Obermann/LXX

La bibliothèque libre.
Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 324-329).

LETTRE LXX.

Im., 29 juillet, VIII.

Quoique ma dernière lettre ne soit partie qu’avant-hier, je vous écris sans avoir rien de particulier à vous dire. Si vous recevez les deux lettres à la fois, ne cherchez point dans celle-ci quelque chose de pressant ; je vous préviens qu’elle ne vous apprendra rien, sinon qu’il fait un temps d’hiver : c’est pour cela que je vous écris, et que je passe l’après-midi auprès du feu. La neige couvre les montagnes, les nuages sont très-bas, une pluie froide inonde les vallées ; il fait froid, même au bord du lac ; il n’y avait ici que cinq degrés à midi, et il n’y en avait pas deux un peu avant le lever du soleil[1].

Je ne trouve point désagréables ces petits hivers au milieu de l’été. Jusqu’à un certain point, le changement convient même aux hommes constants, même à ceux que leurs habitudes entraînent. Il est des organes qu’une action trop continue fatigue : je jouis entièrement du feu maintenant, au lieu que dans l’hiver il me gêne, et je m’en éloigne.

Ces vicissitudes, plus subites et plus grandes que dans les plaines, rendent plus intéressante, en quelque sorte, la température incommode des montagnes. Ce n’est point au maître qui le nourrit bien et le laisse en repos que le chien s’attache davantage, mais à celui qui le corrige et le caresse, le menace et lui pardonne. Un climat irrégulier, orageux, incertain, devient nécessaire à notre inquiétude ; un climat plus facile et plus uniforme qui nous satisfait, nous laisse indifférents.

Peut-être les jours égaux, le ciel sans nuages, l’été perpétuel, donnent-ils plus d’imagination à la multitude : ce qui viendrait de ce que les premiers besoins absorbent alors moins d’heures, et de ce que les hommes sont plus semblables dans ces contrées où il y a moins de diversité dans les temps, dans les formes, dans toutes choses. Mais les lieux pleins d’oppositions, de beautés et d’horreur, où l’on éprouve des situations contraires et des sentiments rapides, élèvent l’imagination de certains hommes vers le romantique, le mystérieux, l’idéal.

Des champs toujours tempérés peuvent nourrir des savants profonds ; des sables toujours brûlés peuvent contenir des gymnosophistes et des ascètes. Mais la Grèce montagneuse, froide et douce, sévère et riante, la Grèce couverte de neige et d’oliviers, eut Orphée, Homère, Épiménide ; la Calédonie, plus difficile, plus changeante, plus polaire et moins heureuse, produisit Ossian.

Quand les arbres, les eaux, les nuages sont peuplés par les âmes des ancêtres, par les esprits des héros, par les dryades, par les divinités ; quand des êtres invisibles sont enchaînés dans les cavernes, ou portés par les vents ; quand ils errent sur les tombeaux silencieux, et qu’on les entend gémir dans les airs pendant la nuit ténébreuse, quelle patrie pour le cœur de l’homme ! quel monde pour l’éloquence[2] !

Sous un ciel toujours le même, dans une plaine sans bornes, des palmiers droits ombragent les rives d’un fleuve large et muet ; le musulman s’y fait asseoir sur des carreaux, il y fume tout le jour entre les éventails qu’on agite devant lui.

Mais des rochers moussus s’avancent sur l’abîme des vagues soulevées ; une brume épaisse les a séparés du monde pendant un long hiver : maintenant le ciel est beau, la violette et la fraise fleurissent, les jours grandissent, les forêts s’animent. Sur l’Océan tranquille, les filles des guerriers chantent les combats et l’espérance de la patrie. Voici que les nuages s’assemblent ; la mer se soulève, le tonnerre brise les chênes antiques ; les barques sont englouties ; la neige couvre les cimes ; les torrents ébranlent la cabane, ils creusent des précipices. Le vent change ; le ciel est clair et froid. A la lueur des étoiles, on distingue des planches sur la mer encore menaçante ; les filles des guerriers ne sont plus. Les vents se taisent, tout est calme ; on entend des voix humaines au-dessus des rochers, et des gouttes froides tombent du toit. Le Calédonien s’arme, il part dans la nuit, il franchit les monts et les torrents, il court à Fingal ; il lui dit : Slisama est morte ; mais je l’ai entendue ; elle ne nous quittera pas, elle a nommé tes amis, elle nous a commandé de vaincre.

