Obermann/LI

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 242-246).

LETTRE LI.

Paris, 2 septembre, VII.

Un nommé Saint-Félix, qui fut ermite à Franchart[1], a, dit-on, sa sépulture auprès de ce monastère sous la roche qui pleure. C’est un grès dont le cube peut avoir les dimensions d’une chambre de grandeur ordinaire. Selon les saisons, il en suinte, ou il en coule goutte à goutte, de l’eau qui tombe sur une pierre plate un peu concave ; et comme les siècles l’ont creusée par l’effet insensible et continu de l’eau, cette eau a des vertus particulières. Prise pendant neuf jours, elle guérit les yeux des petits enfants. On y apporte ceux qui ont mal aux yeux, ou qui pourraient y avoir mal un jour ; au bout de la neuvaine, plusieurs sont en bon état.

Je ne sais trop à quel propos je vous parle aujourd’hui d’un endroit auquel je n’ai point songé depuis longtemps. Je me sens triste et j’écris. Quand je suis d’une humeur plus heureuse, je parviens à me passer de vous ; mais dans les moments sombres, je vous cherche. Je sais bien des gens qui prendraient cela fort mal ; c’est leur affaire : assurément ils n’auront pas à se plaindre de moi, ce n’est pas eux que je chercherai dans ma tristesse. Au reste, j’ai laissé ma fenêtre ouverte toute la nuit, et la matinée est tranquille, douce et nébuleuse : je conçois que j’aie pensé à ce monument d’une religion mélancolique dans les bruyères et les sables de la forêt. Le cœur de l’homme, si mobile, si périssable, trouve une sorte de perpétuité dans cette communication des sentiments populaires qui les propage, les accroît et semble les éterniser. Un ermite grossier, sale, stupide, fourbe peut-être, et inutile au monde, appelle sur son tombeau toutes les générations. En affectant de se vouer au néant sur la terre, il y trouve une vénération immortelle. Il dit aux hommes : Je renonce à tout ce que prétendent vos désirs, je ne suis pas digne d’être l’un de vous ; et cette abnégation le place sur l’autel, entre le pouvoir suprême et toutes les espérances des hommes.

Les hommes veulent qu’on aille à la gloire avec fracas, ou avec un détour hypocrite ; en les massacrant, ou en les trompant ; en insultant à leur malheur ou à leur crédulité. Celui qui les écrase est auguste, celui qui les abrutit est vénérable. Tout cela m’est fort égal, quant à moi. Je me sens très-disposé à mettre l’opinion des sages avant celle du peuple. Posséder l’estime de mes amis, et la bienveillance publique, serait un besoin pour moi ; une grande réputation ne serait qu’un amusement ; je n’aurais point de passion pour elle, j’aurais tout au plus un caprice. Que peut faire au bonheur de mes jours une renommée qui, pendant que je vis, n’est presque rien encore, et qui s’agrandira quand je ne serai plus ? C’est l’orgueil des vivants qui prononce avec tant de respect les grands noms des morts. Je ne vois pas un avantage bien solide à servir dans mille ans aux passions des divers partis et aux caprices de l’opinion. Il me suffit que l’homme vrai ne puisse pas accuser ma mémoire ; le reste est vanité. Le hasard en décide trop souvent, et les moyens m’en déplaisent plus souvent encore : je ne voudrais être ni un Charles XII, ni un Pacôme. Chercher la gloire sans y atteindre est trop humiliant ; la mériter et la perdre est triste peut-être, et l’obtenir n’est pas la première fin de l’homme.

Dites-moi si les plus grands noms sont ceux des hommes justes. Quand nous pouvons faire des choses bonnes, faisons-les pour elles-mêmes, et si notre sort nous éloigne des grandes choses, n’abandonnons pas du moins ce que la gloire ne récompensera point : laissons les incertitudes, et soyons bons dans l’obscurité. Assez d’hommes, cherchant la renommée pour elle-même, donneront une impulsion peut-être nécessaire dans les grands États ; pour nous, cherchons seulement à faire ce qui devrait donner la gloire, et soyons indifférents sur ces fantaisies du destin, qui l’accordent souvent au bonheur, la refusent quelquefois à l’héroïsme, et la donnent si rarement à la pureté des intentions.

