Obermann/LXXXI
LETTRE LXXXI.
Vous convenez que la morale doit seule occuper sérieusement l’écrivain qui veut se proposer un objet utile et grand ; mais vous trouvez que de certaines opinions sur la nature des êtres pour lesquelles, dites-vous, j’ai paru pencher jusqu’ici ne s’accordent pas avec la recherche des lois morales et de la base des devoirs.
Je n’aimerais pas à me contredire, et je tâcherai de l’éviter ; mais je ne puis reprocher à ma faiblesse les variations de l’incertitude. J’ai beau examiner, et mettre à cet examen de l’impartialité et même quelque sévérité, je ne puis trouver là de véritables contradictions.
Il pourrait y en avoir entre diverses choses que j’ai dites, si on voulait les regarder comme des affirmations positives, comme les diverses parties d’un même système, d’un même corps de principes donnés pour certains, liés entre eux et déduits les uns des autres. Mais les pensées isolées, les doutes sur des choses impénétrables, peuvent varier sans être contradictoires. J’avoue même qu’il y a telle conjecture sur la marche de la nature que je trouve quelquefois très-probable, et d’autres fois beaucoup moins, selon la manière dont mon imagination s’arrête à la considérer.
Il m’arrive de dire : Tout est nécessaire ; si le monde est inexplicable dans ce principe, dans les autres il semble impossible. Et après avoir vu ainsi, il m’arrivera le lendemain de me dire au contraire : Tant de choses sont conduites selon l’intelligence, qu’il paraît évident que beaucoup d’autres choses sont conduites par elle. Peutêtre elle choisit dans les possibles qui résultent de l’essence nécessaire des choses, et la nature de ces possibles contenus dans une sphère limitée est telle, que le monde ne pouvant exister que selon de certains modes, chaque chose néanmoins est susceptible de plusieurs modifications différentes. L’intelligence n’est pas souveraine de la matière, mais elle l’emploie : elle ne peut ni la faire, ni la détruire, ni la dénaturer ou en changer les lois ; mais elle peut l’agiter, la travailler, la composer. Ce n’est pas une toute-puissance ; c’est une industrie immense, mais pourtant bornée par les lois nécessaires de l’essence des êtres ; c’est une alchimie sublime que l’homme appelle surnaturelle, parce qu’il ne peut la concevoir.
Vous me dites que voilà deux systèmes opposés, et qu’on ne saurait admettre en même temps. J’en conviens ; mais il n’y a point là de contradiction, je ne vous les donne que pour des hypothèses : non-seulement je ne les admets pas tous deux, mais je n’admets positivement ni l’un ni l’autre, et je ne prétends pas connaître ce que l’homme ne connaît point.
Tout système général sur la nature des êtres et les lois du monde n’est jamais qu’une idée hasardée. Il se peut que quelques hommes aient cru à leurs songes ou aient voulu que les autres y crussent ; mais c’est un charlatanisme ridicule ou un prodige d’entêtement. Pour moi, je ne sais que douter, et si je dis positivement : Tout est nécessaire, ou bien : Il est une force secrète qui se propose un but que quelquefois nous pouvons pressentir, je n’emploie ces expressions affirmatives que pour éviter de répéter sans cesse : Il me semble, je suppose, j’imagine. Cette manière de parler ne saurait annoncer que je m’en prétende certain, et je ne dois pas craindre que l’on s’y trompe ; quel homme, s’il n’est en démence, s’avisera d’affirmer ce qu’il est impossible que l’on sache ?
Il en est tout autrement lorsque, abandonnant ces recherches obscures, nous nous attachons à la seule science humaine, à la morale. L’œil de l’homme, qui ne peut rien discerner dans l’essence des êtres, peut tout voir dans les relations de l’homme. Là nous trouvons une lumière disposée pour nos organes ; là nous pouvons découvrir, raisonner, affirmer. C’est là que nous sommes responsables de nos idées, de leur enchaînement, de leur accord, de leur vérité ; c’est là qu’il faut chercher des principes certains, et que les conséquences contradictoires seraient inexcusables.
