Obermann/LXXII

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Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 330-336).

LETTRE LXXII.

Im., 6 août, VIII.

Je ne saurais être surpris que vos amis me blâment de m’être confiné dans un endroit solitaire et ignoré. Je devais m’y attendre, et je dois aussi convenir avec eux que mes goûts paraissent quelquefois en contradiction. Je pense cependant que cette opposition n’est qu’apparente, et n’existera qu’aux yeux de celui qui me croira un penchant décidé pour la campagne. Mais je n’aime pas exclusivement ce qu’on appelle vivre à la campagne ; je n’ai pas non plus d’éloignement pour la ville. Je sais bien lequel des deux genres de vie je préfère naturellement, mais je serais embarrassé de dire lequel me convient tout à fait maintenant.

A ne considérer que les lieux seulement, il existe peu de villes où il ne me fût désagréable de me fixer ; mais il n’y en a point peut-être que je ne préférasse à la campagne, telle que je l’ai vue dans plusieurs provinces. Si je voulais imaginer la meilleure situation possible pour moi, ce ne serait pas dans une ville. Cependant je ne donne pas une préférence décidée à la campagne ; si, dans une situation gênée, il y est plus facile qu’à la ville de mener une vie supportable, je crois qu’avec de l’aisance il est plus facile dans les grandes villes qu’ailleurs de vivre tout à fait bien selon le lieu. Tout cela est donc sujet à tant d’exceptions, que je ne saurais décider en général. Ce que j’aime, ce n’est pas précisément une chose de telle nature, mais celle que je vois le plus près de la perfection dans son genre, celle que je reconnaîtrais être le plus selon sa nature.

Je préférerais la vie d’un misérable Finlandais dans ses roches glacées à celle que mènent d’innombrables petits bourgeois de certaines villes, dans lesquelles, tout enveloppés de leurs habitudes, pâles de chagrin et vivant de bêtises, ils se croient supérieurs à l’être insouciant et robuste qui végète dans la campagne, et qui rit tous les dimanches.

J’aime assez une ville petite, propre, bien située, bien bâtie, qui a pour promenade publique un parc bien planté, et non d’insipides boulevards ; où l’on voit un marché commode et de belles fontaines ; où l’on peut réunir, quoique en petit nombre, des gens non pas extraordinaires, célèbres, ni même savants, mais pensant bien, se voyant avec plaisir, et ne manquant pas d’esprit ; une petite ville enfin où il y a aussi peu qu’il se puisse de misère, de boue, de division, de propos de commère, de dévotion bourgeoise et de calomnie.

J’aime mieux encore une très-grande ville qui réunisse tous les avantages et toutes les séductions de l’industrie humaine ; où l’on trouve les manières les plus heureuses, et l’esprit le plus éclairé ; où l’on puisse, dans son immense population, espérer un ami, et faire des connaissances telles qu’on les désire ; où l’on puisse se perdre quand on veut dans la foule, être à la fois estimé, libre et ignoré, prendre le train de vie que l’on aime, et en changer même sans faire parler de soi ; où l’on puisse en tout choisir, s’arranger, s’habituer, sans avoir d’autres juges que les personnes dont on est vraiment connu. Paris est la capitale qui réunit au plus haut degré les avantages des villes ; ainsi, quoique je l’aie vraisemblablement quittée pour toujours, je ne saurais être surpris que tant de gens de goût et tant de gens à passions en préfèrent le séjour à tout autre.

Quand on n’est point propre aux occupations de la campagne, on s’y trouve étranger ; on sent qu’on n’a pas les facultés convenables à la vie que l’on a choisie, et qu’on ferait mieux un autre rôle que peut-être pourtant on aime, ou on approuve moins. Pour vivre dans une terre, il faut avoir des habitudes rurales : il n’est guère temps de les prendre lorsqu’on n’est plus dans la jeunesse. Il faut avoir les bras travailleurs, et s’amuser à planter, à greffer, à faner soi-même : il faudrait aussi aimer la chasse ou la pêche. Autrement on voit que l’on n’est pas là ce qu’on y devrait être, et l’on se dit : A Paris, je ne sentirais pas cette disconvenance ; ma manière serait d’accord avec les choses, bien que ma manière et les choses ne pussent y être d’accord avec mes véritables goûts. Ainsi l’on ne retrouve plus sa place dans l’ordre du monde, quand on en est sorti trop longtemps. Des habitudes constantes dans la jeunesse dénaturent notre tempérament et nos affections ; et s’il arrive ensuite que l’on soit tout à fait libre, l’on ne saurait plus choisir qu’à peu près ce qu’il faut : il n’y a plus rien qui convienne tout à fait.

