de sa victoire.


V. — CONCLUSION

En résumé, l’Allemagne, au début de 1916, pour prévenir notre offensive de la Somme, prend les devans et attaque elle-même à Verdun. En 1917, dans une situation analogue, elle ne trouve que l’expédient du repli « volontaire : » c’est la seule ressource qui lui reste pour reconquérir l’initiative. Elle se flatte de gagner du temps, de nous réduire à l’impuissance par sa campagne sous-marine, et de nous écraser peut-être avec l’armée nouvelle qu’elle s’occupe de rassembler. Au rebours, elle est mise en demeure d’accepter la bataille. Elle rompt sur toute la ligne. Elle perd un ensemble de positions capitales, sur lesquelles ses efforts s’appuyaient depuis deux ans. La base matérielle de ses opérations lui échappe, avec le pouvoir de les exécuter : l’épée lui a sauté des mains.

Contrainte depuis un an à subir la pression et la volonté de l’adversaire, elle comptait sur la retraite pour desserrer l’étreinte et sur les sous-marins pour lui faire lâcher prise ; elle cherche en même temps à dénouer par l’intrigue les liens de l’Entente et négocie avec la Russie, afin d’avoir les mains libres contre l’Angleterre et la France. Des 156 divisions qu’elle avait réunies, grâce à cette sorte de trêve du front oriental, il ne lui en restait plus, vers le 15 juin, que 24 à engager dans la bataille, si l’on ne tient pas compte de 20 divisions de landwehr qui ne sont pas des troupes d’attaque. C’est avec ce capital singulièrement réduit que le commandement entreprend de restaurer ses affaires et lance les assauts ruineux de juin et de juillet.

Telle est la situation de l’armée allemande à la date où j’écris : ses positions perdues, avec un matériel immense et beaucoup plus de 400 000 hommes ; une armée blessée, qu’on est en train de rebouter avec les élémens destinés à d’autres desseins ; la classe 18 entamée ; la maîtrise des opérations évanouie sans remède, avec la ligne qui l’assurait et les réserves neuves qui devaient en être l’instrument ; les plans de l’Empire abattus du même coup que ses forces. A la même heure, le front oriental se ranime et les bataillons d’Amérique défilent sur notre sol.

Sans doute, l’offensive russe a été suivie de prompts revers. Trahi en plein élan, Broussiloff a dû évacuer presque toute la Galicie. Mais la Révolution s’est déjà ressaisie. Elle répond à la trahison en organisant la Terreur. La liberté, l’honneur sauront sauver encore la patrie en danger. Déjà les choses s’améliorent : l’Allemagne n’a pas eu de quoi exploiter sa victoire ; elle tenait l’armée russe enfermée dans sa main, et n’a pas eu la force de refermer la main. Ce n’est même pas elle qui a provoqué la Russie, dont la léthargie la servait. Elle s’arrête au bout de six jours pour souffler et compter ses morts. Et de Stanislau, où il est accouru pour lancer à son peuple des bulletins de triomphe, l’Empereur s’inquiète de la recrudescence du canon dans les Flandres. La nouvelle bataille qui commence a déjà pour effet de dégager le front de l’Aisne et de la Champagne ; le feu se ralentit sur le Chemin des Dames. La ventouse sera-t-elle suffisante pour aspirer encore quelques-unes des forces du front oriental ? Peut-être. En tout cas la Galicie ne rendra pas des hommes à l’Allemagne, et c’est d’hommes qu’elle a besoin pour soutenir la tempête qui crève à l’Occident.

Les affaires de l’Empire demeurent donc très critiques. Toute la situation, en dépit de succès faciles et provisoires, dus moins à la force qui lui reste qu’à d’impardonnables défaillances, est encore dominée à cette heure par l’état de pertes de l’armée et par les périls qu’elle court sur le front occidental, — par le passif de ces trois mois et par la menace de ceux qui s’ouvrent. L’Entente, au contraire, redouble d’énergie et s’apprête à frapper ses coups les plus puissans. Elle voit s’ajouter à ses forces immenses les forces fraîches d’un nouveau monde. C’est dans ces conditions assez graves que l’Allemagne devra pourvoir à sa défense avec des alliés affaiblis et avec une armée qui porte dans le flanc une de ces plaies profondes dont il est malaisé de guérir.


  1. 16 novembre 1916. Le document est reproduit in extenso dans la Revue de Paris du 1er juillet 1917, p. 70.
  2. Lokal Anzeiger, 14 mars.
  3. F.-C. Endres, Frankfürter Zeitung, 18 mars.
  4. Lokal Anzeiger, 14 mars.
  5. Ibid.
  6. Vossische Zeitung, 24 mars.
  7. Kolnische Zeitung, 17 mars.
  8. Frankfürter Zeitung, 19 mars.
  9. Schwübischer Merkur, 22 mars.
  10. Lokal Anzeiger, 14 mars.
  11. F. -G. Endres, Frankfürter Zeitung, 1er avril.
  12. Lokal Anzeiger, 14 mars.
  13. Ibid., 19 mars.
  14. Rheinische Westfülische Zeitung, 19 mars.
  15. Frankfürter Zeitung, 18 mars.
  16. Ibid., 25 mars.
  17. Magdeburgische Zeitung, 25 mars.
  18. Frankfürter Zeitung 14 avril.
  19. Berliner Tageblatt, 13 avril.
  20. Frankfürter Zeitung, 20 mars.
  21. Sur ce nombre, cinq seulement venaient du front oriental.
  22. Ordre du général von Boehm à la VIIe armée, 12 avril 1911.
  23. Considérations sur la défense et la construction des positions, mémoire de l’état-major du groupe d’armées du Kronprinz, 3 février 1917, signé : Von Schulenburg.
  24. Supplément d’instructions relatives à la construction des positions défensives, document de la VIIe armée allemande, 27 septembre 1916.
  25. Voir, en particulier, l’article de Salzmann intitulé : « Des nerfs ! » (Vossische Zeitung.)
  26. Le tableau suivant est très clair. On compte le nombre de relèves ou de passages de divisions : ¬¬¬
    Septembre-Octobre 1916 (2 mois). 1917 (9 avril 8 mai).
    Verdun 18 divisions Artois 43 divisions
    Somme 82 — Aisne-Champagne 60 —
    Total 100 Total 103
  27. Journal des Débats, Situation militaire.