On peut faire une seule objection contre l’étude de la morale ; c’est une difficulté très-forte, il est vrai, mais qui pourtant ne doit pas nous arrêter. Si tout est nécessaire, que produiront nos recherches, nos préceptes, nos vertus ? Mais la nécessité de toutes choses n’est pas prouvée ; le sentiment contraire conduit l’homme, et c’est assez pour que dans tous les actes de la vie il se regarde comme livré à lui-même. Le stoïcien croyait à la vertu malgré le destin, et ces Orientaux qui conservent le dogme de la fatalité agissent, craignent, désirent comme les autres hommes. Si même je regardais comme probable la loi universelle de la nécessité, je pourrais encore chercher les principes des meilleures institutions humaines. En traversant un lac dans un jour d’orage, je me dirai : Si les événements sont invinciblement déterminés, il m’importe peu que les bateliers soient ivres ou non. Cependant, comme il en peut être autrement, je leur recommanderai de ne boire qu’après leur arrivée. Si tout est nécessaire, il l’est que j’ai ce soin, il l’est encore que je l’appelle faussement de la prudence.
Je n’entends rien aux subtilités par lesquelles on prétend accorder le libre arbitre avec la prescience, le choix de l’homme avec l’absolue puissance de Dieu ; l’horreur infinie que l’auteur de toute justice a nécessairement pour le péché, ainsi que les moyens inconcevables qu’il a employés pour le prévenir ou le réparer, avec l’empire continuel de l’injustice, et notre pouvoir de faire des crimes tant que bon nous semble. Je trouve quelques difficultés à concilier et la bonté infinie qui créa volontairement l’homme, et la science indubitable de ce qui en résulterait, avec l’éternité de supplices affreux pour les quarante-neuf cinquantièmes des hommes tant aimés. Je pourrais comme un autre parler longuement, adroitement ou savamment sur ces questions impénétrables ; mais, si jamais j’écris, je m’attacherai plutôt à ce qui concerne l’homme réuni en société dans sa vie temporelle, parce qu’il me semble qu’en observant seulement les conséquences pour lesquelles on a des données certaines, je pourrai penser des choses vraies et en dire d’utiles.
Je parviendrai jusqu’à un certain point à connaître l’homme, mais je ne puis deviner la nature. Je n’entends pas bien deux principes opposés, coéternellement faisant et défaisant. Je n’entends pas bien l’univers formé si tard, là où il n’y avait rien, subsistant pour un temps seulement, et coupant ainsi en trois parties l’indivisible éternité. Je n’aime point à parler sérieusement de ce que j’ignore ; animalis homo non percipit ea quæ sunt spiritûs Dei.
Je n’entendrai jamais comment l’homme, qui reconnaît en lui de l’intelligence, peut prétendre que le monde ne contient pas d’intelligence. Malheureusement, je ne vois pas mieux comment une faculté se trouve être une substance. On me dit : La pensée n’est pas un corps, un être physiquement divisible, ainsi la mort ne la détruira pas ; elle a commencé pourtant, mais vous voyez qu’elle ne saurait finir, et que, puisqu’elle n’est pas un corps, elle est nécessairement un esprit. Je l’avoue, j’ai le malheur de ne pas trouver que cet argument victorieux ait le sens commun.
Celui-ci est plus sérieux. Puisqu’il existe des religions anciennement établies, puisqu’elles font partie des institutions humaines, puisqu’elles paraissent naturelles à notre faiblesse, et qu’elles sont le frein ou la consolation de plusieurs, il est bon de suivre et de soutenir la religion du pays où l’on vit ; si l’on se permet de n’y point croire, il faut du moins n’en rien dire, quand on écrit pour les hommes, il ne faut pas les dissuader d’une croyance qu’ils aiment. C’est votre avis ; mais voici pourquoi je ne saurais le suivre.