Je me sens depuis quelques jours un grand regret des choses simples. Je m’ennuie déjà à Paris : ce n’est pas que la ville me déplaise absolument, mais je ne saurais jamais me plaire dans les lieux où je ne suis qu’en passant. Et puis voici cette saison qui me rappelle toujours quelle douceur on pourrait trouver à la vie domestique, si deux amis, à la tête de deux familles peu nombreuses et bien unies, possédaient deux foyers voisins au fond des prés, entre des bois, près d’une ville, et loin pourtant de son influence. On consacre le matin aux occupations sérieuses ; et la soirée est pour ces petites choses, qui intéressent autant que les grandes, quand celles-ci n’agitent pas trop. Je ne désirerais pas maintenant une vie tout à fait obscure et oubliée dans les montagnes. Je ne veux plus des choses si simples ; puisque je n’ai pu avoir très-peu, je veux avoir davantage. Les refus obstinés de mon sort ont accru mes besoins ; je cherchais cette simplicité où repose le cœur de l’homme, et je ne désire maintenant que celle où son esprit peut aussi jouer un rôle. Je veux jouir de la paix, et avoir le plaisir d’arranger cette paix. Là où elle règne universellement, elle serait trop facile ; trouvant tout ce qu’il faudrait aux désirs du sage, je ne trouverais pas de quoi remplir les heures d’un esprit inquiet. Je commence à projeter, à porter les yeux sur l’avenir, à penser à un autre âge : j’aurais aussi la manie de vivre !

Je ne sais si vous faites assez d’attention à ces riens qui rapprochent, qui lient tous les individus de la maison, et les amis qui viennent s’y joindre ; à ces minuties qui cessent d’en être, puisqu’on s’y attache, qu’on s’empresse pour elles, et qu’on se hâte d’y courir ensemble. Lorsqu’aux premiers jours secs, après l’hiver, le soleil échauffe l’herbe où l’on est tous assis ; ou lorsque les femmes chantent dans une pièce sans lumière, tandis que la lune luit derrière les chênes ; n’est-on pas aussi bien que rangés en cercle pour dire avec effort des phrases insipides, ou encaissés dans une loge à l’Opéra, où l’haleine de deux mille corps d’une propreté et d’une santé plus ou moins suspectes vous met tout en sueur. Et ces soins amusants et répétés d’une vie libre ! Si, en avançant en âge, nous ne les cherchons plus, nous les partageons du moins ; nous voyons nos femmes les aimer, et nos enfants en faire leurs délices. Violettes que l’on trouve avec tant de jouissance, que l’on cherche avec tant d’intérêt ! fraises, mûrons[2], noisettes ; récolte des poires sauvages, des châtaignes abattues ; pommes de sapin pour le foyer d’automne ! douces habitudes d’une vie plus naturelle ! Bonheur des hommes simples, simplicité des terres heureuses !..... Je vous vois, vous me glacez. Vous dites : J’attendais une exclamation pastorale. Vaut-il mieux en faire sur les roulades d’une cantatrice ?

Vous avez tort : vous êtes trop raisonnable ; quel plaisir y avez-vous gagné ? Cependant j’ai bien peur de devenir assez tôt raisonnable comme vous.

Il est arrivé. Qui ? Lui. Il mérite bien de n’être pas nommé : je crois qu’il sera des nôtres un jour, il a une forme de tête..... Vous rirez peut-être aussi de cela ; mais vraiment la direction du nez forme avec la ligne du front un angle si peu sensible ! Comme vous voudrez ; laissons cela. Mais si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, vous m’accorderez qu’il n’est pas un radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère, et surtout les facultés des hommes dans leurs traits, c’est une conception du génie, et non pas un écart de l’imagination. Examinez la tête d’un des hommes les plus étonnants des siècles modernes. Vous le savez ; en voyant son buste, j’ai deviné que c’était lui. Je n’avais nul autre indice que le rapport de ce qu’il avait fait avec ce que je voyais. Heureusement, je n’étais pas seul, et ce fait prouve en ma faveur. Au reste, nulles recherches peut-être ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes. Après des siècles, on pourra connaître assez bien le caractère, les inclinations, les moyens naturels ; mais on sera toujours exposé à l’erreur pour cette partie du caractère que les causes accidentelles modifient, sans avoir le temps ou le pouvoir d’altérer sensiblement les traits. De tous les ouvrages sur ce sujet difficile, les fragments de Lavater forment, je crois, le plus curieux : je vous le porterai. Nous l’avons parcouru trop superficiellement à Méterville, il faut que nous le lisions de nouveau. Je n’en veux rien dire de plus aujourd’hui, parce que je prévois que nous aurons le plaisir de beaucoup le disputer.


  1. Dans la forêt de Fontainebleau.
  2. Fruit de la ronce.