A Paris on est bien pour quelque temps, mais il me semble qu’on n’y est pas bien pour la vie entière, et que la nature de l’homme n’est pas de rester toujours dans les pierres, entre les tuiles et la boue, à jamais séparé des grandes scènes de la nature. Les grâces de la société ne sont point sans prix, c’est une distraction qui entraîne nos fantaisies ; mais elle ne remplit pas notre âme, et elle ne dédommage pas de tout ce qu’on a perdu : elle ne saurait suffire à celui qui n’a qu’elle dans la ville, qui n’est pas dupe des promesses d’un vain bruit, et qui sait le malheur des plaisirs.

Sans doute, s’il est un sort satisfaisant, c’est celui du propriétaire qui, sans autres soins, et sans état comme sans passions, tranquille dans un domaine agréable, dirige avec sagesse ses terres, sa maison, sa famille et lui-même, et, ne cherchant point les succès et les amertumes du monde, veut seulement jouir chaque jour de ces plaisirs faciles et répétés, de cette joie douce, mais durable, que chaque jour peut reproduire.

Avec une femme comme il en est, avec un ou deux enfants, et un ami comme vous savez, avec de la santé, un terrain suffisant dans un site heureux et l’esprit d’ordre, on a toute la félicité que l’homme sage puisse maintenir dans son cœur. Je possède une partie de ces biens ; mais celui qui a dix besoins n’est pas heureux quand neuf sont remplis : l’homme est, et doit être ainsi fait. La plainte me conviendrait mal ; et pourtant le bonheur reste loin de moi.

Je ne regrette point Paris ; mais je me rappelle une conversation que j’eus un jour avec un officier de distinction qui venait de quitter le service et de se fixer à Paris. J’étais chez M. T*** vers le soir : il y avait du monde, mais on descendit au jardin, et nous restâmes nous trois seulement ; il fit apporter du porter ; un peu après il sortit, et je me trouvai seul avec cet officier. Je n’ai pu oublier certaines parties de notre entretien. Je ne vous dirai point comment il vint à rouler sur ce sujet, et si le porter après dîner n’entra pas pour beaucoup dans cette sorte d’épanchement : quoi qu’il en soit, voici à peu de chose près ses propres termes. Vous verrez un homme qui compte n’être jamais las de s’amuser ; et il pourrait ne se pas tromper en cela, parce qu’il prétend assujettir ses amusements mêmes à un ordre qui lui soit personnel, et les rendre ainsi les instruments d’une sorte de passion qui ne finisse qu’avec lui. Je trouvai remarquable ce qu’il me disait : le lendemain matin, voyant que je me le rappelais assez bien, je me mis à l’écrire pour le garder parmi mes notes. Le voici : par paresse, je ne veux pas le transcrire, mais vous me le renverrez.

« J’ai voulu avoir un état, je l’ai eu ; et j’ai vu que cela ne menait à rien de bon, du moins pour moi. J’ai encore vu qu’il n’y avait qu’une chose extérieure qui pût valoir la peine qu’on s’en inquiétât : c’est l’or. Il en faut, et il est aussi bon d’en avoir assez qu’il est nécessaire de n’en pas chercher immodérément. L’or est une force : il représente toutes les facultés de l’homme, puisqu’il lui ouvre toutes les voies, puisqu’il lui donne droit à toutes les jouissances ; et je ne vois pas qu’il soit moins utile à l’homme de bien qu’au voluptueux, pour remplir ses vues. J’ai aussi été dupe de l’envie d’observer et de savoir, je l’ai poussée trop loin ; j’ai appris avec beaucoup de peine des choses inutiles à la raison de l’homme, et que j’oublie dès à présent. Ce n’est pas qu’il n’y ait quelque volupté dans cet oubli, mais je l’ai payé trop cher. J’ai un peu voyagé, j’ai vécu en Italie, j’ai traversé la Russie, j’ai aperçu la Chine. Ces voyages-là m’ayant beaucoup ennuyé, quand je n’ai plus eu d’affaires, j’ai voulu voyager pour mon plaisir. Les étrangers ne parlaient que de vos Alpes ; j’y ai couru comme un autre.