Je n’irai pas maintenant affaiblir une croyance religieuse dans les vallées des Cévennes ou de l’Apennin, ni même auprès de moi dans la Maurienne ou le Schweitzerland ; mais, en parlant de morale, comment ne rien dire des religions ? Ce serait une affectation déplacée : elle ne tromperait personne ; elle ne ferait qu’embarrasser ce que j’aurais à dire, et en ôter l’ensemble qui peut seul le rendre utile. On prétend qu’il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l’espérance de beaucoup d’hommes et toute la morale de plusieurs. Je crois cette réserve convenable et sage chez celui qui ne traite qu’accidentellement des questions morales, ou qui écrit dans des vues différentes de celles qui seront nécessairement les miennes. Mais, si en écrivant sur les institutions humaines je parvenais à ne point parler des systèmes religieux, on n’y verrait autre chose que des ménagements pour quelque parti puissant. Ce serait une faiblesse condamnable : en osant me charger d’une telle fonction, je dois surtout m’en imposer les devoirs. Je ne puis répondre de mes moyens, et ils seront plus ou moins insuffisants ; mais les intentions dépendent de moi : si elles ne sont pas invariablement pures et fermes, je suis indigne d’un aussi beau ministère.
Je n’aurai pas un ennemi personnel dans la littérature, comme je n’en aurai jamais dans ma vie privée : mais, quand il s’agit de dire aux hommes ce que je regarde comme vrai, je ne dois pas craindre de mécontenter une secte ou un parti. Je n’en veux à aucun, mais je n’ai de lois à recevoir d’aucun. J’attaquerai les choses et non les hommes ; si les hommes s’en fâchent, si je deviens un objet d’horreur pour la charité de quelques-uns, je n’en serai point surpris, mais je ne veux pas même le prévoir. Si l’on peut se dispenser de parler des religions dans bien des écrits, je n’ai pas cette liberté, que je regrette à plusieurs égards : tout homme impartial avouera que ce silence est impossible dans un ouvrage tel que doit être celui que je projette, le seul auquel je puisse mettre de l’importance.
En écrivant sur les affections de l’homme et sur le système général de l’éthique, je parlerai donc des religions ; et certes, en en parlant, je ne puis en dire d’autres choses que celles que j’en pense. C’est parce que je ne saurais éviter d’en parler alors que je ne m’attache point à écarter de nos lettres ce qui par hasard s’y présente sur ce sujet : autrement, malgré une certaine contrainte qui en résulterait, j’aimerais mieux taire ce que je sens devoir vous déplaire, ou plutôt vous affliger.
Je vous le demande à vous-même, si dans quelques chapitres il m’arrive d’examiner les religions comme des institutions accidentelles[1], et de parler de celle qu’on dit être venue de Jérusalem, comme on trouverait bon que j’en parlasse si j’étais né à Jérusalem ; je vous le demande, quel inconvénient véritable en résultera-t-il dans les lieux où s’agite l’esprit européen, où les idées sont nettes et les conceptions désenchantées, où l’on vit dans l’oubli des prestiges, dans l’étude sans voile des sciences positives et démontrées ?
Je voudrais ne rien ôter de la tête de ceux qui l’ont déjà assez vide pour dire : S’il n’y avait pas d’enfer, ce ne serait pas la peine d’être honnête homme. Peut-être arrivera-t-il cependant que je sois lu par un de ces hommes-là. Je ne me flatte pas qu’il ne puisse résulter aucun mal quelconque de ce que je ferai dans l’intention de produire un bien ; mais peut-être aussi diminuerai-je le nombre de ces bonnes âmes qui ne croient au devoir qu’en croyant à l’enfer. Peut-être parviendrai-je à ce que le devoir reste, quand les reliques et les démons cornus auront achevé de passer de mode.
On ne peut pas éviter que la foule elle-même en vienne plus ou moins vite, et certainement dans peu de temps, à mépriser l’une des deux idées qu’on l’a très-imprudemment habituée à ne recevoir qu’ensemble : il faut donc lui prouver qu’elles peuvent très-bien être séparées sans que l’oubli de l’une entraîne la subversion de l’autre.
Je crois que ce moment s’approche beaucoup : l’on reconnaîtra plus universellement la nécessité de ne plus fonder sur ce qui s’écroule cet asile moral, hors duquel on vivrait dans un état de guerre secrète, et au milieu d’une perfidie plus odieuse que les vengeances et les longues haines des hordes sauvages.
- ↑ Il est certain que l’éloignement d’Obermann pour des doctrines qui toutes lui paraissent accidentelles ne s’étend pas jusqu’aux idées religieuses fondamentales.