Obermann/II

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 28-31).

LETTRE II.

Lausanne, 9 juillet, I.

J’arrivai de nuit à Genève : j’y logeai dans une assez triste auberge, où mes fenêtres donnaient sur une cour ; je n’en fus point fâché. Entrant dans une aussi belle contrée, je me ménageais volontiers l’espèce de surprise d’un spectacle nouveau ; je la réservais pour la plus belle heure du jour ; je la voulais avoir dans sa plénitude, et sans affaiblir l’impression en l’éprouvant par degrés.

En sortant de Genève, je me mis en route, seul, libre, sans but déterminé, sans autre guide qu’une carte assez bonne, que je porte sur moi.

J’entrais dans l’indépendance. J’allais vivre dans le seul pays peut-être de l’Europe où, dans un climat assez favorable, on trouve encore les sévères beautés des sites naturels. Devenu calme par l’effet même de l’énergie que les circonstances de mon départ avaient éveillée en moi, content de posséder mon être pour la première fois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples et grandes avec l’avidité d’un cœur jeune, et cette sensibilité, fruit amer et précieux de mes longs ennuis, j’étais ardent et paisible. Je fus heureux sous le beau ciel de Genève (B), lorsque le soleil, paraissant au-dessus des hautes neiges, éclaira à mes yeux cette terre admirable. C’est près de Coppet que je vis l’aurore, non pas inutilement belle comme je l’avais vue tant de fois, mais d’une beauté sublime et assez grande pour ramener le voile des illusions sur mes yeux découragés.

Vous n’avez point vu cette terre à laquelle Tavernier ne trouvait comparable qu’un seul lieu dans l’Orient. Vous ne vous en ferez pas une idée juste ; les grands effets de la nature ne s’imaginent point tels qu’ils sont. Si j’avais moins senti la grandeur et l’harmonie de l’ensemble, si la pureté de l’air n’y ajoutait pas une expression que les mots ne sauraient rendre, si j’étais un autre, j’essayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrasés, ces vallées vaporeuses ; les noirs escarpements de la côte de Savoie ; les collines de la Vaux et du Jorat[1] peut-être trop riantes, mais surmontées par les Alpes de Gruyère et d’Ormont ; et les vastes eaux du Léman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix mesurée. Peut-être mon état intérieur ajouta-t-il au prestige de ces lieux ; peut-être nul homme n’a-t-il éprouvé à leur aspect tout ce que j’ai senti[2].

C’est le propre d’une sensibilité profonde de recevoir une volupté plus grande de l’opinion d’elle-même que de ses jouissances positives : celles-ci laissent apercevoir leurs bornes ; mais celles que promettent ce sentiment d’une puissance illimitée sont immenses comme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nous cherchons toujours. Je n’oserais décider que l’homme dont l’habitude des douleurs a navré le cœur n’ait point reçu de ses misères mêmes une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l’avantage d’une plus grande indépendance et d’une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j’ai éprouvé, dans ce moment auquel il n’a manqué qu’un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d’existence, combien tout est relatif dans nous et hors de nous, et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l’ordre des choses.

La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable ; elle suit généralement les rives du lac, et elle me conduisait vers les montagnes : je ne pensai point à la quitter. Je ne m’arrêtai qu’auprès de Lausanne, sur une pente d’où l’on n’apercevait pas la ville, et où j’attendis la fin du jour.

Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d’ennui qu’en évitant aussi de voyager pendant la chaleur : c’est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j’ai pris l’usage d’aller à pied si la campagne est intéressante ; et quand je marche, une sorte d’impatience ne me permet de m’arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes et des ornières boueuses des plaines, mais, lorsqu’on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu’on est trop dépendant si l’on va avec ses chevaux. J’avoue qu’en arrivant à pied l’on est moins bien reçu d’abord dans les auberges ; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier pour s’apercevoir que, s’il y a de la poussière sur les souliers, il n’y a pas de paquet sur l’épaule, et qu’ainsi l’on peut être en état de le faire gagner assez pour qu’il ôte son chapeau d’une certaine manière. Vous verrez bientôt les servantes vous dire tout comme à un autre : Monsieur a-t-il déjà donné ses ordres ?

J’étais sous les pins du Jorat : la soirée était belle, les bois silencieux, l’air calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages. Tout paraissait fixe, éclairé, immobile ; et dans un moment où je levai les yeux après les avoir tenus longtemps arrêtés sur la mousse qui me portait, j’eus une illusion imposante que mon état de rêverie prolongea. La pente rapide qui s’étendait jusqu’au lac se trouvait cachée pour moi sur le tertre où j’étais assis ; et la surface du lac très-inclinée semblait élever dans les airs sa rive opposée. Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confondues avec elles et revêtues des mêmes teintes. La lumière du couchant et le vague de l’air dans les profondeurs du Valais élevèrent ces montagnes et les séparèrent de la terre, en rendant leurs extrémités indiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre et neigeux, éclairé et comme invisible, ne me parut qu’un amas de nuées orageuses suspendues dans l’espace : il n’était plus d’autre terre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans l’immensité.

Ce moment-là fut digne de la première journée d’une vie nouvelle : j’en éprouverai peu de semblables. Je me promettais de finir celle-ci en vous en parlant tout à mon aise, mais le sommeil appesantit ma tête et ma main : les souvenirs et le plaisir de vous les dire ne sauraient l’éloigner ; et je ne veux pas continuer à vous rendre si faiblement ce que j’ai mieux senti.

Près de Nyon j’ai vu le mont Blanc assez à découvert, et depuis ses bases apparentes ; mais l’heure n’était point favorable, il était mal éclairé.


  1. Ou petit Jura (C).
  2. Je n’ai pas été surpris de trouver dans ces lettres plusieurs passages un peu romanesques. Les cœurs mûris avant l’âge joignent aux sentiments d’un autre temps quelque chose de cette force exagérée et illusoire qui caractérise la première saison de la vie. Celui qui a reçu les facultés de l’homme est ou a été ce qu’on appelle romanesque ; mais chacun l’est à sa manière. Les passions, les vertus, les faiblesses, sont à peu près communes à tous, mais elles ne sont pas semblables dans tous.