C’est au Nord que semblent appartenir l’héroïsme de l’enthousiasme et les songes gigantesques d’une mélancolie sublime[3]. A la Torride appartiennent les conceptions austères, les rêveries mystiques, les dogmes impénétrables, les sciences secrètes, magiques, cabalistiques, et les passions opiniâtres des solitaires.

Le mélange des peuples et la complication des causes, ou relatives au climat, ou étrangères à lui, qui modifient le tempérament de l’homme, ont fourni des raisons spécieuses contre la grande influence des climats. Il semble d’ailleurs que l’on n’ait fait qu’entrevoir et les moyens et les effets de cette influence. On n’a considéré que le plus ou moins de chaleur ; et cette cause, loin d’être unique, n’est peut-être pas la principale.

Si même il était possible que la somme annuelle de la chaleur fût la même en Norvège et dans l’Hedjas, la différence resterait encore très-grande, et presque aussi grande entre l’Arabe et le Norvégien. L’un ne connaît qu’une nature constante, l’égalité des jours, la continuité de la saison, et la brûlante uniformité d’une terre aride. L’autre, après une longue saison de brumes ténébreuses où la terre est glacée, les eaux immobiles, et le ciel bouleversé par les vents, verra une saison nouvelle éclairer constamment les cieux, animer les eaux, féconder la terre fleurie et embellie par les teintes harmonieuses et les sons romantiques. Il a dans le printemps des heures d’une beauté inexprimable ; il a les jours d’automne plus attachants encore par cette tristesse même qui remplit l’âme sans l’égarer, qui, au lieu de l’agiter d’un plaisir trompeur, la pénètre et la nourrit d’une volupté pleine de mystère, de grandeur et d’ennuis.

Peut-être les aspects différents de la terre et des cieux, et la permanence ou la mobilité des accidents de la nature, ne peuvent-ils faire d’impression que sur les hommes bien organisés, et non sur cette multitude qui paraît condamnée, soit par incapacité, soit par misère, à n’avoir que l’instinct animal. Mais ces hommes dont les facultés sont plus étendues sont ceux qui mènent leur pays, ceux qui, par les institutions, par l’exemple, par les forces publiques ou secrètes, entraînent le vulgaire ; et le vulgaire lui-même obéit en bien des manières à ces mobiles, quoiqu’il ne les observe pas.

Parmi ces causes, l’une des principales, sans doute, est dans l’atmosphère dont nous sommes pénétrés. Les émanations, les exhalaisons végétales et terrestres changent avec la culture et avec les autres circonstances, lors même que la température ne change pas sensiblement. Ainsi, quand on observe que le peuple de telle contrée a changé, quoique son climat soit resté le même, il me semble que l’on ne fait pas une objection solide ; on ne parle que de la température, et cependant l’air d’un lieu ne saurait convenir souvent aux habitants d’un autre lieu, dont les étés et les hivers paraissent semblables.

Les causes morales et politiques agissent d’abord avec plus de force que l’influence du climat ; elles ont un effet présent et rapide qui surmonte les causes physiques, quoique celles-ci, plus durables, soient plus puissantes à la longue. Personne n’est surpris que les Parisiens aient changé depuis le temps où Julien écrivit son Misopogon. La force des choses a mis à la place de l’ancien caractère parisien un caractère composé de celui des habitants d’une très-grande ville non maritime, et de celui des Picards, des Normands, des Champenois, des Tourangeaux, des Gascons, des Français en général, des Européens même, et enfin des sujets d’une monarchie tempérée dans ses formes extérieures.


  1. Thermomètre dit de Réaumur.
  2. C’est une grande facilité pour un poëte : celui qui veut dire tout ce qu’il imagine a un grand avantage sur celui qui ne doit dire que des choses positives, qui ne dit que ce qu’il croit.
  3. Encore un aperçu vague. Cette observation serait même inutile ici ; mais elle ne l’est pas en général, et pour les autres passages auxquels elle peut se trouver applicable.