« — Vous avez été dédommagé de l’ennui des plaines russes.

« — Je suis allé voir de quelle couleur est la neige dans l’été, si le granit des Alpes est dur, si l’eau descend vite en tombant de haut, et diverses autres choses semblables.

« — Sérieusement, vous n’en avez pas été satisfait ? vous n’en avez rapporté aucun souvenir agréable, aucune observation ?...

« — Je sais la forme des chaudières où l’on fait le fromage, et je suis en état de juger si les planches des Tableaux topographiques de la Suisse sont exactes, ou si les artistes se sont amusés, ce qui leur est arrivé souvent. Que m’importe que des rochers roulés par quelques hommes aient écrasé un plus grand nombre d’hommes qui se trouvaient dessous ? Si la neige et la bise règnent neuf mois dans les prés où une chose si étonnante arriva jadis, je ne les choisirai pas pour y vivre maintenant. Je suis charmé qu’à Amsterdam, un peuple assez nombreux gagne du pain et de la bière en déchargeant des tonneaux de café ; pour moi, je trouve du café ailleurs sans respirer le mauvais air de la Hollande, et sans me morfondre à Hambourg. Tout pays a du bon : l’on prétend que Paris a moins de mauvais qu’un autre endroit ; je ne décide point cela, mais j’ai mes habitudes à Paris, et j’y reste. Quand on a du sens et de quoi vivre, on peut s’arranger partout où il y a des êtres sociables. Notre cœur, notre tête et notre bourse font plus à notre bonheur que les lieux. J’ai trouvé le plus hideux libertinage dans les déserts du Volga ; j’ai vu les plus risibles prétentions dans les humbles vallées des Alpes. A Astrakan, à Lausanne, à Naples, l’homme gémit comme à Paris : il rit à Paris comme à Lausanne ou à Naples. Partout les pauvres souffrent, et les autres se tourmentent. Il est vrai que la manière dont le peuple se divertit à Paris n’est guère la manière dont j’aime à voir rire le peuple ; mais convenez aussi que je ne saurais trouver ailleurs une société plus agréable et une vie plus commode. Je suis revenu de ces fantaisies qui absorbent trop de temps et de moyens. Je n’ai plus qu’un goût dominant ou, si vous voulez, une manie ; celle-là ne me quittera pas, car elle n’a rien de chimérique, et ne donne pas de grands embarras pour un vain but. J’aime à tirer le meilleur parti de mon temps, de mon argent, de tout mon être. La passion de l’ordre occupe mieux, et produit bien plus que les autres passions ; elle ne sacrifie rien en pure perte. Le bonheur est moins coûteux que les plaisirs.

« — Soit ! mais de quel bonheur parlons-nous ? Passer ses jours à faire sa partie, à dîner et à parler d’une actrice nouvelle, cela peut être assez commode, comme vous le dites fort bien, mais cette vie ne fera point le bonheur de celui qui a de grands besoins.

« — Vous voulez des sensations fortes, des émotions extrêmes : c’est la soif d’une âme généreuse, et votre âge peut encore y être trompé. Quant à moi, je me soucie peu d’admirer une heure, et de m’ennuyer un mois ; j’aime mieux m’amuser souvent, et de m’ennuyer jamais. Ma manière d’être ne me lassera pas, parce que j’y joins l’ordre, et que je m’attache à cet ordre. »

Voilà tout ce que j’ai conservé de notre entretien, qui a duré une grande heure sur le même ton. J’avoue que, s’il ne me réduisit pas au silence, il me fit du moins beaucoup rêver.